Fénelon mystique, un Florilège
François de Fénelon a fait l’objet d’un très grand nombre d’études, dont un bon millier pour le seul dernier demi-siècle1. Mais dès que l’on veut approcher son vécu au plan spirituel en négligeant les controverses, choix de textes et études sont plus rares2 et notre titre « Fénelon mystique » demeure original.
On l’a dépouillé de ce qui était essentiel à ses yeux pour le réduire parfois à un « homme de lettres ». Il y a de bonnes raisons à cela. Les autorités religieuses catholiques ou protestantes se méfient de la quiétude mystique. Souvent des critiques préfèrent Bossuet, prélat à la pensée simple et facilement partagée qui occupa une large place dans le canon littéraire français au XIXe siècle. Il succéda à Fénelon dont le rayonnement européen n’est grand qu’au Siècle des Lumières précédent. Les défenseurs de l’archevêque ont caché ses relations avec madame Guyon parce qu’elles étonnent en l’absence d’une sensibilité mystique3. Enfin certains des textes essentiels n’ont été rendus disponibles que fort récemment. Il s’agit de la correspondance complète avec madame Guyon4 et de la mise en valeur des fragments de lettres assemblés par les membres du cercle mystique animé par Fénelon. Ces derniers lui ont joué un mauvais tour. Ils ont supprimés des noms et des dates pour protéger les membres des deux cercles quiétistes de Cambrai et de Blois. Cette suppression est préjudiciable à toute édition critique 5.
Le choix de « bonnes pages » par des proches6 avait en effet sauvé l’essentiel mystique, mais ‘trop tôt’ en omettant les dates et les noms des correspondants. Ceci a conduit à minorer leur importance au bénéfice de textes complets signés mais souvent d’intérêt mineur.
Car les aspects visibles et multiformes ont été mis en valeur très tôt - ils intéressaient l’histoire du temps -, mais ils ont perdu depuis leur actualité : il s’agit de multiples opuscules rédigés en défense du quiétisme, de ceux rédigés en réaction à la seconde période janséniste, de textes éducatifs et de conseils politiques qui demeurèrent inutiles à la suite du décès du duc de Bourgogne, un temps dauphin.
L’image un peu molle de l’auteur du Télémaque destiné à un prince adolescent, ou bien celle de l’archevêque ferraillant contre le jansénisme, a caché la grandeur et la fermeté chirurgicale nécessaire du grand directeur spirituel ; il nous apparaît aujourd’hui comme le plus profond des moralistes7.
La trajectoire ascendante qui transforme la vie du jeune abbé, poulain de Bossuet promis à un brillant avenir de par ses capacités intellectuelles, conduira à la grandeur de l’archevêque combattant misères personnelles et collectives sans en tirer aucun profit personnel ou familial. Cette évolution n’a pas été suffisamment soulignée car la statue figée, érigée au siècle de sa mort, ne rend pas compte de l’homme cheminant vers son accomplissement intérieur 8.
Nous privilégions donc ici les écrits mystiques datant surtout de la fin d’une vie qui se déroule dans l’ombre portée par des politiques religieuses et royales contraires. L’image d’un auteur littéraire laisse place à celle du mystique sobre et sans illusion dont l’esprit subtil n’hésite pas lorsque l’essentiel à ses yeux est mis en cause.
Le desengaño9 parfois évoqué pour rendre compte d’un « tempérament sec » délivré de toute illusion se rattache souvent aux stades mystiques avancés. Il s’agit d’une vision des phénomènes vécus par qui a dépassé le senti et des interprétations tributaires d’époques et de croyances.
Notre florilège sera chronologique pour souligner la dynamique d’une vie consacrée puis donnée à Dieu. Tout commence par une rencontre improbable où l’attirance naturelle n’a guère de part, entre une ‘Dame directrice’ 10 et le jeune abbé. Rencontre sans sublime ni amalgame, contrairement à l’expression malicieuse de Saint-Simon. Puis vient la découverte rendue avec élan et fraîcheur par une identification avec les premiers chrétiens d’Alexandrie conduits par saint Clément.
Ensuite, le pasteur compose des essais titrés et ferraille avec finesse, mais sans fautes dans les combats de la ‘querelle quiétiste’. Enfin - condamnation acceptée et silence induit obligent -, le prélat se tait. Mais il s’opposera aux désunions des chrétiens en défendant l’autorité religieuse du pape tandis que sa charge d’âmes lui a fait produire des mandements qu’il jugeait nécessaires à leur conduite.
Plus discrètement il continua à diriger de Cambrai des âmes intérieures - membres du cercle constitué autour de « notre père » - outre la carmélite Charlotte de Saint-Cyprien dont nous reproduisons en premier l’ensemble des rares lettres qui nous sont parvenues – au moment même où madame Guyon, « notre mère », retirée sur les bords de la Loire près de Blois, agissait de même auprès de ses visiteurs. Les deux amis communiquaient par l’intermédiaire de ces derniers, en particulier par le neveu de l’archevêque.
On retiendra de ces aventures d’un passé évanoui la grandeur du moraliste qui traverse les couches superficielles des égoïsmes. Il sait révéler, au sein de ces couches intermédiaires nous séparant du cœur de nous-mêmes, reconnues aujourd’hui de psychologues et de psychanalystes, tous les fils échappatoires. Il les coupe avec une lame dont la précision est illustrée par le récit de Tchoang-tseu11. Son seul but est de mener droitement à Dieu. En même temps son devoir de pasteur archevêque lui fait guerroyer en théologie et philosopher assez intelligemment sur l’existence de Dieu12. L’abondance de ces derniers textes publics a voilé l’essentiel.
Notre florilège mystique est constitué de parties qui se succèdent chronologiquement : la rencontre mystique avec madame Guyon précède des extraits d’écrits titrés dont se détache le saint Clément. Puis une correspondance de direction privilégie la période de maturité où Fénelon atteint le plein achèvement mystique.
Le florilège spirituel revivifie l’image de Fénelon, mais surtout veut être utile aujourd’hui. Aussi notre contribution dans le plein texte est-elle réduite,13 car, plutôt que de paraphraser des sources il faut laisser toute la place aux témoignages personnels : seul l’individu reflète une vie mystique.
Pour la chronologie des événements, on se reportera à celles établies par J. Orcibal dans la Correspondance de Fénelon14. Ainsi qu’à un « recueil de textes d’époque, rangés dans un ordre aussi rigoureusement chronologique que possible, reliés par une brève narration » pour approcher madame Guyon15.
Le dossier à incidences mystiques que nous proposons demande une certaine patience envers des textes qui ne recherchaient aucune diffusion, mais s’adressaient à tel(le) correspondant(e) ciblé(e). Elle est encouragée par le don d’écrire du directeur.
Son lecteur va commencer l’exploration par un témoignage « brut de décoffrage » provenant de sa « dame directrice », texte de sa Vie par elle-même qui n’était destiné qu’à un confesseur, le P. Lacombe16.
Notre but n’est ni historique ni théorique. Nous nous adressons aux chercheurs spirituels.
Toutefois nous mêlons - localement et en corps de caractères réduit - des aspects historiques au florilège proposé, afin de souligner un comportement exemplaire rare chez les prélats du temps, mais constant chez le pasteur et directeur spirituel François de Fénelon, digne successeur de François de Sales.
Prouver le rôle de la « dame directrice » qui l’initia à la vie mystique corrige « l’oubli » de siècles où l’on a dû protéger la figure illustre de l’Archevêque en l’occultant. Après le témoignage intime forcément subjectif de 1688 porté par Mme Guyon - Fénelon n’a jamais eu à exposer par écrit à la requête d’un confesseur la manière dont il a vécu une rencontre décisive - nous proposons quelques échanges entre directrice et dirigé, produisons les questions-réponses de l’échange de mai 1710, seul survivant des relations par questions-réponses rétablies après les prisons. Ensuite des extraits de correspondance témoignent d’une parfaite fidélité fénelonienne.
Les interactions entre Fénelon et ses dirigé(e)s furent éclairées magistralement par J. Orcibal : nous reprenons ses notes en les allégeant seulement de renvois, puisque le présent ouvrage ne prétend pas à érudition. Et de même pour celles par I. Noye dont son [CF 18] a été le moteur de notre travail. Ces reprises seront utiles aux chercheurs car nous ne disposons à ce jour d’aucun outil permettant de les retrouver facilement au sein des volumes impairs des études et notes de la [CF]17 ! Il en est de même d’une utilité offerte par les Relevés de correspondances figurant en fin des sections par destinataire et concernant les volumes pairs de lettres.
Notre disposition reste chronologique, par et dans les sections propres à chaque dirigé(e). Ceci permet de suivre « à la trace » chaque évolution, souvent de longue durée, pas toujours mystique. C’est le seul moyen de s’approcher d’un vécu intérieur. Nous privilégions l’expérience vécue, donc pas de théologie ! La distribution par destinataires permet d’apprécier la finesse du commun directeur envers des « commençants » ou des « pèlerins », tous considérés comme des « amis ». Fénelon aurait succédé à Mme Guyon s’il eût vécu.
Ce florilège est issu de lectures successives sur une dizaine d’années effectuées à travers mais sans couvrir l’immensité des écrits féneloniens. Il doit tout aux travaux de Gosselin [OC], d’Orcibal et de Noye [CF], de Le Brun [OP]. Table des sigles des sources, infra.
Nous pensons que ce travail met en valeur, outre la profondeur d’une Charlotte de Saint-Cyprien, la ‘Petite Duchesse’ de Mortemart : cette cadette du ‘clan Colbert’ sut s’imposer auprès de son frère et des membres du ‘petit troupeau’ mystique. Elle en prit la direction avec Fénelon au moment des épreuves de la ‘Dame Directrice’. Adoucie par l’expérience, après la disparition de Fénelon en janvier 1715 puis de Mme Guyon en juin 1717, elle continua leur apostolat en couvrant la première moitié du XVIIIe siècle, certes aidée par d’autres membres des deux cercles de spirituels, les un « cis » français, les autres « trans » européens. Nous avons approfondi son portrait placé en tête de la section qui lui est consacrée.
OS, OC, GC, EP, OP, CF, LSP :
Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon… I & II, à Anvers, 1718 [OS 1 et 2].
Œuvres Complètes de Fénelon, édition en dix tomes dite de Paris, ou de Saint-Sulpice, « par les soins de MM. Gosselin et Caron » (1848-1852) [OP 1 à OP 10].
Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie […] de 1694, éd. Dudon, Paris, Beauchesne, 1930 ; éd. Tronc, Paris-Orbey, 2006 (« La tradition secrète des mystiques »). [GC]
J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, P.U.F., 1956, « Mémoire sur l’État passif » [EP], notes [G].
Fénelon, Œuvres I & II, éd. par Jacques le Brun, Paris, Gallimard Pléiade (1983 & 1997) [OP 1 et OP 2].
Correspondance de Fénelon, tomes II-XVIII, Klinksieck puis Droz (1972-1999, 2007) [CF 1-17, 18 : L. vol. pairs, comm. vol. impairs], notes [O] ; [CF 18] contient « II. Lettres spirituelles » [LSP].
VG, CG, EG :
Madame Guyon, La vie par elle-même […], Honoré Champion (2001) [VG]
Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles(2003), II Années de combats (2004), III Chemins mystiques (2005) Honoré Champion [CG 1 à 3].
«Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Honoré Champion, 2009 [ EG ].
L’éveil à la vie mystique commence par des relations liant « aîné » à « cadet ». Nous commençons par livrer le témoignage de « l’aîné(e) » - il s’agit ici de madame Guyon. Ce témoignage n’était pas destiné à être divulgué. Il nous est rapporté hors du manuscrit dit d’Oxford, la source des éditions anciennes de la Vie par elle-même. Il s’agit de deux manuscrits repris dans notre édition critique18.
[3.9.10]19 « Quelques jours après ma sortie20, je fus à B[eynes]21 chez M[adame] de Charost [...]22 ayant ouï parler de M. 23, je fus tout à coup occupée de lui avec une extrême force et douceur. Il me sembla que Notre Seigneur me l’unissait très intimement et plus que nul autre. Il me fut demandé un consentement : je le donnai; alors il me parut qu’il se fit de lui à moi comme une filiation spirituelle. J’eus occasion de le voir le lendemain, je sentais intérieurement que cette première entrevue ne le satisfaisait pas, qu’il ne me goûtait point, et j’éprouvai un je ne sais quoi qui me faisait tendre à verser mon cœur dans le sien, mais je ne trouvais pas de correspondance, ce qui me faisait beaucoup souffrir. La nuit, je souffris extrêmement à son occasion. Nous fûmes trois lieues enfermées en carrosse; le matin, je le vis, nous restâmes quelque temps en silence et le nuage s’éclaircit un peu, mais il n’était pas encore comme je le souhaitais. Je souffris huit jours entiers, après quoi je me trouvai unie à lui sans obstacle; et depuis ce temps je trouve toujours que l’union augmente d’une manière pure et ineffable. Il me semble que mon âme a un rapport entier avec la sienne, et ces paroles de David pour Jonathas, que son âme était collée à celle de David, me paraissaient propres à cette union. Notre Seigneur m’a fait comprendre les grands desseins qu’il a sur cette personne et combien elle lui est chère.
[3.10.1] […]24 « Il me semble que depuis qu’il me fut donné à B[eynes] que je l’acceptai et que je m’offris pour le porter dans mon sein et pour souffrir pour lui tout ce qu’il plairait à l’amour, que je l’ai porté dans mon sein, je le trouvai toujours en moi. Ce fut vers la saint François du mois d’octobre 1688 25.
« Depuis ce temps, je n’ai jamais été invitée de Dieu pour retourner dans mon fond, que je ne le trouvasse près de mon cœur; mais cela d’une manière autant pure, spirituelle que réelle, car, il n’y a rien d’imaginatif en moi, mais tout passe dans le fond en réalité. Comme je le portais de cette sorte dans mon cœur, il me semblait que toutes les grâces que Dieu lui faisait passaient par moi ; et, je n’en pouvais douter, je le sentais plus proche et plus présent que les enfants que j’ai portés dans mes entrailles, et de tous les enfants spirituels que Dieu m’a donnés, je n’en ai eu aucun qui me fût pareil à celui-là ; c’est une intimité qui ne se peut exprimer, et à moins d’être fait une même chose il ne se peut rien de plus intime. Il suffisait que je pensasse à lui pour être plus unie à Dieu, et lorsque Dieu me serrait plus fortement il me paraissait que des mêmes bras dont il me serrait, il le serrait aussi.
Depuis les huit premiers jours après notre première entrevue à B[eynes], où je souffris beaucoup, car je trouvais comme un chaos entre lui et moi qui empêchait mon cœur de se verser dans le sien, mais à mesure que je souffrais, je trouvais que ce chaos se détortillait, jusqu’à ce qu’enfin étant entièrement débrouillé, je trouvais qu’avec une suavité incomparable mon cœur se versait dans le sien sans que je le visse ni que je lui parlasse; mais au commencement avec moins de largeur, ensuite toujours plus facilement, en sorte que j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement presque continuel de Dieu dans mon âme et de mon âme dans la sienne, comme ces cascades qui tombent d’un bassin dans l’autre; cela était souvent en sorte que je ne pouvais parler et je me tirais à l’écart pour me laisser posséder à Dieu et le laisser opérer en moi pour lui tout ce qu’il voulait. Il y avait des moments où l’on me réveillait avec une promptitude extrême, et je le trouvai tout prêt à recevoir, alors il recevait ; mais quelquefois je sentais cet écoulement comme suspendu, et j’éprouvais qu’il était alors mis en sécheresse.
Je ne lui disais pas cela, ne pouvant lui parler, je lui en écrivais quelque chose, mais il m’est impossible de bien exprimer ce que je sens à son égard. Dieu me fit comprendre les grands desseins qu’il avait sur cette âme et combien elle lui était chère. Je m’étonnais de ce qu’il me donnait plus pour lui seul que pour tous les autres ensembles, et l’on me faisait comprendre en cela que l’on voulait beaucoup l’avancer et qu’il ne lui serait rien donné que par ce misérable canal. Je n’osais m’expliquer de tout cela; cependant j’étais quelquefois si fort poussée que, pour ne pas résister, ne le pouvant plus malgré mes répugnances naturelles, je passais outre et j’en écrivais ; j’aspirais à une certaine liberté qui était de pouvoir agir avec lui sans gêne et qu’il put concevoir ce que je lui étais en Jésus-Christ, mais les avenues étant fermées, je ne pouvais assez m’en expliquer 26.
« Je connus que M.L.[M. L’abbé de F.] serait précepteur de M. le Duc de Bourgogne27 et je le lui ai mandé [en] mai 89 : Dieu se servira de lui d’une manière singulière, mais il faut qu’il soit anéanti et étrangement rapetissé. Dieu travaillera surtout à détruire sa propre sagesse et sa propre raison, et il se servira de ma folie pour accomplir son œuvre en lui.
« Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688. Son visage me fut d’abord connu : je le cherchais partout sans le rencontrer. Notre-Seigneur me fit connaître qu’il eut dès lors quelque attrait pour l’intérieur. Je n’ai point encore eu d’âme avec laquelle la mienne eût un si entier rapport. Je songeai de lui, assez près l’un de l’autre, deux songes qui me confirmèrent dans la certitude que Dieu voulait se servir de moi et qu’il le voulait beaucoup anéantir intérieurement et le mener par sa pure volonté. Je lui écrivis ingénument le songe. À quelques jours de là, c’était proche de la St Jean 1689, il me fut fait comprendre que Dieu le voulait conduire comme un enfant par la petitesse […] Dieu me donne cette simplicité à son égard de lui écrire selon le mouvement qu’il m’en donne, quoique je sache qu’ayant autant d’esprit et de science qu’il en a, il ne peut trouver dans mes expressions et dans ce que je lui écris que des pauvretés; mais tout cela ne me met pas en peine, je n’y peux faire d’attention et il saura discerner ce qui est de Dieu d’avec ce qui est de ma pauvreté, la petitesse qu’il exercera, me supportant, étant fort agréable à Dieu, et fait que ce qui est de Dieu a toujours son effet, quoique non toujours aperçu. Juin 89 28.
« Quelque union que j’aie eu pour le père La Combe j’avoue que celle que j’ai pour M. L. est encore tout d’une autre nature; et il y a quelque chose dans la nature de l’union que j’ai pour lui qui m’est entièrement nouvelle, ne l’ayant jamais éprouvée. Il en est de même pour ce que je souffre pour lui. Cette différence ne peut jamais tomber que sous l’expérience. Je crois que Dieu me l’a donné de cette sorte, pour l’exercer et le faire mourir par l’opposition de son naturel; aussi vois-je clairement qu’il ne sera point exercé par les fortes croix29, son état étant uni et non sujet aux alternatives de douleurs et de joie. Il faut donc détruire sa propre sagesse dans tous les endroits où elle se retranche et c’est à quoi il me paraît que Dieu me destine. […]
« J’ai oublié de dire qu’après l’état ressuscité, je fus quelques années avant que d’être mise dans l’état que l’on appelle apostolique ou de mission pour aider les autres. […] Mais lorsqu’il plut à Dieu de vouloir bien m’honorer de sa mission, il me fit comprendre que le véritable père en Jésus-Christ et le pasteur apostolique devait souffrir comme lui pour les hommes, porter leurs langueurs, payer leurs dettes, se vêtir de leurs faiblesses. Mais Dieu ne fait point ces sortes de choses sans demander à l’âme son consentement; mais qu’il est bien sûr que cette âme ne lui refusera pas ce qu’il demande! Il incline lui-même le cœur à ce qu’il veut obtenir […] Si j’avais demeuré dans ma vie cachée, je n’aurais jamais souffert aucune persécution, on ne persécute que ceux qui sont employés à aider aux âmes. » Il fallut alors un consentement d’immolation pour entrer dans tous les desseins de Dieu sur les âmes qu’il se destine.
[2.] « Il me fit comprendre qu’il ne m’appelait point, comme l’on avait cru, à une propagation de l’extérieur de l’Église, qui consiste à gagner les hérétiques, mais à la propagation de son Esprit, qui n’est autre que l’esprit intérieur, et que ce serait pour cet Esprit que je souffrirais. Il ne me destine pas même pour la première conversion des pécheurs, mais bien pour faire entrer ceux qui sont touchés du désir de se convertir, dans la parfaite conversion, qui n’est autre que cet esprit intérieur. Depuis ce temps Notre Seigneur ne m’a pas chargée d’une âme qu’il ne m’ait demandé mon consentement, et qu’après avoir accepté cette âme en moi, il ne m’ait immolée à souffrir pour elle. »
§
Après cet événement de l’automne 1688 va commencer le cheminement sur les Secrets sentiers de l’amour divin30. Nous plaçons ici une Chronologie couvrant deux années, suivie d’une Histoire et état documentaire des sources :
Ce qui nous a été conservé sur six trimestres (janvier 1689 – Juin 1690) présente une répartition uniforme correspondant à une lettre échangée par jour. La correspondance issue de Fénelon y contribue en moyenne par une lettre tous les trois jours.
On pense que des lettres de Madame Guyon furent adressées à Fénelon longtemps auparavant31. On sait que la correspondance continua après 1690, indirectement relayée par le duc de Chevreuse, interrompue par l’emprisonnement à la Bastille, pour reprendre ensuite : les courriers entre Cambrai et Blois étant assurés par le marquis neveu de Fénelon, Ramsay, Dupuy et d’autres.
Il est intéressant de regarder la distribution des lettres écrites par Fénelon à divers correspondants durant les années 1689-1690 : plus de la moitié des lettres sont adressées à Madame Guyon. Madame de Maintenon vient en seconde place suivie de près par les autres dirigé(e)s de l’abbé.
Il est utile d’évoquer ici le cadre événementiel par une chronologie couvrant ces années de correspondance, ce qui n’est pas facile en ce qui concerne madame Guyon car nous avons peu de renseignements précis sur cette période couvrant exceptionnellement deux années heureuses pour elle donc « sans problèmes », mais très bien établie pour Fénelon par Orcibal :
13 septembre 1688 : Madame Guyon sort de la prison de la Visitation du Faubourg Saint-Antoine, suite aux interventions de Mme de Miramion et d’une abbesse parente de Mme de Maintenon.
« Un peu avant le 3 octobre 1688 » : rencontre avec l’abbé de Fénelon au château de Beynes.
Madame Guyon est malade trois mois, avec un abcès à l’œil. Elle réside chez les dames de Mme de Miramion. Cette dernière découvre les calomnies du P. la Mothe.
2 décembre 1688 : Fénelon écrit à Mme Guyon.
Fénelon prêche successivement à des religieuses (28 novembre, 1er dimanche de l’Avent), aux Nouvelles Catholiques (12 décembre, 3e dimanche de l’Avent), à la maison professe des jésuites (1er jour de l’an 1689.)
Entre le 10 et le 14 avril 1689 : entrevue entre Fénelon et Madame Guyon.
À partir du 22 au 30 avril 1689 : séjour de Madame Guyon à la campagne.
20 juin 1689 : rencontre à Saint-Jacques de la Boucherie.
17 juillet 1689 : Fénelon écrit : « Je reviens de la campagne [Germigny ?] où j’ai demeuré cinq jours ».
24 et sans doute 28 août 1689 : Rencontres.
25 août 1689 : Armand-Jacques, le fils aîné de Madame Guyon, est blessé à l’engagement de Valcourt. Il restera estropié.
26 août 1689 : sa fille Jeanne-Marie épouse Louis-Nicolas Fouquet, comte de Vaux.
29 août 1689 : Fénelon prête serment devant le roi comme précepteur du duc de Bourgogne. Il commence son enseignement le 3 septembre et réside désormais à Versailles.
Début octobre 1689 : Fénelon « n’a pas assez de foi ». Crise de novembre.
Janvier 1690 ? : Lettre de Fénelon à Mme de Maintenon, « sur ses défauts. »
Février 1690 : « Pour ma santé, elle est bien détruite… »
L’année 1690 est très mal documentée en ce qui concerne Madame Guyon : « Ayant quitté ma fille, je pris une petite maison éloignée du monde… » Longue période sans événements datés.
Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils aîné du ministre, est assisté par Fénelon et meurt le 3 novembre 1690. (Les filles ont épousé les deux ducs de Beauvillier et de Chevreuse, disciples de Madame Guyon).
8 novembre 1690 : Fénelon va à Issy remettre une lettre à M. Tronson, son ancien confesseur, à la demande de Mme de Maintenon.
29 novembre 1690 : mise à l’index du Moyen court.
11 décembre 1690 : Fénelon participe à un conseil des directeurs de Saint-Cyr qui décide de la vocation de Mme de la Maisonfort.
La relation avec Fénelon constitue la plus importante série des directions spirituelles par Madame Guyon : nous renvoyons à [CG1].
Les deux derniers volumes sur quatre repérés sont perdus. L’histoire éditoriale est complexe mais elle a permis de mettre à jour le « dossier » des relations étroites liant la « dame directrice » à Fénelon :
(1) La « Correspondance secrète » de l’année 1689 » fut publiée par Dutoit en 1767-1768 et reconnue authentique tardivement par Masson en 1907. Elle couvre les quatorze premiers mois de la rencontre (octobre 1688 à décembre 1689). Elle est éditée en [CG 1], 215-458 32.
(2) « Le complément de l’année 1690 » couvre presque la même durée soit de fin décembre 1689 à la fin de l’année 1690. Cet apport du manuscrit de la B.N.F. découvert par I. Noye est éditée pour la première fois en [CG 1], 2003, 459-554.
(3) « Lettres écrites après 1703 », reprend les deux seuls témoignages sûrs qui nous sont parvenus de leur correspondance postérieure à la période des emprisonnements, dont se détache le dialogue daté de mai 1710. Le manuscrit a fait le voyage de Cambrai à Blois puis son retour, probablement porté par le marquis de Fénelon ou par Ramsay. Écrit sur deux colonnes comportant d’un côté des questions posées par l’archevêque et de l’autre les réponses de Madame Guyon il est reproduit en [CG 1], 555-563, comme ici infra, de façon compréhensible, c’est-à-dire en associant les réponses aux questions correspondantes33. Ce précieux témoin nous éclaire sur le type de relations qui perdura jusqu’à la mort de Fénelon : il y eut un courant de lettres portées par des amis sûrs entre Blois et Cambrai et vers l’étranger.
(4) Poésies spirituelles. Nous les omettons car elles sont d’attribution douteuse
Voici un aperçu bref de l’échange épistolaire intense suivant la découverte de la vie mystique par Fénelon34. Il s’agit d’un dialogue remarquable par son recul pris vis-à-vis de manifestations visibles « mystiques » : elles sont totalement absentes.
La dépendance que manifeste Fénelon vis-à-vis de son initiatrice est fondée sur l’expérience intraduisible, mais très directe de communication de cœur à cœur qu’il ne peut rejeter, malgré son aversion pour certains traits féminins. Madame Guyon ne les désavoue pas : elle se sent d’ailleurs libre vis-à-vis de ses limites, sachant qu’elle n’est rien par elle-même, mais toute efficiente par grâce.
Je reprend leur analyse par Murielle Tronc publié en présentation de ces premiers échanges35 :
« La correspondance entre Madame Guyon et Fénelon eest d’un exceptionnel intérêt36 car elle constitue à notre connaissance le seul texte relatant au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une autre mystique servant de canal à la grâce. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse frémira parfois devant les dérapages sentimentaux de Madame Guyon. Mais interpréter cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse visiblement, si l’on se penche sur ces textes avec respect et honnêteté : ils témoignent de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu.
Il faut donc accepter d’entrer avec eux dans le territoire inconnu dont ils portent témoignage et que Madame Guyon a exploré seule sans personne pour la guider. Elle a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve :
Après vous avoir vu en songe, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous. [CG I] Lettre 154 37.
Il fut le disciple préféré, avec qui elle se sentait en union mystique complète ; il se révéla le seul dont les potentialités fussent égales aux siennes, ce qui explique son immense joie, le soin extrême qu’elle prit à le suivre pas à pas et les analyses remarquables qu’elle lui adressa durant de nombreuses années (dont ne demeurent que le début de leur relation et quelques vestiges) :
Dieu ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. [CG I] Lettre 132.
Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle eut donc à apprendre à Fénelon à aller au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :
Lorsqu’on a une fois appris ce langage [...], on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. [CG 1] L. 157.
Tout au long de ces lettres, elle tente par images d’exprimer le flux de grâce qui passe à travers elle :
Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 276). Ou encore : « Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. [CG 1] L. 114.
Sa mission est souvent lourde à supporter :
Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. [CG 1] L. 154.
Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste souvent :
Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. [CG 1] L. 146.
Avec l’autorité que donne l’expérience, elle fonde ontologiquement la paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 :
Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n’est autre que la communication centrale du Verbe.
Cette circulation de la grâce se fonde sur le « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même. Elle affirme avec force : « Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté. » La tâche est immense et ne souffre aucun relâche :
Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous ai conduit où je suis. [CG 1] L. 220.
Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme si raisonnable et scrupuleux :
Vous raisonnez assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).
Il rend les armes et ironise sur lui-même :
Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque rêver [...] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).
Elle lui fait abandonner toute ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231 sq.) et même la confession :
Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).
Elle lui fait dépasser toute référence morale humaine :
Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit - cela n’est plus pour nous -, mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus. (L. 219).
Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :
C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).
Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :
Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).
On mesure facilement les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :
Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).
Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :
Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...], mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).
Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :
Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).
Mais avec tendresse et rigueur, elle le bouscule pour lui faire lâcher ses attachements personnels et le ramener à tout prix vers l’essentiel. On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : « Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins. » et il termine en souriant sur lui-même : « Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172). Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :
Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).
Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (l . 220).
Quand elle manque de mourir, il lui écrit, éperdu : « Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? Ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. » (L. 249).
Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout : « Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez [...] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. » (L. 169).
Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :
Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).
Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.
Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV : Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point que Madame Guyon s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712.
De même, Madame Guyon vit en Fénelon son successeur après sa mort. En avril 1690, croyant mourir, elle lui confia sa charge spirituelle : « Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné [...] Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié. » (L. 248). Malheureusement Fénelon est mort avant elle en janvier 1715.
Si Fénelon n’a pas pu continuer après elle, il a été d’une grande aide puisqu’il a pris en charge ceux qui se trouvaient autour de lui. Petit à petit, on voit Madame Guyon lui donner des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :
Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).
Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :
Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).
Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ».
Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu :
« Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271).
Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois » ; « les enfants de l’éternité […] se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. » (L. 271).
Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 adressée à Poiret).
Même la mort ne pouvait les désunir. »
On semble s’écarter ici du thème « Fénelon mystique » mais il importe de montrer sa rectitude, sa franchise et sa constance maintenues au fil des ans malgré des pressions multiples, tout d’abord séductrices puis rudes. Ce sont les marques du vrai mystique.
Toutefois les écrits du début sont « entortillés » par une souplesse naturelle qui pouvait être perçue comme une « diplomatie double » voire duplicité 38, dans les deux lettres adressées à Monsieur Tronson (qui fut son directeur et confesseur) puis à Madame de Maintenon (qu’il dirigea et confessa). Fénelon n’avait pas encore perdu toute illusion…
351. À M. TRONSON. À Versailles, 26 février [1696]39.
…Pour la personne, on veut que je la condamne avec ses écrits40. Quand l’Eglise fera là-dessus un formulaire, je serai le premier à le signer de mon sang et à le faire signer. Hors de là, je ne puis ni ne dois le faire. J’ai vu de près des faits certains qui m’ont infiniment édifié : pourquoi veut-on que je la condamne sur d’autres faits que je n’ai point vus, qui ne concluent rien par eux-mêmes, et sans l’entendre pour savoir ce qu’elle y répondrait ? Ai-je tort de vouloir croire le mal le plus tard que je pourrai, et de ne le dire point contre ma conscience, pour ménager la faveur ?
Pour les écrits, je déclare hautement que je me suis abstenu de les examiner, afin d’être hors de portée d’en parler ni en bien ni en mal à ceux qui voudraient malignement me faire parler. Je les suppose encore plus pernicieux qu’on ne le prétend : ne sont-ils pas assez condamnés par tant d’Ordonnances41, qui n’ont été contredites de personne, et auxquelles les amis de la personne et la personne même se sont soumis paisiblement ? Que veut-on de plus ? Je ne suis point obligé de censurer tous les mauvais livres, surtout ceux qui sont absolument inconnus dans mon diocèse. On ne pourrait exiger de moi cette censure, que pour lever les soupçons qu’on peut former sur mes sentiments : mais j’ai d’autres moyens bien plus naturels pour lever ces soupçons, sans aller accabler42 une pauvre personne, que tant d’autres ont déjà foudroyée, et dont j’ai été ami. Il ne me convient pas même d’aller me déclarer d’une manière affectée contre ses écrits ; car le public ne manquerait pas de croire que c’est une espèce d’abjuration qu’on m’a extorquée…
Votre dernière lettre43, qui devrait m’affliger sensiblement, Madame, me remplit de consolation ; elle me montre un fonds de bonté, qui est la seule chose dont j’étais en peine. Si j’étais capable d’approuver une personne qui enseigne un nouvel Evangile44, j’aurais horreur de moi plus que du diable : il faudrait me déposer et me brûler, bien loin de me supporter comme vous faites. Mais je puis fort innocemment me tromper sur une personne que je crois sainte, parce que je crois qu’elle n’a jamais eu intention ni d’enseigner ni d’écrire rien de contraire à la doctrine de l’Église catholique. Si je me trompe dans ce fait, mon erreur est très innocente ; et comme je ne veux jamais ni parler ni écrire pour autoriser45 ou excuser cette personne, mon erreur est aussi indifférente à l’Eglise, qu’innocente pour moi.
Je dois savoir les vrais sentiments de Mme G[uyon], mieux que tous ceux qui l’ont examinée pour la condamner ; car elle m’a parlé avec plus de confiance qu’à eux. Je l’ai examinée en toute rigueur, et peut-être que je suis allé trop loin pour la contredire. Je n’ai jamais eu aucun goût naturel pour elle ni pour ses écrits. Je n’ai jamais éprouvé rien d’extraordinaire en elle, qui ait pu me prévenir en sa faveur. Dans l’état le plus libre et le plus naturel, elle m’a expliqué toutes ses expériences et tous ses sentiments. Il n’est pas question des termes, que je ne défends point, et qui importent peu dans une femme, pourvu que le sens soit catholique. C’est ce qui m’a toujours paru. Elle est naturellement exagérante, et peu précautionnée dans ses expressions. Elle a même un excès de confiance pour les gens qui la questionnent. La preuve en est bien claire, puisque M. de Meaux vous a redit comme des impiétés, des choses qu’elle lui avait confiées avec un cœur soumis et en secret de confession. Je ne compte pour rien ni ses prétendues prophéties ni ses prétendues révélations ; et je ferais peu de cas d’elle, si elle les comptait pour quelque chose. Une personne qui est bien à Dieu, peut dire dans le moment ce qu’elle a eu au cœur, sans en juger et sans vouloir que les autres s’y arrêtent. Ce peut être une impression de Dieu (car ses dons ne sont point taris), mais ce peut être aussi une imagination sans fondement. La voie où l’on aime Dieu uniquement pour lui, en se renonçant pleinement soi-même, est une voie de pure foi, qui n’a aucun rapport avec les miracles et les visions. Personne n’est plus précautionné ni plus sobre que moi là-dessus.
Je n’ai jamais lu ni entendu dire à Mme G[uyon], qu’elle fût la pierre angulaire : mais, supposé qu’elle l’ait dit ou écrit, je ne suis point en peine du sens de ces paroles. Si elle veut dire qu’elle est Jésus-Christ, elle est folle, elle est impie; je la déteste, et je le signerai de mon sang. Si elle veut dire seulement qu’elle est comme la pierre du coin, qui lie les autres pierres de l’édifice, c’est-à-dire qu’elle édifie, et qu’elle unit plusieurs personnes en société qui veulent servir Dieu; elle ne dit que ce qu’on peut dire de tous ceux qui édifient le prochain ; et cela est vrai de chacun, suivant son degré. Pour la petite Église46, elle ne signifie point dans le langage de saint Paul, d’où cette expression est tirée, une église séparée de la catholique ; c’est un membre très soumis. Je me souviens que le P. de Monchy, bien éloigné de l’esprit de schisme, ne m’écrivait jamais sans saluer notre petite église ; il voulait parler de ma famille. De telles expressions ne portent par elles-mêmes aucun mauvais sens ; il ne faut point juger par elles de la doctrine d’une personne : tout au contraire, il faut juger de ces expressions par le fond de la doctrine de la personne qui s’en sert. Je n’ai jamais ouï parler de ce grand et de ce petit lit47; mais je suis assuré qu’elle n’est point assez extravagante et assez impie pour se préférer à la sainte Vierge. Je parierais ma tête que tout cela ne veut rien dire de précis, et que M. de Meaux est inexcusable de vous avoir donné comme une doctrine de Mme G[uyon], ce qui n’est qu’un songe, ou quelque expression figurée, ou quelque autre chose d’équivalent, qu’elle ne lui avait même confié que sous le secret de la confession. Quoi qu’il en soit, si elle se comparait à la sainte Vierge pour s’égaler à elle, je ne trouverais point de termes assez forts et assez rigoureux pour abhorrer une si extravagante créature. Il est vrai qu’elle a parlé quelquefois comme une mère qui a des enfants en J.-C.48, et qu’elle leur a donné des conseils sur les voies de la perfection : mais il y a une grande différence entre la présomption d’une femme qui enseigne indépendamment de l’Église, et une femme qui aide les âmes, en leur donnant des conseils fondés sur ses expériences, et qui le fait avec soumission aux pasteurs. Toutes les supérieures de communauté doivent diriger de cette dernière façon, quand il n’est question que de consoler, d’avertir, de reprendre, de mettre les âmes dans de certaines pratiques de perfection, ou de retrancher certains soutiens de l’amour-propre. La supérieure, pleine de grâce et d’expérience, peut le faire très utilement ; mais elle doit renvoyer aux ministres de l’Église toutes les décisions qui ont rapport à la doctrine.
Si Mme G[uyon] a passé cette règle, elle est inexcusable ; si elle l’a passée seulement par zèle indiscret, elle ne mérite que d’être redressée charitablement, et cela ne doit pas empêcher qu’on ne puisse la croire bonne ; si elle y a manqué avec obstination et de mauvaise foi, cette conduite est incompatible avec la piété. Les choses avantageuses qu’elle a dites d’elle-même ne doivent pas être prises, ce me semble, dans toute la rigueur de la lettre. S. Paul dit qu’il accomplit ce qui manquait à la passion du Fils de Dieu. On voit bien que ces paroles seraient des blasphèmes, si on les prenait en toute rigueur, comme si le sacrifice de Jésus-Christ eût été imparfait, et qu’il fallût que saint Paul lui donnât le degré de perfection qui lui manquait. À Dieu ne plaise que je veuille comparer Mme G[uyon] à saint Paul ! mais saint Paul est encore plus loin du Fils de Dieu, que Mme G[uyon] ne l’est de cet apôtre. La plupart de ces expressions pleines de transport sont insoutenables, si on les prend dans toute la rigueur de la lettre. Il faut entendre la personne, et ne se point scandaliser de ces sortes d’excès, si d’ailleurs la doctrine est innocente, et la personne docile.
[…]
Permettez-moi de vous dire, Madame, qu’après avoir paru entrer dans notre opinion de l’innocence de cette femme49, vous passâtes tout à coup dans l’opinion contraire. Dès ce moment, vous vous défiâtes de mon entêtement, vous eûtes le cœur fermé pour moi : des gens, qui voulurent avoir occasion d’entrer en commerce avec vous, et de se rendre nécessaires, vous firent entendre, par des voies détournées, que j’étais dans l’illusion, et que je deviendrais peut-être un hérésiarque. On prépara plusieurs moyens de vous ébranler : vous fûtes frappée; vous passâtes de l’excès de simplicité et de confiance à un excès d’ombrage et d’effroi. Voilà tout ce qui a fait tous nos malheurs ; vous n’osâtes suivre votre cœur ni votre lumière. Vous voulûtes (et j’en suis édifié) marcher par la voie la plus sûre, qui est celle de l’autorité. La consultation des docteurs vous a livrée à des gens qui, sans malice, ont eu leurs préventions et leur politique. Si vous m’eussiez parlé à cœur ouvert et sans défiance, j’aurais en trois jours mis en paix tous les esprits échauffés de Saint-Cyr, dans une parfaite docilité sous la conduite de leur saint évêque. J’aurais fait écrire par Mme G[uyon] les explications les plus précises de tous les endroits de ses livres, qui paraissent ou excessifs ou équivoques. Ces explications ou rétractations ( comme on voudra les appeler) étant faites par elle de son propre mouvement, en pleine liberté, auraient été bien plus utiles, pour persuader les gens qui l’estiment, que des signatures faites en prison, et que des condamnations rigoureuses faites par des gens qui n’étaient certainement pas encore instruits de la matière, lorsqu’ils vous ont promis de censurer. Après ces explications ou rétractations écrites et données au public, je vous aurais répondu que Mme G[uyon] se serait retirée bien loin de nous, et dans le lieu que vous auriez voulu, avec assurance qu’elle aurait cessé tout commerce et toute écriture de spiritualité.
Dieu n’a pas permis qu’une chose si naturelle ait pu se faire. On n’a rien trouvé contre ses mœurs, que des calomnies. On ne peut lui imputer qu’un zèle indiscret, et des manières de parler d’elle-même, qui sont trop avantageuses. Pour sa doctrine, quand elle se serait trompée de bonne foi, est-ce un crime ? Mais n’est-il pas naturel d’en croire qu’une femme, qui a écrit sans précaution avant l’éclat de Molinos, a exagéré ses expériences, et qu’elle n’a pas su la juste valeur des termes ? Je suis si persuadé qu’elle n’a rien cru de mauvais, que je répondrais encore de lui faire donner une explication très précise et très claire de toute sa doctrine pour la réduire aux justes bornes, et pour détester tout ce qui va plus loin. Cette explication servirait pour détromper ceux qu’on prétend qu’elle a infectés de ses erreurs, et pour la décréditer50 auprès d’eux, si elle fait semblant de condamner ce qu’elle a enseigné.
Peut-être croirez-vous, Madame, que je ne fais cette offre que pour la faire mettre en liberté ? Non : je m’engage à lui faire faire cette explication précise et cette réfutation de toutes les erreurs condamnées, sans songer à la tirer de prison…
…. Le moins que je puisse donner à une personne de mes amies qui est malheureuse, que j’estime toujours, et de qui je n’ai jamais reçu que de l’édification, c’est de me taire pendant que les autres la condamnent. On doit être content de mon procédé, puisque je ne la défends ni ne l’excuse, ni directement ni indirectement. J’ajoute que je condamnerais plus rigoureusement qu’aucun autre et sa personne et ses écrits, si j’étais convaincu qu’elle eût cru réellement les erreurs qu’on lui impose.
[…]
Quand l’Église jugera nécessaire de dresser un formulaire contre cette femme, pour flétrir sa personne et ses écrits, on ne me verra jamais distinguer le fait d’avec le droit51. Je serai le premier à signer, et à faire signer tout le clergé de mon diocèse. Personne ne surpassera ma fidélité et ma soumission aveugle : hors de là, je n’ai d’autre parti à prendre que celui d’un profond silence sur tout ce qui a rapport à elle. M. de M[eaux] n’a pas besoin d’une aussi faible approbation que la mienne. Il ne me la demande que pour montrer au public que je pense comme lui, et je lui suis bien obligé d’un soin si charitable ; mais cette approbation aurait de ma part l’air d’une abjuration déguisée qu’il aurait exigée de moi, et j’espère que Dieu ne me laissera point tomber dans cette lâcheté. ….
…52 On n’a pas manqué de me dire que je pouvais condamner les livres de Mad. G[uyon], sans diffamer sa personne, et sans me faire tort. Mais je conjure ceux qui parlent ainsi de peser devant Dieu les raisons que je vais leur représenter. Les erreurs qu’on impute à Mad. G[uyon] ne sont point excusables par l’ignorance de son sexe. Il n’y a point de villageoise grossière qui n’eût d’abord horreur de ce qu’on veut qu’elle ait enseigné.
[…]
Voilà ma sentence prononcée et signée par moi-même, à la tête du livre de Mgr de Meaux, où ce système est étalé dans toutes ses horreurs. Je soutiens que ce coup de plume donné contre ma conscience, par une lâche politique, me rendrait à jamais infâme et indigne à mon ministère. Voilà néanmoins ce que les personnes les plus sages et les plus affectionnées pour moi ont souhaité et ont préparé de loin. C’est donc pour assurer ma réputation qu’on veut que je signe que mon amie mérite évidemment d’être brûlée avec ses écrits, pour une spiritualité exécrable qui fait l’unique lien de notre amitié. …
Pendant ce temps voici un exemple édifiant de lettre à laquelle Fénelon doit faire face. Elle est écrite par le confesseur qui fut imposé à son amie en prison :
374A. DE L'ABBÉ J.J. BOILEAU A FÉNELON. A Paris, 26 novembre 1696. « Pour la Dame, j'avoue que son état m'épouvante. Il n'y a rien que je ne fisse pour la délivrer d'une illusion qui lui est si préjudiciable, et qui fait tant de tort à des personnes dont la réputation est si chère à l'Église. Mais le moyen d'éclairer une femme en qui l'orgueil a répandu ces ténèbres qui obscurcissent le coeur aussi bien que l'esprit ? […] Griselidis, don Quichotte, Peau d'âne, la belle Hélène, des opéras, des romans, les comédies de Molière. Jamais dévote jusqu'ici n'avait fait provision de tels livres. Je sais ce qu'elle allègue pour s'excuser, mais cela s'appelle s'accuser en s'excusant. C'est dans les livres saints que les âmes justes et affligées ont cherché de tout temps leur consolation et les soutiens de leur patience. C'est dans les Cantiques divins, et non dans des airs profanes et dangereux, que les chrétiens sont très persuadés qu'on peut apprendre à chanter le pur amour. […] Hé bien ! Monseigneur, ai-je tort encore d'avoir cru la Dame fanatique ? Et quand je l'aurais jugée, avec une infinité de gens et pieux, digne d'une prison perpétuelle, mon zèle aurait-il été si excessif ? Ma délicatesse pour mes amis, auxquels elle a tant nui, était-elle trop blâmable? Mais je n'ai pas été si noir qu'on me fait. M. le duc de C[hevreuse] n'aura peut-être pas oublié qu'avant l'éclat qui a causé à la fin la détention de la Dame, j'insinuai qu'elle devrait se mettre volontairement dans un monastère. Cette prison n'était pas trop rigoureuse pour une veuve qui aurait voulu vivre selon son état. Mais j'ai bien vu qu'elle avait ses raisons pour ne pas s'enfermer… »
… Je connus Mad. G.[uyon] à peu près vers le temps que je vins à la cour : j’étais prévenu contre elle. Je lui demandai des explications sur sa doctrine ; elle me les donna : je les crus suffisantes pour une femme. M. Boileau fut encore plus satisfait que moi de ces mêmes explications qu’elle lui donna sur son livre intitulé Moyen court. Il voulut même qu’on les imprimât dans une nouvelle édition du livre. M. Nicole les approuva aussi, et demanda seulement quelques additions. Je n’ai vu ni pu voir bien souvent Mad. G. Mon principal commerce avec elle a été par lettres, où je la questionnais sur toutes les matières d’oraison. Je n’ai jamais rien vu que de bon dans ses réponses, et j’ai été édifié d’elle, à cause qu’il ne m’y a paru que droiture et piété. Dès qu’on a parlé contre elle, j’ai cessé de la voir, de lui écrire, et de recevoir de ses lettres, pour ôter tout sujet de peine aux personnes alarmées.
[…]
Il est vrai que j’ai été édifié de Mad. G. pour toutes les choses que j’en ai vues. Est-ce un crime qui mérite un si grand scandale ? Je ne connais aucun ouvrage d’elle que son Moyen court et son Explication du Cantique. Elle m’a toujours protesté qu’elle n’était point dans les voies de visions et d’inspirations miraculeuses, mais au contraire dans celles de pure foi, où l’on n’a point d’autre lumière que celle qui est commune à tous les fidèles. Elle m’a toujours paru craindre les autres voies, comme sujettes à de très grandes illusions. …
En l’anno horribilis 1697, voici des extraits d’une série de longues lettres que Fénelon adresse à son envoyé à Rome, l’abbé de Chanterac53.
Fénelon n’a pas eu l’autorisation de Louis XIV de se rendre auprès des cardinaux romains pour défendre lui-même son livre. Comment répondre aux insinuations malveillantes de l’abbé neveu de Bossuet ?
… Quant à sa personne, j’en ai été très édifié, est-ce un crime : elle m’a paru soumise, ingénue, désintéressée, et même éclairée par expérience sur les choses d’oraison. Puis-je en dire le mal que je n’en sais pas ? On ne me prouvera jamais que je l’ai crue prophétesse quoiqu’elle ait des révélations. Je n’ai rien vu en elle qui ne fût d’un autre caractère. Quand même, ce qui n’est pas, j’aurais cru que c’était une sainte à révélations, fallait-il pour cela me traiter d’hérétique ? L’Église sera-t-elle en péril, quand je croirai de Madame Guion qu’on lui impute mal à propos des erreurs qu’elle m’a toujours assuré qu’elle détestait, et quand je la croirai une sainte extraordinaire, pourvu que je ne l’estime qu’autant qu’elle est soumise à la foi de l’Église. …
… Que peut-on donc craindre ? que je pense encore secrètement, avec un très petit nombre d’amis, que cette femme est une s[ain]te qu’on opprime, qu’elle a bien pensé, et qu’elle s’est mal expliquée ? Mais tout cela fait-il mal à quelqu’un ? L’Église est-elle par là en péril ?
[…]
J’ai vu cette femme d’une manière qui ne me permet pas de douter de sa sincérité, je l’ai observée ; je m’en suis défié ; j’ai été prévenu autant et peut-être plus que les autres contre elle ; j’ai voulu m’assurer de ses sentiments sur les erreurs qu’on lui impute ; je crois avoir vu clairement qu’elle les a autant en horreur que ceux qui l’en accusent. J’ai cessé de la voir dès qu’on a commencé à prendre des ombrages ; depuis ce temps-là, j’ai suspendu mon jugement sur toutes les accusations qu’on fait contre elle. L’animosité de ceux qui les font me les rend suspects, et je ne puis me fier aux accusations faites contre Mad. G[uyon] par des gens passionnés dont j’éprouve moi-même l’injustice, quoique j’aie toujours agi et parlé avec bien plus de précautions qu’elle.
[…]
J’oubliais de vous dire qu’on ne manquera pas de faire entendre à Rome que l’unique ressource pour apaiser le Roi, pour me rapprocher de la cour, et pour lever le scandale, c’est que je fasse certains pas pour effacer les mauvaises impressions, et pour reconnaître humblement que j’ai quelque tort. Mais je déclare que je ne pense de près ni de loin à retourner à la Cour, que je ne veux que me détromper de bonne foi, si je suis dans l’erreur, et que poursuivre sans relâche avec patience et humilité ma justification, si je ne me trompe pas, et si on me calomnie touchant ma foi. La Cour de Rome voudra au moins contenter le Roi, en me faisant peur pour me réduire à un accommodement, si elle ne croit pas le devoir contenter en me condamnant. Mais, s’il plaît à D[ieu], je n’aurai aucune peur jusqu’au bout ; car, supposé même qu’on voulût effectivement me condamner, j’aime mieux finir par une condamnation rigoureuse, et reçue avec une sincère soumission, que par un accommodement qui renfermerait la moindre équivoque. …
… Pour Mad. Guion, vous avez tous les faits écrits de ma main. Faites-les bien valoir en cas de besoin ; plaignez-vous hautement et amèrement de ces manières indirectes et malignes de me flétrir par des faits, quand on succombe pour le dogme. Quelle foi peut-on avoir en mes parties sur des faits secrets, puisqu’ils ont interprété si injustement mes paroles claires, et qu’ils en ont tronqué et altéré à la face de toute l’Église ? Par quel esprit pourraient-ils publier ces faits, supposé même qu’ils fussent véritables ? et ne doit-on pas les soupçonner de faux, puisqu’ils ne pourraient (même s’ils étaient véritables) les divulguer que par passion et par malignité ? Enfin je dis comme S. Chrysostome, moi indigne : S’ils prouvent que j’aie manqué contre la foi ou contre les mœurs, je veux que mon nom soit rayé du catalogue des évêques, je donnerai une démission ; mais aussi, que leur fera-t-on, s’ils succombent comme des calomniateurs en accusant leur frère ? …
… À l’égard des faits sur Mad. G[uyon], promettez une histoire bien prouvée par des témoins qui sont révérés de tout le public, et qui éclaircira tout ce que M. de Paris embrouille. Je vous réponds qu’ils trouveront encore moins leur compte sur les faits que sur les dogmes. Ils ne veulent (je le vois bien) que me flétrir par les faits de Mad. G[uyon], ne pouvant le faire par la doctrine, et qu’engager le Pape à me faire signer une espèce de formulaire pour condamner Mad. G[uyon], afin de pouvoir dire qu’ils ont enfin obtenu tout ce qu’ils voulaient, en m’arrachant cette souscription contre mes sentiments cachés ; mais vous voyez l’art pour me flétrir. Ce serait me flétrir pour contenter leur passion et leur point d’honneur. …
Au même moment l’abbé de Chanterac lui écrit sur l’usage romain de l’expression « bonne amie »54, tandis que Fénelon s’exprime sur elle en s’adressant à d’autres :
539. À L’ÉVÊQUE DE [SAINT-PONS ? 55]. À Cambray, 4 août [1698].
… Pour la personne de Mad. Guion, il est vrai que je l’ai estimée sur de bons témoignages de sa vertu. Elle m’a toujours protesté qu’elle n’avait que de l’horreur pour la doctrine qu’on lui impute. Elle a pu dissimuler et me tromper. Il s’en faut beaucoup que je ne sache pénétrer le fond des cœurs. Je ne me suis jamais mêlé de la justifier ; je l’abandonne, comme je l’ai fait, il y a déjà longtemps, au jugement de ses supérieurs. Personne n’a plus de zèle que moi contre les erreurs qu’on lui attribue, et personne n’aura plus d’indignation contre elle, dès qu’il sera vérifié qu’elle m’a trompé…
… Pour Mad. G[uyon], ne craignez point de dire qu’en croyant toujours ses livres censurables, ne connaissant point les visions, et ne doutant jamais sur ses mœurs, je l’ai estimée, révérée comme une sainte, et crue très expérimentée sur l’oraison. …
… J’ai cru Mad. G[uyon] une très sainte personne qui avait une lumière fort particulière par expérience sur la vie intérieure ; mais je n’ai aucune connaissance de curé. En général, tout homme qui a aimé les personnes de piété et d’oraison, est exposé, comme je le suis, à avoir pris pour des saints et pour des saintes des gens trompeurs. Si on recherchait de même pour d’autres, on trouverait peut-être qu’ils ont estimé ce qui ne le méritait pas56. Pour moi, je ne me rends pas caution de toutes les personnes dont j’ai été édifié. De plus, on fait en notre temps une grande injustice à la vie contemplative. C’est de la rendre suspecte à cause des hypocrites qui ont couvert leurs infamies de cette belle apparence. On veut chercher dans les principes des contemplatifs quelque chose de dangereux, qui mène au dérèglement. C’est par cette méthode que M. de Meaux se jette dans l’extrémité de n’admettre que l’amour d’espérance, de peur que celui de pure charité ne détache trop les hommes du désir du salut et de la crainte des peines. C’est par cette méthode que beaucoup de gens rejettent toute oraison de quiétude, toute contemplation, tout ce qui n’est pas l’oraison d’actes discursifs. S’ils osaient, ils supprimeraient tous les livres des saints mystiques. Enfin, je voudrais qu’on prît garde que la plupart de ces malheureux qui cachent des infamies sous une apparence d’oraison, sont plutôt des hypocrites qui veulent tromper les autres, et à qui la spiritualité ne sert que de prétexte, que des hommes trompés, et que la spiritualité ait jetés dans l’illusion. La mode est venue d’imputer au Quiétisme toutes les infamies que des fripons font sous prétexte de dévotion…
…7° Dites partout et hautement que j’ai cru Mad. Guion une vraie sainte fort expérimentée sur les choses d’oraison et de vie intérieure ; que, si elle est trompeuse comme on le dit, j’ai été fort trompé dans le fait par son hypocrisie. Comme M. de Meaux peut avoir quelque lettre que j’aie écrite avec une très particulière confiance à cette personne, il faut préparer les esprits là-dessus, pour empêcher la surprise que font ces sortes de choses, quand elles ne sont pas attendues. Du reste, je n’ai tant estimé Mad. G[uyon] qu’à force de la croire tout le contraire de ce qu’on dit qu’elle est. …
…. 2° J’ai composé, selon votre désir, une lettre au Pape dans les termes les plus forts contre le quiétisme, et les plus remplis de ménagement par rapport à la paix, que ma conscience m’a pu permettre. Vous verrez que j’y promets une soumission sans réserve pour le jugement de mon livre, tant sur le fait que sur le droit. Pour ceux de Mad. Guion, je montre que je les ai toujours condamnés sans distinction de fait et de droit. J’offre même au Pape de condamner jusqu’aux intentions de la personne, s’il connaît par lui-même, après l’avoir examinée, qu’elle est fanatique et hypocrite, comme on le dit. Enfin je lui promets de donner là-dessus une nouvelle déclaration faite exprès, quoiqu’un tel acte fût une espèce de formulaire et d’abjuration qui me flétrirait à jamais : je la lui promets, dis-je, par pure obéissance, contre toute la pente de mon esprit et de mon cœur, supposé qu’il veuille me flétrir ; car j’aime mieux être flétri que de manquer de soumission et de patience. …
Puis Fénelon s’adresse au confident ami de M. de Chartres (Godet des Marais) :
…. 1° Je ne puis parler contre les intentions personnelles ou sentiments de Mad. G[uyon], qu’en blessant ma conscience. Je n’ai rien vu de tout ce qu’on en dit. Ces choses peuvent être vraies, mais je ne les sais pas ; et si je les disais, sans les savoir avec certitude, je parlerais témérairement. Que ses supérieurs les déclarent, s’ils les ont clairement vérifiées : pour moi, il ne m’est pas permis de les déclarer sans les savoir, et il ne convient point à un évêque de les déclarer sur l’examen d’autrui, sans les avoir examinées par lui-même. …
… Voudrait-on à Rome me condamner, à moins que je ne condamne les intentions intérieures de Mad. G[uyon], que j’ai un si grand intérêt de dire que je n’ai jamais connues telles qu’on les dépeint, et que ma conscience ne me permet pas de croire si abominables, sans en avoir vu aucune preuve. …
… D’un côté, vous m’assurez qu’on est bien persuadé à Rome que mon livre n’est point l’apologie de Mad. G[uyon] ; de l’autre, vous me dites, de la part de l’auteur du mémoire rebuté57, que tout est en un extrême péril, si je ne condamne encore, dans une lettre au Pape, les livres et la personne de Mad. G[uyon], sans restriction. Cela me ferait croire, ou que l’auteur du Mémoire vous pousse, étant secrètement poussé du côté de France, ou bien que Rome n’est point assurée, comme on vous le témoigne, sur l’apologie de Mad. G[uyon], et qu’on a reçu de ce côté-là quelque accusation secrète58. C’est pourquoi je vous conjure d’insister auprès du Pape, avec les plus vives instances, afin que, si on lui allègue quelque autre preuve secrète contre moi sur les faits, elle me soit promptement communiquée, et que je puisse réfuter la calomnie qui se cache avec une apparence de modestie, pour m’assassiner avec plus de sûreté. Pour Mad. G[uyon], je laisse au Pape le jugement de sa personne et de ses intentions, pour me conformer à ce qu’il en jugera après l’avoir examiné. Peut-on pousser plus loin la soumission, et l’éloignement de tout entêtement sur une personne ? Ce n’est pas une précaution qu’on cherche contre Mad. G[uyon] ; c’est une flétrissure qu’on veut me donner, en exigeant de moi une abjuration de cette personne….
…On mande de Paris que Mad. Guyon] est morte à la Bastille59. Je dois dire après sa mort, comme pendant sa vie, que je n’ai jamais rien connu d’elle qui ne m’ait fort édifié. Fût-elle un démon incarné, je ne pourrais dire en avoir su que ce qui m’en a paru dans le temps. Ce serait une lâcheté horrible que de parler ambigument là-dessus pour me tirer d’oppression. Je n’ai plus rien à ménager pour elle : la vérité seule me retient. …
Cette série de rapports entre Fénelon et son représentant à Rome précède la condamnation de leur cause par le bref de 1699. L’archevêque se tait alors pour tout ce qui touche le quiétisme et son amie. Cela ne l’empêchera pas de garder des contacts par l’intermédiaire des visiteurs et de son neveu le marquis de Fénelon. Faisant un grand saut dans le temps, on retrouve madame Guyon désignée par « N. » dans la lettre suivante :
… Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autre les écrits de N., que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés60. N’y en a-t-il point trop de copies ? ne les communique-t-on point trop facilement? chacun ne se mêle-t-il point de décider pour les communiquer comme il le juge à propos, quoiqu’il ne soit peut-être pas assez avancé pour faire cette décision? Je ne sais point ce qui se passe; ainsi je ne blâme aucun de nos amis. Mais en général je voudrais qu’ils eussent là-dessus une règle de l’auteur lui-même qui les retînt.
Il y a dans ces écrits un grand nombre de choses excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. …
Reste la seule longue lettre de mai 1711 qui nous soit parvenue en témoignage de la poursuite de leur contact épistolaire par questions-réponses. C’est une pièce essentielle et longue qui montre l’importance que Fénelon attachait aux avis de Madame Guyon 61.
‘Écrit de la propre main de M. l’Archevêque de Cambray que l’on a avec les réponses en marge de Madame Guion’ 62.
[Question :] Si la guerre dure nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre mauvais événement enlèvera toute cette frontière à la France 63. Il faut attendre en paix la volonté du P.[etit] M.[aître] et Le laisser Se jouer de nous.
J’ai fait réponse sur le mémoire 64 qu’il fallait suivre votre sentiment sur les gens et les places. Peut-être Dieu aidera-t-Il ce bon prince : Dieu peut tout. Je vous avoue que je suis fort affligée que le R[oi] tournât ses armes contre lui, mais, pour tout le reste, on peut le faire si on est sûr de la paix à ses conditions. Mais croyez-vous que les ennemis la donnent de bonne foi et qu’après avoir détrôné le fils, ils ne tâchent pas de détrôner le père 65 ? Je ne vois point qu’on se convertisse ni qu’on s’humilie. Il semble qu’on ne travaille qu’à augmenter la mesure des iniquités. J’en suis souvent affligée.
[Q.] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore ? En quel état est votre santé ? N’avez-vous besoin d’aucun secours pour des commodités dans votre indisposition ? Je serais ravi de vous envoyer tout ce que vous voudriez bien souffrir que je vous envoyasse66.
Il est vrai que la pensée que je mourrais bientôt m’a resté quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que put [Dupuy] m’a mandé vous avoir envoyée par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait benedic me pater.
[Q.] La p.[etite] D.[uchesse]67 ne m’écrit presque plus; pour moi je lui écris moitié vérité dite avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales, et amitiés pour ne lui montrer point trop de changement, mais je vois bien que son cœur demeure malade parce qu’elle croit que tous nos bonnes gens5 ont changé et ont tort à son égard. Elle est piquée à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son joug.
Il est certain que la petite d[uchesse] est fort peinée du changement universel et qu’elle ne prend point le change, que toute amitié qui ne sera point accompagnée de confiance et de dépendance ne la contentera pas. C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être 68. Il est plus sûr d’obéir que de commander.
[Q.] Le petit abbé fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée69. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.
Le petit abbé ne devrait pas se laisser aller au sommeil : c’est cela qui l’appesantit et qui le vieillit. Comme je dors peu la nuit à cause de mes infirmités, quelquefois je dormirais volontiers de jour une heure, mais je ne m’y laisse point aller. Me trouvant la tête embarrassée jusqu’à en avoir la fièvre, je prie le Seigneur de vous le conserver, car il vous est utile ; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, cher père, comment ne vous êtes-vous pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie ?
[Q.] L’abbé de Chanterac, homme savant, expérimenté, pour toutes les matières ecclésiastiques, et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse, (c’est lui qui a été à Rome pour moi, et qui s’y est acquis une grande vénération) est accablé d’incommodités et, à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux dans sa vieillesse caduque70. Je n’ai que lui pour conseil éclairé dans les matières difficiles de droit canon. Je ne saurais compter sur les gens du pays. Lui ferais-je toujours violence pour le retenir, ou bien m’abandonnerais-je à la Providence pour m’en passer?
Je serais très fâchée que l’abbé de Ch[anterac] vous quitte. Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église ? Que ne donnerais-je pas pour cette sainte Mère si déchirée, si combattue, qui porte dans Ses entrailles un millier d’Esaü pour un Jacob ? Si vous pouvez le retenir, tâchez de le faire avec votre douceur ordinaire. Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle et je m’oublie absolument de tout le reste ; je vois ici un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit 71. S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner ? mais arrêtez-le si vous pouvez.
[Q.] J’ai ici M. l’abbé de Laval, homme de grande condition72, plein d’honneur et de probité, sensible à l’amitié jusqu’à une délicatesse épineuse, assez savant, et véritablement désabusé du jansénisme dont il avait été fort prévenu. Son naturel est haut, sec, négatif, roide, âpre, critique et dédaigneux. Il ne se fait point aimer. Il sent son naturel et voudrait faire mieux, mais l’humeur le tourmente. Il a le cœur serré et ne peut l’ouvrir. Voilà bien des défauts pour l’épiscopat. Mais en comparaison de tant d’autres qui ne valent rien, voilà d’excellentes qualités. Le puis-je proposer comme un bon sujet en cas que le père confesseur du roi trouvât quelque ouverture pour le faire évêque ?
Ce qui fait qu’il y a si peu de gens qui réussissent, c’est qu’on ne connaît point la petitesse, la hauteur et le partage de ceux qui se disent honnêtes gens : il faut porter les défauts, et c’est ce qu’on trouve partout. On regarde l’humilité chrétienne comme une chose honteuse. Les gens mêmes qui en parlent et qui l’affectent en sont infiniment éloignés. Elle ne consiste pas dans les discours, mais dans une simplicité petite et naïve qui n’a rien de lâche et de pusillanime, qui est au-dessus et au-dessous de tout. Vous ne trouverez cela que dans les gens qui aiment Dieu réellement, car tant qu’on s’aime soi-même pour peu que ce soit, on n’est point parfait dans l’amour, et on veut quelque chose et être compté être bon à quelque chose. Que Dieu a peu de cœurs dont Il puisse disposer absolument. Il faut prendre les moins mauvais, et je crois que vous le pouvez proposer pour être é[vêque] 73. Ce qui m’effraye, c’est que les gens qui ont été placés parce qu’ils paraissaient opposés au Jan[sénisme], le deviennent dès qu’ils sont placés : on ne trouve que cela, les plus déréglés s’en piquent.
[Q.] L’abbé de Beaumont74 a un très bon esprit et une grande étendue de connaissances fort exactes avec un cœur noble, ingénu, et très pieux. Mais il est très lent, d’une exactitude excessive et amusé par ses curiosités75. Je ne trouve pas qu’il avance dans l’intérieur, comme je le désirerais. Il y a trop de raison en lui.
Que ne dites-vous à l’abbé de Beaumont votre pensée, car il croit vous obéir comme un enfant. Rien n’est plus nuisible à l’intérieur que la curiosité et la propre raison. Amour, vous aviez raison de dire qu’il faut devenir comme un enfant pour entrer au royaume des cieux, il faut être tel pour le royaume intérieur. Dieu ne demande pas de tous l’austérité, mais la mortification du propre esprit, qui n’est rendu souple, non plus que la volonté, que par un renoncement continuel jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien à renoncer.
[Q.] Je suis bien embarrassé sur les jansénistes de ce pays. Tout notre clergé en est plein, et nous n’avons presque aucun bon sujet qui ne soit prévenu en faveur de la nouveauté. Si je tenais ferme pour n’admettre que les ecclésiastiques opposés à la nouvelle doctrine, je remplirais mal les places. Je n’aurais que des sujets ignorants et faibles. Le tempérament à prendre, ce me semble, est de se servir des moins mauvais qu’on trouve, de ne mettre point dans les places principales ceux qui sont les plus entêtés, de tâcher de gagner les autres, et cependant de travailler à former des sujets dans d’autres principes opposés. Qu’en pensez-vous ?
Le mal dont vous vous plaignez est universel. Je crois qu’il faut prendre les moins entêtés, tâcher de les éclairer comme vous faites, et abandonner le reste à Dieu : c’est sa chose. J’espère beaucoup des ouvrages sur saint Augustin et sur saint Thomas, parce que cela éclaire sans combat et effarouche moins les esprits qu’une controverse 76. J’ai été frappée de ce qu’on n’a pas admis la bulle contre M. de Saint Pons : cela me fait voir qu’on protège secrètement ceux qu’on fait semblant de ne pas approuver. Il n’y a que Dieu qui puisse remédier à un si grand mal et si universel, mais il faut tâcher d’en former d’opposés. Le mal est que, lorsqu’on met ses sujets qui ne sont pas Jan[sénistes] dans les mêmes places où il y en a là, en moins de rien ils sont gagnés. Travaillez infatigablement pour l’Église, et j’espère que vous en recueillerez un jour les fruits et que Dieu vous conservera malgré votre délicatesse. Le R[oi] n’a pas de plus dangereux ennemis. Ils attendent la perte et la destruction de leur patrie avec une ardeur impatiente, ils s’en expliquent même d’une manière autant hardie que honteuse.
[Q.] Si M. l’abbé de Chanterac veut absolument nous quitter, je prierai M. l’abbé de Langeron de prendre sur notre séminaire l’inspection que M. L’abbé de Chanterac y a ; M. L’abbé de Leschelle77 est bon homme et bien à Dieu. Mais il a peu de fonds pour le travail ecclésiastique. Il a un neveu qui est incommodé, mais qui est de grande espérance, s’il peut rétablir sa faible santé.
C’est bien fait de mettre M. l’abbé de L[angeron] dans la place de L. de Ch[anterac]. S’il veut absolument quitter, qu’il dorme moins et Dieu l’aidera pour le mettre à portée de vous être plus utile.
Ce que vous dites de l’abbé de Leschelle est très vrai : il le sait et le connaît bien ; il a même des défauts, mais du reste bon et docile. Je donnerais ma vie pour un sujet. Il faut espérer que Dieu en donnera à l’Église. Je connais un ecclésiastique qui a été treize ans curé d’une paroisse de mon fils78. Il n’a quitté qu’à cause de son dérèglement d’œil. Il a quarante-huit ans, il sait prêcher, il a fort lu et goûté vos écrits contre le Jan[sénisme]. Il n’a pas de bénéfices. S’il était plus jeune, je vous le proposerais. Il est bachelier et n’a pu se pousser da[vantage]. [Il] est sage. Il approuve l’intérieur. Il a des défauts comme de n’avoir pas, à ce qu’on dit, tout le secret possible. Il comprend mieux qu’un autre ce qu’on lui dit et a du fonds. J’ai ouï dire à gens qui s’y connaissent mieux que moi qu’il était savant.
[Q.] Je ne suis point intéressé, mais il y a une certaine libéralité d’abandon qui n’est pas assez journalière et unie en moi. Je ne veux rien réserver ni pour moi ni pour les miens. Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.
Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre.
Je voudrais savoir si vous avez reçu mes deux lettres, mandez les mots à Put, qui disent que vous les avez reçus avec un oui ou non pour la dernière. Si je dois vous faire un plus grand détail, mandez que j’écrive plus amplement. Si ce que j’ai écrit suffit, usez-en auprès de Dieu comme il vous plaira pour lier ou délier. Si vous voulez que je fasse à l’abbé Colas 79 ce que je vous ai mandé, un oui me suffira. Ne lui nuirais-je point à lui-même par là ? Commandez : vous serez obéi.
[Q.] Je quitterais, même en pleine paix, mon revenu, qui est grand, pour me retirer dans une solitude où je n’aurais que le nécessaire avec du repos et de la liberté. Je ne serais en peine que pour mon neveu, qui a besoin de mon secours. Mais je crains les grosses dépenses que je fais par l’abord continuel que nous avons sur cette frontière, et par la facilité avec laquelle nous faisons les honneurs à tous, allant et venant. D’un côté, j’aime à faire honneur à l’Église par une dépense noble et bienfaisante. D’un autre côté je me reproche de n’être pas dans une certaine frugalité apostolique. Il y a en tout cela quelque chose de mélangé et de vertueux humainement. Cela n’est pas assez simple. Qu’en dites-vous ? D[ieu] seul sait ce qu’Il fait en moi pour m’unir à vous.
J’entre dans toutes vos raisons sur le mémoire qu’on ne m’a jamais exposé de la sorte, mais par le seul revers il n’y a pas à hésiter et le scrupule ne vaut rien en cette occasion. Mille fois à vous dans notre petit Maître 80.
§
Après cette longue lettre de questions et réponses en deux colonnes ne nous est parvenue qu’une seule autre brève missive81 :
… On [Fénelon] me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [don] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi, ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on [n’]y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.
On fera aussi la neuvaine que vous avez demandée et on la commencera le 29 de ce mois82. On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P. P. [le duc de Bourgogne] et au petit abbé [de Langeron]. On aime de tout son cœur et on embrasse votre fils, M. F[orbes]83, avec une véritable tendresse. On est à vous sans mesure.
Sous le titre de cette seconde partie qui succède à « Une rencontre mystique » je regroupe des passages souvent brefs. Ils ont été relevés au fil de diverses lectures84, hors la plus récente qui porte sur la Correspondance.
Je suggère de se reporter pour compléments à la seconde moitié du volume [CP 1] : elle est aisément accessible dans la collection de la Pléïade et regroupe de nombreux textes spirituels.
Fénelon aimera proposer une approche « philosophique » prouvant l’existence de Dieu85, ce qu’il débute dès 1687 par une « Réfutation du système du Père Malebranche sur la nature et la grâce »86 :
…Je prétends que Dieu a mis dans son ouvrage une autre marque beaucoup plus éclatante et plus universelle de sa dépendance, je veux dire l’art divin qui règne dans toute la nature. […] Il ne faut qu’ouvrir les yeux. [OP 2], 85a 87.
…L’essence divine n’est point un être absolu et indépendant; car on ne peut la concevoir sans concevoir l’ordre, et on ne peut concevoir l’ordre sans concevoir aussi le monde existant, comme un être qui est hors de Dieu, et qui lui est pourtant nécessaire. [OP 2], 85b.
…Son bon plaisir, et le décret de Sa volonté. Si nous le méditons bien, nous trouverons que la plus haute idée de perfection est celle d’un être qui dans son élévation infinie au-dessus de tout, ne peut jamais trouver de règle hors de lui, ni être déterminé par l’inégalité des objets qu’il voit; mais qui voit les choses les plus inégales, égalées en quelque façon, c’est-à-dire également rien, en les comparant à sa hauteur souveraine; et qui trouve dans sa propre volonté la dernière raison de tout ce qu’il a fait. [OP 2], 88b.
Écrit à l’occasion des Conférences d’Issy, exposé par une lettre adressée à Bossuet le 28 juillet 1694 : « Je vous expose simplement, et sans y prendre part, ce que je crois avoir lu dans les ouvrages de plusieurs saints…88 ». Ce mémoire 89 précèderait donc de peu le Gnostique de saint Clément composé durant l’été 1694.
Si vous prouvez la vérité de l’amour pur d’abandon et de Sainte Indifférence, vous prouverez un état90. Cette Indifférence [195] n’est certainement pas une disposition passagère ni un transport de certains moments, c’est un état d’amour, [§ 2] si purifié qu’il n’admet plus que la conformité à la chose aimée. En sorte que l’âme ne s’occupe plus volontairement ni du goust quelle y peut trouver, ni de la peine quelle souffriroit si elle cessoit d’aimer, ni de la récompense attachée à l’amour, ni de son amour même, mais uniquement de son bien aimé. Cet amour si simple qui ne se regarde pas soi-même, pour ne regarder que le bien aymé, et pour vouloir tout ce qu’il veut en ne voulant jamais rien de distinct par soi-même, ne doit changer que pour se purifier davantage, et par consequent pour être de plus en plus dans l’habitude de la sainte indifférence. Si l’âme varie un peu pour de petites infidélités, il ne s’ensuit pas que cet état ne soit point permanent. L’état du Juste ordinaire qui a l’amour habituel, est sans doute permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible à l’esgard des pechez mortels, ni entierement invariable à cause [§ 3] des pechez veniels qui l’alterent un peu sans le détruire. L’état de la sainte indifférence est tout de même un état permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible dans les grands pechez ni inalterable par de petites infidelitez ou fautes passagères [196] qui altèrent la sainte indifference et qui ne la detruisent pourtant pas.
Dez qu’on a reconnu que la sainte indifférence est un état habituel, il s’ensuit que voilà un état où l’on est indifferent pour tout ce qui n’est pas Dieu même et sa volonté : on est indifferent pour toutes les choses temporelles et sensibles; on est indifférent pour tous les dons ou gousts spirituels qui ne sont pas l’amour de Dieu même. On n’est pas indifferent pour sa volonté qui est Luy même, ni par [§ 4] conséquent pour aucun des points de sa Loy et des préceptes91 de son Église; mais on n’a plus de volonté pour tout le reste, qu’à mesure que la volonté de Dieu se déclare intérieurement ou extérieurement. C’est ce qui fait la nôtre. Nous sommes en suspens pour toutes les choses où la volonté de Dieu est encore suspendue à notre égard; ensuitte nous ne voulons que ce que Dieu nous paroist precisément vouloir92.
[197]. Non seulement nous ne voulons point, dans cette indifference, les choses que nous ne scavons pas si Dieu veut pour nous, mais nous ne nous regardons pas nous-même, ni nostre interest; cela va jusqu’à ne regarder pas même notre amour, pour ne voir que le bien aimé; en effet l’occupation libre a et volontaire de notre amour pour Dieu est une reflexion et un retour sur nous [§5]-mêmes, qui nous distrait un peu volontairement de l’occupation simple et directe du bien aimé93 ; par consequent, ce retour volontaire seroit une petite altération de la sainte indifférence où l’âme est habituellement. Dez que vous avés admis cet état, vous le nommerez comme il vous plaira. Les mystiques ne disputeroient sur les noms, mais ils ne veulent point d’autre abandon ni d’autre état passif que celui-là; les actes réfléchis sur soy ne sont plus de saison : au lieu de renouveler l’amour, ils interrompent son mouvement simple et direct. Il est vray que tous les actes indif‑[198]ferents pour les choses communes de la vie n’interrompent point cet amour habituel et direct, parce que toutes ces choses sont dans l’ordre de cet amour et ne font point retourner l’âme volontairement sur elle-même et sur ce quelle fait.
Les distractions involontaires tout de même, par [§ 6] la raison qu’elles sont involontaires n’alterent point cette tendance simple et directe de la volonté. Il y a aussy beaucoup de retours involontaires sur soi-même, qu’il faut mettre au rang des distractions involontaires; ainsy il ne faut point s’estonner qu’une âme en cet état s’occupe de ses affaires et du commerce innocent de ses amis qui est dans l’ordre de Dieu, et qu’elle ait même beaucoup de distractions pendant qu’elle ne peut penser à son état intérieur94. Ces affaires se font par fidelité à l’amour sans retour95 ; ces distractions sont involontaires. Mais l’âme ne peut faire par grace une action de piété qui est contre son attrait de grace ; elle peut bien se distraire infidellement, mais non pas réfléchir par grace contre [199] son attrait96. Cela posé, vous excluez tous les actes reflechis [qui estoient volontaires,] vous excluez même l’occupation que vous auriez [§ 7] de vostre amour. N’est ce pas là cette nuict de l’esprit dont parle le B. H. J. de la Croix, où l’âme s’unit à Dieu par le non sçavoir et le non vouloir, les puissances estant suspendues pour tous les actes reflechis ? [EP-194/9].
C’est un état [“l’indifférence”] qui exclut toute gratitude, tout remerciement, tout acte reflechi et apperçu; où l’âme laisse tout vouloir à Dieu pour elle à son gré, où la volonté de Dieu donne seule le contrepoids au cœur, où l’on n’a plus aucun vouloir propre, où la volonté entierement abandonnée ne perit pourtant pas tout à fait; cet amour n’oseroit se regarder soy même mais le seul bien aimé; cette volonté trespassée en celle de Dieu ne peut presque cotre nommée d’aucuns termes. Ce n’est ni consentement ni acquiescement ni union qui est l’acte d’unir, mais unité qui est un estat stable. [EP-203].
…il faut que Dieu seul donne le contrepoids au cœur, que l’âme n’ait plus aucune volonté propre; il faut que trespassée en Dieu elle se laisse porter par luy, qu’elle ne s’excite plus pour s’unir, mais qu’elle demeure dans l’unité97. Voila la Sainte Indifférence qui est un abandon sans reserve pour l’exterieur et pour l’interieur. [EP-206].
…l’âme en parfait equilibre ne reçoit le contrepoids que de Dieu seul, n’ayant aucun mouvement ou desir propre elle est tournée en tout sens par toutes les impressions de la grâce : c’est comme une boule qui se tourne egalement de tous les costez, et que la moindre impulsion determine, parce qu’elle n’a ni situation ni determination propre98 -- cet état n’est que la parfaite mort à soy et l’entiere docilité à l’esprit Intérieur; c’est ce qu’on voit dans tout ce que faisoient les hommes divins. L’esprit les mene, les ramene, parle à eux, se tait en eux : ils sont livrez à la grâce, traditi gratiae dei99, ce qui est la vraye passivité; ils n’ont d’autre regle que l’esprit Intérieur qui les conduit. Ils sont des choses contraires à toute la sagesse humaine et sont souvent privez de ce qu’on appelle les pratiques regulieres et les moyens [§ 37] exterieurs de la vertu commune; cet état est un état de mort continuelle à soy et de foi semblable à celle d’Abraham qui va conduit par l’esprit intérieur sans sçavoir où; toutes les mortifications et les austérités imaginables qu’on choisit soy-même n’ont rien de comparable à cet état de foi sans goust ni soutien appere où l’on va toujours sans estre jamais sûr de ce que l’on fera et ou l’on se laisse toujours mener par cet esprit de grace et de mort contre tout amour propre. [EP-218/9].
[§ 41] Quoy qu’il n’y soit pas accompagné de ses dons sensibles et miraculeux qui ne sont pas luy même100 et qui luy sont infiniment inferieurs, n’est-il pas constant qu’il habite, qu’il agit, qu’il parle, qu’il demande, qu’il désire sans cesse en chacun de nous ? [Il n’est donc question suivant cette verité de notre foi, que de l’écouter, de luy faire un profond silence, de faire tomber tout mouvement et toute pente propre pour recevoir plus librement dans le parfait équilibre toutes les impulsions les plus delicates de cet esprit qui ne cesse de demander.] Il ne cherche qu’à parler, qu’à demander, qu’à operer toutes choses en tous101. [L’unique obstacle vient de nos empressements, de nos preventions, de nos volontez determinées, de nos desirs auxquels nous tenons, de nos repugnances, de nos secrets retranchements, des bornes que nous donnons à cet esprit.] Si nous ne luy resistons pas directement, du moins nous le contristons par nos [§ 42] hesitations dans l’etat de foy et par nos petits melanges. Voila ce monstre de l’estat passif pour lequel on demande des preuves rigoureuses comme contre les nouveautez des protestons; l’état passif c’est le christianisme tel qu’il est commandé dans l’Évangile, c’est le pur amour et l’abnegation entiere de soy même; c’est la conformité à toute volonté de Dieu, [222] c’est la fin essentielle pour laquelle nous avons esté créez c’est la souplesse de l’âme à toute impression de la grace en sorte que ne voulant rien de distinct par elle-même elle est toujours voulant ce qu’il plaist à Dieu de luy faire vouloir en chaque moment. [EP-221/2].
Il y a un Amour divin extatique qui ne permet point que les amants soient à eux-mêmes, mais à ce qu’ils aiment102. Le mot d’extatique ne doit donner aucune idée de ravissement sensible et passager. C’est un amour qui défie l’âme, qui la met hors d’elle, hors de tout retour et de tout interest propre, qui est la sainte indifference, qui ne [§ 49] permet plus à l’âme d’estre sienne, et qui ne l’occupe que du bien-aimé voila dans cet état passif l’indifference voyons quelle en est la raison.
L’âme dit St Denys103 entre dans la nuict de l’incomprehensibilité dans laquelle elle exclut toutes les apprehensions [227] scientifiques, elle s’attache entierement à ce qui ne peut estre ni touché, ni vu : elle est toute à celuy qui est au dela de tout, elle n’est ni à autruy, ni à aucune chose, ni à soy, mais avec ce qui est entierement inconnaissance incomprehensible par la cessation de toute connoissante, elle y est unie par la meilleure partie d’elle-même (qui est sans doute le fonds intime de la volonté sans reflexion) et par là même qu’elle ne connoit rien elle connoit au-dessus de toute connaissance; voila mot à mot ce que le B. H. J. de la Croix dit de l’evacuation des puissances. Ce n’est ni ravissement ni lumiere passagere. C’est l’estat d’amour [§ 50] et d’union dans la nuict de la foi et la cessation de tout acte apperçu. Il dit à Timothée dans la mystique contemplation : laissés les sens et les operations de l’entendement, tout ce qui est sensible et intelligible et tout ce qui est et tout ce qui n’est pas, afin que vous vous esleviez incomprehensiblement, autant qu’il est permis, à l’union [228] avec ce qui est au-dessus de toute essence et de toute sçience.
Il n’est pas permis de dire qu’il parle d’une contemplation par ravissement qui est passagere et involontaire; c’est des enseignements qu’il donne pour entrer dans cet état, c’est une contemplation libre et active qu’il propose pour les commençants; laissez, dit-il, les sens de l’entendement par un exercice fait avec attention. [EP-226/8].
…cela nous fera entendre la force des paroles de saint Augustin qui raconte sa conversation avec sainte Monique. Il faudroit rapporter le chapitre entier. Il est manifeste que saint Augustin represente une Contemplation absolument conforme à celle dont parle saint Denys; il s’eleve vers ce qu’il appelle ailleurs idipsum : nous verrons dans son explication des Psaumes que cet idipsum selon luy est l’être immobile de Dieu, il passe de degré en degré au dessus de tout ce qui est corporel, il monte interieurement encore plus haut pensant neanmoins et raisonnant encore. Nous arrivâmes104, dit-il, à nos entendements, [232] et nous les surpassâmes (c’est ce que les mystiques appellent outrepasser) pour atteindre à la region [§ 56] d’abondance intarissable où vous nourrissez, ô Dieu, Israël de vostre eternelle verité. Nous y atteignismes un peu de tout l’élancement de notre cœur (foto ictu cordis), nous soupirâmes, dit-il, et nous laissâmes là comme des marques de notre navigation sur un rivage étranger, les premices de l’esprit attachées, et nous revinmes au bruit des paroles qui ont un commencement et une fin. Nous disions ensuitte si le Tumulte de la Chair se tait etc [...] si l’âme se tait à elle-même, ipsa sibi anima sileat […233] Voila manifestement l’exclusion de toute image, de tout discours, de tout acte reflechi, de tout retour sur soy même et sur sa propre operation; voila une oraison de silence où l’âme ne parle point à Dieu, mais ecoute en silence Dieu qui luy parle de cette parole eternelle et substantielle qui est sans succession de discours; voila l’amant qui est occupé du bien aimé et point de son amour; voilà la Contemplation active que saint Denys propose à Timothée commençant. Il est vray que saint Augustin ne l’a icy que passagere, aussy n’est il alors que commençant; nous trouvons encore precisement le même chose dans l’auteur des Meditations attribuées à St Augustin; il veut que dans le silence de toutes les creatures et de lame même, elle se quitte et parvienne [§ 58] à Dieu pour fixer en lui seul les yeux de la foy, oculos fidei figat. [EP-231/3].
Mais il n’est pas [§ 68] question de l’autorité de Cassien, il s’agit de celle de saint Anthoine patriarche des Solitaires et des Contemplateurs qui est sans doute de la plus grande autorité pour la vie interieure. Il s’agit d’une tradition constante, quoy que secrette, des plus sublimes solitaires sur une oraison qui est le but de tout leur état; qui est un état elle-même, et une immobilité de lame, une oraison perpetuelle et incorruptible sans discours, sans actes, sans images, qu’on commence selon la méthode de saint Denys par une contemplation active et toute reünie dans une seule occupation simple qui finit par un état de l’âme immobile et par une inspiration semblable à celle des ecrivains sacrez. Enfin remontez à saint Clement et vous trou-[239]verez dans son Gnostique toute la voye de l’oraison passive [§ 69] apprise des Disciples immediats des Apôtres. Voila sans doute une Tradition bien constante qui explique les passages mystérieux de l’ecriture sur lesquels elle est fondée. N’est il pas admirable d’entendre parler d’un costé saint Clément et saint Anthoine, et de l’autre saint Denys presque dans les mêmes termes ? [EP-238/9].
Le Gnostique, composé peu après le Mémoire sur l’Etat passif, est un opuscule de Fénelon du plus grand intérêt parce qu’il exprime avec bonheur ce que Fénelon entend par amour pur, hors de tout sentiment et ressenti. Il traduit également l’esprit qui animait le cercle quiétiste à l’époque des rencontres d’Issy, et le désir -- largement partagé, il existait également à Port-Royal -- de remonter aux véritables sources chrétiennes, par l’intermédiaire de saint Clément, le plus ancien des Pères. De nombreux thèmes sont repris par Fénelon et madame Guyon : les enfants, notion fondamentale chez Clément signifient jeunesse, nouveauté et non infantilisme ; le christianisme n’est pas une pure espérance, mais implique une certaine participation à la vie divine ; la bonté et l’amour de Dieu créateur sont soulignés et il vaut mieux imiter Jésus plutôt que d’être crucifié avec lui ; le thème de la divinisation est bien présent. En voici quelques extraits de notre édition 105 :
[...] Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré ; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. [...] Je dois donc montrer : 1° que la gnose n’est point le simple état du fidèle ; 2° qu’elle consiste dans la contemplation et dans la charité ; 3° que c’est une contemplation et une charité habituelle et fixe ; 4° que c’est une charité pure et désintéressée. [...]
Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps ; et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. […]
Mais reprenons les paroles de notre auteur [Strom. IV, 22, 137] : « Celui qui est parfait, dit-il, fait le bien, mais ce n’est point à cause de son utilité. Quand il a jugé qu’il est bon de faire une chose, il s’y porte sans relâche, non en négligeant ceci et en faisant cela ; mais, étant établi dans l’habitude de faire le bien sans discontinuer, non à cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu, il rend sa vie parfaite selon l’image et la ressemblance du Seigneur. » Saint Clément conclut, en cet endroit [Strom. IV, 22, 138], que celui qui est véritablement bon, et établi dans cette habitude, imite la nature du bien, c’est-à-dire « qu’il se communique et qu’il n’agit que selon sa nature, sans autre pente que celle de bien faire ».
Le gnostique, dit saint Clément [Strom. VI, 9, 73], « demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement. » [...] Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, empêche-t-elle les occupations communes de la vie ? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met.
Écoutez saint Clément [Strom. VII, 7, 35]: « ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose. » Il ajoute encore que « le gnostique est toujours avec Dieu sans interruption ». « Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête ; persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges. » Il prie, dit encore ce Père [Strom. VII, 7, 19], « en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs ; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables ; il prie en toutes manières » ; c’est-à-dire, quelque chose qu’il fasse.
Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle ; sans actes réfléchis et distincts ; sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière ; les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assure notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit; de l’amour, et non pas du raisonnement. […]
Voilà cet, amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul [par ex. I Cor. 2, 15 ; Gal. 6, 1], il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu ; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, « et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu ». [...]
Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ! [...] Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est « l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi » [Strom. VII, 12, 69]. Mais cette action de grâces comment se fait-elle ? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se « complaire simplement dans tout ce qui arrive » [Strom. VII, 7, 45].
Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive. Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : « Toute union, dit-il [Strom. VI, 9, 73], avec les choses belles et excellentes se fait par désir ; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau ? » Voici sa réponse : « Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour ; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable. »
Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié parait une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. « Celui, dit, saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, « un Dieu conversant dans la chair » [Strom. VII, 16, 101]. « Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu » [Strom. VII, 13, 82]. […] « Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie à la vérité devient en quelque manière dieu, d’homme qu’il était » [Strom. VII,16, 95]. « Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement » [Strom. VII, 3,16]. Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes, qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire, pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. […]
Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste106. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. […]
En veut-on un exemple ? [...] Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis […] il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement [223] et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer107. Il ne pense pas toujours à soi-même […] Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis ; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. […] Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme ; au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même ; car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.
Changez seulement les noms ; et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques ne sont plus d’usage. [… 232]
Le gnostique, dit encore saint Clément, « devenu à Dieu, se crée et se forme lui-même ; et il forme aussi ceux qui l’écoutent » [Strom. VII, 3, 13]. Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués ; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. « Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres; vivant avec droiture, connaissant exactement ; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes » [Strom. VII, 12, 77]. On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles ; ce qui suppose sûrement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.
Mais voici une chose bien remarquable, et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avilir besoin de vertu ; le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique « a des tentations » ; il ajoute aussitôt : « non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain » [Strom VII, 12, 76]. Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable ; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression. [...] C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. […] Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps ; il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. [… 255]
Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance ; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.
Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit ; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre ; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle ; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler, que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive ; car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau ; elle le contraint, elle le violente, pour être bon ; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La sagesse se contemple elle-même en lui ; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connait la volonté du Seigneur ; et par l’esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’esprit.
Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent ; car c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu, ni compris. Nul chrétien pathique et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne, à ses disciples, les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bien heureux, suffisant à lui-mème, déiforme ou Dieu sur la terre ; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.
“Tradition des ss. Pères du Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X. Conférence de Cassien, par Feu Monsr. Fénelon, Archevêque-Duc de Cambrai.”108
[…] Et il assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions mortes [...]
Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.
Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales109 : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant110. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament111 : Ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite , toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.
On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes ; mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu , elle ne commence point à s’unir ; mais elle se trouve déjà toute unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.
Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle.
Ce n’est point une indolence stupide, une inaction intérieure, une non-volonté, une suspension générale, un équilibre perpétuel de l’âme. Au contraire, c’est une détermination positive et constante de vouloir et de ne vouloir rien, comme parle le cardinal Bona. On ne veut rien pour soi; mais on veut tout pour Dieu : on ne veut rien pour être parfait ni bienheureux, pour son propre intérêt; mais on veut toute perfection et toute béatitude, autant qu’il plaît à Dieu de nous faire vouloir ces choses, par l’impression de sa grâce, suivant sa loi écrite, qui est toujours notre règle inviolable. En cet état on ne veut plus le salut comme salut propre, comme délivrance éternelle, comme récompense de nos mérites, comme le plus grand de tous nos intérêts : mais on le veut d’une volonté pleine, comme la gloire et le bon plaisir de Dieu, comme une chose qu’il veut, et qu’il veut que nous voulions pour lui.
Il y aurait une extravagance manifeste à refuser par pur amour de vouloir le bien que Dieu veut nous faire et qu’il nous commande de vouloir. L’amour le plus désintéressé doit vouloir ce que Dieu veut pour nous, comme ce qu’il veut pour autrui. La détermination absolue à ne rien vouloir ne serait plus le désintéressement, mais l’extinction de l’amour, qui est un désir et une volonté véritable… [OP 1-1024].
O Dieu ! mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Dans cette impression involontaire de désespoir, elle fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l’éternité, parce que le cas impossible lui paraît possible et actuellement réel, dans le trouble et l’obscurcissement où elle se trouve. Encore une fois il n’est pas question de raisonner avec elle, car elle est incapable de tout raisonnement. Il n’est question que d’une conviction qui n’est pas intime, mais qui est apparente et invincible. En cet état une âme perd toute espérance pour son propre intérêt, mais elle ne perd jamais dans la partie supérieure, c’est-à-dire, dans ses actes directs et intimes, l’espérance parfaite qui est le désir désintéressé des promesses. Elle aime Dieu plus purement que jamais. Loin de consentir positivement à le haïr, elle ne consent pas même indirectement à cesser un seul instant de l’aimer, ni à diminuer en rien son amour, ni à mettre jamais à l’accroissement de cet amour aucune borne volontaire, ni à commettre aucune faute même vénielle. [OP 1-1036].
Ainsi chaque âme, pour être pleinement fidèle à Dieu, ne peut rien faire de solide ni de méritoire que de suivre sans cesse la grâce, sans avoir besoin de la prévenir. Vouloir la prévenir, c’est vouloir se donner ce qu’elle ne donne pas encore; c’est attendre quelque chose de soi-même et de son industrie ou de son propre effort […] Si on examine la chose de près, il est donc évident que tout se réduit à une coopération fidèle de pleine volonté et de toutes les forces de l’âme à la grâce de chaque moment. Tout ce qu’on pourrait ajouter à cette coopération bien prise dans toute son étendue ne serait qu’un zèle indiscret et précipité, qu’un effort empressé et inquiet d’une âme intéressée pour elle-même [OP 1-1038].
ARTICLE XXVI / VRAI / Pendant les intervalles qui interrompent la pure et directe contemplation, une âme très parfaite peut exercer les vertus distinctes dans tous ses actes délibérés, avec la même paix et la même pureté ou désintéressement d’amour, dont elle contemple pendant que l’attrait de la contemplation est actuel. Le même exercice d’amour, qui se nomme contemplation ou quiétude quand il demeure dans sa généralité et qu’il n’est appliqué à aucune fonction particulière, devient chaque vertu distincte, suivant qu’il est appliqué aux occasions particulières… / FAUX / La contemplation pure et directe est sans aucune interruption, en sorte qu’elle ne laisse aucun intervalle à l’exercice des vertus distinctes qui sont nécessaires à chaque état… [OP 1-1066].
Elles lui parlent à toute heure comme l’épouse à l’époux. Souvent elles ne voient plus que lui seul en elles. Elles portent successivement des impressions profondes de tous ses mystères et de tous les états de sa vie mortelle. Il est vrai qu’il devient quelque chose de si intime dans leur cœur qu’elles s’accoutument à le regarder moins comme un objet étranger et extérieur que comme le principe intérieur de leur vie. [OP 1-1070].
…repos de pure union. C’est ce qui fait que saint François de Sales ne veut pas qu’on l’appelle union, de peur d’exprimer un mouvement ou action pour s’unir, mais une simple et pure unité. De là vient que les uns, comme saint François d’Assise dans son grand cantique, ont dit qu’ils ne pouvaient plus faire d’actes, et que d’autres, comme Grégoire Lopez, ont dit qu’ils faisaient un acte continuel pendant toute leur vie. Les uns et les autres par des expressions qui semblent opposées veulent dire la même chose. Ils ne font plus d’actes empressés et marqués par une secousse inquiète. Ils font des actes si paisibles et si uniformes que ces actes, quoique très réels, très successifs et même interrompus, leur paraissent ou un seul acte sans interruption, ou un repos continuel. De là vient qu’on a nommé cette contemplation oraison de silence ou de quiétude. De là vient encore qu’on l’a appelée passive. À Dieu ne plaise qu’on la nomme jamais ainsi pour en exclure l’action réelle, positive et méritoire du libre arbitre, ni les actes réels et successifs qu’il faut réitérer à chaque moment. Elle n’est appelée passive que pour exclure l’activité ou empressement intéressé des âmes, lorsqu’elles veulent encore s’agiter pour sentir et pour voir leur opération qui serait moins marquée si elle était plus simple et plus unie. La contemplation passive n’est que la pure contemplation : l’active est celle qui est encore mêlée d’actes empressés et discursifs. [OP 1-1072].
…une eau tranquille devient comme la glace pure d’un miroir. Elle reçoit sans altération toutes les images des divers objets, et elle n’en garde aucune. L’âme pure et paisible est de même. Dieu y imprime son image et celle de tous les objets qu’il veut y imprimer. Tout s’imprime, tout s’efface. Cette âme n’a aucune forme propre, et elle a également toutes celles que la grâce lui donne. Il ne lui reste rien, et tout s’efface comme dans l’eau dès que Dieu veut faire des impressions nouvelles. Il n’y a que le pur amour qui donne cette paix et cette docilité parfaite. Cet état passif n’est point une contemplation toujours actuelle. La contemplation qui ne dure que des temps bornés fait seulement partie de cet état habituel. L’amour désintéressé ne doit pas être moins désintéressé, ni par conséquent moins paisible dans les actes distincts des vertus que dans les actes indistincts de la pure contemplation. [OP 1-1075].
L’âme désintéressée, comme ce grand saint disait de la mère de Chantal (Vie de Mme de Chantal, p. 246), ne se lave pas de ses fautes pour être pure et ne se pare pas des vertus pour être belle, mais pour plaire à son époux, auquel si la laideur eût été aussi agréable, elle l’eût autant aimé que la beauté. Alors on exerce toutes les vertus distinctes sans penser qu’elles sont vertus, on ne pense en chaque moment qu’à faire ce que Dieu veut… [OP 1-1079].
L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de la grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est imprimé [P1-1082] de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’ai pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous. Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et renouvelle une ressemblance qu’on a nommée transformation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes : Je ne trouve plus de moi; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. [OP 1-1081/82].
CONCLUSION DE TOUS CES ARTICLES / La sainte indifférence n’est que le désintéressement de l’amour. Les épreuves n’en sont que la purification. L’abandon n’est que son exercice dans les épreuves. La désappropriation des vertus n’est que le [OP 1-1095] dépouillement de toute complaisance, de toute consolation et de tout intérêt propre dans l’exercice des vertus par le pur amour. Le retranchement de toute activité n’est que le retranchement de toute inquiétude et de tout empressement intéressé par le pur amour. La contemplation n’est que l’exercice simple de cet amour réduit à un seul motif. La contemplation passive n’est que la pure contemplation sans activité ou empressement. L’état passif, soit dans les temps bornés de contemplation pure et directe, soit dans les intervalles où l’on ne contemple pas, n’exclut ni l’action réelle ni les actes successifs de la volonté, ni la distinction spécifique des vertus par rapport à leurs objets propres, mais seulement la simple activité ou inquiétude intéressée : c’est un exercice paisible de l’oraison et des vertus par le pur amour. La transformation et l’union la plus essentielle ou immédiate n’est que l’habitude de ce pur amour qui fait lui seul toute la vie intérieure et qui devient alors l’unique principe et l’unique motif de tous les actes délibérés et méritoires ; mais cet état habituel n’est jamais ni fixe, ni invariable, ni inamissible : Verus amor recti, comme dit saint Léon, habet in se aposlolicas auctoritates et canonicas sanctiones. [OP 1-1094/95].
Tout le plan de mon livre se réduit à deux points essentiels. Le premier est de reconnaître que la charité, principale vertu théologale, est un amour de Dieu indépendant du motif de la récompense, quoiqu’on désire toujours la récompense dans l’état de la charité la plus parfaite. Le second est de reconnoitre un état de charité parfaite, où cette vertu prévient, anime tous les autres, en commande les actes, et les perfectionne sans leur ôter leurs motifs propres, ni leur distinction spécifique; en sorte que les âmes de cet état n’ont plus d’ordinaire aucune affection mercenaire ou intéressée. Voilà en gros le plan de l’ouvrage; venons au détail. (OC 2-287a)
… il est certain par la foi que Dieu veut le salut de chacun de nous, et qu’il veut que nous le croyions. …on n’a qu’à lire ce que j’ai dit de la nécessité indispensable où nous sommes de nous aimer toujours nous-mêmes ; faute de quoi nous tomberions, suivant le principe des Manichéens, dans une haine impie de notre âme, en supposant une mauvaise nature, ce qui seroit le renversement de l’ordre. (OC 2-295b)
Celui qui ne s’aime plus d’ordinaire que par charité , et du même amour dont il aime son prochain en Dieu et pour Dieu, ne s’en aime pas moins que celui qui s’aime encore d’un amour naturel et mercenaire, outre l’amour de charité. Plus on s’aime d’un Pléiade
, plus on se désire tous les vrais biens. Alors on se désire tous les biens, même temporels, dans l’ordre de la Providence, sans inquiétude ni empressement. À combien plus forte raison se désire t-on tous les biens spirituels pour le salut, qui est la consommation du plus pur amour ? L’âme la plus parfaite désire et demande donc avec l’Église tous les mêmes biens que l’âme imparfaite désire en formant les mêmes demandes. Toute la différence qui est entre elles n’est point du côté de l’objet, mais du côté de l’affection avec laquelle la volonté le désire. Elle se réduit à ce que l’âme parfaite ne se désire d’ordinaire tous ces biens que par un pur amour de charité, au lieu que l’imparfaite se les désire aussi d’ordinaire par un amour naturel qui la rend mercenaire, ou intéressée. (OC 2-296a)
“O mon Dieu, s’écrie ailleurs ce grand saint [Anselme, De mensuratione Crucis, cap. IV] celui qui se renonce tout entier pour vous avoir, qui périt à soi-même pour vivre en vous, qui n’est plus rien à soi pour n’être quelque chose qu’en vous , celui-là, pourvu qu’il n’ait plus rien en soi, ne craint plus de rien perdre de soi. Mais il est toujours assuré que vous conservez ce qui est à vous. Si les peines de l’enfer et celles du purgatoire le menacent, il ne s’en soucie guère, parce que le voyageur sans argent chante devant le voleur. Celui qui s’est renoncé ne craint plus de se perdre…” (OC 2-308b)
“L’amour, dit ailleurs ce Père [saint Bernard, Serm. 83 in Cant.], se suffit et se plaît par lui-même et pour lui-même, il est son mérite et sa récompense[...] j’aime parce que j’aime. J’aime pour aimer. L’amour pur n’est point mercenaire , il ne tire point de force de l’espérance.” (OC 2-310b)
Cet auteur [ Denis le chartreux, De vit. et fin. solit., lib. II, art. XIV] ajoute que « ces enfans cachés sont consumés par l’amour, réduits au néant, transformés en Dieu, et unis à lui indissolublement dans cette transformation. » Dans cette transformation « l’âme sortant de soi, et s’écoulant , est plongée et engloutie dans l’abîme de la divinité, après avoir dépouillé toute propriété de soi-même et de tout le reste des créatures. » Cette propriété dont elle se dépouille est l’intérêt propre. Elle est, dit-il, fondue, anéantie, et perdue à l’égard d’elle-même. Elle n’aperçoit plus de distinction entre Dieu et elle. » « Celui, dit-il encore, qui aime Dieu de toutes ses forces, le fait sans aucune vue d’avantage, ni de récompense, ni parce que Dieu lui convient, ou qu’il en a besoin. » Il ajoute que « cette âme l’aime pour sa beauté , sa sainteté ; etc. » (OC 2-312a) […] « Il nous a aimés n’espérant aucun bien de nous, car il n’a pas besoin de nos biens. Il nous a créés et régénérés pour notre salut, non pour notre justice, mais pour sa bonté très libérale; car il a fait toutes choses pour lui‑même. Ainsi, quand nous l’aimons pour sa très pure bonté, non par l’horreur des peines, ni par le désir des récompenses, nous devenons déiformes. » (OC 2-312b)
Voici ce qu’elle ajoute sur les âmes de la septième Demeure [sainte Thérèse, Ch.III] : « Le premier effet du mariage spirituel est un oubli de soi, en sorte qu’il semble à l’âme , en cet état, qu’elle n’est plus, parce qu’elle est toute en telle manière qu’elle ne se connaît plus. Elle ne songe plus s’il doit y avoir pour elle un ciel, une vie, une gloire, parce qu’elle est toute occupée de celle de Dieu[...]. Ces personnes ne désirent point de mourir, mais au contraire de vivre plusieurs années en souffrant de très grands travaux, pourvu que le Seigneur soit tant soit peu glorifié par là. » Quand elle dit que le motif de la gloire n’encourage plus ces âmes, c’est dans le même sens auquel nous avons vu, dans saint Bernard, que le pur amour ne tire plus de forces de l’espérance. (OC 2-316b)
Il ajoutait [Le frère Laurent de la Résurrection, p. 53] que « depuis il ne songeait ni à paradis; ni à enfer; que toute sa vie n’était qu’un libertinage et une réjouissance continuelle. » (OC 2-321a) [et aussi (OC 2-268b) après :] « cette peine lui avait duré quatre ans…»
Les suppositions impossibles de la privation des biens éternels en aimant toujours Dieu, ne doivent pas être regardées comme des transports aveugles et rapides qui ne signifient rien de précis. Les saints les ont faites tranquillement, pour exprimer leur disposition ordinaire… (OC 2-323a)
Le repos en Dieu doit être une action véritable. C’est une occupation réelle de Dieu qui consiste dans sa connoissance et dans son amour. Vacate, et videte quoniam ego sum Deus. Enseignez que toute la vie intérieure ne consiste que dans des actes réels successifs et délibérés, qu’il faut renouveler le plus souvent qu’on peut, sans inquiétude ni empressement. (OC 2-328a)
Sur les oppositions véritables…, XXIV. C’est dans les endroits où saint Thomas veut distinguer précisément la charité et l’espérance qu’on peut trouver ces véritables notions sur ces deux vertus. « Il y a , dit ce saint docteur [2.2 Quaest. XVII, art.VIII puis VI], un amour parfait, et un amour imparfait. Le parfait est celui par lequel on aime quelqu’un en lui-même, en lui voulant du bien, comme un homme aime son ami. L’amour imparfait est celui par lequel on aime quelque chose non en elle-même, mais afin que quelque bien nous en revienne, comme un homme aime la chose pour laquelle il a une sorte de concupiscence. / Ce premier amour appartient à la charité qui s’attache à Dieu considéré en lui-même. L’espérance appartient au deuxième amour ; car celui qui espère tend à obtenir pour soi quelque bien. »
Voilà l’espérance moins parfaite que la charité, et pourquoi? Parce qu’elle cherche Dieu en tant qu’il nous en revient un bien , c’est-à-dire, la béatitude , et que la charité s’attache à lui , en le considérant simplement en lui-même. Cette doctrine est évidemment confirmée par ces paroles du même saint docteur. « Ce qui est par soi est plus parfait que ce qui est par autrui…» (OC 2-412ab)
La jouissance n’est que l’union ou repos dans le bien-aimé par le pur amour sans le motif de notre utilité. Suivant saint Thomas, plus l’âme s’occupe de cet amour sans chercher même ce qui la regarde dans la louange de Dieu, plus elle est parfaite. Cette perfection commence en ce monde. Elle est l’occupation ordinaire et principale des âmes parfaites. Le saint docteur recommande cette jouissance dans toutes nos œuvres et pour toutes nos œuvres, dans tous les dons et pour tous les dons. Rejeter cette voie, c’est être aveugle et insensé quoiqu’on soit juste, et toutes les œuvres en sont moins parfaites. (OC 3-254b)
« J’ai par la grâce de Dieu un contentement sans nourriture et un amour sans crainte c’est-à-dire qui ne manque jamais. La foi me semble du tout perdue, et l’espérance morte parce qu’il me semble que je tiens et possède ce que autrefois je croyais et j’espérais. Je ne vois plus d’union, parce que je ne puis plus voir autre chose que Dieu seul sans moi. Je ne sais où je suis, et je ne cherche pas à le savoir, et je ne veux pas le savoir, ni en avoir nouvelle. » Sainte Catherine de Gênes, Vie, Ch. XXII]. (OC 3-255a)
« Il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir qu’il y a en la beauté de son amour. » Saint François de Sales, Amour de Dieu, liv. IX, ch. X. (OC 3-259b)
« Que l’âme fidèle sache qu’aussitôt que l’esprit atteint à cette sagesse, quand même tous les sages du monde et tous les philosophes viendraient disputer, et lui dire : ‘Votre foi n’est pas la foi véritable; vous vous trompez;’ l’âme répondrait : ‘C’est vous-même qui vous trompez, et c’est moi qui ai la véritable foi d’une manière bien plus heureuse, ayant un fondement infaillible par l’union d’amour, que je ne pourrais l’avoir par les raisonnements et par les recherches. » [Saint Bonaventure, Myst. Theol., Liv.III, part. I.] […]« L’âme jouit, par cette union intime d’amour, d’une si grande liberté, qu’elle ne peut être conçue que par ceux qui en ont une connaissance expérimentale. » (OC 3-264a)
« Qu’est-ce que chercher son propre intérêt, soit honorable, soit délectable, soit utile, dans le royaume éternel, sinon faire entrer un ennemi dans la Jérusalem céleste? Qu’est-ce, sinon désirer de trouver dans le paradis ce qui n’y fut et n’y sera jamais, qui est la propriété ? Le Camus, év. de Belley, De la souveraine fin des actions chrét. p. 27.
Si vous continuez à leur dire qu’il faut servir Dieu seulement pour Dieu ; qu’il faut renoncer à ses intérêts propres et temporels et éternels pour le seul amour, c’est-à-dire pour le seul intérêt de la gloire de Dieu ; qu’il ne faut aimer que Dieu en toutes choses, et n’aimer aucune chose qu’en Dieu ; aussitôt les plus modérés vous enverront au ciel, où ils diront que l’amour de Dieu se pratique de cette sorte, et non pas en terre : comme si le Sauveur nous avait enseigné dans l’oraison dominicale à demander à son Père une grâce d’impossible pratique ici-bas ; quand nous le prions que sa volonté soit faite par nous en la terre, comme elle est faite au ciel par ses élus. Et les moins réservés crieront aussitôt à l’extravagance, à la bizarrerie , ou peut-être à l’erreur ou à l’hérésie ; car étant nourris […]. en leurs anciennes opinions et coutumes serviles ou mercenaires ils ne peuvent comprendre ce que c’est d’aimer Dieu pour lui-même : comme s’il n’avait pas assez de propre mérite pour être aimé de cette sorte , quand il n’aurait point eu sa droite les délectations des récompenses qui n’ont point de fin, ni en sa gauche le glaive des supplices. Ibid. p. 123. » (OC 3-267ab)
« Ici l’homme déjà fondu recoule en Dieu son origine[...]. Etant transformé au-dessus des images, et n’ayant plus sa propre forme, il arrive à un certain état dénué d’images, et est tellement déifié, que tout ce qu’il est , et que tout ce qu’il fait, Dieu l’est et l’opère en lui ; en sorte que ce que Dieu est essentiellement par sa nature, cette âme le devienne par grâce ; car encore qu’elle ne cesse point d’être créature, elle devient néanmoins toute divine et déiforme. Elle meurt étant toute consumée du feu de l’amour […] C’est ici que l’homme aperçoit qu’il s’est perdu lui-même. Il ne se connoît, il ne se trouve, il ne se sent plus nulle part; car il ne connoît plus qu’une seule très simple essence qui est Dieu […] C’est pourquoi il n’y a plus la que la très-pure divinite et l’unit essentielle […]. Dans cet homme, qui devient un même esprit avec Dieu , Dieu lui-même opère sans intermission. Ainsi les œuvres de cet homme sont au-dessus des œuvres de tous ceux qui ne sont pas dans cette union avec Dieu. Instit. append. I. c. 1. / Dieu partage son royaume avec cette âme, (OF3-281a), car il lui donne une très pleine puissance sur le ciel et sur la terre, et, qui plus est, sur lui-même, en sorte qu’elle soit la maîtresse de toutes les choses dont il est le maître. Mais elle ne se repose point en ces choses en y regardant sa délectation : car elle est tellement mortifiée qu’elle ne cherche nulle part son propre avantage, nulle part son utilité propre. Ibid. » (OC 3-280b-281a)
« Ces anxiétés d’esprit, que nous avons pour avancer notre perfection et pour voir si nous avançons, ne sont nullement agréables à Dieu, et ne servent qu’à satisfaire l’amour propre qui est un grand tracasseur. Entret. VII. p.110.
Tenez vos yeux haut élevés, ma très chère fille, par une parfaite confiance en la bonté de Dieu. Ne vous empressez point pour lui ; car il a dit à Marthe , qu’il ne vouloit pas, ou du moins qu’il trouvoit meilleur , qu’on n’eût point d’empressement , non pas même à bien faire. Ne veuillez pas être si parfaite. Ep. XII. l.VI. p.423. » (OC 3-282a)
Blosius. « L’âme connaît Dieu mieux que ses yeux extérieurs ne connaissent le soleil visible. Elle est établie en Dieu jusqu’à un tel point qu’elle (OF3-285a) le sent plus près d’elle , qu’elle ne l’est elle-même. De là vient que cet homme mène déjà une vie déiforme et suressentielle, devenant conforme à Jésus-Christ selon l’esprit , selon l’âme et selon le corps. Soit qu’il mange ou qu’il boive, soit qu’il veille ou qu’il dorme, Dieu, qui vit suressentiellement en lui, y opère toujours. Dieu lui-même enseigne un tel homme sur toutes choses, et lui découvre les sens spirituels et mystiques ; [...] car son âme est déjà un miroir clair et sans tache , convenablement exposé au divin soleil. Louis de Blois : Inst. c. XII. § 2.
« Quoique ces hommes aimables soient abondamment éclairés par la lumière divine dans laquelle ils connoissoient clairement ce qu’ils doivent faire et ne faire pas , ils se soumettent néanmoins volontiers aux autres pour l’amour de Dieu […] Ils n’ont aucun sentiment sur eux- mêmes. Ibid. § 4. » (OC 3-284b-285a)
Le frère Laurent. « Depuis mon entrée en religion (ce sont ses paroles) je ne pense plus ni à la vertu ni à mon salut. » Or l’espace de temps dont il s’agit étoit d’environ quarante ans. P. 14. (OC 3-287b)
XXVe PROPOSITION. / « On peut dire en ce sens que l’âme passive et désintéressée ne veut plus même l’amour en tant qu’il est sa perfection et son bonheur, mais seulement en tant qu’il est ce que Dieu veut de nous. » P. 226. / Note: On ne retranche ici le désir de l’amour qu’en tant qu’il est notre propre perfection et notre propre béatitude, comme tout le texte du livre le répète cent fois, c’est-à-dire que je ne retranche que la propriété. Mais on les désire alors en tant que voulues de Dieu pour sa gloire, et de cette manière on ajoute le motif de la charité à celui de l’espérance. » (OC 3-287b)
Vie du frère Laurent. […] Il disait que toutes les pénitences et autres exercices ne servaient que pour arriver à l’union avec Dieu par amour : qu’après y avoir bien pensé, il avait trouvé qu’il était encore plus court d’y aller tout droit par un exercice continuel d’amour, en faisant tout pour l’amour de Dieu[...]. qu’il ne pensait ni à la mort, ni à ses péchés, ni au paradis, ni à l’enfer, mais seulement à faire des petites choses pour l’amour de Dieu. P. 61 et 62. (OC 3-292b)
Cassien. « […] Cela arrivera quand tout amour, tout désir, toute affection, tout effort, toute pensée en nous , quand tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, tout ce que nous espérons sera Dieu , et que l’unité qui est maintenant du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, sera transfuse dans nos âmes[...]. Telle est la fin de la perfection du solitaire… Cassien Conf. X, ch.VI. » (OC 3-297a)
« Sur quoi son expérimenté maître spirituel, pour l’affermir en ce chemin, lui disoit : N’ayez point soin de vous-même, non plus qu’un voyageur qui est embarqué de bonne foi sur un navire, qui ne prend garde qu’à s’y tenir. Vie de la Mère de Chantal, Part. III, Ch. IV. p. 398 et suiv. » (OC 3-298b)
BLOSIUS. / « Enfin toute image ou pensées des choses passagères, même des anges et de la passion du Seigneur, ou toute pensée intellectuelle est à l’homme en cette vie un obstacle, lorsqu’il veut s’élever à l’union mystique avec Dieu qui est au-dessus de toute substance et de toute intellection. Dans cette heure-là il faut éviter et laisser ces sortes de pensées et d’images saintes (qui en d’autres temps sont reçues et conservées très utilement), parce qu’elles mettent quelque milieu entre Dieu et l’âme. C’est pourquoi que le contemplatif qui désire arriver à l’union, aussitôt qu’il se sent enflammé d’un fort amour de Dieu , et enlevé en haut, retranche les images ; qu’il se hâte d’entrer dans le sanctuaire et dans le silence éternel , où il y a une opération toute divine , et non humaine. I. App. Inst. ch. XII. p. 325. » / Le fond caché de l’âme[...]. est entièrement simple, essentiel et uniforme. En lui il n’y a point de multiplicité, mais l’unité ou les trois puissances supérieures n’en font qu’une. Ici règnent une tranquillité et un silence suprême, parce qu’aucune image ne peut jamais atteindre jusque là. Ibid. Ch. XII. § 4. » (OC 3 -301a)
Nous reprenons les titres utilisés dans l’édition moderne du choix fénelonien [OP] édité par J. Le Brun112.
V. Sur les fautes volontaires113 […] Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver, ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres affections propres, jusques aux moindres attachements dont il n.’est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. O qu’on et heureux en cet état, et que le cœur et rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout ! […] (OP 1-573).
Souvent la tristesse vient de ce que, cherchant Dieu, on ne le sent pas assez pour se contenter. Vouloir le sentir n’est pas vouloir le posséder, mais c’en vouloir s’assurer, pour l’amour de soi-même, qu’on le possède afin de se consoler. La nature abattue et découragée a impatience de se voir114 dans la pure foi; elle fait tous ses efforts pour s’en tirer, parce que là tout appui lui manque; elle y est comme en l’air; elle voudrait sentir son avancement. À la vue de ses fautes, l’orgueil se dépite, et l’on prend ce dépit de l’orgueil pour un sentiment de pénitence. On voudrait, par amour-propre, avoir le plaisir de se voir parfait; on se gronde de ne l’être pas; on est impatient, hautain et de mauvaise humeur contre soi et contre les autres. Erreur déplorable ! Comme si l’œuvre de Dieu pouvait s’accomplir par notre chagrin ! Comme si on pouvait s’unir au Dieu de paix en perdant la paix intérieure ! Marthe, Marthe, pourquoi vous troubler sur tant de choses pour le service de Jésus-Christ ? Une seule est nécessaire115, qui est de l’aimer et de se tenir immobile à ses pieds. (OP 1-576)
Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied116 ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On suppose de soi tout le pis qu’on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s’oublie, on se perd ; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre ; on aimerait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire… [OP 1-577, OS 1-94 117]
Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bourbier c’est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos faiblesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tourner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps… [OP 1-578, OS1-96]
…ne se comptant plus pour rien, elles aiment autant le bon plaisir de Dieu, les richesses de sa grâce, et la gloire qu’il tire de la sanctification d’autrui, que celle qu’il tire de leur propre sanctification. Tout et alors égal, parce que le moi et perdu et anéanti, le moi n’est pas plus moi qu’autrui : c’est Dieu seul qui et tout en tous; c’est lui seul qu’on aime, qu’on admire, et qui fait toute la joie du cœur dans cet amour désintéressé. [OP 1-588]
Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’autant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspiration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, [592] l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Mme de Maintenon) OP 1-591-592, OS1-109]
Dans les premiers dépouillements, ce qui reste console de ce qu’on perd; dans les derniers, il ne reste qu’amertume, nudité et confusion. / On demandera peut-être en quoi consistent ces dépouillements; mais je ne puis le dire. Ils sont aussi différents que les hommes sont différents entre eux. Chacun souffre les siens suivant ses besoins et les desseins de Dieu. Comment peut-on savoir de quoi on sera dépouillé, si on ne sait pas de quoi on est revêtu ? Chacun tient à une infinité de choses qu’il ne devinerait jamais. Il ne sent qu’il y était attaché que quand on les lui ôte. Je ne sens mes cheveux que quand on les arrache de ma tête. Dieu nous développe peu à peu notre fond qui nous était inconnu, et nous sommes tout étonnés de découvrir, dans nos vertus mêmes, des vices dont nous nous étions toujours crus incapables. C’est comme une grotte qui paraît sèche de tous côtés, et d’où l’eau rejaillit tout à coup par les endroits dont on se défiait le moins. Ces dépouillements que Dieu nous demande ne sont point d’ordinaire ce qu’on pourrait s’imaginer. Ce qui est attendu nous trouve préparés, et n’est guère propre à nous faire mourir. Dieu nous surprend par les choses les plus imprévues. Ce sont des riens, mais des riens qui désolent, et qui font le supplice de l’amour-propre. [OP 1-596]
Heureux celui qui présente hardiment toute l’étoffe dès qu’on lui demande un échantillon, et qui laisse tailler Dieu en plein drap ! Heureux celui qui, ne se comptant pour rien, ne met jamais Dieu dans la nécessité de le ménager. Heureux celui que tout ceci n’effraie point. / On croit que cet état est horrible, on se trompe, on se trompe ; c’est là qu’on trouve la paix, la liberté, et que le cœur, détaché de tout, s’élargit sans bornes, en sorte qu’il devient immense; rien ne le rétrécit, et, selon la promesse, il devient une même chose avec Dieu même. [OP 1-602].
On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est question.
De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’oraison fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré à sa perte.
On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource intérieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manques. C’est comme un homme qui tombe dans un abîme; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.
Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obstacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais il ne l’ôte pas pour en priver toujours ; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder ; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (à Mme de Maintenon) OP 1-605-606, OS1-171-172]
L’amertume d’avoir perdu Dieu, qu’on avait senti si doux dans sa ferveur, est un absinthe répandu sur tout ce qu’on avait aimé parmi les créatures. On est comme un malade qui sent sa défaillance faute de nourriture, et qui a horreur de tous les aliments les plus exquis. Alors ne parlez point d’amitié; le nom même en est affligeant, et ferait venir les larmes aux yeux; tout vous surmonte, vous ne savez ce que vous voulez. Vous avez des amitiés et des peines, comme un enfant, dont vous ne sauriez dire de raison, et qui s’évanouissent comme un songe dans le moment que vous en parlez. Ce que vous dites de votre disposition vous paraît toujours un mensonge, parce qu’il cesse d’être vrai dès que vous commencez à le dire. Rien ne subsiste en vous; vous ne pouvez répondre de rien, ni vous promettre rien, ni même vous dépeindre. [OP 1-607].
XII Sur la Prière. On est tenté de croire qu’on ne prie plus Dieu dès qu’on cesse de goûter un certain plaisir dans la prière. Pour se détromper, il faudrait considérer que la parfaite prière et l’amour de Dieu sont la même chose. La prière n’est donc pas une douce sensation, ni le charme d’une imagination enflammée, ni la lumière de l’esprit qui découvre facilement en Dieu des vérités sublimes, ni même une certaine consolation dans la vue de Dieu ; toutes ces choses sont des dons extérieurs, sans lesquels l’amour peut subsister d’autant plus purement, qu’étant privé de toutes ces choses, qui ne sont que des dons de Dieu, on s’attachera uniquement et immédiatement à lui-même. Voilà l’amour de pure foi, qui désole la nature, parce qu’il ne lui laisse aucun soutien; elle croit que tout est perdu, et c’est par là même que tout est gagné. Le pur amour n’est que dans la seule volonté118 ; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’imagination n’y a aucune part ; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intellectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [(à Mme de Maintenon) OP 1-610, OS1-44]
C’est par une espèce d’infidélité contre l’attrait de la pure foi, qu’on veut toujours s’assurer qu’on fait bien; c’est vouloir savoir ce qu’on fait, ce qu’on ne saura jamais, et que Dieu veut qu’on ignore; c’est s’amuser dans la voie pour raisonner sur la voie même. La voie la plus sûre et la plus courte est de se renoncer, de s’oublier, de s’abandonner, et de ne plus penser à soi que par fidélité pour Dieu. Toute la religion ne consiste qu’à sortir de soi et de son amour-propre pour tendre à Dieu. (OP 1-611).
Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tentation ! On cherche impatiemment la consolation sensible par la crainte de n’être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [OP 1-612, OS1-47]
Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé ; si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créatures, sans intérêt propre et par la seule vue d’accomplir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Mme de Maintenon) OP 1-615, OS1-63]
Ce qui fait qu’aucune créature ne peut nous tirer de nous-mêmes, c’est qu’il n’y en a aucune qui mérite que nous la préférions à nous. Il n’y en a aucune qui ait ni le droit de nous enlever à nous-mêmes, ni la perfection qui serait nécessaire pour nous attacher à elle sans retour sur nous, ni enfin le pouvoir de rassasier notre cœur dans cet attachement. De là vient que nous n’aimons rien hors de nous que pour le rapporter à nous : nous choisissons, ou selon nos passions grossières et brutales, si nous sommes brutaux et grossiers, ou selon le goût que notre orgueil a de la gloire, si nous avons assez de délicatesse pour ne nous contenter pas de ce qui et brutal et grossier.
Mais Dieu fait deux choses que lui seul peut faire ; l’une de se montrer à nous avec tous ses droits sur sa créature et avec tous les charmes de sa bonté. On sent bien qu’on ne s’est pas fait soi-même, et qu’ainsi on n’est pas fait pour soi, qu’on est fait pour la gloire de celui à qui il a plu de nous faire, qu’il est trop grand pour rien faire que pour lui-même, qu’ainsi toute notre perfection et tout notre bonheur est de nous perdre en lui. Voilà ce qu’aucune créature, quelque éblouissante qu’elle soit, ne peut jamais nous faire sentir pour elle. Bien loin d’y trouver cet infini qui nous remplit et qui nous transporte en Dieu, nous trouvons toujours au contraire, dans la créature, un vide, une impuissance de remplir notre cœur, une imperfection qui nous laisse toujours retomber en nous-mêmes.
La seconde merveille que Dieu fait, est de remuer notre cœur comme il lui plaît, après avoir éclairé notre esprit. Il ne se contente pas de se montrer infiniment aimable; mais il se fait aimer en produisant par sa grâce son amour dans nos cœurs ; ainsi il exécute lui-même en nous ce qu’il nous fait voir que nous lui devons. (OP 1-616).
Votre bonne volonté n’et pas moins un don de miséricorde, que l’être et la vie qui viennent de Dieu. Vivez comme à l’emprunt; tout ce qui est à vous et tout ce qui est vous-même n’est qu’un bien prêté ; servez-vous-en suivant l’intention de celui qui le prête, mais n’en disposez jamais comme d’un bien qui est à vous. C’est cet esprit de désappropriation et de simple usage de soi-même et de notre esprit, pour suivre les mouvements de Dieu, qui est le seul véritable propriétaire de sa créature, en quoi consiste le solide renoncement à nous-mêmes.
Vous me demanderez apparemment quelle doit être en détail la pratique de cette désappropriation et de ce renoncement. Mais je vous répondrai que ce sentiment n’est pas plus tôt dans le fond de sa volonté, que Dieu mène lui-même l’âme comme par la main pour l’exercer dans ce renoncement en toutes les occasions de la journée.
Ce n’est point par des réflexions pénibles, et par une contention continuelle, qu’on se renonce ; c’est seulement en s’abstenant de se rechercher et de vouloir se posséder à sa mode, qu’on se perd en Dieu.
Toutes les fois qu’on aperçoit un mouvement de hauteur, de vaine complaisance, de confiance en soi- même, de désir de suivre son inclination contre la règle, de recherche de son propre goût, d’impatience contre les faiblesses d’autrui ou contre les ennuis de son état, il faut laisser tomber toutes ces choses comme une pierre au fond de l’eau, se recueillir devant Dieu, et attendre à agir quand on sera dans la disposition où le recueillement doit mettre. (OP 1-620).
Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordure, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur ; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui paraissent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. […] Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insensiblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Mme de Maintenon) OP 1-627, OS1-77]
…sans l’amour de Dieu tout est vide, et avec lui tout est rempli : la mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure… [OP 1-635].
Les découragements intérieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Mme de Maintenon ?) OP 1-648, OS1-87]
Dieu cache son opération, dans l’ordre de la grâce comme dans celui de la nature, sous une suite insensible d’événements. C’est par là qu’il nous tient dans les obscurités de la foi. Non seulement il fait son ouvrage peu à peu, mais il le fait par des voies qui paraissent les plus simples et les plus convenables pour y réussir, afin que les moyens paraissant propres au succès, la sagesse humaine attribue le succès aux moyens qui sont comme naturels, et qu’ainsi le doigt de Dieu y soit moins marqué, autrement tout ce que Dieu fait serait un perpétuel miracle qui renverserait l’état de foi où Dieu veut que nous vivions. [OP 1-650].
Notre mal est d’être attaché aux créatures, et encore plus à nous-mêmes. Dieu prépare une suite d’événements qui nous détachent peu à peu des créatures, et qui nous arrachent enfin à nous-mêmes. […] Il ne nous prive des choses que nous aimons que pour nous les faire aimer d’un amour pur, solide et modéré, pour nous en assurer l’éternelle jouissance dans son sein, et pour nous faire cent fois plus de bien que nous ne saurions nous en désirer à nous-mêmes… [OP 1-651].
Nous sommes-nous faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? Nous a-t-il fait pour nous ou pour lui ? À qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c’est pour sa gloire, il faut donc nous conformer à l’ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus que notre béatitude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) OP 1-658, OS1-251]
Ce n’est pas que l’homme qui aime sans intérêt n’aime la récompense; il l’aime en tant qu’elle est Dieu même, et non en tant qu’elle est son intérêt propre ; il la veut parce que Dieu veut qu’il la veuille ; c’est l’ordre, et non pas son intérêt qu’il y cherche ; il s’aime, mais il ne s’aime que pour l’amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [OP 1-659, OS1-253]
Je suppose que je vais mourir; il ne me reste plus qu’un seul moment à vivre, qui doit être suivi d’une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l’emploierai-je ? je conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce dernier instant, me dispenserai-je d’aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une récompense ? Renoncerai-je à lui dès qu’il ne sera plus béatifiant pour moi ? Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m’excluant de la bienheureuse éternité, qu’il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce qu’il se doit essentiellement à lui-même ? [OP 1-662, OS1-257]
Platon fait dire à Socrate, dans son Festin119, « qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être aimé, à ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéressement. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel[...] mais le beau est lui-même par lui-même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme120. »
Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [OP 1-667, OS1-265]
Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi ? quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.
Remarquez là-dessus deux choses . l’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [XXIV L’amour désintéressé… OP 1-671, 0S1-274]
Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux.
1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. […]
2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… OP 1-674-675, OS1-201-202]
La simplicité est une droiture de l’âme qui retranche tour retour inutile sur elle-même et sur ses passions. Elle et différente de la sincérité. La sincérité est une vertu au-dessous de la simplicité. On voit beaucoup de gens qui sont sincères sans être simples ; ils ne disent rien qu’ils ne croient vrai, ils ne veulent passer que pour ce qu’ils sont, mais ils craignent sans cesse de passer pour ce qu’ils ne sont pas; ils sont toujours à s’étudier eux-mêmes, à compasser toutes leurs paroles et toutes leurs pensées et à repasser tout ce qu’ils ont fait dans la crainte d’avoir trop fait ou trop dit. Ces gens-là sont sincères, mais ils ne sont pas simples; ils ne sont point à leur aise avec les autres, et les autres ne sont point à leur aise avec eux; on n’y trouve rien d’aisé, rien de libre, rien d’ingénu, rien de naturel ; on aimerait mieux des gens moins réguliers et plus imparfaits, qui fussent moins composés. Voilà le goût des hommes, et celui de Dieu est de même : il veut des âmes qui ne soient point occupées d’elles, et comme toujours au miroir pour se composer. [OP 1-677].
Dans le troisième degré, elle n’a plus ces retours inquiets sur elle-même; elle commence à regarder Dieu plus souvent qu’elle ne se regarde, et insensiblement elle tend à s’oublier pour s’occuper de Dieu par un amour sans intérêt propre. Ainsi l’âme, qui ne pensait point autrefois à elle-même, parce qu’elle était toujours entraînée par les objets extérieurs qui excitaient ses passions, et qui dans la suite a passé par une sagesse qui la rappelait sans cesse à elle-même, vient enfin peu à peu à un autre état, où Dieu fait sur elle ce que les objets extérieurs faisaient autrefois, c’est-à-dire qu’il l’entraîne et la désoccupe d’elle-même, en l’occupant de lui.
Plus l’âme est docile et souple pour se laisser entraîner sans résistance ni retardement, plus elle avance dans la simplicité. Ce n’est pas qu’elle devienne aveugle sur ses défauts, et qu’elle ne sente ses infidélités; elle les sent plus que jamais; elle a horreur des moindres fautes ; la lumière augmente toujours pour découvrir sa corruption, mais cette connaissance ne lui vient plus par des retours inquiets sur elle-même ; c’est par la lumière de Dieu présent qu’elle se voit contraire à la pureté infinie de Dieu. [OP 1-679].
C’est pourquoi il faut moins compter sur une ferveur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu OP 1-688, OS1-103]
Le défaut qui est en nous la source de tous les autres est l’amour de nous-mêmes, auquel nous rapportons tout au lieu de rapporter tout à Dieu. Quiconque travaille donc à se désoccuper de soi-même, à s’oublier, à se renoncer, suivant le précepte de Jésus-Christ, coupe d’un seul coup la racine à tous ses vices et trouve dans ce simple renoncement à soi-même le germe de toutes les vertus. / Alors on entend et on éprouve au-dedans de soi la vérité profonde de cette parole de l’Écriture : Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. [OP 1-689].
XXIX. De l’humilité. / Tous les saints sont convaincus que l’humilité sincère est le fondement de toutes les vertus; c’est parce que l’humilité est la fille de la pure charité, l’humilité n’est autre chose que la vérité. Il n’y a que deux vérités au monde, celle du tout de Dieu et du rien de la créature : afin que l’humilité soit véritable, il faut qu’elle nous fasse rendre un hommage continuel à Dieu par notre bassesse, demeurer dans notre place, qui est d’aimer et n’être rien. Jésus-Christ dit qu’il faut être doux et humble de cœur. La douceur est fille de l’humilité, comme la colère est fille de l’orgueil. Il n’y a que Jésus-Christ qui nous puisse donner cette véritable humilité du cœur qui vient de lui : elle naît de l’onction de sa grâce ; elle ne consiste point, comme l’on s’imagine, à faire des actes extérieurs d’humilité, quoique cela soit bon, mais à demeurer à sa place. Celui qui s’estime quelque chose n’est pas véritablement humble ; celui qui veut quelque chose pour soi-même ne l’est pas non plus : mais celui qui s’oublie si fort soi-même qu’il ne pense jamais à soi, qui n’a pas un retour sur lui-même, qui au-dedans n’est que bassesse, et blessé de rien, sans affecter la patience au-dehors, qui parle de soi comme il parlerait d’un autre, qui n’affecte point de s’oublier soi-même lorsqu’il en est tout plein, qui se livre pour la charité sans faire attention si c’est humilité ou orgueil d’en user de la sorte, qui est très content de passer pour être sans humilité, enfin celui qui est plein de charité, est véritablement humble. [OP 1-690].
Voudrait:on être traité par un fils ou même par un domestique comme on traite Dieu ? C’est qu’on ne le connaît pas, car si on le connaissait, on l’aimerait. Dieu est amour comme dit saint Jean ; celui qui ne l’aime point ne le connaît point, car comment connaître l’amour sans l’aimer ? [OP 1-698].
O néant, tu veux te glorifier, tu n’es qu’à condition de n’être jamais rien à tes propres yeux : tu n’es que pour celui qui te fait être. Il se doit tout à lui-même; tu te dois toute à lui : il ne peut t’en rien relâcher; tout ce qu’il te laisserait à toi-même sortirait des règles inviolables de sa sagesse et de sa bonté ; un seul instant, un seul soupir de ta vie donné à ton intérêt propre blesserait essentiellement la fin du Créateur dans la création. Il n’a besoin de rien, mais il veut tout, parce que tout lui et dû, et que tout n’est pas trop pour lui. Il n’a besoin de rien, tant il est grand, mais cette même grandeur fait qu’il ne peut rien produire hors de lui qui ne soit tout pour lui-même : c’est son bon plaisir qu’il veut dans sa créature. Il a fait pour moi le ciel et la terre, mais il ne peut souffrir que je fasse volontairement et par choix un seul pas pour autre fin que celle d’accomplir sa volonté. Avant qu’il eût produit des créatures, il n’y avait point d’autre volonté que la sienne. Croirons-nous qu’il ait créé des créatures raisonnables pour vouloir autrement que lui ? Non, non, c’est sa raison souveraine qui doit les éclairer et être leur raison. C’est sa volonté, règle de tout bien, qui doit vouloir en nous : toutes ces volontés n’en doivent faire qu’une seule par la sienne ; c’est pourquoi nous lui disons : Que votre règne vienne, que votre volonté se fasse. [OP 1-700].
Pour mieux comprendre tout ceci, il faut se représenter que Dieu, qui nous a faits de rien, nous refait encore pour ainsi dire à chaque instant. De ce que nous étions hier, il ne s’ensuit pas que nous devions être encore aujourd’hui : nous pourrions cesser d’être, et nous retomberions effectivement dans le néant d’où nous sommes sortis, si la même main toute-puissante qui nous en a tirés ne nous empêchait d’y être replongés. Nous ne sommes rien par nous-mêmes : nous ne sommes que ce que Dieu nous fait être. C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes ; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur121. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel ; non seulement vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cour selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu OP 1-701, OS1-11]
Ces bonnes œuvres, qui sont vos dons, deviennent mes œuvres, mais elles sont toujours vos dons, et elles cessent d’être bonnes œuvres dès que je les regarde comme miennes et que votre don, qui en fait tout le prix, échappe à ma vue. / Vous êtes donc, et je suis ravi de le pouvoir penser, sans cesse opérant au fond de moi-même : vous y travaillez invisiblement, comme un ouvrier qui travaille aux mines dans les entrailles de la terre. Vous faites tout, et le monde ne vous voit pas; il ne vous attribue rien : moi-même je m’égarais en vous cherchant par de vains efforts bien loin de moi. Je rassemblais dans mon esprit toutes les merveilles de la nature, pour me former quelque image de votre grandeur; j’allais vous demander à toutes vos créatures, et je ne songeais pas à vous trouver au fond de mon cœur, où vous ne cessez d’être. [OP 1-703].
Je me vois horrible, et je suis en paix, car je ne veux ni flatter mes vices, ni que mes vices me découragent. Je les vois donc, et je porte, sans me troubler, cet opprobre. Je suis pour vous contre moi, ô mon Dieu. Il n’y a que vous qui ayez pu me diviser ainsi d’avec moi-même. Voilà ce que vous avez fait au-dedans, et vous continuez chaque jour de le faire, pour m’ôter tous les restes de la vie maligne d’Adam, et pour achever la formation de l’homme nouveau. C’est cette seconde création de l’homme intérieur qui se renouvelle de jour en jour. Je me laisse, ô mon Dieu, dans vos mains. Tournez, retournez cette boue, donnez-lui une forme, brisez-la ensuite; elle est à vous, elle n’a rien à dire : il me suffit qu’elle serve à tous vos des- seins, et que rien ne résiste à votre bon plaisir, pour lequel je suis fait. Demandez, ordonnez, défendez que voulez-vous que je fasse ? que voulez-vous que je ne fasse pas ? Élevé, abaissé, consolé, souffrant, appliqué à vos œuvres, inutile à tout, je vous adorerai toujours également, en sacrifiant toute volonté propre à la vôtre : il ne me reste qu’à dire en tout comme Marie : Qu’il me soit fait selon votre parole. /, Mais pendant que vous faites tout ainsi au-dedans, vous n’agissez pas moins au-dehors. Je découvre partout, jusques dans les moindres atomes, cette grande main qui porte le ciel et la terre, et qui semble se jouer en conduisant tout l’univers. L’unique chose qui m’a embarrassé est de comprendre comment vous laissez tant de maux mêlés avec les biens. Vous ne pouvez faire le mal ; tout ce que vous faites et bon ; d’où vient donc que la face de la terre et: couverte de crimes et de misères ? [OP 1-706].
…mon cœur ne veille que pour vous dans la multitude des affaires, des devoirs et des pensées mêmes que vous m’obligez d’avoir; je réunis toute mon attention en vous, ô souverain et unique objet. [OP 1-801].
XLII. / Quoi ! il sera dit que les amants insensés de la terre porteront jusqu’à un excès de délicatesse et d’ardeur leurs folles passions, et on ne vous aimerait que faiblement et avec mesure ! Non, non, mon Dieu, il ne faut pas que l’amour profane l’emporte sur l’amour divin. Faites voir ce que vous pouvez sur un cœur qui est tout à vous. [OP 1-804].
Nous portons dorénavant toute notre attention sur la Correspondance. Les lettres sont bien adaptées au suivi de la vie intérieure et mystique qui est individuelle, intime, et varie suivant les types psychologiques et les tempéraments. Elles couvrent les trois-quarts de notre Florilège.
Nous avons regroupé les extraits chronologiquement au sein de chaque série ou de chaque destinataire122 puisque la vie spirituelle, lorsqu’elle s’avère mystique, s’exprime très diversement et s’adapte au caractère de chacun123. Toute approche « généraliste » de nature théorique ou même tout regroupement par thèmes s’avère mal adapté, les mailles du filet laisse passer ce qui est mystique et qui ne peut être rangé dans quelque catégorie.
Restait à ordonner les destinataires eux-mêmes. Nous avons préféré l’ordre chronologique par dates de décès124. Ceci permet de regrouper cinq correspondants dont Fénelon connut la fin de vie : Blainville, Gramont, Lamy, Chevreuse et Beauvillier ouvrent ainsi la séquence. Puis cinq succèdent de peu à Fénelon : Maintenon, Montberon, Salm, Risbourg, Maisonfort. Trois vécurent presque la moitié du XVIIIe siècle et assurèrent ainsi une permanence de l’esprit quiétiste : le Marquis, Charlotte, Mortemart. Suivent enfin sous quatre titres des destinataires divers ou anonymes : dame Y ou demoiselle Z, correspondants connus et inconnus.
Si les Œuvres de Fénelon, largement et bien éditées, sont d’accès facile, le caractère monumental de la grande édition critique de sa Correspondance comportant neuf volumes de lettres auxquels s’ajoutent neuf volumes d’études et de précieux commentaires, comme sa mise en ordre scientifique donc chronologique, découragent le chercheur spirituel qui se retrouve devant un admirable mais trop vaste (et coûteux) Mélange.
Heureusement le dix-huitième volume de la grande édition établie entre 1972 et 2007 constitue le guide caché 125 qui permet une navigation assurée. En outre ce dernier volume livre les « bonnes feuilles » spirituelles choisies et détachées par les disciples en vue de l’édition de 1717. Surtout son éditeur I. Noye propose, avec une compétence qui restera inégalée, des noms pour la plupart des destinataires.
Les apports d’Orcibal, Noye et Le Brun, œuvres de trois vies d’érudits, permettent de reconstituer des séries de choix de textes chronologiques par dirigé(e) à partir d’un vaste ensemble chronologique. La récolte a été faite sur les volumes [CF-nos pairs] publiés de 1973 à 1999 puis en 2007 constituant le volume [CF-18]. On espère la mise à disposition d’un volume indexant l’admirable travail critique édité dans les volumes impairs I à XVII 126.
Signalons que la « Petite Duchesse » de Mortemart, dont l’importance était reconnue par les membres des cercles qui entouraient Fénelon et Mme Guyon, retrouve une présence « réelle » grâce aux « bonnes feuilles » qui lui étaient destinées.
Le volume second des Œuvres spirituelles [OS], publié en 1718, est un condensé admirable des textes spirituels de Fénelon. Voici quelques fragments 127, recueillis avant notre lecture complète de [OFV] que sa lecture a provoquée et dont sont extraites la quasi-totalité de cette partie consacrée aux lettres de direction :
[...] il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. [...] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. [...] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. (OS2-113).
Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui, et au-dedans notre propre faiblesse[...]. Alors nous [200] désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de Dieu[...]. La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire. (OS2-115).
Désespérez toujours de vos propres efforts[...] Et n’espérez qu’en la grâce, à l’opération simple, unie et paisible de laquelle il faut s’accommoder. [...] Vous n’aurez ni fidélité ni repos que quand vous consentirez pleinement [218] à éprouver toute cette vie tous les sentiments indignés et honteux qui vous occupent. [...] Accoutumez-vous donc à vous voir injuste, jalouse, envieuse, inégale, ombrageuse. La paix est là : vous ne la trouverez jamais ailleurs. (OS2-123).
Écossaise réfugiée en France, dame du palais « tout à fait dans la dévotion » selon le chroniqueur Danjeau.
« Elisabeth Hamilton, comtesse de Gramont (1640 ? – 1708). « Nièce du duc d'Ormond, Elisabeth Hamilton était née vers 1640 d'une très noble famille écossaise passée en 1610 en Irlande ; réfugiée en France sous Cromwell, celle‑ci la fit élever à Port‑Royal. Elle brilla après la Restauration à la Cour d'Angleterre et y épousa au début de 1664 Philibert, comte de Gramont, frère consanguin d'Antoine III duc de Gramont et maréchal de France. Elle fut nommée dame du palais le 21 février 1667. […] Une lettre de Mme de Maintenon fait placer la « conversion » de la comtesse à la fin de 1683, ce que semble confirmer le Journal de Danjeau à la date du 15 octobre 1687 : « La comtesse de Gramont est tout à fait dans la dévotion… » Elle mourut le 3 juin 1708. » 128.
1957. À LA COMTESSE DE GRAMONT [1688-1689 ?]129.
… Les pénitences que nous choisissons, ou que nous acceptons quand on nous les impose, ne font point mourir notre amour-propre, comme celles que Dieu nous distribue lui-même chaque jour. Celles-ci n’ont rien où notre volonté puisse s’appuyer, et comme elles viennent immédiatement d’une providence miséricordieuse, elles portent avec elles une grâce proportionnée à tous nos besoins. Il n’y a donc qu’à se livrer à Dieu chaque jour sans regarder plus loin. Il nous porte entre ses bras comme une mère tendre porte son enfant. Croyons, espérons, aimons avec toute la simplicité des enfants. …
1960. À LA COMTESSE DE GRAMONT [1691 ?]130.
Pour vous, Madame, je crois que vous devez recevoir vos croix comme votre principale pénitence. Les importunités du monde doivent vous détacher de lui, et vos misères doivent vous détacher de vous. Portez en paix ce fardeau perpétuel et vous ne cesserez d’avancer dans la voie étroite. Elle est étroite par les peines qui serrent le cœur. Mais elle est large par l’étendue que Dieu donne au cœur par le dedans. On souffre, on est environné de contradictions. On est privé des consolations mêmes spirituelles. Mais on est libre parce qu’on veut tout ce qu’on a, et on ne voudrait pas s’en délivrer. On souffre sa propre langueur, et on la préfère aux états les plus doux, parce que c’est le choix de Dieu. Le grand point est de souffrir sans se décourager.
… Tandis que nous demeurons renfermés en nous-mêmes, nous sommes en butte à la contradiction des hommes, à leur malignité et à leur injustice. Notre humeur nous expose à celle d’autrui; nos passions s’entrechoquent avec celles de nos voisins; nos désirs sont autant d’endroits par où nous donnons prise à tous les traits du reste des hommes. Notre orgueil, qui est incompatible avec l’orgueil du prochain, s’élève comme les flots de la mer irritée : tout nous combat, tout nous repousse, tout nous attaque; nous sommes ouverts de toutes parts par la sensibilité de nos passions et par la jalousie de notre orgueil. Il n’y a nulle paix à espérer en soi, où l’on vit à la merci d’une foule de désirs avides et insatiables, et où l’on ne saurait jamais contenter ce moi si délicat et si ombrageux sur tout ce qui le touche. De là vient qu’on est dans le commerce du prochain, comme les malades qui ont langui longtemps dans un lit : il n’y a aucune partie du corps où l’on puisse les toucher sans les blesser. L’amour-propre malade, et attendri sur lui-même, ne peut être touché sans crier les hauts cris. Touchez-le du bout du doigt, il se croit écorché. Joignez à cette délicatesse la grossièreté du prochain plein d’imperfections qu’il ne connaît pas lui-même; joignez-y la révolte du prochain contre nos défauts, qui n’est pas moins grande que la nôtre contre les siens : voilà tous les enfants d’Adam qui se servent de supplice les uns aux autres; voilà la moitié des hommes qui est rendue malheureuse par l’autre, et qui la rend misérable à son tour; voilà dans toutes les nations, dans toutes les villes, dans toutes les communautés, dans toutes les familles, et jusqu’entre deux amis, le martyre de l’amour-propre.
L’unique remède est donc de sortir de soi pour trouver la paix. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est à dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu, qui devient la leur. Alors les hommes ne peuvent plus rien sur nous; car ils ne peuvent plus nous prendre par nos désirs ni par nos craintes : alors nous voulons tout, et nous ne voulons rien. C’est être inaccessible à l’ennemi; c’est devenir invulnérable. L’homme ne peut que ce que Dieu lui donne de faire; et tout ce que Dieu lui donne de faire contre nous, étant la volonté de Dieu, est aussi la nôtre. En cet état, on a mis son trésor si haut, que nulle main ne peut y atteindre pour nous le ravir. …
Les croix que nous nous faisons à nous-mêmes, par une prévoyance inquiète de l’avenir, ne sont point des croix qui viennent de Dieu. Nous le tentons par notre fausse sagesse, en voulant prévenir son ordre, et en nous efforçant de suppléer à sa providence par notre providence propre. Le fruit de notre sagesse est toujours amer, et Dieu le permet pour nous confondre, quand nous sortons de sa conduite paternelle. L’avenir n’est point encore à nous : peut-être n’y sera-t-il jamais. S’il vient, il viendra peut-être tout autrement que nous ne l’avons prévu. Fermons donc les yeux sur ce que Dieu nous cache, et qu’il tient en réserve dans les trésors de son profond conseil. Adorons sans voir ; taisons-nous ; demeurons en paix. […] Sortons de nous-mêmes ; plus d’intérêt propre, et la volonté de Dieu, qui se développe à chaque moment en tout, nous consolera aussi en chaque moment de tout ce que Dieu fera autour de nous, ou en nous, aux dépens de nous-mêmes. Les contradictions des hommes, leur inconstance, leurs injustices même, nous paraîtront les effets de la sagesse, de la justice et de la bonté invariable de Dieu : nous ne verrons plus que Dieu infiniment bon, qui se cache sous les faiblesses des hommes aveugles et corrompus. […] Réjouissons-nous d’éprouver ainsi le néant et le mensonge de tout ce qui n’est point Dieu ; car c’est par cette expérience crucifiante, que nous sommes arrachés à nous-mêmes et aux désirs du siècle. Réjouissons-nous, car c’est par ces douleurs de l’enfantement, que l’homme nouveau naît en nous.
Quoi ! nous nous décourageons, et c’est la main de Dieu qui se hâte de faire son œuvre ! […]
Que ne fait-il point espérer ! mais, dans le fond, que donne-t-il ? Vanité et affliction d’esprit de toutes parts sous le soleil, mais surtout dans les plus hautes places. Le néant n’y est pas moins néant qu’ailleurs ; car il est également rien partout : mais il y est plus menteur. C’est une décoration qui n’est pas moins creuse, mais qui est plus ornée ; elle allume les espérances, elle irrite les désirs, mais elle ne remplit jamais le cœur. Ce qui est vide soi-même, ne saurait rien remplir. Ces créatures faibles et malheureuses, qui sont les divinités de la terre, ne peuvent donner la force et le bonheur qu’elles n’ont pas. Va-t-on puiser de l’eau dans une fontaine tarie ? Non, sans doute. Pourquoi donc vouloir aller puiser la paix et la joie chez ces grands qu’on voit soupirer, qui mendient eux-mêmes de l’amusement, et que l’ennui vient dévorer au milieu de tous les appareils de plaisir ? …
Nous avons limité notre choix effectué dans cette correspondance, seconde par le nombre dans les Lettres Spirituelles, pour mettre en valeur des figures plus profondes.
GRAMONT (Elisabeth HAMILTON, comtesse de) :
1686, 10 décembre, 1687-1688 (?), 29 décembre,
1687, 29 décembre (L.35 non 1688)
1688, 1er ou 11 juin, 17 novembre,
1689, 25 août, 2 octobre, 25 mai (L.322 non 1695), L.1957
1690, 23 février, 21 mars, 11 juin, 27 juin, 22 juillet, 29 juillet, 14 novembre, 17 novembre, 19 novembre, L1959
1691, 4 avril, 6 avril, 1er juin (?), 2 juin, 10 ou 11 décembre (L.23 mais non l’année 1686), L.1960
1692, 7 juin (L.205 non du 17 juin)
1693, 22 juin (L.300), L.1961
1695, 4 juillet, 31 juillet,
1697, 31 juillet, 12 septembre,
L.1958 & L.1962 sans date
Les lettres n°1957 et suivantes sont en [CF 18], « Lettres retrouvées » v. « Note sur les lettres à la comtesse de Gramont » [N].
LSP 227 à 266 à la comtesse de Gramont, voir les tables des t. II, IV et VI et supplément, 1. 1958-1962 - LSP 267 à 489 ibid. t. X à XVI et supplément 1.1966-1971. [N] – 262 lettres (pour 325 adressées à la comtesse de Montberon).
« Homme de grande intelligence … jamais banal … intime ami de Malebranche ».
« François Lamy était né au château de Montireau dans le Perche (aujourd'hui arrondissement de Nogent-le-Rotrou) en 1636. Après avoir eu pour précepteur Francois Rohaut, champion du cartésianisme en physique et en philosophie, il entra dans la carrière des armes, mais, à la suite d'un duel, il prit l'habit bénédictin en 1658 et prononça ses voeux le 30 juin 1659. Il fut chargé d'enseigner la philosophie et la théologie, puis, après un séjour à l'abbaye Saint-Faron de Meaux où il se lia avec Bossuet. Il fut en 1687 nommé prieur de Rebais, dans le même diocèse. Mais deux ans plus tard un ordre du Roi le fit destituer et déclarer inéligible à toute charge dans son ordre. « De combien de lettres de cachet n'a-t-il point été chargé pour le cartésianisme et le jansénisme ? M. de La Sale, abbé de Rebais et maintenant évêque de Tournai, ne le fit-il pas déposer de la charge de prieur de Rebais pour des opinions et des conduites singulières qu'il reconnut en lui ? » (J. B. THIERS, Apologie pour M. de la Trappe, p. 83). Retiré à l'abbaye de Saint-Denis, il y mourut le 11 avril 1711 après une vie consacrée à l'étude et à la piété. » […]132.
…Pour moi, je n’ai à parler qu’à Dieu, et mon état me dispense de parler aux hommes, excepté mes diocésains. Votre attention et votre sensibilité pour tout ce que vous croyez qui peut avoir quelque rapport à moi, me touche vivement. Mais rien de ce monde ne me regarde. Ce qui peut m’être utile et consolant, c’est qu’un ami tel que vous continue à m’aimer, et à prier pour moi. De mon côté je ne cesserai jamais de prier pour vous, de vous honorer, et de vous aimer très cordialement.
Pardon, mon Révérend Père, de n’avoir pas répondu à votre question. Il n’y a eu dans mon silence rien qui doive vous faire aucune peine, ni qui vienne d’aucune réserve. Voici simplement ce que je pense là-dessus.
Notre [corps] n’a besoin que d’être nourri. Il lui suffit que l’âme qui le gouverne, soit sensiblement avertie de ses besoins, et que le plaisir facilite l’exécution d’une chose si nécessaire. Pour l’âme, elle a un autre besoin. Si elle était simple, elle pourrait recevoir toujours une force sensible, et en bien user. Mais depuis qu’elle est malade de l’amour d’elle-même, elle a besoin que D[ieu] lui cache sa force, son accroissement, et ses bons désirs. Si elle les voit, du moins ce n’est qu’à demi, et d’une manière si confuse qu’elle ne peut s’en assurer. Encore ne laisse-t-elle pas de regarder ces dons avec une vaine complaisance, malgré une incertitude si humiliante. Que ne ferait-elle point, si elle voyait clairement la grâce qui l’inspire, et sa fidèle correspondance? D[ieu] fait donc deux choses pour l’âme au lieu qu’il n’en fait qu’une pour le corps. Il donne au corps la nourriture avec la faim et le plaisir de manger. Tout cela est sensible. Pour l’âme, il donne la faim qui est le désir, et la nourriture. Mais en accordant ses dons il les cache, de peur que l’âme ne s’y complaise vainement: ainsi, dans les temps d’épreuve où il veut nous purifier, il nous soustrait les goûts, les ferveurs sensibles, les désirs ardents et aperçus. Comme l’âme tournait en poison par orgueil toute force sensible, D[ieu] la réduit à ne sentir que dégoût, langueur, faiblesse, tentation. Ce n’est pas qu’elle ne reçoive toujours les secours réels. Elle est avertie, excitée, soutenue pour persévérer dans la vertu. Mais il lui est utile de n’en avoir point le goût sensible, qui est très différent du fond de la chose. L’oraison est très différente du plaisir sensible qui accompagne souvent l’oraison. Le médecin fait quelquefois manger un malade sans appétit. Il n’a aucun plaisir à manger, et ne laisse pas de digérer et de se nourrir. Sainte Thérèse remarquait que beaucoup d’âmes quittaient par découragement l’oraison dès que le goût sensible cessait, et que c’était quitter l’oraison, quand elle commence à se perfectionner. La vraie oraison n’est ni dans le sens, ni dans l’imagination. Elle est dans l’esprit et dans la volonté. On peut se tromper beaucoup en parlant de plaisir et de délectation. Il y a un plaisir indélibéré et sensible qui prévient la volonté, et qui est indélibéré. Celui-là peut être séparé d’une très véritable oraison. Il y a le plaisir délibéré qui n’est autre chose que la volonté délibérée même. Cette délectation qui est notre vouloir délibéré est celle que le Psalmiste commande, et à laquelle il promet une récompense: Delectare in Domino, et dabit tibi petitiones cordis tui. Cette délectation est inséparable de l’oraison en tout état, parce qu’elle est l’oraison même. Mais cette délectation qui n’est qu’un simple vouloir n’est pas toujours accompagnée de l’autre délectation prévenante et indélibérée qui est sensible. La première peut être très réelle et ne donner aucun goût consolant. C’est ainsi que les âmes les plus rigoureusement éprouvées peuvent conserver la délectation de pure volonté, c’est-à-dire le vouloir ou l’amour tout nu, dans une oraison très sèche, sans conserver le goût et le plaisir de faire oraison. Autrement il faudrait dire qu’on ne se perfectionne dans les voies de D[ieu] qu’autant qu’on sent augmenter le plaisir des vertus, et que toutes les âmes privées du plaisir sensible par les épreuves, ont perdu l’amour de D[ieu] et sont dans l’illusion. Ce serait renverser toute la conduite des âmes, et réduire toute la piété au plaisir de l’imagination. C’est ce qui nous mènerait au fanatisme le plus dangereux. Chacun se jugerait soi-même pour son degré de perfection par son degré de goût et de plaisir. C’est ce que font souvent bien des âmes sans y prendre garde. Elles ne cherchent que le goût et le plaisir dans l’oraison. Elles sont toutes dans le sentiment. Elles ne prennent pour réel que ce qu’elles goûtent et imaginent. Elles deviennent en quelque manière enthousiastes. Sont-elles en ferveur? elles entreprennent et décident tout. Rien ne les arrête, nulle autorité ne les modère. La ferveur sensible tarit-elle? aussitôt ces âmes se découragent, se relâchent, se dissipent et reculent. …
J’ai reçu avec joie, mon Révérend Père, la nouvelle de votre guérison. Je ne vous dirai pas à quel point j’ai été en peine pour vous. Ne vous fiez pas trop à ce petit retour de santé. Vous avez usé vos forces par une vie austère, et par de longs travaux. L’application vous épuise et vous mine. Au nom de Dieu ménagez-vous, et faites-le avec simplicité dans un besoin si évident. Vous qui parlez aux autres avec tant d’amitié, laissez vous dire ce que vous leur avez dit. J’espère que vous verrez bientôt beaucoup de choses éclaircies. Tout est réduit maintenant à la notoriété humaine, dont on veut faire l’unique fondement de toute la certitude des symboles et des canons. Mais on verra s’il plaît à Dieu, que c’est la chimère la plus insoutenable et la plus dangereuse, à laquelle on puisse réduire cette controverse. Je ne m’étonne point qu’on parle ainsi, ni qu’on le fasse d’un ton si décisif. On n’a plus que cette notoriété [pour faire) illusion, et ce ton affirmatif pour se soutenir. Priez pour moi, mon Révérend Père, et aimez toujours l’homme du monde qui vous aime et qui vous révère le plus.
Je ne veux point, mon Révérend Père, former aucun sentiment sur la sincérité de la personne que vous avez examinée, ni me mêler de juger des choses qu’elle prétend éprouver. Vous pouvez bien mieux en juger après avoir observé de près le détail, que ceux qui comme moi n’ont rien vu ni suivi. En général je craindrais fort que la lecture des choses extraordinaires n’eût fait trop d’impression sur une imagination faible. D’ailleurs l’amour-propre se flatte aisément d’être dans les états qu’on a admirés dans les livres. Il me semble que le seul parti à prendre est de conduire cette personne, comme si on ne faisait attention à aucune de ces choses, et de l’obliger à ne s’y arrêter jamais elle-même volontairement. C’est le vrai moyen de découvrir si l’amour-propre ne l’attache point à ces prétendues grâces. Rien ne pique tant l’amour-propre, et ne découvre mieux l’illusion, qu’une direction simple, qui compte pour rien ces merveilles, et qui assujettit la personne en qui elles sont, de faire comme si elle ne les avait pas. Jusqu’à ce qu’on ait fait cette épreuve, on ne doit pas croire, ce me semble, qu’on ait éprouvé la personne, ni qu’on se croit précautionné contre l’illusion. En l’obligeant à ne s’arrêter jamais volontairement à ces choses extraordinaires, on ne fera que suivre la règle du bienheureux Jean de la Croix, qui est expliquée à fond dans ses ouvrages : On outrepasse toujours, dit-il, ces lumières, et on demeure dans l’obscurité de la foi nue. Cette obscurité et ce détachement n’empêchent pas que les impressions de grâce et de lumière ne se fassent dans l’âme, supposé que ces dons soient réels, et s’ils ne le sont pas, cette foi qui ne s’arrête à rien garantit l’âme de l’illusion. De plus, cette conduite ne gêne point une âme pour les véritables attraits de Dieu, car on ne s’y oppose point. Elle ne pourrait que contrister l’amour-propre, qui voudrait tirer une secrète complaisance de ces états extraordinaires, et c’est précisément ce qu’il importe de retrancher. Enfin, quand même ces choses seraient certainement réelles et excellentes, il serait capital d’en détacher une âme, et de l’accoutumer à une vie de pure foi. Quelque excellence qu’il puisse y avoir dans ces dons, le détachement de ces dons est encore plus excellent qu’eux; adhuc excellentiorem viam vobis demonstem. C’est la voie de foi et d’amour, sans s’attacher ni à voir, ni à sentir, ni à goûter, mais à obéir au bien-aimé. Cette voie est simple, droite, abrégée, exempte des pièges de l’orgueil. Cette simplicité et cette nudité font qu’on ne prend point autre chose pour Dieu, ne s’arrêtant à rien’. Si vous n’agissez que par cet esprit de foi, que vous devez inspirer à la personne, Dieu vous fera trouver ce qui lui convient pour être secourue dans sa voie, ou du moins ce qui vous conviendra pour n’être point trompé. Ne suivez point vos raisonnements naturels, mais l’esprit de grâce, et les conseils des saints expérimentés, comme le bienh. Jean] de la C[roix], qui sont très opposés à l’illusion. Dieu sait à quel point je suis, mon R[évérend] P[ère], tout à vous à jamais en lui. 133
… 2° Plus les âmes sont fidèles à D[ieu], plus on voit que Dieu les éprouve, et qu’elles augmentent en humilité. Plus une âme est humble, moins elle est contente de «l’amour» qu’elle a pour Dieu et du «service» qu’elle lui rend. Plus une âme est éprouvée, plus elle est, pendant le trouble de la tentation, dans un obscurcissement, où elle ne trouve plus en elle ni vertu, ni amour, ni service de Dieu. En cet état si elle ne tenait à l’amour de D[ieu] et à son service qu’autant qu’elle compterait sur sa prédestination, elle courrait grand risque de se « départir du service et de l’amour» de Dieu. Ce qui la soutient le plus dans l’extrémité de l’épreuve est de dire comme vous: « De quelque manière que Dieu ait décidé de mon sort, [...] je ne veux pour rien du monde me départir de son service et de son amour. » Voilà dans la pratique ce qui calme l’orage. Voilà ce qui n’introduit nullement le désespoir, mais qui au contraire en dissipe la tentation. Voilà ce qui nourrit une secrète et intime espérance, qui est alors toute concentrée au fond du cœur. Voilà le sentiment d’une âme prédestinée. C’est là qu’on impose silence au tentateur. On ne s’écoute plus soi-même. On n’écoute plus que l’amour, et on aime de plus en plus. Voilà ce qui fait passer du trouble de l’épreuve à la paix la plus simple, où une âme dit : « Le bien-aimé est à moi, et je suis à lui »; ce qui renferme sans doute la pleine confiance de l’épouse, et la plus haute espérance de le posséder à jamais. Alors une âme ne veut plus de D[ieu] que D[ieu] seul. « De Deo Deum sperare », dit S. Aug[ustin].
3° Cette paix, qui est un petit commencement de celle des saints de la Jérusalem d’en haut, ne s’acquiert point par des raisonnements philosophiques sur la prescience de D[ieu], sur l’ordre de ses décrets, sur la nature de ses secours intérieurs, sur les divers systèmes des écoles touchant la grâce. S. Paul nous apprend que « comme le monde n’a point connu Dieu dans sa sagesse, par la sagesse qui est en eux, il a plu à Dieu de sauver les fidèles par la folie de la prédication ». Notre mal ne consiste que dans notre passion pour raisonner. C’est notre sagesse intempérante et éloignée de toute sobriété, laquelle nous travaille, comme une fièvre ardente qui met en délire. C’est la vaine curiosité d’un esprit qui veut toujours tenter l’impossible, et qui ne peut ni sortir de son ignorance ni la supporter humblement en paix. C’est ce mésaise et cette rêverie de malade, que nous n’avons point honte d’appeler une noble recherche de la vérité. Voulons-nous comprendre les jugements incompréhensibles? Espérons-nous de pénétrer les voies impénétrables? L’homme prétend, à force de raisonner, se guérir d’un mal qui est l’intempérie du raisonnement même: c’est en arrêtant notre raisonnement téméraire que nous guérirons notre raison. « Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie cette sagesse» vaine et inquiète? La sagesse qui n’est point folle est celle qui ne présume point d’être sage, et qui est contente de s’abandonner au conseil de Dieu sur toutes les vérités auxquelles elle ne peut atteindre. O qu’il y a de consolation à savoir qu’en ce genre on ne sait, et on ne peut rien savoir! O qu’on est bien, quand on demeure les yeux fermés dans les bras de Dieu, en s’attachant à lui sans mesure ! O la merveilleuse science que celle de l’amour qui ne voit et qui ne veut voir que la bonté infinie de D[ieu] avec notre infinie impuissance et indignité! La paix se trouve non dans un éclaircissement qui est impossible en cette vie, mais dans une amoureuse acceptation des ténèbres et de l’incertitude, où il faut achever d’aimer et de servir Dieu ici-bas, sans savoir s’il nous jugera dignes de sa miséricorde éternelle. La paix se trouve, non en se troublant, en s’inquiétant, et en se tentant soi-même de désespoir, mais en aimant Dieu et en méritant par là son amour. La paix se trouve, non dans une philosophie sèche, vaine, discoureuse, qui court sans cesse après une ombre fugitive, et qui veut à contretemps se donner des sûretés où il n’y en a aucune, mais dans un amour de préférence de Dieu à nous, et dans une confiance en sa bonté qui répond sans subtilité à toutes les tentations les plus subtiles dans la pratique. La paix se trouve, non dans les raisonnements abstraits, mais dans l’oraison simple, non dans les recherches spéculatives, mais dans les vertus réelles et journalières, non en s’écoutant, mais en se faisant taire, non en se flattant de pénétrer le conseil de Dieu, mais en se contentant de ne le pénétrer jamais, et en se bornant à aimer malgré l’incertitude de notre béatitude, qu’on ne cesse jamais d’espérer.
Je suis de plus en plus, mon Révérend Père, tout à vous avec tendresse et vénération.
… D[ieu] fait donc deux choses pour l’âme au lieu qu’il n’en fait qu’une pour le corps. Il donne au corps la nourriture avec la faim et le plaisir de manger. Tout cela est sensible. Pour l’âme, il donne la faim qui est le désir, et la nourriture. Mais en accordant ses dons il les cache, de peur que l’âme ne s’y complaise vainement : ainsi, dans les temps d’épreuve où il veut nous purifier, il nous soustrait les goûts, les ferveurs sensibles, les désirs ardents et aperçus. Comme l’âme tournait en poison par orgueil toute force sensible, D[ieu] la réduit à ne sentir que dégoût, langueur, faiblesse, tentation. Ce n’est pas qu’elle ne reçoive toujours les secours réels. Elle est avertie, excitée, soutenue pour persévérer dans la vertu. Mais il lui est utile de n’en avoir point le goût sensible, qui est très différent du fond de la chose. L’oraison est très différente du plaisir sensible qui accompagne souvent l’oraison. Le médecin, fait quelquefois manger un malade sans appétit. Il n’a aucun plaisir à manger, et ne laisse pas de digérer et de se nourrir. Sainte Thérèse remarquait que beaucoup d’âmes quittaient par découragement l’oraison dès que le goût sensible cessait, et que c’était quitter l’oraison, quand elle commence à se perfectionner. La vraie oraison n’est ni dans le sens, ni dans l’imagination. Elle est dans l’esprit et dans la volonté. On peut se tromper beaucoup en parlant de plaisir et de délectation. Il y a un plaisir indélibéré et sensible qui prévient la volonté, et qui est indélibéré. Celui-là peut être séparé d’une très véritable oraison. Il y a le plaisir délibéré qui n’est autre chose que la volonté délibérée même. Cette délectation qui est notre vouloir délibéré est celle que le Psalmiste commande, et à laquelle il promet une récompense: Delectare in Domino, et dabit tibi petitiones cordis tuis. Cette délectation est inséparable de l’oraison en tout état, parce qu’elle est l’oraison même. Mais cette délectation qui n’est qu’un simple vouloir n’est pas toujours accompagnée de l’autre délectation prévenante et indélibérée qui est sensible. La première peut être très réelle et ne donner aucun goût consolant. C’est ainsi que les âmes les plus rigoureusement éprouvées peuvent conserver la délectation de pure volonté, c’est-à-dire le vouloir ou l’amour tout nu, dans une oraison très sèche, sans conserver le goût et le plaisir de faire oraison. Autrement il faudrait dire qu’on ne se perfectionne dans les voies de D[ieu] qu’autant qu’on sent augmenter le plaisir des vertus, et que toutes les âmes privées du plaisir sensible par les épreuves, ont perdu l’amour de D[ieu] et sont dans l’illusion. Ce serait renverser toute la conduite des âmes, et réduire toute la piété au plaisir de l’imagination. C’est ce qui nous mènerait au fanatisme le plus dangereux. Chacun se jugerait soi-même pour son degré de perfection par son degré de goût et de plaisir. C’est ce que font souvent bien des âmes sans y prendre garde. Elles ne cherchent que le goût et le plaisir dans l’oraison. Elles sont toutes dans le sentiment. Elles ne prennent pour réel que ce qu’elles goûtent et imaginent. […]
Cessons de raisonner en philosophes sur la cause, et arrêtons-nous simplement à l’effet. Comptons que nous ne devons jamais tant faire oraison, que quand le plaisir de faire oraison nous échappe. C’est le temps de l’épreuve et de la tentation, et par conséquent celui du recours à D[ieu] et de l’oraison la plus intime. D’un autre côté, il faut recevoir simplement les ferveurs sensibles d’oraison, puisqu’elles sont données pour nourrir, pour consoler, pour fortifier l’âme. Mais ne comptons point sur ces douceurs où l’imagination se mêle souvent et nous flatte. Suivons J[ésus]-C[hrist] à la croix comme S. Jean. C’est ce qui ne nous trompera point. S. Pierre fut dans une espèce d’illusion sur le Tabor. […]
F. A. D. C.
… En général je craindrais fort que la lecture des choses extraordinaires n’eût fait trop d’impression sur une imagination faible. D’ailleurs l’amour-propre se flatte aisément d’être dans les états qu’on a admirés dans les livres. Il me semble que le seul parti à prendre est de conduire cette personne, comme si on ne faisait attention à aucune de ces choses, et de l’obliger à ne s’y arrêter jamais elle-même volontairement. C’est le vrai moyen de découvrir si l’amour-propre ne l’attache point à ces prétendues grâces. Rien ne pique tant l’amour-propre, et ne découvre mieux l’illusion, qu’une direction simple, qui compte pour rien ces merveilles, et qui assujettit la personne en qui elles sont, de faire comme si elle ne les avait pas. Jusqu’à ce qu’on ait fait cette épreuve, on ne doit pas croire, ce me semble, qu’on ait éprouvé la personne, ni qu’on se croit précautionné contre l’illusion. En l’obligeant à ne s’arrêter jamais volontairement à ces choses extraordinaires, on ne fera que suivre la règle du bienheureux Jean de la Croix, qui est expliquée à fond dans ses ouvrages. On outrepasse toujours, dit-il, ces lumières, et on demeure dans l’obscurité de la foi nue. Cette obscurité et ce détachement n’empêchent pas que les impressions de grâce et de lumière ne se fassent dans l’âme, supposé que ces dons soient réels, et s’ils ne le sont pas, cette foi qui ne s’arrête à rien garantit l’âme de l’illusion. […]. C’est la voie de foi et d’amour, sans s’attacher ni à voir, ni à sentir, ni à goûter, mais à obéir au bien-aimé. Cette voie est simple, droite, abrégée, exempte des pièges de l’orgueil. Cette simplicité et cette nudité font qu’on ne prend point autre chose pour Dieu, ne s’arrêtant à rien. Si vous n’agissez que par cet esprit de foi, que vous devez inspirer à la personne, Dieu vous fera trouver ce qui lui convient pour être secourue dans sa voie, ou du moins ce qui vous conviendra pour n’être point trompé. Ne suivez point vos raisonnements naturels, mais l’esprit de grâce, et les conseils des saints expérimentés, comme le bienh. J[ean] de la C[roix], qui sont très opposés à l’illusion. Dieu sait à quel point je suis, mon R[évérend] P[ère], tout à vous à jamais en lui.
… Je n’ai point lu l’ouvrage dont vous me parlez, et ce que vous m’en dites ne me donne aucune envie de le lire. Je ne suis pas surpris de ce que vous trouvez que l’auteur n’a aucune expérience de la vie intérieure et de l’oraison. En tout art et en toute science où il s’agit de la pratique, ceux qui n’ont qu’une pure spéculation ne sauraient bien écrire. Laissez dire ceux qui raisonnent sur la prière au lieu de prier, et contentez-vous de ce que Dieu vous donne. …
FR. AR. D. DE CAMBRAY.
… Notre ami134 me paraît penser sérieusement à être homme, c’est-à-dire dépendant de l’esprit de grâce. Encore une fois priez bien pour lui. Il a des pièges infinis à craindre. Ceux d’une très vive jeunesse et de l’ambition sont grands pour un homme qui a de l’appui, du talent, et des manières très agréables: mais je crains encore plus la science qui enfle, je crains la sagesse renfermée au dedans de soi-même et qui se sait bon gré de faire mieux que les autres. Je crains qu’il ne se craigne pas assez lui-même. Jamais liaison n’a été faite plus promptement que la nôtre. Je l’ai aimé dès que je l’ai vu. Il a été accoutumé à nous dès le premier jour, et toute la maison le voit avec complaisance. Mais rien n’est tant à craindre que l’amour-propre flatté par tout ce qu’il y a de plus subtil et de plus séduisant. Je le verrai partir à regret, et je ne l’oublierai pas devant Dieu pendant ses voyages. Faites de même, mon cher Père, et en vous souvenant de lui ne m’oubliez pas.
J’étais, mon Révérend Père, dans une grande alarme pour votre vie; mais M. l’abbé de La Parisière m’a consolé, en m’apprenant votre heureuse résurrection. Je ne suis pourtant pas hors d’inquiétude, car je crains votre tempérament usé, vos infirmités habituelles, et votre négligence pour vous conserver. Au reste, je remercie Dieu de la profonde paix où cet abbé m’a mandé que vous étiez aux portes de la mort. Vous voyez par cette expérience qu’il n’y a qu’à s’abandonner à Dieu. Il mesure les tentations, et les proportionne aux forces qui nous viennent de lui en chaque moment. Sa providence est encore plus merveilleuse et plus aimable dans l’intérieur que dans l’extérieur. Le raisonnement dans les choses qui sont au-dessus de la raison ne fait que nous agiter. Soyons fidèles à Dieu. Humilions-nous dans les moindres fautes que sa lumière nous découvre, et demeurons en paix par l’amour. Je prie tous les jours pour vous, et je ne crois pas que personne puisse avoir pour votre personne plus de tendresse et de vénération que j’en ai.
FR. AR. DUC DE CAMBRAY.
1405 À DOM FRANÇOIS LAMY. 2 octobre 1710.
… Il est vrai que vous ne sauriez comprendre aucune liaison entre votre sirop et votre oraison. Mais que savons-nous s’il y a quelque liaison réelle entre ces deux choses, qui n’ont, ce semble, aucun rapport? Il n’y a qu’à ne chercher point ce rapport, qu’à ne juger de rien, et qu’à demeurer simplement dans les ténèbres de la foi. Je n’ai aucune lumière ni sentiment extraordinaire. Mais s’il m’en venait, je ne voudrais dans le doute ni les rejeter par une sagesse incrédule, ni y acquiescer par un goût de ces sortes de grâces apparentes, qui peuvent flatter l’amour-propre, et exposer à l’illusion. Je voudrais selon la règle du bienheureux Jean de la Croix outrepasser tout, sans en juger, et demeurer dans l’obscurité de la pure foi, me contentant de croire sans voir, d’aimer sans sentir, si D[ieu] le veut, et d’obéir sans écouter mon amour-propre. L’obscurité de la foi et l’obéissance à l’Évangile ne nous égareront jamais. Or l’oraison que D[ieu] vous fait éprouver est très conforme à l’Évangile. D’où je conclus que vous ferez très bien de la continuer tant qu’elle pourra durer, et de rentrer paisiblement dans votre nudité, dès que Dieu] vous ôtera cette oraison. …
…quand j’entre dans un lieu où il y a un concert de musique , il ne dépend nullement de moi de n’avoir point du plaisir; il faut ou que je sorte, ou que je bouche mes oreilles pour m’en priver ; mais, dans ce premier moment de surprise, ce plaisir est en moi aussi indélibéré que la chute d’une pierre […] Il en est de même du plaisir indélibéré de la plus sublime contemplation. Il est en lui- même entièrement passif , et imprimé en nous , sans nous: non seulement il n’a , selon la supposition , rien de délibéré, mais encore rien de volontaire dans sa nature135.
Lettres adressées à DOM FRANÇOIS LAMY:
1695, 29 janvier.
1696, 27 avril,
1697, 3 janvier, 22 février, 7 avril,
1698, 18 mai, 3 décembre,
1699, 29 mars,
1700, 4 février, 14 novembre, 13 décembre,
1701, 23 janvier, 26 octobre, 3 février, novembre-décembre, 19 décembre,
1702, 3 mars,
1703, de dom Lamy : 2 septembre,
1704, de dom Lamy le 19 mai, de F. le 22 mai, de dom Lamy les 2 juin, 10 juillet, 16 août, de F. les 23 août, 17 décembre,
1705, 11 février, 25 mai, 27 octobre, de dom Lamy : 21 février, 12 juin,
1706, 4 mai, 31 mai, de dom Lamy : 16 juillet,
1707, 28 novembre, de dom Lamy : 25 mars, 15 novembre,
1708, 4 janvier, 4 et 5 mars, 3 mai, 22 juin, juillet, 8 et 17 et 28 août, de dom Lamy en août et après août, de F. les 30 novembre, 18 décembre, en décembre (?),
1709, 18 janvier, de dom Lamy avant le 8 mars, de F. les 8 mars, 21 avril, 26 novembre,
1710, 13 janvier, de dom Lamy le 12 mars , de F. les 4 août, 2 octobre, 20 décembre,
1711, 21 janvier à BISSY avant le 21 janvier.
Il s’agit d’un abondant dialogue poursuivi tous les ans pendant 16 ans entre deux têtes solides, F. étant attentif envers son ami en particulier à la fin de sa vie :13 lettres de dom Lamy auxquelles répondnt 45 lettres de Fénelon ;
Voici des extraits de la correspondance avec le Duc de Chevreuse 136, ami très cher de Fénelon et le confident de Madame Guyon dont il fut son secrétaire pendant les “années de Combat” 137 :
Je ne veux que deux choses qui composent ma doctrine. La première, c’est que la charité est un amour de Dieu par lui-même, indépendamment du motif de la béatitude qu’on trouve en lui. La seconde est que dans la vie des âmes les plus parfaites, c’est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime et qui en commande les actes pour les rapporter à sa fin, en sorte que le juste de cet état exerce alors d’ordinaire l’espérance et toutes les autres vertus avec tout le désintéressement de la charité même qui en commande l’exercice. […]
La perfection est devenue suspecte : il n’en fallait pas moins pour en éloigner les chrétiens lâches et pleins d’eux-mêmes. L’amour désintéressé paraît une source d’illusion et d’impiété abominable. On accoutume les chrétiens, sous prétexte de sûreté et de précaution, à ne chercher Dieu que par le motif de leur béatitude, et par intérêt pour eux-mêmes: on défend aux âmes les plus avancées de servir Dieu par le pur motif, par lequel on avait jusqu’ici souhaité que les pécheurs revinssent de leur égarement, je veux dire la bonté de Dieu infiniment aimable.138
…Vous avez l’esprit trop occupé de choses extérieures, et plus encore de raisonnements, pour pouvoir agir avec une fréquente présence de Dieu. Je crains toujours beaucoup votre pente excessive à raisonner. Elle est un grand obstacle à ce recueillement et à ce silence où Dieu se communique. Soyons simples, humbles, et sincèrement détachés avec les hommes. Soyons recueillis, calmes, et point raisonneurs avec Dieu. Les gens que vous avez le plus écoutés autrefois139 sont infiniment secs, raisonneurs, critiques, et opposés à la vraie vie intérieure. Si peu que vous les écoutassiez, vous écouteriez aussi un raisonnement sans fin, et une curiosité dangereuse, qui vous mettrait insensiblement hors de votre grâce, pour vous rejeter dans le fond de votre naturel. Les longues habitudes se réveillent bientôt, et les changements qui se font pour rentrer dans son naturel, étant conformes au fond de l’homme, se font beaucoup moins sentir que les autres. Défiez-vous-en, mon bon [duc], et prenez garde aux commencements qui entraînent tout.
Je vous parle avec une liberté sans mesure, parce que votre lettre m’y engage et que je connais votre bon cœur, et que rien ne peut retenir mon zèle pour vous. Je donnerais ma vie pour votre véritable avancement selon Dieu. Si nous avions pu nous voir, je vous aurais dit bien des choses. Je suis dans une paix sèche et amère, où ma santé augmente avec le travail140. Prions les uns pour les autres : demeurons infiniment unis en celui qui est notre centre commun. Je salue avec zèle et respect la bonne [duchesse] : je serai dévoué et à vous, mon bon [duc], et à elle jusqu’au dernier soupir. …
… La misère espagnole surpasse toute imagination. Les places frontières n’ont ni canons ni affûts ; les brèches d’Ath142 ne sont pas encore réparées; tous les remparts sous lesquels on avait essayé mal à propos de creuser des souterrains, en soutenant la terre par des étaies, sont enfoncés, et on ne songe pas même qu’il soit question de les relever. Les soldats sont tout nus, et mendient sans cesse; ils n’ont qu’une poignée de ces gueux; la cavalerie entière n’a pas un seul cheval. M. l’Electeur143 voit toutes ces choses; il s’en console avec ses maîtresses, il passe les jours à la chasse, il joue de la flûte, il achète des tableaux, il s’endette, il ruine son pays, et ne fait aucun bien à celui où il est transplanté ; il ne paraît pas même songer aux ennemis qui peuvent le surprendre. …
… Il y a quatre mois que je n’ai eu aucun loisir d’étudier; mais je suis bien aise de me passer d’étude, et de ne tenir à rien, dès que la Providence me secoue. Peut-être que, cet hiver, je pourrai me remettre dans mon cabinet; et alors je n’y entrerai que pour y demeurer un pied en l’air, prêt à en sortir au moindre signal. Il faut faire jeûner l’esprit comme le corps. Je n’ai aucune envie ni d’écrire, ni de parler, ni de faire parler de moi, ni de raisonner, ni de persuader personne. Je vis au jour la journée, assez sèchement et avec diverses sujétions extérieures qui m’importunent, mais je m’amuse dès que je le puis et que j’ai besoin de me délasser. Ceux qui font des almanachs sur moi, et qui me craignent, sont de grandes dupes. Dieu les bénisse ! Je suis si loin d’eux, qu’il faudrait que je fusse fou pour vouloir m’incommoder en les incommodant. Je leur dirais volontiers comme Abraham à Lot: Toute la terre est devant nous. Si vous allez à l’orient, je m’en irai à l’occident144.
Heureux qui est véritablement délivré ! Il n’y a que le Fils de Dieu qui délivre: mais il ne délivre qu’en rompant tout lien: et comment les rompt-il? C’est par ce glaive qui sépare l’époux et l’épouse, le père et le fils, le frère et la sœur. Alors le monde n’est plus rien; mais tandis qu’il est encore quelque chose, la liberté n’est qu’en parole, et on est pris comme un oiseau qu’un filet tient par le pied. Il paraît libre, le fil ne se voit point; il s’envole, mais il ne peut voler au-delà de la longueur de son filet, et il est captif. Vous entendez la parabole. Ce que je vous souhaite est meilleur que tout ce que vous pourriez craindre de perdre. Soyez fidèle dans ce que vous connaissez, pour mériter de connaître encore davantage. Défiez-vous de votre esprit, qui vous a souvent trompé. Le mien m’a tant trompé, que je ne dois plus compter sur lui. Soyez simple, et ferme dans votre simplicité. …
… Écoutez un peu moins vos pensées, pour vous mettre en état d’écouter Dieu plus souvent.
J’ose vous promettre, mon bon cher [duc], que, si vous êtes fidèle là-dessus à la lumière intérieure dans chaque occasion, vous serez bientôt soulagé pour tous vos devoirs, plus propre à contenter le prochain, et en même temps beaucoup plus dans la voie de votre vocation. Ce n’est pas le tout que d’aimer les bons livres, il faut être un bon livre vivant. Il faut que votre intérieur soit la réalité de ce que les livres enseignent. Les saints ont eu plus d’embarras et de croix que vous: c’est au milieu de tous ces embarras qu’ils ont conservé et augmenté leur paix, leur simplicité, leur vie de pure foi et d’oraison presque continuelle. N’ayez point, je vous en conjure, de scrupule déplacé. Craignez votre propre esprit qui altère votre voie; mais ne craignez point votre voie qui est simple et droite par elle-même. Je crois sans peine que la multitude des affaires vous dessèche et vous dissipe. Le vrai remède à ce mal est d’accourcir [abréger] chaque affaire, et de ne vous laisser point entraîner par un détail d’occupations où votre esprit agit trop selon sa pente d’exactitude, parce qu’insensiblement, faute de nourriture, votre grâce pour l’intérieur pourrait tarir : Renovamini spiritu mentis vestrae145. Faites comme les gens sages qui aperçoivent que leur dépense va trop loin; ils retranchent courageusement sur tous les articles de peur de se ruiner. Réservez-vous des temps de nourriture intérieure qui soient des sources de grâces pour les autres temps, et dans les temps mêmes d’affaires extérieures, agissez en paix avec cet esprit de brièveté qui vous fera mourir à vous-même. De plus, il faudrait, mon bon [duc], nourrir l’esprit de simplicité qui vous fait encore aimer et goûter les bons livres. Il faudrait donc en lire, à moins que l’oraison ne prît la place: et même vous pourriez sans peine accorder ces deux choses; car vous commenceriez la lecture toutes les fois que vous ne seriez point attiré à l’oraison; et vous feriez céder la lecture à l’oraison, toutes les fois que l’oraison vous donnerait quelque attrait pour elle. Enfin il faudrait un peu d’entretien avec quelqu’un qui eût un vrai fonds de grâce pour l’intérieur. Il ne serait pas nécessaire que ce fût une personne consommée, ni qui eût une supériorité de conduite sur vous. Il suffirait de vous entretenir dans la dernière simplicité avec quelque personne bien éloignée de tout raisonnement et de toute curiosité. Vous lui ouvririez votre cœur pour vous exercer à la simplicité, et pour vous élargir146. Cette personne vous consolerait, vous nourrirait, vous développerait à vos propres yeux, et vous dirait vos vérités. Par de tels entretiens, on devient moins haut, moins sec, moins rétréci, plus maniable dans la main de Dieu, plus accoutumé à être repris. Une vérité qu’on nous dit nous fait plus de peine que cent que nous nous dirions à nous-mêmes. On est moins humilié du fond des vérités, que flatté de savoir se les dire. Ce qui vient d’autrui blesse toujours un peu, et porte un coup de mort. J’avoue qu’il faut bien prendre garde au choix de la personne avec qui on aura cette communication. La plupart vous gêneraient, vous dessécheraient, et boucheraient votre cœur à la véritable grâce de votre état. Je prie Notre Seigneur qu’il vous éclaire là-dessus. Défiez-vous de votre ancienne prévention en faveur des gens qui sont raisonneurs et rigides. C’est, ce me semble, sans passion que je vous parle ainsi. Je vis bien avec eux, et eux bien avec moi en ce pays : mais le vrai intérieur est bien loin de là. …
Nous donnons en note147 la réponse du Duc, un exemple de droiture et simplicité.
… Votre lettre, mon bon Duc, m’a fait un plaisir que nul terme ne peut exprimer, et ce plaisir m’a fait voir à quel point je vous aime. Il me semble que vous entrez, du moins par conviction, précisément dans ce que Dieu demande de vous, et faute de quoi votre travail serait inutile. Comme vous y entrez, je n’ai rien à répéter du contenu de ma première lettre. Je prie Dieu que vous y entriez moins par réflexion et par raison propre, que par simplicité, petitesse, docilité, et désappropriation de votre lumière. Si vous y entrez, non en vous rendant ces choses propres et en les possédant, mais en vous laissant posséder tout entier par elles, vous verrez le changement qu’elles feront sur le fond de votre naturel et sur toutes les habitudes. Croyez, et vous recevrez selon la mesure de votre foi. […]
Le chapitre le plus difficile à traiter est le choix d’une personne à qui vous puissiez ouvrir votre cœur. Marv[alière]148 ne vous convient pas: le bon Duc [de Beauvillier] n’est pas en état de vous élargir, étant lui-même trop étroit. Je ne vois que la bonne petite D[uchesse]; elle a ses défauts, mais vous pouvez les lui dire, sans vouloir décider. Les avis qu’on donne ne blessent d’ordinaire qu’à cause qu’on les donne comme certainement vrais. Il ne faut ni juger, ni vouloir être cru. Il faut dire ce qu’on pense, non avec autorité, et comptant qu’une personne aura tort si elle ne se laisse corriger, mais simplement pour décharger son cœur, pour n’user point d’une réserve contraire à la simplicité, pour ne manquer pas à une personne qu’on aime, mais sans préférer nos lumières aux siennes, comptant qu’on peut facilement se tromper et se scandaliser mal à propos; enfin étant aussi content de n’être pas cru, si on dit mal, que d’être cru si on dit bien. Quand on donne des avis avec ces dispositions, on les donne doucement, et on les fait aimer. S’ils sont vrais, ils entrent dans le cœur de la personne qui en a besoin, et y portent la grâce avec eux; s’ils ne sont pas vrais, on se désabuse avec plaisir soi-même, et on reconnaît qu’on avait pris, en tout ou en partie, certaines choses extérieures autrement qu’elles ne doivent être prises. La bonne [petite duchesse] est vive, brusque et libre; mais elle est bonne, droite, simple, et ferme contre elle-même, dans l’étendue de ce qu’elle connaît. Je vois même qu’elle s’est beaucoup modérée depuis deux ans ; elle n’est point parfaite, mais personne ne l’est. Attendez-vous que Dieu vous envoie un ange? À tout prendre, elle est, si je ne me trompe, sans comparaison, ce que vous pouvez trouver de meilleur149. Elle a de la lumière; elle vous aime; vous l’aimez; vous vous connaissez; vous pouvez vous voir150; vous lui ferez du bien, et j’espère qu’elle vous le rendra même avec usure. Ne vous rebutez point de ses défauts : les apôtres en avaient. Saint Paul ne voulait pas qu’on méprisât son extérieur, praesentia corporis infirma, quoique cet extérieur n’eût point de proportion avec la gravité de ses lettres. Il faut toujours quelque contrepoids pour rabaisser la personne, et quelque voile pour exercer la foi des spectateurs. Si la bonne [petite duchesse] vous parle trop librement, et si ses avis ne vous conviennent pas, vous pouvez le lui dire simplement : elle s’arrêtera d’abord. Si les avis que vous lui donnerez la blessent, elle vous en avertira de même. Vous ne déciderez rien de par ni d’autre, et chacun pourra, d’un moment à l’autre, borner les ouvertures de cœur. …
… Vous n’êtes point lent, et on a tort de le croire; au contraire, vous avez l’action et la parole prompte. Mais vous mêlez en chaque chose trop de pensées ou étrangères ou non nécessaires au fait précis. Vous joignez à trop de pensées trop de paroles. Vous craignez trop de n’être pas assez clair et d’omettre quelque tour de persuasion. Les précautions ne finissent point. D’ailleurs, la curiosité de l’esprit, passion ancienne et dominante, qui a jeté secrètement de profondes racines dans votre cœur151, vous prend plus de temps que vous ne croyez. Si je pouvais feuilleter vos livres et papiers, je trouverais peut- être bien des coups de crayon, des oreilles, des notes, etc. qui montreraient combien vous lisez à la dérobée. De plus, votre curiosité n’agit pas seulement dans la lecture. Elle prend sur vous, dans les méditations philosophiques152, dans les conversations raisonnées, avec les gens d’esprit et presque dans tout le cours de la vie. D’ailleurs, vous traitez dogmatiquement les affaires comme les questions de théologie. Requiescite pusillum, disait Jésus-Christ aux apôtres. Vacate et videte quoniam ego sum Deus.153. Cette cessation de l’âme est le plus grand sacrifice. C’est le vrai sabbat. Amusez si vous voulez vos sens et votre imagination à quelque chose qui ne soit pas un piège à l’esprit curieux. Mais suspendez tout ce qui empêche la nourriture et le silence du fond, qui doit laisser faire Dieu. O mon bon cher Duc, je vous aime du vrai amour.
… Je suis plus content que jamais de la B.P.D. 154. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. …
… Je pense souvent à vous avec attendrissement de cœur. J’augmente, ce me semble, en zèle pour Mad. la D. de Chevreuse. Je l’ai trouvée à Chaulnes plus dégagée qu’autrefois. Elle est bonne. Elle sera, comme je l’espère, encore meilleure. Mettez paisiblement l’ordre que vous pourrez à vos affaires, et songez à vous débarrasser. Toute affaire, quelque soin et quelque habileté qu’on y emploie, n’est point bien faite quand on ne la finit point. Il faut couper court pour aller à une fin, et sacrifier beaucoup pour gagner du temps sur une vie si courte. O que je souhaite que vous puissiez respirer après tant de travaux ! En attendant, il faut trouver Dieu en soi malgré tout ce qui nous environne pour nous l’ôter. C’est peu de le voir par l’esprit comme un objet. Il faut l’avoir au-dedans pour principe. Tandis qu’il n’est qu’objet, il est comme hors de nous. Quand il est principe, on le porte au-dedans de soi, et peu à peu il prend toute la place du moi. Le moi, c’est l’amour-propre. L’amour de D[ieu] est Dieu même en nous. Nous ne trouvons plus que D[ieu] seul en nous, quand l’amour de D[ieu] y a pris la place avec toutes les fonctions que l’amour-propre y usurpait. Bon soir, mon bon Duc, ne vous écoutez point, et D[ieu] parlera sans cesse. Sa raison sera mise sur les ruines de la vôtre. Quel profit dans cet échange!
J’ai attendu, mon bon Duc, tout le plus longtemps que j’ai pu, le passage de M. le vidame. Mais il ne vient point, et je ne puis plus retarder mon départ pour mes visites. Notre P.A. [Langeron] vous dira bien plus que je ne saurais vous écrire. Il vous parlera de tout ce qui regarde la métaphysique et la théologie. Pour la vie intérieure je ne saurais vous recommander que deux points. L’un est d’accourcir tant que vous pourrez toutes vos actions et vos discours au-dehors. L’autre, de jeûner de raisonnement. Quand vous cesserez de raisonner, vous mourrez à vous-même, car la raison est toute votre vie. Or que voulez-vous de plus sûr et de plus parfait que la mort à vous-même? Rien n’est plus opposé à l’illusion de l’amour-propre, que ce qui met la cognée à la racine de l’arbre, et qui fait mourir cet amour. Plus vous raisonnerez, plus vous donnerez d’aliment à cette vie philosophique. Abandonnez-vous donc à la simplicité et à la folie de la croix. Le premier chapitre de la première Ep[ître] aux Cor[inthiens] est fait pour vous. Tâchez de donner une forme à vos affaires, pour vous mettre en repos. Il faut tâcher de calmer la bonne duchesse quand elle s’empresse d’en voir la fin. Mais il faut supporter en paix son impatience et vous en servir comme d’un aiguillon pour vous presser de finir. On gagne en perdant, quand on perd pour abréger. Sed ut sapientes redimentes tempus 155. Si vous venez l’automne à Chaulnes, faites-le-moi savoir de bonne heure, et mandez-moi, avec simplicité, si je pourrai vous aller voir. Dieu sait la joie que j’en aurai ! Aimez toujours, mon bon Duc, celui qui vous est dévoué ad convivendum et commoriendum 156.
… M. le Duc de Bourgogne n’a point eu, dit-on, pendant la campagne assez d’autorité ni d’expérience pour pouvoir redresser M. de Vendosme. On est même très mécontent de notre jeune prince, parce que, indépendamment des partis pris pour la guerre, à l’égard desquels les fautes énormes ne tombent point sur lui, on prétend qu’il n’a point assez d’application pour aller visiter les postes, pour s’instruire des détails importants, pour consulter en particulier les meilleurs officiers, et pour connaître le mérite de chacun d’eux. Il a passé, dit-on, de grands temps dans des jeux d’enfants avec M. son frère…
… M. de Chamillart, qui me représentait très fortement l’impuissance de soutenir la guerre, disait d’un autre côté qu’on ne pouvait point chercher la paix avec de honteuses conditions. Pour moi je fus tenté de lui dire: ou faites mieux la guerre, ou ne la faites plus. Si vous continuez à la faire ainsi, les conditions de paix seront encore plus honteuses dans un an qu’aujourd’hui. Vous ne pouvez que perdre à attendre.
Si le Roi venait en personne sur la frontière, il serait cent fois plus embarrassé que M. le Duc de Bourgogne. Il verrait qu’on manque de tout, et dans les places en cas de siège, et dans les troupes faute d’argent. Il verrait le découragement de l’armée, le dégoût des officiers, le relâchement de la discipline, le mépris du gouvernement, l’ascendant des ennemis, le soulèvement secret des peuples, et l’irrésolution des généraux, dès qu’il s’agit de hasarder quelque grand coup. Je ne saurais les blâmer de ce qu’ils hésitent dans ces circonstances. Il n’y a aucune principale tête qui réunisse le total des affaires, ni qui ose rien prendre sur soi. En un mot un grand joueur qui perd parce qu’il joue trop mal, ne doit plus jouer. Le branle donné du temps de M. de Louvois est perdu. L’argent et la vigueur du commandement nous manquent. Il n’y a personne qui soit à portée de rétablir ces deux points essentiels. …
Pour N....158, ce n’est que faiblesse et dissipation. La guerre l’avait trop dissipé; d’autres tentations l’ont trouvé affaibli par celle-là: mais j’espère que l’expérience de sa faiblesse se tournera à profit. Ayez une patience sans bornes avec lui. Parlez-lui quand Dieu vous donne des paroles, et n’en mêlez jamais aucune des vôtres. Ne le pressez jamais par activité et par sagesse humaine; ne patientez jamais par politique et par méthode. Quand vous lui direz les paroles de Dieu, elles seront pleines d’autorité, et vous serez écouté. On peut parler avec force, et attendre avec patience tout ensemble : sa faiblesse même augmentera votre autorité. Elle doit lui faire sentir combien il a besoin de se défier de lui, et d’être docile. Soyez ferme sur les points essentiels, desquels tous les autres dépendent.
Je l’aime toujours tendrement, et j’espère que Dieu ne lui aura montré le bord du précipice, que pour le guérir de sa dissipation, de son goût pour le monde, et de sa confiance en lui-même ; mais il tomberait enfin bien bas, s’il refusait d’être simple, docile et petit, parmi tant d’expériences de sa fragilité et de sa misère. Quand nous ne nous humilions pas au milieu même de l’humiliation que Dieu nous donne tout exprès pour nous réduire à la petitesse et à la souplesse, nous le forçons malgré lui à frapper des coups encore plus grands, et à nous faire éprouver de plus humiliantes faiblesses. Au contraire, notre petitesse et notre docilité dans la misère apaisent le cœur de Dieu. On peut lui dire avec confiance : vous ne mépriserez point un cœur abattu et écrasé. Dieu s’attendrit, et ne résiste point à cette souplesse des petits.
Parlez donc suivant qu’il vous sera donné une bouche et une sagesse. Tenez l’enfant par la lisière ; ne le laissez pas tomber. Ménagez votre santé, sur laquelle on me met en quelque inquiétude ; reposez-vous et soulagez-vous en tout ce que vous le pourrez. Plus vous prendrez les croix journalières comme le pain quotidien, avec paix et simplicité, moins elles détruiront votre santé faible et délicate ; mais les prévoyances et les réflexions vous tueraient bientôt. Voulez-vous mener tout comme Dieu, qui atteint d’une extrémité à l’autre avec force et douceurs? n’y mêlez rien d’humain, et surtout nulle volonté intéressée pour la réputation de votre famille.
1611. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.[Après le 20 novembre 1712].
La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire m’a coûté des larmes. La douleur de votre perte se joint à la mienne; mais je crois que nous devons entrer, malgré toute notre amertume, dans le dessein de Dieu. Il a voulu récompenser celui que nous regrettons, et nous détacher. Il a voulu même nous ôter un appui humain pour sa gloire, sur lequel nous comptions trop. Il est jaloux des plus dignes instruments, et il veut que nous n’attendions l’accomplissement de son ouvrage que de lui-même.
Le principal fruit que Dieu vous prépare de cette épreuve, est de vous apprendre, par une expérience sensible, que vous n’étiez point encore détachée, comme vous vous flattiez de l’être. On ne se connaît que dans l’occasion, et l’occasion n’est donnée par la Providence, que pour nous détromper de notre détachement superficiel. Dieu permit l’horrible chute de saint Pierre, pour le désabuser d’une certaine ferveur sensible, et d’un courage très fragile auquel il se confiait vainement. Si vous n’aviez que la croix extérieure, quelque grande et douloureuse qu’elle soit, elle ne vous détromperait point de votre détachement : au contraire, plus la croix est accablante en soi, plus vous vous sauriez bon gré de ne vous en trouver point accablée ; ce serait un prodigieux accroissement de confiance, et par conséquent une très dangereuse illusion. La croix n’opère la petitesse et le sentiment de notre misère, qu’autant que l’intérieur nous paraît vide et obscurci, pendant que le dehors nous ébranle. Il faut voir sa pauvreté au-dedans et la supporter ; alors la pauvreté se tourne en trésor, et on a tout en n’ayant rien.
Unissons-nous de cœur à celui que nous regrettons. Il nous voit, il nous aime, il est touché de nos besoins, il prie pour nous. Il vous dit encore, d’une voix secrète, ce qu’il vous disait si souvent pendant qu’il vivait au milieu de nous: «Ne vivez que de foi ; ne comptez point sur la régularité de vos œuvres ni sur la symétrie de vos vertus ; portez en paix la vue de vos imperfections; abandonnez-vous à la Providence; ne vous écoutez point vous-même, n’écoutez que l’esprit de grâce.» Voilà ce qu’il disait; voilà ce qu’il dit encore à votre cœur. Loin de l’avoir perdu, vous le trouverez plus présent, plus uni à vous, plus secourable pour votre consolation, plus efficace dans ses conseils de perfection, si vous voulez bien changer en société de pure foi la société visible où vous étiez à toute heure avec lui. Pour moi, je trouve un vrai soulagement de cœur d’être très souvent en esprit avec lui.
Ménagez votre santé pour votre famille, qui a grand besoin de vous. Que le courage de la foi vous soutienne. C’est un courage qui n’a rien de haut, et qui ne donne point une force sensible sur laquelle on puisse compter. On ne trouve nulle ressource en soi, et on ne manque de rien dans l’occasion : on est riche de sa pauvreté. Si on fait quelque faute contre son intention, on la tourne à profit par l’humiliation qui en revient. On retombe toujours dans son centre par l’acquiescement à tout ce qui nous dépossède de notre propre cœur. On se livre à Dieu, ne se renfermant plus en soi, et n’osant plus s’y fier. Alors tout devient peu à peu recueillement, silence, dépendance de la grâce pour chaque moment, et vie intérieure en mort perpétuelle. En cet état, on ne possède plus rien de tout ce qu’on voit, et on retrouve en Dieu, avec l’union la plus simple et la plus intime, tout ce qu’on croyait avoir perdu.
Je choisis un petit papier, Madame, tout exprès pour m’ôter la tentation d’écrire une trop longue lettre. Il est bien juste de ne vous fatiguer point, pendant que vous souffrez une si longue infirmité. Je me borne à vous supplier instamment d’éviter toute application aux affaires, vous ne parviendrez point à les régler, et elles nuiront très dangereusement au rétablissement de votre santé. Au nom de Dieu, laissez la décision de tout le détail à M. du Cornet, homme habile, dit-on, et très zélé. Renfermez-vous dans les soins nécessaires pour conduire votre maison et pour ne laisser jamais altérer l’union entre les deux branches. Il suffit que M. du Cornet vous rende compte en gros des décisions faites, et des plans formés, autrement votre santé ne se rétablira point, et votre maison perdra infiniment, si elle a le malheur de vous perdre. Pour l’intérieur tout consiste à porter paisiblement vos croix. Le détachement du monde et l’amour de Dieu les adoucissent, mais cet amour, où le puise-t-on ? Dans une oraison simple, paisible, et plus du cœur que de la tête, qui nourrisse, et qui n’épuise point. Supportez vos défauts, tournez-les en source de vraie humilité. Ne vous en impatientez point contre vous-même. Corrigez-vous doucement et sans chagrin. Tournez-vous souvent du côté de Dieu avec familiarité et confiance pour trouver en lui tout ce qui vous manque en vous. Ne comptez ni sur vos goûts ni sur vos sentiments, souvent ce n’est que naturel, et imagination, mais attachez-vous à une bonne et droite volonté, quoique nue et sèche, elle sera d’un grand prix devant Dieu, si elle porte les fruits que Dieu demande. Mais je parle trop, pardon, Madame. Rien n’égale le zèle et le respect avec lequel je vous suis dévoué à jamais. …
Je ne puis, Madame, laisser partir M. Dupuy159 sans vous dire combien je suis souvent occupé de vos peines, et en crainte pour votre santé. Je connais la bonté de votre cœur et la vivacité de vos sentiments. L’embarras de vos affaires ouvre souvent toutes vos plaies. Il n’y a que Dieu seul qui puisse vous calmer. Il veut néanmoins donner la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Il faut donc que tous nos soins et tous nos désirs ne troublent point cette paix intérieure, qui est le don de Dieu. Travaillons, prions, mais possédons nos âmes en patience, et laissons-nous posséder par l’esprit de paix. Encore un peu et tout ce qui nous reste ici-bas autour de nous va s’évanouir. Nous suivrons bientôt ce que nous regrettons. Il ne s’agit que d’en imiter les vertus. Usez de ce monde comme n’en usant pas ; ce n’est qu’une figure qui passe dans le moment où l’on croit en jouir. Elle impose. Elle éblouit dans le pays où vous êtes ; mais elle n’a rien de durable ni de réel. C’est un fantôme. Heureux qui ne s’y attache point. Je souhaite fort que vous ayez établi un ordre dans vos affaires, afin qu’elles aillent un train réglé par la décision d’un bon conseil, sans vous accabler d’un détail continuel. C’est le moyen de vous conserver pour votre maison qui a un besoin infini de votre secours. Jamais personne ne vous sera dévoué, Madame, avec plus de zèle, d’attachement et de respect que. FR. AR. Duc DE CAMBRAY.
Lettres adressées à Charles-Honoré d’ALBERT, duc de CHEVREUSE , à Marie-Thérèse COLBERT son épouse, de & à M. TRONSON :
1688, 3 octobre,
(À Marie-Thérèse COLBERT, duchesse de CHEVREUSE :) 1690, 20 et 27 juillet, 1691,4 et 7 avril, 1694, 20 septembre,
1696, 8 mars, 24 juillet,
(de & à M. TRONSON :) 17 et 28 janvier, 2 février, 1697, 13 et 14 et 16 et 18 et 20 janvier,
1698, 4 février,
1699, 18 mai, 31 août, après le 14 septembre, vers le 4 novembre, 30 décembre,
1700, 27 janvier,
1701, 24 mars, 16 juin, ler et 18 août, 3 décembre,
1702, 7 septembre, 274-275
(Lettres de CHEVREUSE :) 1700, 11 janvier, 1701, 26 août,
1704, 19 et 28 septembre, 12 octobre,
1705, 13 janvier, début automne, 5 et 12 et 18 novembre, 29 décembre, 1707, 24 février, 17 mai, 24 décembre,
(Lettres de CHEVREUSE :) 1703, 16 mai, 2 juin, 1706, 16 novembre,
1708, 3 décembre,
1709, 24 octobre, 18 et 23 et 24 novembre, 1er et 5 et 19 décembre, 1710, 11 et 16 janvier, 10 et 23 et 24 février, 20 et 25 mars, 7 et 17 et 24 avril, 3 et 4 mai, 24 juin, 3 et 8 juillet, 4 août, 23 octobre, 2-8 novembre,
1711, 5 janvier, 15 février, 16 et 25 et 31 mars, 9 et 20 avril, 12 mai, 9 juin, 6 juillet,
1712, 2 et 11 janvier, 2 et 18 et 27 février, 8 mars, 7 juin, juillet-octobre (?),
(Lettre de CHEVREUSE :) 1712, 24 mars,
(À Marie-Thérèse COLBERT, duchesse de CHEVREUSE :) 1712, 16 novembre, après le 20 novembre, 22 décembre, 1713, 20 février, 3 mai,
Voir aussi des annotations au Tome XVIII.
« Les deux ducs » de Chevreuse et de Beauvillier épousèrent deux sœurs Colbert et furent fidèles du cercle quiétiste animé par Mme Guyon. Aussi nous accordons une place au couple ami de Chevreuse. Saint-Simon est l’ami des ducs160.
« Paul de Beauvillier, baptisé le 24 octobre 1648 à Saint-Aignan-sur-Cher, était le fils de François, duc de Saint-Aignan, et de sa première femme Antoinette Servien. Il fut d'abord destiné à l'Église, puis, après la mort de son frère aîné, pourvu de la charge de premier gentilhomme de la chambre que possédait son père (10 décembre 1666) et envoyé en Angleterre en octobre 1669. Il épousa le 21 janvier 1671 Henriette-Louise, seconde fille de Colbert. Maître de camp de cavalerie en 1671, brigadier le 25 février 1677, il devint le 2 mars 1679 duc et pair par la démission de Saint-Aignan. A « l'extrême étonnement » des courtisans, il venait le 6 décembre 1685 de remplacer le maréchal de Villeroy comme chef du Conseil des finances, place qui n'avait « jamais été occupée que par de vieux seigneurs ». Il succéda en 1687 à son père dans les gouvernements du Havre, de Loches et de Beaulieu. II deviendra chevalier des ordres le 31 décembre 1688, gouverneur du duc de Bourgogne le 16 août 1689 et ministre d'État le 24 juillet 1691 … Amis et adversaires s'accordaient pour juger que le trait le plus frappant du caractère de Beauvillier était sa dévotion … Il avait même reçu en 1681 des lettres de l'abbé de Rancé, pleines d'admiration pour « la vie qu'il menait au milieu de la Cour ». Saint-Simon note sa présence aux conférences données à l'abbaye de Montmartre par Bertot … Mais il faut attacher plus d'importance encore aux relations de Beauvillier avec M. Tronson qu'il connaissait au moins depuis 1677 et qu'il avait pris quelques mois plus tard pour directeur … En revanche, il ne passait pas pour très intelligent. D'après l'abbé Legendre, écho de l'archevêque Harlay, « Beauvillier était propre à cet emploi » de gouverneur des princes, « mais comme il n'était pas connu pour avoir plus d'esprit qu'un autre, ni d'expérience dans les affaires, on parut étonné de le voir ministre d'État » … Lors de sa promotion de décembre 1685, le Roi avait dit que cela ferait connaître combien il estimait les gens de bien et de probité » (CF 3 L.8, n.13) .
« Henriette-Louise Colbert, née en 1653 ou en 1655, épousa le 19 janvier 1671, Paul de Beauvillier. En avril 1679 elle avait eu droit au tabouret chez la Reine dont elle était devenue dame du Palais le 27 janvier 1680. Naturellement gaie et mondaine, elle avait vite subi l'influence de son mari qui écrivait le 10 juin 1677 : « Elle a plus d'envie que jamais de contenter Dieu et il me semble qu'elle ne recule pas ». Elle fut au nombre des auditrices de Bertot à Montmartre. Elle ne mourra, après un long veuvage, que le 19 septembre 1733 […] » (CF 3, L.8, n.1)
… Mais je voudrais seulement que vous laissassiez tomber toutes vos réflexions de sagesse, que vous n’eussiez aucun égard à tout ce que vous connaîtriez devant Dieu de votre timidité naturelle, et que vous fissiez et dissiez simplement, en chaque occasion de providence ce que l’esprit de grâce vous inspirerait alors. Je ne voudrais aucune démarche extraordinaire et démesurée par une espèce d’enthousiasme. C’est ce qui n’est point de votre grâce, et où vous courriez risque de prendre une chaleur d’imagination pour un mouvement de Dieu. Je ne voudrais que parler simplement, modérément, et selon les règles communes, quand Dieu vous en donnerait l’ouverture au-dehors, avec une certaine pente du dedans, contre laquelle vous n’auriez que des réflexions humaines et intéressées. On se flatte quelquefois, et on se ménage trop par politique timide, sous le beau prétexte de se réserver pour de grandes occasions, qui ne viendront peut-être jamais, et dans le fond on recherche sa sûreté et son repos. Mais on ne voit pas ce repli du fond de son cœur, et on croit n’agir que pour le bien général, dont on a en effet le zèle sincère. Moins vous vous écouterez, pour écouter Dieu paisiblement en chaque chose, plus vous sentirez votre cœur s’élargir, et votre force s’augmenter: mutaberis in alium virum. Faites-en l’essai, si vous osez. Ceux qui croiront, verront les fleuves d’eau vive couler de leurs entrailles. Mais vous ne recevrez que suivant la mesure de votre foi. C’est le peu de foi qui resserre le cœur. C’est l’abandon à Dieu qui le soulage, et qui en étend la capacité. Saint Paul dit, dilatamini 161 élargissez-vous. Dieu ne demande que de vous en épargner la peine. Laissez-le faire. Il vous élargira lui-même, pourvu que vous ne repoussiez pas son opération, en écoutant vos réflexions, ou celles d’autrui. …
… La bonne petite duchesse me paraît aller bien droit devant Dieu, selon sa grâce; elle est simple, elle est ferme. Comme elle est bien détachée du monde, elle voit par une sagesse de grâce ce qu’il y a à voir en chaque chose. Le pays où vous êtes court risque de les faire voir autrement. …162.
894. Au DUC DE BEAUVILLIER. À Cambray, 27 janvier 1703.
Voulez-vous bien, mon bon Duc, que je vous souhaite une bonne année? Portez-vous bien. Point de remède, un peu de repos, de liberté et de gaîté d’esprit. Ce qui mettra votre cœur au large, soulagera aussi votre corps, et soutiendra votre santé163. La joie est un baume de vie, qui renouvelle le sang et les esprits. La tristesse, dit l’Écriture, dessèche les os. Ne faites que ce que vous pouvez: Dieu fera le reste bien mieux que vous. …
947. Au DUC DE BEAUVILLIER. À C[ambrai] 4 novembre 1703.
… Il faut que tout commence par le centre, que tout soit digéré d’abord dans l’estomac, qu’il devienne chyle, sang, et enfin vraie chair. C’est du dedans le plus intime que se distribue la nourriture de toutes les parties extérieures. L’oraison est comme l’estomac l’instrument de toute digestion. C’est l’amour qui digère tout164, qui fait tout sien, et qui incorpore à soi tout ce qu’il reçoit. C’est lui qui nourrit tout l’extérieur de l’homme dans la pratique des vertus. Comme l’estomac fait de la chair, du sang, des esprits pour les bras, pour les mains, pour les jambes, et pour les pieds, de même l’amour dans l’oraison renouvelle l’esprit de vie pour toute la conduite. Il fait de la patience, de la douceur, de l’humilité, de la chasteté, de la sobriété, du désintéressement, de la sincérité, et généralement de toutes les autres vertus autant qu’il en faut pour réparer les épuisements journaliers. Si vous voulez appliquer les vertus par le dehors, vous ne faites qu’une symétrie gênante, qu’un arrangement superstitieux, qu’un amas d’œuvres légales et judaïques, qu’un ouvrage inanimé. C’est un sépulcre blanchi. Le dehors est une décoration de marbre où toutes les vertus sont en bas-relief; mais au-dedans il n’y a que des ossements de morts. Le dedans est sans vie. Tout y est squelette. Tout y est desséché, faute de l’onction du S.Esprit. Il ne faut donc pas vouloir mettre l’amour au-dedans par la multitude des pratiques entassées au-dehors avec scrupule. Mais il faut au contraire que le principe intérieur d’amour cultivé par l’oraison à certaines heures, et entretenu par la présence familière de Dieu dans la journée, porte la nourriture du centre aux membres extérieurs, et fasse exercer avec simplicité en chaque occasion, chaque vertu convenable pour ce moment-là. …
Je vous supplie de me donner de vos nouvelles, Madame, par N... [l’abbé de Beaumont] que j’envoie chercher. Je suis en peine de votre santé, elle a été mise à de longues et rudes épreuves. D’ailleurs, quand le cœur est malade, tout le corps en souffre. Je crains pour vous les discussions d’affaires, et tous les objets qui réveillent votre douleur. Il faut entrer dans les desseins de Dieu, et s’aider soi-même pour se donner du soulagement. Nous retrouverons bientôt ce que nous n’aurons point perdu. Nous nous en approchons tous les jours à grands pas165. Encore un peu, et il n’y aura plus de quoi pleurer. C’est nous qui mourons: ce que nous aimons vit, et ne mourra plus. Voilà ce que nous croyons, mais nous le croyons mal. Si nous le croyions bien, nous serions pour les personnes les plus chères, comme J[ésus]-C[hrist] voulait que ses disciples fussent pour lui quand il montait au ciel : Si vous m’aimiez, disait-il, vous vous réjouiriez de ma gloire166. Mais on se pleure en pleurant les personnes qu’on regrette. On peut être en peine pour les personnes qui ont mené une vie mondaine; mais pour un véritable ami de Dieu, qui a été fidèle et petit, on ne peut voir que son bonheur et les grâces qu’il attire sur ce qui lui reste de cher ici-bas. Laissez donc apaiser votre douleur par la main de Dieu même qui vous a frappée. Je suis sûr que notre cher N… (Duc de Beauvillier] veut votre soulagement, qu’il le demande à Dieu, et que vous entrerez dans son esprit en modérant votre tristesse.
Lettres adressées à Paul de BEAUVILLIER et à Henriette-Louise COLBERT son épouse :
Duc Paul de BEAUVILLIER :
1690-1695, 1697, 16 avril, 12 et 14 et 26 août, 1er et 25 septembre,
1699, 29 mars, 5 octobre, 30 novembre, 30 novembre ( ? 2e lettre), décembre ( ?), (lettre de Paul de B.:) 27 mars,
1702, 22 juin, 9 et 24 juillet, 7-11 septembre, fin septembre. 5 octobre,
1703, 27 janvier, 9 - 7 février, 11 mars (?), 4 novembre,
1712, 25 décembre,
1713, 3 et 7 octobre.
Henriette-Louise COLBERT, duchesse de BEAUVILLIER :
1685, 28 décembre, 1686, 16 janvier,
1697, octobre,
1706, 4 août.
Cousine de Mme Guyon, bras droit dans la fondation de Saint-Cyr, puis « exilée » en divers lieux religieux.
« Marie-Françoise-Silvine de la Maisonfort, née le 6 octobre 1663, fille d'Antoine-Paul Le Maistre de La Maisonfort, oncle de Mme Guyon. Bien faite et agréable, elle sut bientôt gagner l'esprit de son abbesse qui la mena à Nancy au passage de la Dauphine en mars 1680. Sa famille étant très pauvre et, son père remarié, elle vint à Paris. Mme de Brinon, directrice de Saint-Cyr, la retint comme « maîtresse séculière rétribuée. » Dès l'été 1684, elle suscitait l'enthousiasme de Mme de Maintenon qui la chargeait de remplacer la supérieure, ne tarissait pas d'éloges à son sujet et se plaignait de ne pas entendre assez parler d'elle. A Versailles elle était « connue même très particulièrement du Roi qui la voyait tous les jours chez Mme de Maintenon et lui faisait l'honneur de lui parler ». Elle prononça en 1694 ses vœux solennels. Bien qu'elle fût depuis le début de 1696 en relation avec Bossuet, elle fut chassée le 10 mai 1697 de Saint-Cyr comme quiétiste. […] Sur sa demande, elle passa chez les visitandines de Meaux, mais en raison de la même aversion pour « leurs petitesses », elle fut transférée le 23 octobre 1701 chez les ursulines de Meaux puis, en 1707, chez les bernardines d'Argenteuil. A la mort de Bossuet, Mme de La Maisonfort reprit sa correspondance avec Fénelon ( ?) et Mme Guyon. » [O] 167.
Il n’y a de mauvaises réflexions que celles qu’on fait par amour-propre sur soi-même et sur les dons de Dieu pour se les approprier. Il est aussi bon en soi de réfléchir que de s’occuper autrement ; le mal est de se regarder avec complaisance ou avec inquiétude. Quand la grâce porte l’âme à faire des réflexions sur soi, elles sont aussi parfaites que la présence de Dieu la plus sublime. Si donc on parle souvent de laisser tomber les réflexions, et de s’oublier, cela ne se doit entendre que du retranchement des réflexions empressées de l’amour-propre, qui sont presque toujours celles qu’on remarque dans les âmes, ou de celles qui interrompraient la vue actuelle de Dieu dans les temps d’oraison simple.
Saint François de Sales n’a pas prétendu retrancher toute action de grâces, ni toute attention à nous-mêmes : autrement il ne faudrait plus de colloque amoureux avec Dieu, tel que les grands saints en ont dans l’oraison la plus passive. Il ne faudrait plus de directeur ; car on parle sans cesse au directeur de soi et de ses dispositions, ce qui est une réflexion sur soi-même. Tout se réduit donc à ne point faire des actes empressés, ni même méthodiques et arrangés, pour s’examiner, ou pour rendre grâces à Dieu, quand l’attrait d’oraison est actuel, et qu’il nous occupe du repos d’amour avec Dieu.
La neuvième proposition est la seule sur laquelle j’ai hésité; mais comme on trouve dans la XXXIIIe ce qui me paraît nécessaire pour l’éclaircir168, je n’ai pas cru devoir m’arrêter là-dessus. Quoique la récompense qui est le bonheur éternel, ne puisse jamais être réellement séparée de l’amour de Dieu, ces deux choses néanmoins peuvent être séparées dans nos motifs ; car on peut aimer Dieu purement pour lui-même, quand même cet amour ne devrait jamais nous rendre heureux.
Beaucoup de saints canonisés ont été dans ce sentiment ; il est même le plus autorisé dans les écoles. Ces âmes ne souhaitent point leur salut en tant qu’il est leur salut propre, leur avantage et leur bonheur. Si Dieu les devait anéantir à la mort, ou leur faire souffrir un supplice éternel, sans le haïr et sans perdre son amour, elles ne le serviraient pas moins, et elles ne le servent pas davantage pour la récompense qu’il promet. Ce qu’elles veulent à l’égard du salut, c’est la perpétuité de l’amour de Dieu, et la conformité à sa volonté, qui est que tous les hommes en général et chacun de nous en particulier soient sauvés. On ne veut donc point en cet état son salut, comme son propre salut, et à cet égard on y est indifférent ; mais on le veut comme une chose que Dieu veut, et en tant que le salut est la perpétuité même de l’amour divin. L’amour ne peut vouloir cesser d’aimer.
Saint François dit, il est vrai, que l’oraison de quiétude contient éminemment les actes d’une méditation discursive. Et en effet, toutes les fois qu’on se sent attiré à cette oraison avec une répugnance aux actes discursifs, il faut se laisser à cet attrait, pourvu qu’on soit dans un état assez avancé pour cette sorte d’oraison. Mais il ne s’ensuit pas que cette oraison exclue pour toujours tous les actes distincts. Ces actes, dans un grand nombre d’occasions de la vie, sont les fruits de cette oraison, et les fruits de cette oraison, qui sont les actes, étant faits dans les occasions sans empressement, servent à leur tour à cette oraison, pour la rendre plus pure et plus forte. Une personne qui ne ferait jamais de ces actes simples et paisibles en aucune des occasions principales où il est naturel d’en faire, et qui se contenterait d’une quiétude générale comme plus parfaite, me paraîtrait dans l’illusion, et dans l’inexécution de la loi de Dieu.
Les âmes les plus passives font aussi des actes distincts et en grand nombre, mais sans empressement ; c’est ce que les mystiques appellent coopérer avec Dieu sans activité propre. Je crois que ces actes distincts se font même dans l’oraison ; mais ils se font par une certaine pente et une certaine facilité spéciale qui est dans le fond de l’âme, par l’habitude de l’oraison passive, pour former, selon les besoins, les actes les plus éminents.
Toute la vie des âmes passives se réduit à l’unité et simplicité de la quiétude, quand Dieu les y met actuellement. Mais ce principe d’unité et de simplicité se multiplie d’une manière très distincte et très variée selon les besoins et les occasions, et même suivant les choses que Dieu veut opérer dans l’intérieur, sans aucune occasion extérieure. Cet amour simple de repos, pendant qu’il est actuel, est un tissu d’actes très simples et presque imperceptibles. Quand cet amour direct et de repos n’est pas actuel, ce principe d’unité, comme le tronc d’un arbre, se multiplie dans ses branches et dans ses fruits. Il devient pendant la journée une occupation indirecte de Dieu. C’est tantôt acquiescement aux croix, puis à l’abandon, aux délaissements ; une autre fois, support des contradictions ; dans la suite, renoncement à la sagesse propre, docilité pour le prochain, attachement à l’obéissance, etc. C’est l’esprit un et multiplié dont parle Salomon. Tantôt il n’est qu’une chose, tantôt il en est plusieurs. Il est simple par son principe dans la multitude des actes depuis le matin jusqu’au soir, quoiqu’ils ne soient pas toujours discursifs et réfléchis. La grâce y incline doucement l’âme en chaque moment, suivant l’occasion et le dessein de Dieu. …
190. LSP 25. À Mme DE LA MAISONFORT. 29 février [1692].
Je me réjouis de vous savoir à la veille d’un grand sacrifice où j’espère que vous trouverez la paix. Il la faut moins chercher par l’état extérieur, que par la disposition intérieure. Toutes les fois que vous voudrez prévoir l’avenir, et chercher des sûretés avec Dieu, il vous confondra dans vos mesures, et tout ce que vous voudrez retenir vous échappera. Abandonnez donc tout sans réserve. La paix de Dieu ne subsiste parfaitement que dans l’anéantissement de toute volonté et de tout intérêt propre. Quand vous ne vous intéresserez plus qu’à la gloire de Dieu et à l’accomplissement de son bon plaisir, votre paix sera plus profonde que les abîmes de la mer, et elle coulera comme un fleuve. Il n’y a que la réserve, le partage d’un cœur incertain, l’hésitation d’un cœur qui craint de trop donner, qui puisse troubler ou borner cette paix, immense dans son fond comme Dieu même. […]
Dieu vous veut sage, non de votre propre sagesse, mais de la sienne. Il vous rendra sage, non en vous faisant faire force réflexions, mais au contraire en détruisant toutes les réflexions inquiètes de votre fausse sagesse. Quand vous n’agirez plus par vivacité naturelle, vous serez sage sans sagesse propre. Les mouvements de la grâce sont simples, ingénus, enfantins. La nature impétueuse pense et parle beaucoup : la grâce parle et pense peu, parce qu’elle est simple, paisible et recueillie au-dedans. Elle s’accommode aux divers caractères; elle se fait tout à tous; elle n’a aucune forme ni consistance propre, car elle ne tient à rien, mais elle prend toutes celles des gens qu’elle doit édifier. Elle se proportionne, se rapetissse, se replie. Elle ne parle point aux autres selon sa propre plénitude, mais suivant leurs besoins présents. Elle se laisse reprendre et corriger. Surtout elle se tait, et ne dit au prochain que ce qu’il est capable de porter; au lieu que la nature s’évapore dans la chaleur d’un zèle inconsidéré. […]169.
Dieu ne donne son esprit qu’à ceux qui le lui demandent avec douceur et petitesse. Rapetissez-vous donc, radoucissez votre cœur. Devenez un bon petit enfant, qui se laisse porter partout où l’on veut, et qui ne demande pas même où est-ce qu’on le porte. Pour moi, je ne puis plus avoir l’honneur de vous voir; mais vous n’avez aucun besoin de moi, si vous avez le courage de ne rien décider, et de vous livrer à la volonté de ceux qui gouvernent. Il y avait autrefois un solitaire qui s’était dépouillé du livre des Évangiles, et qui disait: «Je me suis dépouillé de tout, même du livre qui m’a enseigné le dépouillement.» À quoi sert l’abandon que vous avez tant aimé ? N’est-ce pas une illusion, si on ne le pratique quand les occasions s’en présentent ? Je ne suis point comparable au livre sacré des Évangiles, où est la parole de vie éternelle ; mais quand je serais un ange du ciel, au lieu que je ne suis qu’un indigne prêtre, il ne faudrait se souvenir de moi que pour se souvenir de ce que j’ai pu dire de bon.
Je ne vous ai jamais parlé que d’abandon sans réserve et de docilité enfantine. Je ne vous ai donc enseigné qu’à vous détacher de moi comme de tout le reste, et qu’à vous abandonner sans hésitation à la conduite de vos supérieurs170. Ce serait vous ôter de votre grâce et de l’ordre de Dieu, que de vouloir vous donner encore des secours auxquels vous devez mourir. Quand le temps de mourir à certains secours est venu, ces secours ne sont plus secours, ils se tournent en pièges. Au lieu d’être des moyens qui unissent à Dieu, ils deviennent un milieu humain entre Dieu et nous, qui nous arrête, et nous empêche de nous unir immédiatement à lui. Je le prie de tout mon cœur, Madame, de vous donner l’esprit de foi et de sacrifice dont vous avez besoin pour accomplir sa volonté. Personne ne vous honorera jamais plus parfaitement que moi171.
Je m’en tiens à ce que vous dites, qui est que vous résistez sans cesse à la volonté de Dieu. L’impression qu’il vous donne est d’être occupée de lui; mais les réflexions de votre amour-propre ne vous occupent que de vous-même. Puisque vous connaissez que vous seriez plus en repos, si vous ne vouliez pas sans cesse, par vos efforts, atteindre à une oraison élevée, et briller dans la dévotion, pourquoi ne cherchez-vous pas ce repos ? Contentez-vous de suivre Dieu et ne prétendez pas que Dieu suive vos goûts pour vous flatter. Faites l’oraison comme les commençants les plus grossiers et les plus imparfaits, s’il le faut: accommodez-vous à l’attrait de Dieu et à votre besoin. Il est vrai qu’il ne faut pas se troubler quand on sent en soi les goûts corrompus de l’amour-propre. Il ne dépend pas de nous de ne les sentir point ; mais il n’y faut donner aucun consentement de la volonté, et laisser tomber ces sentiments involontaires, en se tournant d’abord simplement vers Dieu. Moyennant cette conduite, il faut communier, et il faut même communier pour la pouvoir tenir. Si vous attendiez à communier que vous fussiez parfaite, vous n’auriez jamais ni la communion ni la perfection ; car on ne devient parfait qu’en communiant, et il faut manger le pain descendu du ciel pour parvenir peu à peu à une vie toute céleste.
Pour vos croix, il faut les prendre comme la pénitence de vos péchés, et comme l’exercice de mort à vous-même qui vous mènera à la perfection. O que les croix sont bonnes ! O que nous en avons besoin ! Eh ! que ferions-nous sans croix? Nous serions livrés à nous-mêmes, et enivrés d’amour-propre. Il faut des croix, et même des fautes, que Dieu permet pour nous humilier. Il faut mettre tout à profit, éviter les fautes dans l’occasion, et s’en servir pour se confondre dès qu’elles sont faites. Il faut porter les croix avec foi, et les regarder comme des remèdes très salutaires.
Craignez la hauteur ; défiez-vous de ce que le monde appelle la bonne gloire; elle est cent fois plus dangereuse que la plus sotte. Le plus subtil poison est le plus mortel. Soyez douce, patiente, compatissante aux faiblesses d’autrui, incapable de toute moquerie et de toute critique. La charité croit tout le bien qu’elle peut croire, et supporte tout le mal qu’elle ne peut s’empêcher de voir dans le prochain. Mais, pour être ainsi morte au monde, il faut vivre à Dieu ; et cette vie intérieure ne se puise que dans l’oraison. Le silence et la présence de Dieu sont la nourriture de l’âme.
J’ai reçu votre dernière lettre. Il m’y paraît que Dieu vous fait de grandes grâces, car il vous éclaire et poursuit beaucoup; c’est à vous à y correspondre. Plus il donne, plus il demande; et plus il demande, plus il est juste de lui donner.
Vous voyez qu’il retire ses consolations et l’attrait du recueillement, dès que vous vous laissez aller au goût des créatures qui vous dissipent. Jugez par là de la jalousie de Dieu et de celle que vous devez avoir contre vous-même, pour n’être plus à vous, et pour vous livrer toute à lui sans réserve.
Vous aviez bien raison de croire que le renoncement à soi-même, qui est demandé dans l’Évangile, consiste dans le sacrifice de toutes nos pensées et de tous les mouvements de notre cœur. Le moi, auquel il faut renoncer, n’est pas un je ne sais quoi ou un fantôme en l’air; c’est notre entendement qui pense, c’est notre volonté qui veut à sa mode par amour-propre. Pour rétablir le véritable ordre de Dieu, il faut renoncer à ce moi déréglé, en ne pensant et en ne voulant plus que selon l’impression de l’esprit de grâce.
Voilà l’état où Dieu se communique familièrement. Dès qu’on sort de cet état, on résiste à l’esprit de Dieu, on le contriste, et on se rend indigne de son commerce. C’est par miséricorde que Dieu vous rebute, et vous fait sentir sa privation dès que vous vous tournez vers les créatures : c’est qu’il veut vous reprocher votre faute, et vous en humilier, pour vous en corriger et pour vous rendre plus précautionnée. Alors il faut revenir humblement et patiemment à lui. Ne vous dépitez jamais, c’est votre écueil ; mais comptez que le silence, le recueillement, la simplicité, et l’éloignement du monde sont pour vous ce que la mamelle de la nourrice est pour l’enfant.
Je suis véritablement attristé d’avoir vu hier votre cœur si malade. Il me semble que vous devez faire également deux choses : l’une est de ne suivre jamais volontairement les délicatesses de votre amour-propre; l’autre est de ne vous décourager jamais en éprouvant dans votre cœur ces dépits si déraisonnables. Voulez-vous bien faire? Demandez à Dieu qu’il vous rende patiente avec les autres et avec vous-même. Si vous n’aviez que les autres à supporter, et si vous ne trouviez de misères qu’en eux, vous seriez violemment tentée de vous croire au-dessus de votre prochain. Dieu veut vous réduire, par une expérience presque continuelle de vos défauts, à reconnaître combien il est juste de supporter doucement ceux d’autrui. Eh ! que serions-nous, si nous ne trouvions rien à supporter en nous puisque nous avons tant de peine à supporter les autres, lors même que nous avons besoin d’un continuel support?
Tournez à profit toutes vos faiblesses en les acceptant, en les disant avec une humble ingénuité, et en vous accoutumant à ne compter plus sur vous. Quand vous serez bien sans ressource, et bien dépossédée de vous-même par un absolu désespoir de vos propres forces, Dieu vous apprendra à travailler dans une entière dépendance de sa grâce pour votre correction. Ayez patience avec vous-même ; rabaissez-vous ; rapetissez-vous ; demeurez dans la boue de vos imperfections, non pour les aimer ni pour négliger leur correction, mais pour en tirer la défiance de votre cœur et l’humiliation profonde, comme on tire les plus grands remèdes des poisons mêmes. Dieu ne vous fait éprouver ces faiblesses, qu’afin que vous recouriez plus vivement à lui. Il vous délivrera peu à peu de vous-même. O l’heureuse délivrance !
Vous vous réjouissez par jalousie des défauts de M[...].172 que vous supportez le plus impatiemment : vous êtes plus choquée de ses bonnes qualités que de ses défauts. Tout cela est bien laid et bien honteux. Voilà ce qui sort de votre cœur, tant il en est plein ; voilà ce que Dieu vous fait sentir, pour vous apprendre à vous mépriser, et à ne compter jamais sur la bonté de votre cœur. Votre amour-propre est au désespoir quand, d’un côté, vous sentez au dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand, d’un autre côté, vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu’ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l’œuvre de Dieu ne se fait en nous qu’en nous dépossédant de nous-mêmes, à force d’ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l’amour-propret. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d’autant plus mal que vous vous croiriez assurée d’être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n’espérer plus qu’en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. Au reste, comme ces choses ne sont que des sentiments involontaires, il suffit que la volonté n’y consente point. Par là vous en tirerez le profit de l’humiliation, sans avoir l’infidélité d’adhérer à des sentiments si corrompus.
[…] Vous pensiez vous posséder; mais l’expérience vous montrera que c’est un amour-propre ombrageux, dépiteux et bizarre qui vous possède. J’espère que, dans la suite, vous ne songerez plus à vous posséder vous-même, et que vous vous laisserez posséder de Dieu.
223. LSP 213. À MADAME DE LA MAISONFORT. 5 avril [1693].
Vous voudriez être parfaite, et vous voir telle, moyennant quoi vous seriez en paix. La véritable paix de cette vie doit être dans la vue de ses imperfections non flattées et tolérées, mais au contraire condamnées dans toute leur étendue. On porte en paix l’humiliation de ses misères, parce qu’on ne tient plus à soi par amour-propre. On est fâché de ses fautes plus que de celles d’un autre, non parce qu’elles sont siennes, et qu’on y prend un intérêt de propriété, mais parce que c’est à nous à nous corriger, à nous vaincre, à nous désapproprier, à nous anéantir, pour accomplir la volonté de Dieu à nos dépens. Le tempérament convenable à notre besoin, est de nous rendre attentifs et fidèles à toutes les vues intérieures de nos imperfections, qui nous viennent par le fond sans raisonner, et de n’écouter jamais volontairement les raisonnements inquiets et timides, qui vous rejetteraient dans le trouble de vos anciens scrupules. Ce qui se présente à l’âme d’une manière simple et paisible, est lumière de Dieu pour la corriger. Ce qui vous vient par raisonnement et par inquiétude, est un effet de votre naturel qu’il faut laisser tomber peu à peu en se tournant vers Dieu avec amour. Il ne faut non plus se troubler par la prévoyance de l’avenir, que par les réflexions sur le passé. Quand il vous vient un doute que vous pouvez consulter, faites-le : hors de là, n’y songez que quand l’occasion se présente. Alors donnez-vous à Dieu, et faites bonnement le mieux que vous pourrez, selon la lumière du moment présent.
Quand les occasions de sacrifice sont passées, n’y songez plus. Si elles reviennent, ne faites rien par le souvenir du moment passé : agissez par la pente actuelle du cœur.
Il s’agit du fils survivant des Chevreuse 173.
On ne peut être plus touché que je le suis, Monsieur, de la très bonne lettre que vous avez pris la peine de m’écrire : j’y vois votre cœur, et je le goûte. Je souhaite que Dieu vous conserve au milieu de la contagion du siècle. Le principal pour vous, Monsieur, est de vous défier de votre facilité et de votre activité naturelle. Vous avez plus de penchant qu’un autre à vous dissiper; dès que vous êtes dissipé, vous êtes affaibli. Comme votre force ne peut être qu’en Dieu seul, il ne faut pas s’étonner si la force vous manque dès que vous manquez à Dieu. C’est bien assez que Dieu nous soutienne quand nous ne nous éloignons pas de lui ; mais il doit permettre en quelque sorte notre chute quand nous ne craignons pas de tomber, et quand nous nous éloignons témérairement de son secours. Nous ne pouvons espérer de ressource contre notre fragilité, que dans le recueillement et dans la prière.
Vous avez plus de besoin qu’un autre de ce secours : vous avez un naturel facile, qui s’engage et qui se passionne bientôt, votre vivacité et votre activité naturelle vous jetant sans cesse au-dehors. D’ailleurs vous avez un air ouvert qui fait plaisir, et qui prévient le monde en votre faveur: il n’y a rien de si dangereux que de plaire; l’amour-propre en est charmé, et ce charme empoisonne le cœur. D’abord on s’amuse et on se flatte, puis on se dissipe, et on sent ralentir toutes ses bonnes résolutions ; puis on s’enivre de soi-même et du monde, c’est-à-dire de plaisir et de vanité. Alors on se trouve dans une distance infinie de Dieu ; on n’a plus le courage d’y retourner; on n’ose même plus songer à se faire cette violence.
Vous n’avez, Monsieur, de ressource qu’à vous précautionner contre la dissipation. Je vous conjure de donner tous les matins un petit quart d’heure à une lecture méditée avec liberté, simplicité et affection ; encore un petit moment de même vers le soir174: de temps en temps dans la journée renouvelez la présence de Dieu et l’intention d’agir pour lui ; humiliez-vous de vos fautes ; travaillez de bonne foi à vous corriger, ayez patience avec vous-même, sans vous flatter, comme vous feriez avec un autre; fréquentez les sacrements dans des temps réglés. Je prierai de tout mon cœur pour vous175.
… Je crois que vous ne sauriez être avec Dieu dans une trop grande confiance. Dites-lui tout ce que vous avez sur le cœur, comme on se décharge le cœur avec un bon ami sur tout ce qui afflige ou qui fait plaisir. Racontez-lui vos peines, afin qu’il vous console. Dites-lui vos joies afin qu’il les modère. Exposez-lui vos désirs, afin qu’il les purifie. […] Dites-lui combien l’amour-propre vous porte à être injuste contre le prochain, combien la vanité vous tente d’être faux, pour éblouir les hommes dans le commerce, combien votre orgueil se déguise aux autres et à vous-même. […] Les gens qui n’ont rien de caché les uns pour les autres, ne manquent jamais de sujets de s’entretenir. Ils ne préparent, ils ne mesurent rien pour leurs conversations, parce qu’ils n’ont rien à réserver. Ainsi ne cherchent-ils rien. Ils ne parlent entre eux que de l’abondance du cœur. Ils parlent sans réflexion comme ils pensent. C’est le cœur de l’un qui parle à l’autre. Ce sont deux cœurs qui se versent pour ainsi dire l’un dans l’autre. Heureux ceux qui parviennent à cette société familière et sans réserve avec Dieu.
À mesure que vous lui parlerez, il vous parlera. […] Ce n’est point une inspiration extraordinaire qui vous expose à l’illusion. Elle se borne à vous inspirer les vertus de votre état, et les moyens de mourir à vous-même, pour vivre à Dieu. C’est une parole intérieure qui nous instruit selon nos besoins en chaque occasion. Dieu est le vrai ami qui nous donne toujours le conseil et la consolation nécessaire. Nous ne manquons qu’en lui résistant. Ainsi il est capital de s’accoutumer à écouter sa voix, à se faire taire intérieurement, à prêter l’oreille du cœur, et à ne perdre rien de ce que Dieu nous dit. On comprend bien ce que c’est que se taire au-dehors, et faire cesser le bruit des paroles, que notre bouche prononce. Mais on ne sait point ce que c’est que le silence intérieur. Il consiste à faire taire son imagination vaine, inquiète, et volage. Il consiste même à faire taire son esprit rempli d’une sagesse humaine, et à supprimer une multitude de vaines réflexions qui agitent et qui dissipent l’âme. Il faut se borner dans l’oraison à des affections simples, et à un petit nombre d’objets, dont on s’occupe plus par amour que par de grands raisonnements. La contention de tête fatigue, rebute, épuise. L’acquiescement de l’esprit et l’union du cœur ne lassent pas de même. L’esprit de foi et d’amour ne tarit jamais, quand on n’en quitte point la source.
Mais je ne suis pas, direz-vous, le maître de mon imagination, qui s’égare, qui s’échauffe, qui me trouble. […] Pendant ces distractions mon oraison s’évanouit, et je la passe toute entière à apercevoir que je ne la fais pas. Je vous réponds, Monsieur, que c’est par le cœur que nous faisons oraison, et qu’une volonté sincère et persévérante de la faire est une oraison véritable. […] À chaque fois qu’on aperçoit sa distraction, on la laisse tomber, et on revient à Dieu en reprenant son sujet. Ainsi, outre qu’il demeure dans les temps mêmes de distraction une oraison du fond, qui est comme un feu caché sous la cendre, et une occupation confuse de Dieu, on réveille encore en soi, dès qu’on remarque la distraction, des affections vives et distinctes, sur les vérités que l’on se rappelle dans ces moments-là. Ce n’est donc point un temps perdu. Si vous voulez en faire patiemment l’expérience, vous verrez que certains temps d’oraison passés dans la distraction et dans l’ennui avec une bonne volonté, nourriront votre cœur, et vous fortifieront contre toutes les tentations. Une oraison sèche, pourvu qu’elle soit soutenue avec une fidélité persévérante, accoutume une âme à la croix. Elle l’endurcit contre elle-même, elle l’humilie, elle l’exerce dans la voie obscure de la foi. Si nous avions toujours une oraison de lumière, d’onction, de sentiment, et de ferveur, nous passerions notre vie à nous nourrir de lait, au lieu de manger le pain sec et dur. Nous ne chercherions que le plaisir et la douceur sensible, au lieu de chercher l’abnégation et la mort [mystique]. […] Mais n’attaquez point de front les distractions; c’est se distraire, que de contester contre la distraction même. Le plus court est de la laisser tomber, et de se remettre doucement devant Dieu. Plus vous vous agiterez, plus vous exciterez votre imagination, qui vous importunera sans relâche. Au contraire plus vous demeurerez en paix en vous retournant par un simple regard vers le sujet de votre oraison, plus vous vous approcherez de l’occupation intérieure des choses de D[ieu]. Vous passeriez tout votre temps à combattre contre les mouches qui font du bruit autour de vous. Laissez-les bourdonner à vos oreilles, et accoutumez-vous à continuer votre ouvrage, comme si elles étaient loin de vous.
Pour le sujet de vos oraisons prenez les endroits de l’Évangile ou de l’Imitation de J[ésus] C[hrist] qui vous touchent le plus. Lisez lentement, et à mesure que quelque parole vous touche, faites-en ce qu’on fait d’une conserve, qu’on laisse longtemps dans sa bouche pour l’y laisser fondre. Laissez cette vérité couler peu à peu dans votre cœur. Ne passez à une autre que quand vous sentirez que celle-là a achevé toute son impression. Insensiblement vous passerez un gros quart d’heure en oraison. Si vous ménagez votre temps de sorte que vous puissiez la faire deux fois le jour, ce sera à deux reprises une demie heure d’oraison par jour. Vous la ferez avec facilité, pourvu que vous ne vouliez point y trop faire, ni trop voir votre ouvrage fait. Soyez-y simplement avec Dieu dans une confiance d’enfant qui lui dit tout ce qui lui vient au cœur. Il n’est question que d’élargir le cœur avec Dieu, que de l’accoutumer à lui, et que de nourrir l’amour. L’amour nourri éclaire, redresse, encourage, corrige.
Pour vos occupations extérieures, il faut les partager entre les devoirs et les amusements. Je compte parmi les devoirs toutes les bienséances pour le commerce des généraux de l’armée et des principaux officiers, avec lesquels il faut un air de société et des attentions. […] Une de vos principales occupations doit être, ce me semble, de voir tout ce qui se passe dans une armée, d’en faire parler tous ceux qui ont le plus de génie et d’expérience. Il faut les chercher, les ménager, leur déférer beaucoup, pour en tirer toutes les lumières utiles. […] Je ne cesse, Monsieur, aucun jour de le prier pour vous. Il sait à quel point je vous suis dévoué pour toute ma vie.
J’entre dans vos peines. Que ne puis-je faire quelque chose de plus ! Il faut imiter la foi d’Abraham, et aller toujours sans savoir où176. On ne s’égare que par se proposer un but de son propre choix. Quinconque ne veut rien que la seule volonté de Dieu, la trouve partout, de quelque côté que la Providence le tourne, et par conséquent il ne s’égare jamais. Le véritable abandon n’ayant aucun chemin propre, ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout, et que nous ne soyons rien.
J’espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura soin de vous. Heureux celui qui, comme Jésus-Christ, n’a pas de quoi reposer sa tête! Quand on s’est livré à la pauvreté intérieure même, doit-on craindre l’extérieure ? Soyez fidèle à Dieu, et Dieu le sera à ses promesses. Faites honneur à la Religion qui est si méprisée, et elle vous le rendra avec usure. Montrez au monde un courtisan qui vit de pure foi.
Craignez votre vivacité empressée, votre goût pour le monde, votre ambition secrète qui se glisse sans que vous l’aperceviez. Ne vous engouez point de certaines conversations de politique ou de joli badinage qui vous dissipent, qui vous indisposent au recueillement et à l’oraison. Parlez peu ; coupez court ; ménagez votre temps; travaillez avec ordre et de suite; mettez les œuvres en la place des beaux discours. Encore une fois, l’avenir n’est point encore à vous ; il n’y sera peut-être jamais177. Bornez-vous au présent ; mangez le pain quotidien. Demain aura soin de lui-même; à chaque jour suffit son mal178. C’est tenter Dieu que de faire provision de manne pour deux jours ; elle se corrompt. Vous n’avez point aujourd’hui la grâce de demain: elle ne viendra qu’avec demain lui-même. Moment présent, petite éternité pour nous.
Militaire blessé dès sa jeunesse en 1711 il est surnommé affectueusement « mon boiteux » par Mme Guyon. « Fanfan » est également chéri par son oncle Fénelon qui lui adresse de nombreuses lettres. Nous ne citons ici que trois exemples, ne voulant pas omettre l’éditeur des Œuvres spirituelles (1738) de son oncle. En ce qui concerne son éveil mystique nous suggérons de consulter la direction complète assurée dans les dernières années de « notre mère » 179.
« Né le 25 juillet 1688, petit-fils du frère aîné de Fénelon, Gabriel‑Jacques de Salignac (1688 – 1746) était le second d’une famille de quatorze enfants. Mousquetaire en 1704, colonel du régiment de Bigorre en 1709, il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Mal soigné, il subit une opération au début de février 1713, qui fut suivie de trois mois de maladie dont nous trouvons l’écho dans la correspondance. Il se rendit aux eaux de Barèges en 1714 avec « Panta », l’abbé Pantaleon de Beaumont. Ils s’attardèrent à Paris et à Blois. Commença alors une correspondance suivie avec Madame Guyon. Il fut inspecteur général de l’infanterie en 1718, brigadier en 1719. Il avait épousé, en décembre 1721, Louise‑Françoise Le Peletier, fille de Louis Le Peletier, premier président du Parlement de Paris. De ce mariage naquirent douze enfants. Son mariage avait fait de lui un parent du comte de Morville, secrétaire d’État aux Affaires étrangères ; celui-ci le désigna en 1724 pour l’ambassade de Hollande. Il y resta jusqu’en 1728, où il fut nommé plénipotentiaire au congrès de Soissons, puis retourna en Hollande de 1730 à 1744. Chevalier des Ordres du Roi en 1739, il servit comme lieutenant général dans l’armée du maréchal de Noailles, puis dans celle de Maurice de Saxe. Il était en passe d’obtenir le bâton de maréchal quand il fut blessé très grièvement à la bataille de Raucoux, près de Liège, et mourut quelques jours après, le 11 octobre 1746. Légataire universel de son grand-oncle et dépositaire de tous ses écrits originaux, qui lui avaient été remis par l’abbé de Beaumont, il les publia. » [O].
Tu souffres, mon très cher petit fanfan, et j’en ressens le contrecoup avec douleur. Mais il faut aimer les coups de la main de D[ieu]. Cette main est plus douce que celle des chirurgiens. Elle n’incise que pour guérir. Tous les maux qu’elle fait se tournent en biens, si nous la laissons faire. Je veux que tu sois patient sans patience et courageux sans courage. Demande à la bonne Duchesse ce que veut dire cet apparent galimatias. Un courage qu’on possède, qu’on tient comme propre, dont on jouit, dont on se sait bon gré, dont on se fait honneur, est un poison d’orgueil. Il faut au contraire se sentir faible, prêt à tomber, le voir en paix, être patient à la vue de son impatience, la laisser voir aux autres, n’être soutenu que de la seule main de Dieu d’un moment à l’autre, et vivre d’emprunt’. En cet état, on marche sans jambes, on mange sans pain, on est fort sans force. On n’a rien en soi, et tout se trouve dans le bien-aimé. On fait tout, et on n’est rien, parce que le bien-aimé fait lui seul tout en nous. Tout vient de lui, tout retourne à lui. La vertu qu’il nous prête n’est pas plus à nous, que l’air que nous respirons et qui nous fait vivre.
Il faut aller au fond pendant qu’on y est, pour ta jambe. Autrement ce serait à recommencer, et on pourrait bien en recommençant trouver le mal incurable. Il le deviendrait par le retardement. Ainsi il est capital de le déraciner avec les plus grandes précautions. Voilà des lettres que je te prie de faire rendre. Tu sais, mon cher petit fanfan, avec quelle tendresse je suis à jamais tout à toi sans réserve.
Je remercie D[ieu] de ce qu’il a fait enfin découvrir le mal, qui était si profondément caché. Le péril eût été grand sans cette heureuse découverte. Le rétablissement du trajet me donne de bonnes espérances. Puisque ce trajet est libre, il faut, si je ne me trompe, faire un grand usage des injections pour purifier le fond des chairs. Après tant de mécomptes heureusement réparés, il faut cent précautions l’une sur l’autre, pour s’assurer de ne rien laisser dans ce fond. C’est là-dessus, mon c[her] f[anfan], qu’il faut une patience à toute épreuve, pour ne se mettre point en péril de recommencer, ou de périr sans ressource en se croyant guéri. M. Chirac, qui a tant d’amitié et de pénétration, examinera sans doute si le pus, qui a tant séjourné, n’a point rongé quelque vaisseau sanguin, jusqu’à en affaiblir les tuniques, si ce pus n’a point fait quelque fusée, s’il ne reste point des esquilles embarrassées dans les chairs ou dans les membranes. Je parle en ignorant’. Cela m’est permis ; je parle pour un homme qui excusera tout, et qui saura tourner à bien ce que je dis mal. Je ne doute pas qu’il n’exige de vous une rigoureuse sobriété. C’est sur quoi vous devez avoir une docilité sans bornes pour lui, et une dureté courageuse contre vous-même. …
Jeune intellectuelle convertie au point de rentrer chez les carmélites, elle bénéficiera de l’exigeante direction par Fénelon : ce dernier encourage puis – plusieurs années passent - coupe court à tout attachement. Voici ce qu’Orcibal nous apprend sur son milieu et sur elle-même :
« Bien que le marquis de Dangeau et son frère l'abbé fussent depuis longtemps convertis, leur famille opposa, lors de la Révocation de l'Edit de Nantes, une résistance opiniâtre. Ce fut en particulier le cas de leur soeur Catherine de Courcillon et de Jean Guichard, marquis du Péray, dont elle était la quatrième femme. Ils furent accusés de favoriser les évasions et leur fille Charlotte mise aux Nouvelles Catholiques le 5 mars 1686. Fénelon était alors dans l'Ouest, mais, à la demande des Dangeau, Bossuet entreprit cette conversion difficile et, en lui montrant certaines contradictions dans le Bouclier de la Foi de Du Moulin, obtint le 1er juin 1686 l'abjuration de la jeune intellectuelle. Celle-ci aida alors pendant quelques mois les officières des Nouvelles Catholiques. Elle entra ensuite au Premier Couvent où Fénelon qui « avait examiné » avec elle « ses doutes sur son ancienne religion » (cf. sa lettre inédite du 15 décembre 1713, à la soeur de la carmélite) prêcha le 23 novembre 1687 lors de sa prise d'habit. […] En janvier 1689 Mme de Péray « attendait W. sa mère pour faire sa profession » qui eut lieu le 13 mai 1689 et fut rehaussée par un sermon de Bossuet. Soeur Charlotte de Saint-Cyprien ne cessa jamais de correspondre avec l'archevêque de Cambrai dont, vingt ans après sa mort, elle faisait l'éloge au marquis de Fénelon. Passée en 1717 à Pont-Audemer pour des motifs inconnus, elle y mourut en 1747. » 180
Nous disposons de lettres couvrant l’entrée dans la vie religieuse et dans l’intériorité mystique de 1689 à 1696 puis à la maturité de 1711 à 1714. Un condensé en italiques précède les douze lettres qui nous sont parvenues181.
Janvier 1689 : Charlotte craint son engagement et s’embarrasse de ses défauts : « Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. […] Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu. »
Au mois de mai elle fait profession dans une cérémonie « rehaussée par un sermon de Bossuet ».
Août 1695 : Charlotte est encore une intellectuelle, mais « vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. » « Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. »
Novembre : « N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous […] Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir du côté de l’esprit ! »
Décembre : « Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. »
Décembre toujours, où Fénelon enfonce le clou : « J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection. »
Mars 1696, la plus longue lettre, petit traité intérieur : « L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation » « il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. » « L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. » « L’activité que les mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. / L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre. / La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature. » « Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. » « Ce n’est pas leur force [des désirs] qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. » Et conclus : « Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. »
Août : « Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné » « Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. »
Décembre : « En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. »
Décembre encore ? : « Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. »
Quinze ans passent des débuts à la maturité. Charlotte est devenue une confidente :
Janvier 1711 : « Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. […] Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. »
Décembre de la même année à « ma très honorée sœur » : « A l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. » «Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. » « Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. » « je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle »
Mars 1714 : « Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains ; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux, qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous. »
Il me tarde de savoir de vous comment vous vous trouvez dans votre retraite, en approchant du jour que vous craignez tant, et qui est si peu à craindre. Vous verrez que les fantômes qui épouvantent de loin ne sont rien de près. Quand sainte Thérèse fit son engagement, elle dit qu’il lui prit un tremblement comme des convulsions, et qu’elle crut que tous les os de son corps étaient déboîtés182. « Apprenez, dit-elle, par mon exemple, à ne rien craindre quand vous vous donnez à Dieu. » En effet, cette première horreur fut suivie d’une paix et d’une sainteté qui ont été la merveille de ces derniers temps.
J’aime mieux que vous dormiez huit heures la nuit, et que vous payiez Dieu pendant le jour d’une autre monnaie. Il n’a pas besoin de vos veilles au-delà de vos forces ; mais il demande un esprit simple, docile et recueilli, un cœur souple à toutes les volontés divines, grand pour ne mettre aucunes bornes à son sacrifice, prêt à tout faire et à tout souffrir, détaché sans réserve du monde et de soi-même. Voilà la vraie et pure immolation de l’homme tout entier, car tout le reste n’est pas l’homme ; ce n’est que le dehors et l’écorce grossière.
Humiliez-vous avec les Mages devant Jésus enfant183. En donnant votre volonté, qui n’est pas à vous, et que vous livreriez au mensonge si vous la refusiez à Dieu, vous ferez un don plus précieux qu’en donnant l’or et les parfums de l’Orient. Donnez donc, mais donnez sans partage et sans jamais reprendre. O qu’on reçoit en donnant ainsi, et qu’on perd quand on veut garder quelque chose ! Le vrai fidèle n’a plus rien : il n’est plus lui-même à lui-même.
Vous ne devez point vous embarrasser de vos défauts, pourvu que vous ne les aimiez pas, et qu’il n’y en ait aucun que vous ayez un certain désir secret d’épargner. Il n’y a que ces réserves qui arrêtent la grâce, et qui font languir une âme sans avancer jamais vers Dieu. Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. Il les emploiera à vous humilier, à vous crucifier, à vous confondre, à vous arracher toute ressource et toute confiance en vous-même. Il brûlera les verges après vous en avoir frappé, pour vous faire mourir à l’amour-propre. Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu.184.
Si je vous ai écrit, ma chère sœur, sur les précautions dont vous avez besoin, ce n’est pas que je croie que vous vous trompiez; mais c’est que je voudrais que vous fussiez loin des pièges186. Celui de l’approbation de toutes les personnes de votre maison n’est pas médiocre. D’ailleurs vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès187 votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. Vous ne sauriez trop abattre votre esprit, ni vous défier trop de vos lumières et de toutes les grâces sensibles. Il ne faut pas les rejeter, afin que Dieu en fasse en vous tout ce qu’il lui plaira, supposé qu’elles viennent de lui : mais il ne faut pas s’y arrêter un seul instant, et cela n’empêchera point leur effet, si c’est Dieu qui en est la source. Tout ce que vous m’avez écrit me semble bon, et je vous prie de n’aller pas plus loin. Communiquez-vous peu aux autres; ne le faites que par pure obéissance188, et d’une manière proportionnée au degré de chaque personne. Il faut que les âmes de grâce se communiquent comme la grâce même, qui prend toutes les formes. Ce n’est pas pour dissimuler, mais seulement pour ne dire à chacun que les vérités qu’il est capable de porter, réservant la nourriture solide aux forts, pendant qu’on donne le lait aux enfants. Le dépôt entier de la vérité est dans la tradition indivisible de l’Église; mais on ne le dispense que par morceaux, suivant que chacun est en état d’en recevoir plus ou moins. Je serai très aise de savoir de vos vues et de vos dispositions tout ce que Dieu vous mettra au cœur de m’en confier; mais je crois que le temps le plus convenable pour cette communication sera celui de mon retour189. Alors j’irai vous rendre une visite, où nous pourrons parler ensemble; après quoi vous me confierez par écrit ou de vive voix tout ce que vous voudrez, pourvu que vos supérieurs l’approuvent. En attendant, je prierai notre Seigneur de vous détacher de tous vos proches, pour ne les aimer plus qu’en lui seul, et pour vous faire porter la croix dans l’esprit de Jésus-Christ : tout le zèle empressé que vous avez190 pour le salut de vos parents leur sera peu utile191. On voudrait par principe de nature communiquer la grâce : elle ne se communique que par mort à soi-même et à son zèle trop naturel. Attendez en paix les moments de Dieu. Jésus-Christ dit souvent : mon heure n’est pas encore venue. On voudrait bien la faire venir; mais on la recule en voulant la hâter. L’œuvre de Dieu est une œuvre de mort, et non pas de vie; c’est une œuvre où il faut toujours sentir son inutilité et son impuissance. Telle est la patience et la longanimité des saints. Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. Vous m’obligerez sensiblement si vous voulez bien témoigner à la mère prieure et aux autres de votre maison combien je les révère192.
Que direz-vous de moi, ma chère sœur ? je n’ai pas encore eu un moment libre pour lire votre Vie du Bienheureux Jean de la Croix193, mais je m’en vais la lire au plus tôt et bien exactement. Pour vos lettres où vous me parlez de ses maximes, je les approuve du fond de mon cœur : ces maximes sont de l’esprit de Dieu, et il ne peut jamais y en avoir de contraires qui ne soient pernicieuses. Il y a même dans ces maximes bien entendues, de grands principes de vie intérieure qui demandent beaucoup d’expérience et de grâce. Ce que je souhaite de vous, ma chère sœur, c’est que vous ne vous fassiez jamais un appui des talents humains dans votre obéissance. N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous, et qu’il est votre supérieur, ou que vos supérieurs agréent qu’il vous conduise, et que vous éprouvez, indépendamment du raisonnement et du goût humain, qu’il vous aide plus qu’un autre à vous laisser subjuguer par l’esprit de grâce et à mourir à vous-même. Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir du côté de l’esprit ! Écoutez saint Paul : Vous êtes prudents en Jésus-Christ ; pour nous, nous sommes insensés pour lui. Ne craignez point d’être indiscrète ; à Dieu ne plaise que je veuille de vous aucune indiscrétion ! mais je ne voudrais laisser en vous qu’une sagesse de pure grâce, qui conduit simplement les âmes fidèles, quand elles ne se laissent aller ni à l’humeur, ni aux passions, ni à l’amour-propre, ni à aucun mouvement naturel. Alors ce qu’on appelle dans le monde esprit, raisonnement et goût, tombera. Il ne restera qu’une raison simple, docile à l’esprit de Dieu, et une obéissance d’enfant pour vos supérieurs, sans regarder en eux autre chose que Dieu. Je le prie d’être lui seul toutes choses en vous.
Je vous envoie, ma chère sœur, une lettre pour M. Robert. Envoyez-la ou supprimez-la suivant que vous jugerez à propos. Voyez si elle est convenable à son état, et décidez simplement en bonne personne. J’ai beaucoup pensé à vous devant Dieu depuis deux ou trois jours. Je ne saurais souffrir votre esprit, ni le goût que vous avez pour celui des autres. Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. Le bienheureux Jean de la Croix donnait bien moins à l’esprit que vous. Plus d’autre esprit que l’esprit de Dieu. La véritable grâce nous fait tout à tous indistinctement ; elle rabaisse tous les talents, elle aplanit tout, elle fait qu’on est ravi d’être avec les gens les plus grossiers et les plus idiots194, pourvu qu’on y soit pour faire la volonté de Dieu. Pardon, ma chère sœur, de mes indiscrétions. Mille et mille fois tout à vous en notre Seigneur Jésus-Christ.
Je vous envoie, ma chère sœur, une lettre pour M. Robert et je vous prie de la voir, afin que vous soyez dans la suite de notre commerce, et que vous lui aidiez à se soutenir dans ses bonnes intentions pendant que je ne saurais le voir. J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection; votre oraison ne nourrira plus votre esprit. La conversation du Seigneur est avec les simples; ils sont ses bien-aimés et les confidents de ses mystères. Les sages et les prudents n’y auront point de part. L’enfant Jésus se montre aux bergers plus tôt qu’aux Mages. Devenez bergère ignorante, grossière, imbécile; mais droite, détachée de vous-même, docile, naïve, et inférieure à tout le monde. O que cet état est meilleur que celui d’être sage en soi-même ! Pardon, ma chère sœur : je prie le saint enfant Jésus de vous mettre son enfance au cœur. Demeurez à la crèche en silence avec lui; demandez pour moi ce que je souhaite pour vous. Mille compliments très sincères pour la mère Prieure et pour la sœur de Charost195.
LSP 13. L.354. À la sœur CHARLOTTE DE ST-CYPRIEN. [À Versailles, 10 mars 1696] 196.
Vous pouvez facilement, ma chère sœur, consulter des personnes plus éclairées que moi sur les voies de Dieu, et je vous conjure même de ne suivre mes pensées qu’autant qu’elles seront conformes aux sentiments de ceux qui ont reçu de la Providence l’autorité sur vous 197.
La contemplation est un genre d’oraison autorisé par toute l’Église ; elle est marquée dans les Pères et dans les théologiens des derniers siècles : mais il ne faut jamais préférer la contemplation à la méditation. Il faut suivre son besoin et l’attrait de la grâce, par le conseil d’un bon directeur. Ce directeur, s’il est plein de l’esprit de Dieu, ne prévient jamais la grâce en rien, et il ne fait que la suivre patiemment et pas à pas, après l’avoir éprouvée avec beaucoup de précaution. L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation, si son directeur le juge à propos. Balthasar Alvarez198, l’un des directeurs de sainte Thérèse, dit, suivant une règle marquée dans les meilleurs spirituels, que, quand la contemplation manque, il faut reprendre la méditation, comme un marinier se sert des rames quand le vent n’enfle plus les voiles. Cette règle regarde les âmes qui sont encore dans un état mêlé : mais en quelque état éminent et habituel qu’on puisse être, la contemplation ni acquise ni même infuse ne dispense jamais des actes distincts des vertus ; au contraire, les vertus doivent être les fruits de la contemplation. Il est vrai seulement qu’en cet état les âmes font les actes des vertus d’une manière plus simple et plus paisible, qui tient quelque chose de la simplicité et de la paix de la contemplation.
Pour Jésus-Christ, il n’est jamais permis d’aller au Père que par lui ; mais il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. Ces âmes mêmes qui ne sont pas d’ordinaire occupées de Jésus-Christ dans leur oraison, ne laissent pas d’avoir de temps en temps certaines pentes vers lui, et une union plus forte que tout ce que les âmes ferventes de l’état commun éprouvent d’ordinaire. Une voie où l’on n’aurait plus rien pour Jésus-Christ serait non seulement suspecte, mais encore évidemment fausse et pernicieuse. Il est vrai seulement qu’entre ces deux états, de goûter souvent Jésus-Christ ou de demeurer solidement unie à lui, sans avoir en ce genre beaucoup de sentiments et de goûts aperçus, on ne choisit point ; chacun doit suivre en paix le don de Dieu, pourvu que toute l’âme ne tienne à Dieu que par Jésus-Christ, unique voie et unique vérité.
Votre oraison, de la manière dont vous me la dépeignez, n’a rien que de bon : elle est même variée, et pleine d’actes très faciles à distinguer. Ces différents sentiments d’adoration, d’amour, de joie, d’espérance et d’anéantissement devant Dieu, sont autant d’actes très utiles. Pour les lumières, les goûts et les sentiments auxquels vous dites : Vous n’êtes pas mon Dieu, etc., cela est encore très bon ; il faut être prêt à être privé de ces sortes de dons qui consolent et qui soutiennent. Il n’y a que l’amour et la conformité à la volonté de Dieu qu’on ne doit jamais séparer de Dieu même, parce qu’on ne peut être uni même immédiatement à Dieu, pour parler le langage des mystiques, que par l’amour et par la conformité à sa volonté dans tout ce qu’elle fait, qu’elle commande et qu’elle défend.
L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. Il y aura assez d’occasions où ce même attrait vous occupera expressément de Jésus-Christ et des actes distincts des vertus qui sont nécessaires à votre état intérieur et extérieur.
Pour le silence dont le Roi-Prophète parle, c’est celui dont saint Augustin parle aussi, quand il dit : Que mon âme fasse taire tout ce qui est créé, pour passer au-dessus de tout ce qui n’est point Dieu lui-même; qu’elle se fasse taire aussi elle-même à l’égard d’elle-même : sileat anima mea ipsa sibi199 ; que dans ce silence universel, elle écoute le Verbe qui parle toujours, mais que le bruit des créatures nous empêche souvent d’entendre. Ce silence n’est pas une inaction et une oisiveté de l’âme; ce n’est qu’une cessation de toute pensée inquiète et empressée, qui serait hors de saison quand Dieu veut se faire écouter. Il s’agit de lui donner une attention simple et paisible, mais très réelle, très positive et très amoureuse pour la vérité qui parle au-dedans. Qui dit attention, dit une opération de l’âme et une opération intellectuelle accompagnée d’affection de la volonté. Qui dit imposer silence, dit une action de l’âme qui choisit librement et par un amour méritoire. En un mot, c’est une fidélité actuelle de l’âme, qui, dans sa paix la plus profonde, préfère d’écouter l’esprit intérieur de grâce à toute autre attention. Alors l’opération tranquille de l’âme est une pure intellection, quoique les mystiques, prévenus des opinions de la philosophie de l’Ecole, aient parlé autrement. L’âme y contemple Dieu comme incorporel, et par conséquent elle n’admet ni image ni sensation qui le représente; elle l’adore ainsi tel qu’il est. Je sais bien que l’imagination ne cesse point alors de représenter des objets, et les sens de produire des sensations; mais l’âme, uniquement soutenue par la foi et par l’amour, n’admet volontairement aucune de ces choses qui ne sont ni Dieu ni rien de ressemblant à sa nature, non plus qu’un mathématicien ne fait point entrer dans ses spéculations de mathématique la vue involontaire des mouches qui bourdonnent autour de lui.
Il faut seulement remarquer deux choses sur la contemplation : la première, que le Verbe, en tant qu’il est incarné, quand il parle dans cette oraison, ne doit pas être moins écouté que quand il parle sans nous représenter son incarnation; en un mot, Jésus-Christ peut être l’objet de la plus pure et de la plus sublime contemplation. Il est contemplé par les bienheureux dans le ciel; à plus forte raison peut-il être contemplé sur la terre par les âmes de la plus éminente oraison, lesquelles, étant encore dans le pélerinage, sont toujours jusques à la mort dans un état essentiellement différent de celui des saints arrivés au terme. Jésus-Christ n’est pas moins la vérité et la vie que la voie. Il n’y a aucun état où l’âme la plus parfaite puisse ni marcher, ni contempler, ni vivre qu’en lui et par lui seul. Il ne suffit pas de tenir à lui confusément; il faut être occupé distinctement de lui et de ses mystères. Il est vrai qu’il y a des âmes qui ne le voient point actuellement dans leur contemplation, et qui croient même pour un temps l’avoir perdu, lorsqu’elles sont dans les épreuves ; mais celles qui n’en sont pas occupées pendant la pure et actuelle contemplation, en sont occupées pendant certains intervalles, où elles trouvent que Jésus-Christ leur est toutes choses. Celles qui sont dans les épreuves ne perdent pas plus Jésus-Christ que Dieu; elles ne perdent ni l’un ni l’autre, que pour un temps et en apparence. L’Époux se cache, mais il est présent : la peine où est l’âme, en croyant l’avoir perdu, est une preuve qu’elle ne le perd jamais, et qu’elle n’est privée que d’une possession goûtée et réfléchie.
La seconde remarque à faire sur la contemplation, est que cette contemplation pure et directe, où nulle image ni sensation n’est admise volontairement, n’est jamais, en cette vie, continuelle et sans interruption : il y a toujours des intervalles où l’on peut et où l’on doit, suivant la grâce et suivant son besoin, pratiquer les actes distincts de toutes les vertus, comme de la patience, de l’humilité, de la docilité, de la vigilance et de la contrition etc. En un mot il faut remplir tous les devoirs intérieurs et extérieurs marqués dans l’Évangile, loin de les négliger dans cet état de perfection. On ne doit juger du degré de la perfection de chaque âme, que par la fidélité qu’elle a dans toutes ces choses. Si, dans ces intervalles, on ne trouvait jamais en soi ni l’union à Jésus-Christ, ni les actes distincts des vertus, on devrait beaucoup craindre de tomber dans l’illusion. Alors il faudrait, suivant le conseil le plus sage qu’on pourrait trouver, s’exciter avec les efforts les plus empressés pour retrouver Jésus-Christ et les vertus, si on était encore dans l’état où je vous ai dit que Balthasar Alvarez veut qu’on prenne la rame quand le vent n’enfle plus les voiles. Que si on était dans un état de contemplation plus habituelle, où la rame ne fût plus d’aucun usage, il faudrait, non pas s’exciter avec inquiétude et empressement, mais faire des actes simples et paisibles sans y rechercher sa propre consolation. Cette sorte d’excitation, ou plutôt de fidélité tranquille et très efficace, ne troublera jamais l’état des âmes les plus éminentes, quand elles les feront par obéissance. Peut-être croiront-elles ne faire point des actes, parce qu’elles ne les feront point par formules et par secousses empressées; mais ces actes n’en seront pas moins bons. Il y a une grande différence entre les actes empressés qu’on s’efforce de faire pour s’y appuyer avec une subtile complaisance, ou ceux qu’on fait de toute la force de la volonté, avec simplicité et paix, pour obéir à un directeur. Enfin le fondement, qui doit être immobile, est qu’il n’y a aucun degré de contemplation où l’âme ne se nourrisse, d’une manière plus ou moins aperçue, par la vue de Jésus-Christ, par celle de ses mystères, et par les actes distincts des vertus. Les actes aperçus ne viennent pas toujours également comme on le voudrait, pour se consoler et pour s’assurer200. Dans les temps de l’actuelle et directe contemplation, il ne faut pas même interrompre ce que Dieu fait, pour ce que nous voudrions faire; mais, hors de ces temps, il faut toujours un peu plus ou un peu moins d’union aperçue à Jésus-Christ, et d’actes distincts.
Au reste, voici, ce me semble, les véritables notions des termes dont les plus saints mystiques se sont servis si fréquemment et si utilement, mais dont j’entends dire tous les jours avec douleur qu’on a étrangement abusé201.
L’abandon n’est que le pur amour dans toute l’étendue des épreuves, où il ne peut jamais cesser de détester et de fuir tout ce que la loi écrite condamne, et où les permissions divines ne dispensent jamais de résister jusqu’au sang contre le péché pour ne le pas commettre, et de le déplorer, si par malheur on y était tombé : car le même Dieu qui permet le mal le condamne, et sa permission qui n’est pas notre règle, n’empêche pas qu’on ne doive, par le principe de l’amour, se conformer toujours à sa volonté écrite, qui commande le bien et qui condamne tout ce qui est mal. On ne doit jamais supposer la permission divine, que dans les fautes déjà commises; cette permission ne doit diminuer en rien alors notre haine du péché, ni la condamnation de nous-mêmes.
L’activité que les mystiques blâment, n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation.
L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre.
La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature. Le péché de l’ange fut un péché de propriété; stetit in se, comme parle saint Augustin. La propriété bien entendue n’est donc que l’amour-propre ou l’orgueil, qui est l’amour de sa propre excellence en tant que propre, et qui, au lieu de rapporter tout et uniquement à Dieu, rapporte encore un peu les dons de Dieu à soi, pour s’y complaire. Cet amour-propre fait, dans l’usage des dons extérieurs, la plupart des défauts sensibles. Dans l’usage des dons intérieurs, il fait une recherche très subtile et presque imperceptible de soi-même dans les plus grandes vertus, et c’est cette dernière purification de l’âme qui est la plus rare et la plus difficile.
Les mystiques appellent aussi souvent impureté, les empressements de l’amour intéressé, qui troublent la paix d’une âme attirée à la générosité du pur amour. L’amour intéressé n’est point un péché, et il ne peut être permis, dans ce langage, de l’appeler une impureté, qu’à cause qu’il est différent de l’amour désintéressé que l’on nomme pur. Du reste l’amour intéressé se trouve souvent dans de très grands saints, et il est capable de produire d’excellentes vertus.
La désappropriation bien entendue n’est donc que l’abnégation entière de soi-même selon l’Évangile, et la pratique de l’amour désintéressé dans toutes les vertus. La cupidité, qui est opposée à la charité, ne consiste pas seulement dans la concupiscence charnelle, et dans tous les vices grossiers; mais encore dans cet amour spirituel et déréglé de soi-même pour s’y complaire.
L’attrait intérieur, dont les mystiques ont tant parlé, n’est point une inspiration miraculeuse et prophétique, qui rend l’âme infaillible, ni impeccable, ni indépendante de la direction des pasteurs; ce n’est que la grâce, qui est sans cesse prévenante dans tous les justes, et qui est plus spéciale dans les âmes élevées par l’amour désintéressé, et par la contemplation habituelle, à un état plus parfait. Ces âmes peuvent se tromper, pécher, avoir besoin d’être redressées. Elles ne peuvent même marcher sûrement dans leur voie, que par l’obéissance.
Les désirs ne cessent point, non plus que les actes, dans cette voie; car l’amour, qui est le fond de la contemplation, est un désir continuel de l’Époux bien-aimé, et ce désir continuel est divisé en autant d’actes réels, qu’il y a de moments successifs où il continue. Un acte simple, indivisible, toujours subsistant par lui-même s’il n’est révoqué, est une chimère qui porte avec elle une évidente et ridicule contradiction. Chaque moment d’amour et d’oraison renferme son acte particulier : il n’y a que le renouvellement positif d’un acte qui puisse le faire continuer. Il est vrai seulement que, quand une personne qui ne connaît point ses opérations intérieures par les vrais principes de philosophie, se trouve dans une paix et une union habituelle avec Dieu, elle croit ou ne faire aucun acte, ou en faire un perpétuel; parce que les actes qu’elle fait sont si simples, si paisibles, et si exempts de tout empressement, que l’uniformité leur ôte une certaine distinction sensible.
J’ai dit que l’amour est un désir, et cela est vrai en un sens, quoique en un autre l’amour pur et paisible ne soit pas un désir empressé. Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. Il veut son salut, non pour soi, mais pour Dieu, qui veut être glorifié par là, et qui nous commande de le vouloir avec lui. L’amour est insatiable d’amour; il cherche sans cesse son propre accroissement par la destruction de tout ce qui n’est pas lui en nous. Quoiqu’il ne dise pas formellement, Je veux croître; qu’il ne sente pas toujours une impatience pour son accroissement, et qu’il ne s’excite pas même par secousses et avec empressement pour faire de nouveaux progrès, il tend néanmoins toujours, par un mouvement paisible et uniforme, à détruire tous les obstacles des plus légères imperfections, et à s’unir de plus en plus à Dieu. Voilà le vrai désir qui fait toute la vie intérieure.
Pour les désirs particuliers sur les moyens qu’on croit les plus propres pour procurer la gloire de Dieu, ils peuvent être bons; mais aussi j’avoue qu’ils me sont suspects, lorsqu’ils sont accompagnés, comme vous le dites, de trouble et d’inquiétude, et qu’ils vous font sortir de votre recueillement ordinaire. Vouloir âprement la gloire de Dieu, et à notre mode, c’est moins vouloir sa gloire que notre propre satisfaction. Dieu peut donner par sa grâce, aux âmes, certains désirs particuliers, ou pour des choses qu’il veut accorder à leurs prières, ou pour les exercer elles-mêmes par ces désirs. Ils peuvent même être très forts et très puissants sur l’âme. Ce n’est pas leur force qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. Si ces désirs viennent de Dieu, il saura bien les faire fructifier pour vous et pour les autres. S’ils viennent de votre empressement, la plus sûre manière de les faire cesser est de ne vous y arrêter point volontairement. Bornez-vous donc, ma chère sœur, à bien vouloir de tout votre cœur toutes les volontés connues de Dieu par sa loi et par sa providence, et toutes les inconnues qui sont cachées dans ses conseils sur l’avenir.
Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. Si ces choses ont besoin d’un éclaircissement plus exact et plus étendu, je vous en dirai volontiers ce que j’en connais, et qui est conforme aux propositions de messeigneurs de Paris et de Meaux.
Pour vous, ma chère sœur202, ce qui me paraît le plus utile à votre sanctification, c’est que vous fuyiez ce qu’on appelle le goût de l’esprit, et la curiosité : noli altum sapere203. Faites taire votre esprit, qui se laisse trop aller au raisonnement. Surtout n’entreprenez jamais de régler votre conduite intérieure, ni celle des sœurs à qui vous pouvez parler suivant l’ordre de vos supérieurs, par vos lectures. Les meilleures choses que vous lisez peuvent se tourner en poison, si vous les prenez selon votre propre sens. Lisez donc pour204 vous édifier, pour vous recueillir, pour vous nourrir intérieurement, pour vous remplir de la vérité, mais non pour juger par vous-même, ni pour trouver une direction dans vos lectures. Ne lisez rien par curiosité, ni par goût des choses extraordinaires : ne lisez rien que par conseil, et en esprit d’obéissance à vos supérieurs, auxquels il ne faut jamais rien cacher. Souvenez-vous que, si vous n’êtes comme les petits enfants, vous n’entrerez point au royaume du ciel. Désirez le lait comme les petits enfants nouveaux nés; désirez-le sans artifice. Souvenez-vous que Dieu cache ses conseils aux sages et aux prudents, pour les révéler aux petits; sa conversation familière est avec les simples. Il n’est pas question d’une simplicité badine, et qui se relâche sur les vertus : il s’agit d’une simplicité de candeur, d’ingénuité, de rapport unique à Dieu seul, et de défiance sincère de soi-même en tout. Vous avez besoin de devenir plus petite et plus pauvre d’esprit qu’une autre. Après avoir tant travaillé à croître et à orner votre esprit, dépouillez-le de toute parure; ce n’est pas en vain que Jésus-Christ dit : Bienheureux les pauvres d’esprit. Ne parlez jamais aux autres, qu’autant que vos supérieurs vous y obligeront; vous avez besoin de ne point épancher au dehors le don de Dieu qui se tarirait aisément en vous. On se dissipe quelquefois en parlant des meilleures choses; on s’en fait un langage qui amuse, et qui flatte l’imagination, pendant que le cœur se vide et se dessèche insensiblement. Ne vous croyez point avancée, car vous ne l’êtes guère : ne vous comparez jamais à personne; laissez-vous juger par les autres, quoiqu’ils n’aient pas une grande lumière. Ne comptez jamais sur vos expériences, qui peuvent être très défectueuses. Obéissez et aimez : l’amour qui obéit marche dans la voie droite, et Dieu supplée à tout ce qui pourrait lui manquer. Oubliez-vous vous-même, non au préjudice de la vigilance, qui est essentiellement inséparable du véritable amour de Dieu, mais pour les réflexions inquiètes de l’amour-propre.
Vous trouverez peut-être, ma chère sœur, que j’entre bien avant dans les questions de doctrine, en vous écrivant une lettre où je vous exhorte à vous détacher de tout ce qu’on appelle esprit et science : mais vous savez que c’est vous qui m’avez questionné. Il s’agit de vous mettre le cœur en paix, de vous montrer les vrais principes et les bornes au-delà desquelles vous ne pourriez aller sans tomber dans l’illusion, et de vous ôter aussi le scrupule sur les véritables voies de Dieu. On ne peut pas vous parler aussi sobrement qu’à une autre, parce que vous avez beaucoup lu et raisonné sur ces matières. Tout ce que je viens de vous dire ne vous apprendra rien de nouveau; il ne fera que vous montrer les bornes, et que vous préserver des pièges à craindre. Après vous avoir parlé, ma chère sœur, avec tant de confiance et d’ouverture, je n’ai garde de finir cette lettre par des compliments. Il me suffit de me recommander à vos prières, et de me souvenir de vous dans les miennes. Je vous supplie de souffrir que j’ajoute ici une assurance de ma vénération pour la mère prieure, et pour les autres dont je suis connu. Rien n’est plus fort et plus sincère que le zèle avec lequel je vous serai dévoué toute ma vie en notre Seigneur.
FR. ARCH. Duc DE CAMBRAY.
J’ai pensé, ma chère sœur, à tout ce que vous m’avez dit en si peu de temps, et Dieu sait combien je m’intéresse à tout ce qui vous touche. Je ne saurais assez vous recommander de compter pour rien toutes les lumières de grâce, et les communications intérieures qu’il vous paraît que vous recevez. Vous êtes encore dans un état d’imperfection et de mélange, où de telles lumières sont tout au moins très douteuses et très suspectes d’illusion. Il n’y a que la conduite de foi qui soit assurée, comme le bienheureux Jean de la Croix le dit si souvent. Sainte Thérèse même paraît avoir presque perdu toute lumière miraculeuse dans sa septième demeure du Château de l’Âme. Vous avez un besoin infini de ne compter pour rien tout ce qui paraît le plus grand, et de demeurer dans la voie où l’on ne voit rien que les maximes de la pure foi et la pratique du parfait amour. Je me souviens de vous avoir écrit autrefois là-dessus une lettre. Si elle contient quelque chose de vrai, servez-vous-en comme de ce qui est à Dieu; et si j’y ai mis quelque chose qui soit mauvais, rejetez-le comme mien. J’avoue que je souhaiterais pour votre sûreté, que M. votre supérieur205, qui est plein de mérite, de science et de vertu vous tînt aussi bas que vous devez l’être. Il s’en faut beaucoup que vous ne soyez dans la véritable lumière qui vient de l’expérience de la perfection. Vous n’êtes que dans un commencement, où vous prendrez facilement le change avec bonne intention, et où l’approbation de vos supérieurs et de vos anciennes sont fort à craindre pour vous. Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné; car ce qui vous est donné, quoique bon du côté de Dieu, peut être mauvais par l’appui que vous en tirerez en vous même. Ne tenez qu’aux vérités de la foi, pour crucifier sans réserve encore plus le dedans que le dehors de l’homme. Gardez dans votre cœur l’opération de la grâce, et ne l’épanchez jamais sans nécessité. Il y aurait mille choses simples à vous dire sur cette conduite de foi; mais le détail n’en peut être marqué ici, car il serait trop long, et on ne saurait tout prévoir. J’espère que Dieu vous conduira lui-même, si vous êtes fidèle à contenter toute la jalousie de son amour, sans écouter votre amour-propre. Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. Tout à vous en Jésus-Christ notre Seigneur. À lui seul gloire à jamais.
…206 Pour vous, ma chère sœur, je vous conjure de demeurer dans votre cellule loin de tout commerce non seulement au-dehors, mais encore au-dedans, excepté ceux que l’obéissance vous rend nécessaire. Faites taire votre esprit et écoutez Dieu. Vous verrez que ce silence intérieur n’est point une oisiveté, mais une cessation de nos pensées inquiètes, pour recevoir d’un esprit simple et tranquille, et d’une volonté pure et souple les impressions de la grâce. En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. Plus vous serez rapetissée sous la main de Dieu, plus il nous unira en lui. Ne jugez point, ne décidez point. Laissez-vous mener par vos supérieurs. Les enfants trouvent tout le monde plus grand qu’eux, ne méprisez rien que vous. Que tout vous paraisse géant en comparaison de vous. Parlez, écrivez, raisonnez le moins que vous pourrez. Je suis bien importun de répéter si souvent la même chose, mais il me semble voir combien elle vous importe. D’autres vous parleront autrement. Pour moi je crains toute occupation qui peut nourrir en vous le goût des talents et d’une piété trop lumineuse207.
Pour vous208, ma chère sœur, je vous dirai que j’ai bien regret de n’avoir pas été libre de vous aller voir avant que de venir ici. Mais cela m’a été impossible, j’espère retrouver cette consolation à notre retour. Cependant je ne puis assez vous redire ce que j’ai pris la liberté de vous dire tant de fois. Craignez votre esprit, et celui de ceux qui en ont; ne jugez de personne par là. Dieu, seul bon juge, en juge bien autrement; il ne s’accommode que des enfants, des petits, des pauvres d’esprit. Ne lisez rien par curiosité, ni pour former aucune décision209 dans votre tête sur aucune de vos lectures : lisez pour vous nourrir intérieurement dans un esprit de docilité et de dépendance sans réserve. Communiquez-vous210 peu, et ne le faites jamais que pour obéir à vos supérieurs. Soyez ingénue comme un enfant à leur égard. Ne comptez pour rien ni vos lumières ni les grâces extraordinaires. Demeurez dans la pure foi, contente d’être fidèle dans cette obscurité, et d’y suivre sans relâche les commandements et les conseils de l’Evangile expliqués par votre règle. Sous prétexte de vous oublier vous-même, et d’agir simplement sans réflexion, ne vous relâchez jamais pour votre régularité, ni pour la correction de vos défauts : demandez à vos supérieurs qu’ils vous en avertissent. Soyez fidèle à tout ce que Dieu vous en fera connaître par autrui, et acquiescez avec candeur et docilité à tout ce qu’on vous en dira, et dont vous n’aurez point la lumière. Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. Plus on l’aime, plus on est jalouse contre soi, pour n’admettre jamais rien qui ne soit des vertus les plus pures que l’amour inspire. Voilà, ma chère sœur, tout ce qui me vient au cœur pour vous : recevez-le du même cœur dont je vous le donne. Je prie notre Seigneur qu’il vous fasse entendre mieux que je ne dis, et qu’il soit lui seul toutes choses en vous. Il sait à quel point je suis en lui intimement uni à vous.
FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.
La correspondance dut cesser lors de l’exil de Fénelon à Cambrai. Quinze années plus tard :
Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. Maintenant mon imagination est un peu apaisée, et il ne me reste qu’une amertume et une espèce de langueur intérieure. Mais l’adoucissement de ma peine ne m’humilie pas moins que ma douleur. Tout ce que j’ai éprouvé dans ces deux états n’est qu’imagination, et qu’amour-propre. J’avoue que je me suis pleuré en pleurant un ami qui faisait la douceur de ma vie, et dont la privation se fait sentir à tout moment. Je me console, comme je me suis affligé, par lassitude de la douleur, et par besoin de soulagement. L’imagination, qu’un coup si imprévu avait saisie et troublée, s’y accoutume et se calme. Hélas! tout est vain en nous, excepté la mort à nous-mêmes que la grâce y opère. Au reste, ce cher ami211 est mort avec une vue de sa fin qui était si simple et si paisible, que vous en auriez été charmée. Lors même que sa tête se brouillait un peu, ses pensées confuses étaient toutes de grâce, de foi, de docilité, de patience, et d’abandon à Dieu. Je n’ai jamais rien vu de plus édifiant et de plus aimable. Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. Dieu a fait sa volonté, il a préféré le bonheur de mon ami à ma consolation. Je manquerais à Dieu et à mon ami même, si je ne voulais pas ce que Dieu a voulu. Dans ma plus vive douleur, je lui ai offert celui que je craignais tant de perdre. On ne peut être plus touché que je le suis de la bonté avec laquelle vous prenez part à ma peine. Je prie celui pour l’amour de qui vous le faites, de vous en payer au centuple.
Je ne me souviens point de ce que vous me mandez que vous m’aviez écrit. Je ne sais si c’est que je ne l’ai pas reçu ou qu’il a échappé à ma mémoire dans la multitude des embarras extraordinaires que j’ai eus cette année. Mais enfin si vous vouliez me pardonner cette faute et daigner me mander simplement une seconde fois de quoi il s’agit, je vous ferais une réponse très ingénue avec tout le zèle d’un homme qui vous honore plus que jamais, et qui vous sera dévoué sans réserve en N[otre] S[eigneur] le reste de sa vie. FR. ARCH. DE CAMBRAY.
Je voudrais, ma très honorée sœur, être à portée de vous témoigner plus régulièrement par mes lettres, combien je vous suis dévoué. Ce que Dieu fait ne ressemble point à ce que les hommes font. Les sentiments des hommes changent, ceux que Dieu inspire vont toujours croissant, pourvu qu’on lui soit fidèle.
On ne peut être plus touché que je le suis de vos maux212: je leur pardonne de vous empêcher de faire des exercices de pénitence. Les maux qu’on souffre ne sont-ils pas eux-mêmes des pénitences continuelles que Dieu nous a choisies, et qu’il choisit infiniment mieux que nous ne les choisirions? que voulons-nous, sinon l’abattement de la chair, et la soumission de l’esprit à Dieu? À l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. Tous les livres les plus admirables mis ensemble nous instruisent moins que la croix. Il vaut mieux d’être crucifié avec Jésus-Christ, que de lire ses Souffrances213. L’un n’est souvent qu’une belle spéculation, ou tout au plus qu’une occupation affectueuse. L’autre est la pratique réelle et le fruit solide de toutes nos lectures et oraisons. Souffrez donc en paix et en silence, ma chère sœur, c’est une excellente oraison que d’être uni à Jésus sur la croix. On ne souffre point en paix pour l’amour de Dieu, sans faire une oraison très pure et très réelle. C’est pour cette oraison qu’il faut laisser les livres, et les livres ne servent qu’à préparer cette oraison de mort à soi-même. Vous connaissez l’endroit où S. Augustin, parlant du dernier moment de sa conversion, dit qu’après avoir lu quelques paroles de l’apôtre, il quitta le livre, «et ne voulut point continuer de lire, parce qu’il n’en avait plus besoin, et qu’une lumière de paix s’était répandue dans son cœur214 ». Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. Occupez-vous de tout ce que l’attrait de la grâce vous présentera dans l’oraison, pour suppléer à ce qui vous manque du côté de la lecture. O que J[ésus]-C[hrist], parole substantielle du Père, est un divin livre pour nous instruire! Souvent nous chercherions dans les livres de quoi flatter notre curiosité, et entretenir en nous le goût de l’esprit. Dieu nous sèvre de ces douceurs par nos infirmités. Il nous accoutume à l’impuissance et à une langueur d’inutilité qui attriste et qui humilie l’amour-propre. O l’excellente leçon ! Quel livre pourrait nous instruire plus fortement? Ce que je vous demande très instamment, est de ménager vos forces avec simplicité, et de recevoir dans vos maux les soulagements qu’on vous offre, comme vous voudriez qu’une autre à qui vous les offririez les reçût dans son besoin. Cette simplicité vous mortifiera plus que les austérités que vous regrettez et qui vous sont impossibles. Au reste, Dieu se plaît davantage dans une personne accablée de maux, qui met sa consolation à n’en avoir aucune, pour le contenter, que dans les personnes les plus occupées aux œuvres les plus éclatantes. Sur qui jetterai-je mes regards de complaisance, dit le Seigneur, si ce n’est sur celui qui est pauvre, petit, et écrasé intérieurement215? Leurs lumières, leurs sentiments, leurs œuvres soutiennent les autres. Mais Dieu porte ceux-ci entre ses bras avec compassion. Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. Contentez-vous de ce que Dieu vous donne, et soyez également délaissée à son bon plaisir dans les plus grandes inégalités. Encore une fois ménagez votre corps et votre esprit. L’un et l’autre est abattu. Au reste je réponds à votre lettre le lendemain de sa réception, c’est-à-dire le 25 décembre, quoiqu’elle soit datée du 30 d’août. Je n’oublierai pas devant Dieu la personne que vous me recommandez216, et je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle en N [otre] S[eigneur].
J’ai reçu, ma très honorée sœur, une réponse de la personne qui vous est si chère217 : elle ne tend qu’à entrer en dispute, et qu’à vouloir m’y engager avec ses ministres218. Cette dispute avec eux n’aboutirait à rien de solide. Je me bornerai à lui répondre doucement sur les points qui peuvent toucher le cœur, en laissant tomber tout ce qui excite l’esprit à des contestations. La prière ôte l’enflure du cœur, que la science et la dispute donnent. Si les hommes voulaient prier avec amour et humilité, tous les cœurs seraient bientôt réunis, les nouveautés disparaîtraient, et l’Église serait en paix. Je souhaite de tout mon cœur, que Dieu vous détache à mesure qu’il vous éprouve. Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains ; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ219, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux, qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous, et dévoué à tout ce qui vous appartient, avec le zèle le plus sincère.
Le Relevé de correspondance s’avère inutile ici car nous avons repris tout l’ensemble de cette « petite » série de onze lettres, mais très grande par sa profondeur spirituelle.
La « petite duchesse », proche 220 aimée de Madame Guyon 221, prit sa relève au sein du cercle des disciples lorsque cette dernière fut emprisonnée puis assignée à résidence à Blois. La cadette du ‘clan’ Colbert avait un fort tempérament 222 ce qui nous semble assez prévisible mais lui fut reproché. Après 1717, date du décès de la ‘dame directrice’, la duchesse corrigée de ses défauts de (relative) jeunesse atteindra quatre-vingt-cinq ans et le demi-siècle des Lumières.
Elle aura selon nous succédé à Madame Guyon. Aussi nous explorons sa biographie brièvement en texte courant tout en l’accompagnant d’amples notes. Celles très précieuses de l’éditeur I. Noye accompagnent et authentifie ce qui s’avère constituer la plus longue série de lettres rapportée en [CF 18] pour une même correspondante. De nature plus éditoriale que biographique elles ne sont pas reprises ici, mais leurs attributions et leurs datations assurent la séquence du regroupement.
Pour notre chance ! Car l’attribution à la duchesse de Mortemart de lettres nettoyées des renseignements sur leur provenance par les membres du cercle en vue de l’édition de 1718 n’a été établie qu’assez tardivement 223 tandis que l’édition critique de la série « LSP * » est récente 224 : la filiation mystique fut ainsi trop bien préservée.
Nous donnerons après cette esquisse biographique la série reconstituée complète des lettres dont seuls quelques passages seront omis en texte principal.
Mais qui était cette « petite duchesse » ? Nous alternons ici Orcibal avec le duc de Saint-Simon, sans oublier en notes Boislisle, regroupant ainsi l’admirable écrivain observateur avec les deux plus grands érudits qui précédèrent l’éditeur de lettres I. Noye :
« La ‘Petite Duchesse’ de Mortemart, fille du ministre Colbert et sœur cadette des dames de Chevreuse et de Beauvillier, épousa en 1679 Louis de Rochechouart225.
« Ce dernier, né en 1663, « donnait les plus grandes espérances (en 1686 il avait forcé les pirates de Tripoli à se soumettre), mais sa santé, minée par la phtisie, provoquait dès l'été 1687 de vives inquiétudes. » Il mourut jeune en 1688. En 1689 et en 1690, on voit souvent le nom de sa veuve dans les listes des invitées du Roi et du Dauphin 226. »
Cela peut avoir été facilité et facile pour une jeune veuve de vingt-trois ans dont Saint-Simon décrit un charme digne des Mortemart 227. Le duc de Saint-Simon use ensuite de son piquant propre en rapportant une dévotion peu jusfifiée à ses yeux :
« La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la Cour, la quitta subitement de dépit des romancines228 de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l'éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l'exemple de ses deux sages beaux-frères [les ducs] à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s'occuper…229.
Nous relevons du même duc de Saint-Simon une note complémentaire du fil principal de ses Mémoires. Elle est bien informée sur l’origine et sur la permanence du « petit troupeau » après la mort de Louis XIV. Elle pose ensuite la duchesse comme « pilier femelle 230 » lorsque Mme Guyon, sortie de la Bastille, est en résidence surveillée à Blois. Nous indiquons les dates des figures car plusieurs établissent le réseau du « petit troupeau » mystique :
« Mme Guyon a trop fait de bruit, et par elle, et par ses trop illustres amis, et par le petit troupeau qu'elle s'est formé à part, qui dure encore, et qui, depuis la mort du Roi [en 1715], a repris vigueur, pour qu’il soit nécessaire de s’y étendre. Il suffira d'en dire un mot d’éclaircissement, qui ne se trouve ni dans sa vie ni dans celle de ses amis et ennemis, ni dans les ouvrages écrits pour et contre elle, où tout le reste se rencontre amplement.
« Elle ne fit que suivre les errements d'un prêtre nommé Bertaut [Jacques Bertot, 1620-1681], qui, bien des années avant elle [Jeanne Guyon, 1648-1717], faisoit des discours à l'abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples […] M. de Beauvillier [1648_1714] fut averti plus d'une fois que ces conventicules obscurs, qui se tenaient pour la plupart chez lui, étoient sus et déplaisaient ; mais sa droiture, qui ne cherchait que le bien pour le bien, et qui croyait le trouver là, ne s'en mit pas en peine. La duchesse de Béthune [1641 ?-1716], celle-là même qui allait à Montmartre avec M. de Noailles, y tenait la seconde place. Pour ce maréchal, il sentait trop d'où venait [415] le vent, et d'ailleurs il avait pris d'autres routes qui l'avaient affranchi de ce qui ne lui était pas utile. La duchesse de Mortemart [la ‘petite duchesse’], belle-soeur des deux ducs, qui, d'une vie très-répandue à la cour, s'était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses soeurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [‘la Colombe’, 1672-1748], fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d'eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…231. »
Par la suite,
« La duchesse vécut ensuite en liaison étroite avec ses beaux-frères, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse. « Plusieurs lettres du P. Lami, bénédictin, nous apprennent que la duchesse faisait de fréquentes retraites au couvent de la Visitation de Saint-Denis, où l’une de ses filles avait fait profession, et qu’elle y occupa même assez longtemps une cellule […] Elle y mourut le 13 février 1750 232».
« La duchesse de Mortemart étoit, après la duchesse de Béthune, la grande Ame du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avait forcé la duchesse [la comtesse] de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d'un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardait aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle allait à Cambrai, et y avait passé souvent plusieurs mois de suite. C'était donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l'archevêque; ou ne le pouvait même ignorer233. »
Doit-on la considérer comme successeur dans la lignée mystique ? Déjà dans une lettre de septembre 1697, Madame Guyon lui écrivait :
« …Cependant, lorsqu'elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu'Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s'est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j'ai toujours cru qu'Il l'accordait à l'humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi… »
La petite duchesse pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux.
Nous avons quelques lettres à des tiers où Fénelon exprime son appréciation de la Petite Duchesse :
Au moment où le duc de Montfort leur fils des Chevreuse est grièvement blessé, Dieu « vous met sur la croix avec son Fils; je vous avoue que, malgré toute la tristesse que vous m'avez causée, j'ai senti une espèce de joie lorsque j'ai vu Mme la duchesse de Mortemart partir avec tant d'empressement et de bon naturel pour aller partager avec vous vos peines. » (L.168 à la duchesse du 7 avril 1691).
A la comtesse de Gramont : « Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart ; elle est véritablement bonne, et désire l'être de plus en plus. La vertu lui coûte autant qu'à un autre, et en cela elle est très propre à vous encourager. » (L.300 du 22 juin 1695)
A la comtesse de Montberon : « A mon retour, j'espère que nous aurons ici Mad. la d[uchesse] de Mortemart, qui viendra aux eaux. Je serai ravi que vous puissiez faire connaissance. Vous en serez bien contente, et bien édifiée. » (L. entre le 2 et le 6 juillet 1702)
Le duc de Chevreuse écrit à Fénelon : « Je suis plus content que jamais de la B.P.D. [de Mortemart]. J'y trouve le même esprit de conduite qu'elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. » (L.913A du 16 mai 1703).
Nous tentons une mise en ordre chronologique 234. Un choix en italiques précède la séquence complète des lettres qui nous sont parvenues.
Fénelon est directeur de la « petite duchesse ». Née en 1665, elle est de quatorze ans plus jeune :
En 1693 :
Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. … Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? … Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. … Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée. (LSP 126*, juin 1693 ?)
Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. (LSP 135.*)
La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce … Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? … Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune. … (LSP 136*)
La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu … Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. (LSP 130*, 1693?)
J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose. (LSP 131*,1693 ?)
Lettres postérieures :
Vous ne garderez jamais si bien M... que quand vous serez fidèle à faire oraison. Notre propre esprit, quelque solide qu’il paraisse, gâte tout: c’est celui de Dieu qui conduit insensiblement à leur fin les choses les plus difficiles. (LSP 129*, 1695 ?)
Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. (LSP 137*)
Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu (LSP 150*, attribution incertaine)
Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. … Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide. (LSP 164*)
Ma vie est triste et sèche comme mon corps ; mais je suis dans je ne sais quelle paix languissante. (LSP 165*)
Lettres tardives :
Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir: on va contre le vent à force de rames. … Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. … Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif235: … Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. (LSP 166*, après juin 1708)
Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. (LSP 167*)
Portez en paix vos croix intérieures. Les extérieures sans celles de l’intérieur ne seraient point des croix (LSP 189*)
Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. … Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. … Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. (LSP 190*)
Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. … Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous (LSP 192*, attribution incertaine)
Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? … Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? … J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. … Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? … Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. (LSP 193*) Pb : née en 1665 !
Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. (LSP 198*, attribution incertaine)
Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire. Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous. / Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. (LSP 203, 1711 ?)
Comment pouvez-vous douter, ma chère fille, du zèle avec lequel je suis inviolablement attaché à tout ce qui vous regarde ? Je croirais manquer à Dieu, si je vous manquais. Je vous proteste que je n’ai rien à me reprocher là-dessus; mon union avec vous ne fut jamais si grande qu’elle l’est. (LSP 490*, attribution incertaine)
Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autres les écrits de N., que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. … excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. (L.1121, 9 janvier 1707)
Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D[ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D[ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. … Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servi de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D[ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres236. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. O quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D[ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus. (L.1231, 22 août 1708)
Je vous avoue, ma bonne D[uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D[ieu], est précisément ce que D[ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. … Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. … En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. (L.1215, 8 juin 1708)
Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que ous m’avez écrite. Je remercie D[ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuade et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. … Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D[ieu] commence à nous y préparer. Il faut voir un défaut avec patience. et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D[ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D[ieu] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. … D[ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. … Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. … Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N…[Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. (L.1408)
Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D[ieu] donne à ses enfants entre eux. … Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D[ieu] et de faire la place nette au petit M[aître]. (L.1442, 1er février 1711)
Il y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai point trouvé d’autre voie depuis longtemps. … Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D[ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. … Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver: je me vois comme une image dans un songe. … Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. (L.1479, 27 juillet 1711)
§
Les lettres adressées à la petite duchesse de Mortemart fuent longtemps négligées comme l’explique I. Noye qui en rétablit le plus grand nombre dans le volume CF 18 publié en 2007 : voir supra notre présentation de Mme de Mortemart et la note associée.
Le choix opéré par les membres du cercle quiétiste, qui ôtent nécessairement dates et destinataires dans l’édition Anversoise de 1718, a occulté les rôles et de la « petite duchesse » et de Fénelon comme les deux directeurs mystiques des cercles spirituels durant la mise à l’ombre puis en résidence surveillée de la « dame directrice ».
Nous pensons que la « suppléante de Mme Guyon » lui a très probablement succédé : Fénelon meurt trop tôt. Elle intègre alors la « lignée » qui passe de sources franciscaines au sieur de la Forest ( ?) et au Père Chrysostome de Saint-Lô, à Jean de Bernières, à Jacques Bertot, à Jeanne Guyon.
Mme de Mortemart (†1750) fut probablement secondée par les deux duchesses de Chevreuse (†1732) et de Beauvillier (†1733), par Du Puy († après 1737), par le marquis de Fénelon (†1745), par ‘la colombe’ duchesse de Gramont (†1748).
Ensuite le fil se perd : en Écosse, 16th Forbes (†1761) & Deskford (†1764) ? en Suisse, Dutoit (†1793) ? en Hollande et dans l’Empire ?
Série de dix lettres « écrites à la même personne et dans le même ordre » 237 :
Vous vous laissez trop aller à votre goût et à votre imagination. Remettez-vous à écouter Dieu dans l’oraison, et à vous écouter moins vous-même. L’amour-propre est moins parleur quand il voit qu’on ne l’écoute pas. Les paroles de Dieu au cœur sont simples, paisibles, et nourrissent l’âme, lors même qu’elles la portent à mourir: au contraire, les paroles de l’amour-propre sont pleines d’inégalités, de trouble et d’émotion, lors même qu’elles flattent. Écouter Dieu sans faire aucun projet, c’est mourir à son sens et à sa volonté.
Ne vous inquiétez point sur votre mal ; vous êtes dans les mains de Dieu. Il faut vivre comme si on devait mourir chaque jour. Alors on est tout prêt, car la préparation ne consiste que dans le détachement du monde pour s’attacher à Dieu.
Pendant que vous êtes si languissante, ne vous gênez point pour faire votre oraison si régulièrement. Cette exactitude et cette contention de tête pourraient nuire à votre faible santé. C’est bien assez pour votre état de langueur, que vous vous remettiez doucement en la présence de Dieu toutes les fois que vous apercevez que vous n’y êtes plus. Une société simple et familière avec Dieu, où vous lui direz vos peines avec confiance, et où vous le prierez de vous consoler, ne vous épuisera point, et nourrira votre cœur. Ne craignez point de me dire tout ce que vous aurez pensé contre moi. Cette franchise ne me peinera point, et servira à vous humilier.
Je crois que vous devez vous abstenir entièrement de vos dialogues d’imagination. Quoique vous en fassiez plusieurs qui vous excitent à des sentiments pieux, je crois que l’usage en est trop dangereux pour vous. Des uns vous passeriez toujours insensiblement aux autres, qui nourriraient vos peines, ou qui flatteraient le goût du siècle. Il vaut mieux les supprimer tous. Il ne faut pas les vouloir retrancher par violence; ce serait vouloir suspendre un torrent: il suffit de ne vous en occuper point volontairement. Quand vous apercevrez que votre imagination commence, contentez-vous de vous tourner vers Dieu, sans entreprendre de vous opposer directement à ces chimères. Laissez-les tomber, en vous donnant quelque occupation utile. Si c’est l’heure de l’oraison, regardez toutes ces vaines pensées comme des distractions, et retournez doucement à Dieu dès que vous les apercevez ; mais faites-le sans trouble, sans scrupule, sans interrompre votre paix. Si, au contraire, cela vous vient pendant que vous êtes occupée de quelque travail extérieur, votre travail servira à vous tirer de ces rêveries. II vaudrait même mieux, pour les commencements, aller trouver quelqu’un, ou vous appliquer alors à quelque chose de difficile, pour rompre le cours de ces pensées, et pour en prendre l’habitude.
Il faut absolument supprimer cette conversation d’imagination : c’est une pure perte de temps; c’est une occupation très dangereuse; c’est une tentation que vous vous procurez. Vous êtes obligée à n’y adhérer jamais volontairement. Peut-être que l’habitude sera cause que votre imagination vous occupera encore malgré vous de toutes ces chimères ; mais il faut au moins n’y consentir pas, et tâcher doucement de les laisser tomber quand vous les apercevez. Le vrai moyen de vous en défaire est de vous occuper alors de l’oraison, ou de quelque travail extérieur, si l’oraison ne peut pas arrêter votre imagination excitée.
Je ne vois rien que de bon et de solide dans tout ce que vous me dites de votre oraison. L’attrait de Dieu que vous éprouvez est une grande grâce, et vous seriez très coupable si vous manquiez à y correspondre pleinement. Ne craignez point de suivre cet attrait ; mais craignez de ne le suivre pas. Vous avouez que vous n’en êtes jamais détournée que par votre imagination légère, ou par de vains dialogues au-dedans de vous-même, ou par des dépits d’orgueil. Si vous étiez toujours fidèle à n’admettre volontairement aucune de ces dangereuses distractions, vous seriez toujours en paix et en union avec Dieu. Voici mes réflexions:
I. Vous dites qu’après même que vous avez manqué à votre recueillement, et que vous sentez le trouble de votre faute, quelquefois la pensée vous vient de vous tenir tranquille dans votre douleur, et de vous unir à Jésus crucifié. Vous ajoutez : voilà le meilleur moyen que je trouve pour apaiser ma peine. Puisque c’est le meilleur, pourquoi en cherchez-vous d’autres qui vous nuisent?
II. Vous parlez des chimères qui vous occupent l’esprit, et de l’acquiescement à la pensée de me les dire, qui vous rend la tranquillité; et vous dites : je voudrais bien savoir s’il suffit de m’humilier devant Dieu avec ce même acquiescement, sans vous le dire. Non, cela ne suffit pas. Vous n’êtes point véritablement humiliée devant Dieu, quand vous ne voulez point vous humilier devant l’homme que vous consultez comme son ministre. C’est l’orgueil qui vous donne tant de répugnance à parler. Il faut, quoi qu’il en coûte, dire tout avec simplicité. Vous n’aurez point de véritable paix jusqu’à ce que vous vous y soyez accoutumée ; mais il faut le faire d’abord, sans hésitation, et sans vous écouter. Plus vous hésiterez, plus vous aurez de peine à en venir à bout.
III. Ne vous étonnez point de faire certaines communions sans consolation ; cette sécheresse ne dépend pas de vous. On mérite souvent plus à être fidèle dans une sécheresse pénible et douloureuse à l’amour-propre, que dans une consolation sensible qui flatte et qui élève le cœur. La lumière que vous dites qui vous fait passer outre pour communier, malgré vos scrupules, est très bonne.
IV. Vous dites très vrai en disant: la crainte que j’ai de mes peines me les fait sentir doublement; j’en suis même souvent quitte pour la crainte. Ces peines, qu’on veut voir de loin, accablent bien plus que celles qu’on voit de près. Pourquoi vouloir les voir avant qu’elles viennent ? C’est se tourmenter par avance, et se mettre soi-même à pure perte en tentation de succomber.
V. Il y a trois manières d’être avec les créatures. 1° Il faut être avec tout le monde en esprit de fidélité à son devoir quand on a quelque affaire avec le prochain. 2° Il faut chercher quelque relâchement innocent d’esprit avec les personnes honnêtes avec qui la Providence nous met en société. Ce délassement d’esprit ne doit être cherché qu’aux heures qui succèdent au travail, et il ne faut pas espérer de trouver avec ces personnes la confiance et l’union de sentiments; il suffit d’y trouver un repos d’esprit pour se délasser. 3° Enfin il faut être en simplicité et à cœur ouvert avec les personnes à qui on est uni par la grâce, et ces personnes se trouvent très rarement. Il ne faut pas espérer d’en trouver beaucoup.
VI. Souvenez-vous que c’est le goût de votre esprit, que vous avouez que vous avez le plus de peine à sacrifier pour le soumettre à la grâce. C’est le point essentiel pour vous. Communiez, obéissez, renoncez à l’esprit. Je suis, en Notre-Seigneur, tout à vous.
Pour ce qui regarde votre oraison, proposez-vous-y toujours quelque sujet simple, solide, et de pratique pour les vertus évangéliques. Si vous ne trouvez point de nourriture dans ce sujet, et si vous vous sentez de l’attrait et de la facilité pour demeurer en union générale avec Dieu, demeurez-y dans les temps où vous vous y trouverez attirée; mais n’en faites jamais une règle, et soyez toujours fidèle à vous proposer un sujet, pour voir s’il pourra vous occuper et vous nourrir. Recevez sans résistance les lumières et les sentiments qui vous viendront dans l’oraison; mais ne vous fiez point à toutes ces choses qui peuvent flatter votre orgueil et vous donner une vaine complaisance.
Il est meilleur d’être bien humble et bien confondu après les fautes qu’on a commises, que d’être contents de son oraison, et de se croire bien avancé après qu’on a eu beaucoup de beaux sentiments et de hautes pensées en priant Dieu. Laissez passer toutes ces choses qui peuvent être des secours de Dieu ; mais comptez qu’elles se tourneront en illusion très dangereuse, si peu que vous vous y arrêtiez pour vous y complaire.
Le grand point est de se mortifier, d’obéir, de se défier de soi, de porter la croix, Au reste, je suis fort aise de ce que vous ne faites plus votre oraison avec cet empressement forcé qui vous gênait tant. L’oraison en est plus paisible, et vous en êtes plus commode au prochain dans la société ; mais il ne faut pas que cette sainte liberté se tourne jamais en relâchement ni dissipation.
Je suis sincèrement fâché des contretemps qui m’ont empêché de vous voir. En attendant, suivez avec fidélité les lumières que Dieu vous donne pour mourir aux délicatesses et aux sensibilités de votre amour-propre. Quand on se délaisse entièrement aux desseins de Dieu, on est aussi content d’être privé des consolations, que de les goûter. Souvent même une privation qui dérange et qui humilie est plus utile qu’une abondance de secours sensibles.
Pourquoi ne vous serait-il pas utile d’être privée de ma présence et de mes faibles avis, puisqu’il est quelquefois très salutaire d’être privé de la présence sensible et des dons consolants de Dieu même? Dieu est bien près de nous lorsqu’il nous en paraît éloigné, et que nous souffrons cette absence apparente dans un esprit d’amour pour lui et de mort à nous-mêmes. Accoutumez-vous donc un peu à la fatigue. Les enfants, à mesure qu’ils croissent, passent, du lait d’une mère qui les porte dans son sein, à marcher seuls et à manger du pain sec.
Ne faites aucune attention volontaire à ce que vous me mandez avoir éprouvé238. De telles choses peuvent n’être que dans l’imagination: elles peuvent venir aussi d’une illusion du tentateur, qui voudrait vous tendre un piège, tantôt de vaine complaisance, tantôt de découragement. Il est vrai qu’il n’est pas impossible que ces choses viennent de Dieu. Aussi ne faut-il faire aucun effort ni acte pour les rejeter. Il n’y a qu’à les laisser passer sans les rejeter ni accepter, se contentant en général d’acquiescer à ce qu’il plaît à Dieu. Par cette disposition simple et générale, vous tirerez tout le fruit de ces choses, supposé qu’elles viennent de Dieu, sans vous exposer à aucun retour de complaisance; et supposé qu’elles ne viennent pas de Dieu, vous serez à l’abri de toute illusion en ne vous arrêtant à rien qu’à Dieu seul.
Je suis très content de vos dispositions, et vous faites très bien de me mander avec simplicité ce qui se passe en vous. N’hésitez point à m’écrire les choses que vous croirez que Dieu demande de vous.
Il n’est pas étonnant que vous ayez une espèce de jalousie et d’ambition pour vous avancer dans la spiritualité, et d’être dans la confiance des personnes considérables qui servent Dieu. L’amour-propre recherche naturellement ces sortes de succès qui peuvent le flatter. Mais il s’agit non de contenter une espèce d’ambition en faisant un certain progrès éclatant dans la vertu, non d’être dans la confiance des personnes distinguées, mais de mourir aux goûts flatteurs de l’amour-propre, de s’humilier, d’aimer l’obscurité et le mépris, et de ne tendre qu’à Dieu seul.
Ce n’est point à force d’écouter et de lire un langage de perfection, qu’on devient parfait. Le grand point est de ne s’écouter point soi-même, d’écouter Dieu en silence, de renoncer à toute vanité, et de s’appliquer aux vertus réelles. Peu parler, et faire beaucoup, sans se soucier d’être vu.
Dieu vous apprendra bien plus que toutes les personnes les plus expérimentées et que tous les livres les plus spirituels. Eh ! que voulez-vous tant savoir ? Qu’avez-vous besoin d’apprendre, sinon à être pauvre d’esprit et à trouver toute votre science en Jésus crucifié? La science enfle: il n’y a que la charité qui édifie. Ne cherchez donc que la charité. Eh ! faut-il être si savant pour savoir aimer Dieu et pour se renoncer pour l’amour de lui ? Vous savez beaucoup plus de bien que vous n’en faites. Vous avez beaucoup moins besoin d’acquérir de nouvelles lumières, que de mettre en pratique celles que vous avez déjà reçues. O qu’on se trompe, quand on croit s’avancer en raisonnant avec curiosité ! Soyez petite, et n’attendez point des hommes les dons de Dieu.
Je vous prie de ne vous point inquiéter. Votre oraison est bonne, et vous ne devez point la quitter. Ce que vous m’en avez écrit fait fort bien comprendre en quoi elle consiste, et le fruit que vous en pouvez tirer. Continuez-la avec docilité, et laissez tomber toutes les réflexions qui vous troublent à pure perte. Regardez-les comme de véritables tentations qui vous éloignent de la paix et de la confiance en Dieu. Voulez-vous éviter l’illusion? Soyez docile ; ne cherchez point ce qui flatte votre amour-propre ; renoncez à ce que Dieu ne vous donne pas ; n’écoutez ni vos dépits, ni vos tentations de reprendre les vanités et les amusements du monde. Portez humblement les croix de votre état; défiez-vous du goût de l’esprit qui n’est que vanité’; cherchez ce qui est simple et uni ; rejetez toute pensée qui ne vous vient que des dépits de votre amour-propre. Je suis en vérité tout à vous en Notre-Seigneur comme j’y dois être, mais avec les précautions nécessaires pour ne flatter point la délicatesse de cet amour-propre qui veut qu’on le flatte.
Le duc de Bourgogne fut porteur de l’espoir de réformer le royaume très chrétien. Initialement bloqué psychologiquement par « Monseigneur » le dauphin son père et par les critiques - voire des oppositions durant une des campagnes militaires difficiles de la fin de règne - de membres d’une cabale majoritaire qui courtisait Monseigneur en l’attente du décès de Louis XIV, le duc se révèle ferme lorsqu’il devient à son tour le dauphin. Mais sa disparition soudaine dissipe les illusions de membres des cercles mystiques guyonniens, en premier lieu de Fénelon et des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse qui s’étaient soudainement sentis tout proches du pouvoir 239.
Monseigneur,
Je ne suis consolé des mécomptes que vous éprouvez, que par l’espérance du fruit que D[ieu] vous fera tirer de cette épreuve. […] La prospérité est un torrent qui vous porte; en cet état, tous les hommes vous encensent et vous vous enivrez de cet encens. Mais l’adversité est un torrent qui vous entraîne, et contre lequel il faut se roidir sans relâche. Les grands princes ont plus de besoin que tout le reste des hommes des leçons de l’adversité. C’est d’ordinaire ce qui leur manque le plus. Ils ont besoin de contradiction pour apprendre à se modérer, comme les gens d’une médiocre condition ont besoin d’appui. Sans la contradiction les princes ne sont point dans les travaux des hommes, et ils oublient l’humanité. Il faut qu’ils sentent que tout peut leur échapper, que leur grandeur même est fragile, et que les hommes qui sont à leurs pieds leur manqueraient, si cette grandeur venait à leur manquer. […].
… Il est temps 240 que vous montriez au monde une maturité et une vigueur d’esprit proportionnées au besoin présent241. Saint Louis, à votre âge, était déjà les délices des bons et la teneur des méchants. Laissez donc tous les amusements de l’âge passé: faites voir que vous pensez et que vous sentez tout ce que vous devez penser et sentir. Il faut que les bons vous aiment, que les méchants vous craignent, et que tous vous estiment. Hâtez-vous de vous corriger, pour travailler utilement à corriger les autres.
La piété n’a rien de faible, ni de triste, ni de gêné : elle élargit le cœur; elle est simple et aimable ; elle se fait toute à tous pour les gagner tous242. Le royaume de Dieu ne consiste point dans une scrupuleuse observation de petites formalités : il consiste pour chacun dans les vertus propres à son état. Un grand prince ne doit point servir Dieu de la même façon qu’un solitaire ou qu’un simple particulier. …
60. AU CHEVALIER COLBERT. Paris, lundi 6 juin [1689].
Je crois, Monsieur, que la dernière lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire a répondu à toutes les demandes que vous me faites. Il n’est question maintenant pour vous, que de vous occuper doucement des sujets que vous avez pris; il est vrai seulement que vous devez rendre cette occupation la plus simple que vous pourrez, et voici comment :
Ne vous chargez point d’un grand nombre de pensées différentes sur chaque sujet; mais arrêtez-vous aussi longtemps à chacune qu’elle pourra donner quelque nourriture à votre cœur. Peu à peu vous vous accoutumerez à envisager les vérités fixement, et sans sauter de l’une à l’autre. Ce regard fixe et constant de chaque vérité servira à les approfondir davantage dans votre cœur. Vous acquerrez l’habitude de vous arrêter dans vos sujets par goût et par acquiescement paisible; au lieu que la plupart des gens ne font que les considérer par un raisonnement passager. Ce sera le vrai fondement de tout ce que Dieu voudra peut-être faire dans la suite en vous : il amortira même par là l’activité naturelle de l’esprit, qui voudrait toujours découvrir des choses nouvelles, au lieu de s’enfoncer davantage dans celles qu’il connaît déjà. Il ne faut pourtant pas se forcer d’abord pour continuer à méditer une vérité, lorsqu’on n’y trouve plus aucun suc : je propose seulement de ne la quitter que quand vous sentez qu’elle n’a plus rien à vous fournir pour votre nourriture.243
Vous êtes plus solide que le monde ne croit244, mais vous l’êtes moins que vous ne pensez. Vous êtes bonne amie, fidèle, secrète [discrète], généreuse, pleine de goût et de discernement pour le vrai mérite, sensible à l’amitié des gens estimables, pleine d’insinuation [séduction], et d’un certain tour noble pour servir, sachant dire à propos ce qui est utile. Vous avez de la pénétration, de la prévoyance, des expédients [moyens] faciles, avec une droiture et une probité très délicate. Vous avez même une sincère religion, à laquelle je me fierais plus qu’à celle d’un grand nombre de demi-dévots. Mais, avec tant de qualités, un seul défaut vous rend frivole. C’est que vous ne pouvez vous contraindre245. Vous donnez de beaux noms à cette faiblesse. Vous l’appelez sincérité, liberté; vous vous savez bon gré de n’être ni rampante, ni hypocrite, ni empressée pour la faveur; mais vous vous trompez vous-même, pour n’avoir rien à vous reprocher. Il faudrait penser sérieusement et de suite à devenir meilleure que vous n’êtes, et à vous corriger courageusement de vos défauts. La crainte de passer pour hypocrite ou pour faible dévote, ne doit point vous empêcher d’être une bonne chrétienne. Il y a de la lâcheté à n’oser s’approcher de Dieu, par une mauvaise honte pour le monde. Non seulement il faudrait se vaincre pour Dieu, mais il faudrait encore se vaincre pour ses intérêts à l’égard des hommes. C’est se piquer d’honneur hors de propos, que de ne vouloir pas se contraindre dans des choses indifférentes, pour plaire aux hommes dont on a besoin.
Votre famille ne vous est pas indifférente; elle ne peut se passer de la Cour. Tous les projets de s’en passer ne peuvent être que chimériques246. Vous devez donc vous accommoder à ses goûts, dans toutes les choses où vous le pourrez sans blesser la véritable bienséance. Ce qui pourrait vous mettre au goût de la cour, bien loin d’être contraire à la véritable bienséance, vous corrigerait de ce qui y est contraire. Vous avez un air de légèreté et de vivacité que rien n’arrête. Il faut connaître à fond votre bon esprit et vos sentiments, pour se rassurer sur cette vivacité pleine de saillies. Riez tant qu’il vous plaira avec des gens sûrs et choisis qui n’aient pas l’air de rire trop, et qui sachent ne rire qu’à propos. Mais faites un personnage sérieux et mesuré. Promettez dans vos manières toute la solidité qu’on trouve quand on vous pénètre. De plus, ne mêlez point le jeu d’esprit dans les matières les plus sérieuses. Vous éludez l’avis le plus important par une plaisanterie, et vous défendez en riant des maximes fausses dont vous n’avez jamais été détrompée, parce que vous n’avez jamais écouté assez sérieusement, ni approfondi la vérité. Vous croyez en être quitte en disant que vous ne sauriez vous changer; et en effet, c’est la crainte de vous contraindre, qui fait que vous craignez de voir clair, et de prendre les choses plus sérieusement. Vous ne croyez personne; encore si vous vouliez bien vous croire vous-même, votre raison vous mènerait loin vers le bien. Mais ce n’est pas votre raison, c’est votre goût que vous suivez; et vous n’employez votre esprit qu’à autoriser ce qui vous plaît, ou à tourner en ridicule les vérités qui vous pressent trop. Voilà ce qui mêle je ne sais quoi de frivole avec toutes les qualités solides dont vous êtes remplie. Dieu et le monde seraient d’accord à cet égard; car, si vous pouviez prendre sur vous de vous assujettir à une règle, en un moment tout ce qui fait la solidité se trouverait rassemblé en vous. Il ne vous manque qu’un peu plus de réflexion sérieuse sur les grandes vérités, et un peu plus de courage contre votre goût247.
588. LSP 215. À LA MARQUISE D’ALÈGRE [Février 1699 ?]
J’apprends, Madame, que Dieu vous donne des croix, et j’y prends part de tout mon cœur. En tout temps, j’ai été sensible à tout ce qui pouvait vous toucher248 ; mais l’expérience ajoute encore un nouveau degré de sensibilité en moi pour les souffrances d’autrui. Heureux qui souffre ! Je le dis au milieu de l’occasion même, et pour vous et pour moi, heureux qui souffre d’un cœur doux et humble ! Ce qui est le bon plaisir de Dieu ne va jamais trop loin. Si nous étions maîtres de nos souffrances, nous ne souffririons jamais assez pour mourir à nous-mêmes. Dieu, qui nous connaît mieux que nous ne pouvons nous connaître, et qui nous aime infiniment plus que nous ne pouvons nous aimer, en sait la juste mesure, et ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. L’amour adoucit toutes les souffrances, et l’on ne souffre tant que parce qu’on n’aime point, ou qu’on aime peu. Dieu vous veut toute à lui, et ce n’est que sur la croix qu’il prend sa pleine possession. Je garde maintenant le silence à l’égard de tous mes anciens amis, et je ne le romps pour vous, Madame, qu’à cause que vous êtes dans l’amertume, et que cette bienheureuse société de croix demande un épanchement de cœur pour se soutenir dans l’affliction. Je suis avec zèle et respect, etc.
… Je ne crois pas avoir exhorté M. de Bl[ainville] à voir fort souvent la bonne P.D.250, mais enfin il croit suivre mon conseil, et lui est un surcroît de peine. C’est de quoi je suis sensiblement affligé. Mais il n’y a que quinze jours que je l’ai prié bien sérieusement dans une lettre de ne venir point cet été à Cambray. Tort ou non, je l’ai fait. Quelle apparence de lui mander si tôt après tout le contraire? que pourrait-il penser? Après tout le Roi est certainement indigné contre moi, et le fait assez voir ". M. de Bl[ainville] n’est pas comme vous et comme Leschelle 19. Il est actuellement domestique du Roi, et un de ses grands officiers". Doit-il aller voir un homme contre lequel le Roi paraît si indigné? Je vous le demande. Mais supposons que je me sois trompé, en décidant qu’il ne doit pas venir. Sur quoi paraîtrai-je tout à coup changer? Peut-être pourriez-vous, la bonne P.D. et vous, lui conseiller tous deux de venir de Laon au Casteau me surprendre un jour, malgré les avis de discrétion pour lui que je lui ai donnés. Vous lui recommanderiez de ne rester ici qu’un jour, afin que cela parût moins. Mais vous voyez bien que cette visite, si courte qu’elle fût, serait sue à Cambray, et mandée à Versailles. …
Monseigneur,
Ce n’est tout au plus que d’une année à l’autre que je suis importune à Votre Grandeur, mais je suis toujours excusable puisque c’est la confiance jointe au profond respect que j’ai en vous qui me fait prendre la liberté de vous supplier très humblement de prier Dieu pour moi. Si vous saviez, Monseigneur, le besoin que j’en ai, vous auriez, j’en suis sûre, compassion de moi. Quoique je n’aie point de directeur pour éviter bien des inconvénients, l’on ne laisse pas de me gêner beaucoup et de vouloir que ma prière soit oisive et suspecte dès que je cesse de m’agiter par des mouvements empressés et inquiets qui me sont insupportables, plus je veux quelquefois m’y assujettir crainte de suivre ma propre volonté et moins je puis prier. Il n’y a que Dieu seul qui connaisse ma situation et ce que je souffre. […]251.
[longue lettre qui évoque la célèbre « lettre à Louius XIV » et fournit un aperçu sur une « morale de mystique »]252.
Je vous dirai, sans rien savoir, par aucun canal, de ce qui peut se passer dans votre cour, que vous ne sauriez trop vous borner à vos fonctions précises, ni trop vous défier des hommes. C’est par excès d’amitié, que je me mêle de vous parler ainsi. Rendez votre esprit patient; défiez-vous de vos premières et même de vos secondes vues; suspendez votre jugement; approfondissez peu à peu. Ne faites de mal à personne, mais fiez-vous à très peu de gens. Point de plaisanterie sur aucun ridicule; nulle impatience sur aucun travers; nulle vivacité pour vos préjugés contre ceux d’autrui. Embrassez les choses avec étendue pour les voir dans leur total, qui est leur seul point de vue véritable. Ne dites jamais que la vérité; mais supprimez-la toutes les fois que vous la diriez inutilement par humeur ou par excès de confiance. Evitez, autant que vous le pourrez, les ombrages et les jalousies. Si modeste que vous puissiez être, vous n’apaiserez jamais les esprits jaloux. La nation au milieu de laquelle vous vivez est ombrageuse à l’infini, et l’est avec une profondeur impénétrable. Leur esprit naturel, faute de culture, ne peut atteindre aux choses solides, et se tourne tout entier à la finesse: prenez-y garde. […]J’avoue que c’est un grand point à un roi, que d’être intrépide à la guerre. Mais le courage de la guerre est bien moins d’usage à un si grand prince, que le courage des affaires. Quand se trouvera-t-il au milieu d’un combat? Peut-être jamais. Il sera au contraire tous les jours aux prises avec les autres et avec lui-même au milieu de sa cour. Il lui faut un courage à toute épreuve contre un ministre artificieux, contre un favori indiscret, contre une femme qui voudra être sa maîtresse. Il lui faut du courage contre les flatteurs, contre les plaisirs, contre les amusements qui le jetteraient dans l’inapplication. Il faut qu’il soit courageux dans le travail, dans les mécomptes, dans le mauvais succès. Il faut du courage contre l’importunité, pour savoir refuser sans rudesse et sans impatience. […]
Monseigneur253,
… Si vous voulez enfin être évêque254, Monseigneur, au nom de Dieu gardez-vous bien de l’être à demi. […] Il faut désespérer de soi, pour pouvoir bien espérer en lui. Vous êtes naturellement bon, juste, sincère, compatissant, et généreux. Vous êtes même sensible à la religion et elle a jeté de profondes racines dans votre cœur. Mais votre naissance vous a accoutumé à la grandeur mondaine, et vous êtes environné d’obstacles pour la simplicité apostolique. La plupart des grands princes ne se rabaissent jamais assez, pour devenir les serviteurs en J[ésus]C[hrist] des peuples sur lesquels ils ont l’autorité. Il faut pourtant qu’ils se dévouent à les servir, s’ils veulent être leurs pasteurs : nos autem servos vestros per Jesum255.
Il n’y a que la seule oraison qui puisse former un véritable évêque parmi tant de difficultés. Accoutumez-vous, Monseigneur, à chercher Dieu au dedans de vous. C’est là que vous trouverez son royaume: regnum Dei intra vos est 256. On le cherche bien loin de soi par beaucoup de raisonnements. On veut trop goûter le plaisir de la vertu, et flatter son imagination, sans songer à soumettre sa raison aux vues de la foi, et sa volonté à celle de Dieu. Il faut lui parler avec confiance de vos faiblesses et de vos besoins. Vous ne sauriez jamais le faire avec trop de simplicité. L’oraison n’est qu’amour. L’amour dit tout à Dieu, car on n’a à parler au bien-aimé que pour lui dire qu’on l’aime, et qu’on veut l’aimer : non nisi amando colitur, dit S. Augustin257. Il faut non seulement lui parler, mais encore l’écouter. Que ne dira-t-il point, si on l’écoute? Il suggérera toute vérité. Mais on s’écoute trop soi-même pour pouvoir l’écouter. Il faudrait se faire taire, pour écouter Dieu : audiam quid loquatur in me Dominus 258. On connaît assez le silence de la bouche, mais on ne comprend point celui du cœur. L’oraison bien faite, quoique courte, se répandrait peu à peu sur toutes les actions de la journée. Elle donnerait une présence intime de Dieu, qui renouvellerait les forces en chaque occasion. Elle réglerait le dehors et le dedans. On n’agirait que par l’esprit de grâce. On ne suivrait ni les promptitudes du tempérament, ni les empressements, ni les dépits de l’amour-propre. On ne serait ni hautain ni dur dans sa fermeté, ni mou ni faible dans ses complaisances. On éviterait tout excès, toute indiscrétion, toute affectation, toute singularité. On ferait à peu près les mêmes choses qu’on fait. Mais on les ferait beaucoup mieux, avec la consolation de les faire pour Dieu, et sans recherche de son propre goût. …
Monsieur,
[longue lettre « sociale » adressée au contrôleur général des finances]259
[…] 3° J’ai proposé à plusieurs personnes de vendre leur blé avec le mien. Aucun ne veut rien vendre au Roi, tant ils craignent des retardements et des mécomptes. Je ne vois rien à espérer de ce côté-là. Ainsi je ne puis vous offrir que mon seul blé, et même que celui d’une seule année, parce que j’avais tout vendu à vil prix pour bâtir dès le printemps dernier.
4° Vous agréerez, s’il vous plaît, Monsieur, que je réserve du blé tant pour ma subsistance, dans un lieu de passage continuel, où je suis seul à faire les honneurs à tous les passants, que pour les pauvres qui sont innombrables en ce pays, depuis que notre voisinage est ruiné, et que la cherté augmente. On vous a très mal informé, si on vous a fait entendre que j’avais vingt mille sacs de blé. Je ne puis avoir dans tout le cours de l’année qu’environ onze mille mesures de blé, chaque mesure pesant environ quatre-vingt-quatre livres. Cette mesure vaut actuellement au marché plus de deux écus, et le prix augmentera tous les jours. Ainsi le total de ce blé montera au moins à soixante et dix mille francs. Vous prendrez, Monsieur, sur ce total la quantité qu’il vous plaira, et au prix que vous voudrez. Je n’ai aucune condition à vous proposer, et c’est à vous à les régler toutes. Je ne réserverai pour mes besoins, pour ceux des pauvres qu’il ne m’est pas permis d’abandonner, et pour les gens qui sont accoutumés à aborder chez moi en passant, que ce que vous voudrez bien me laisser. Je serai content pourvu que je fasse mon devoir vers le Roi, et que vous soyez persuadé du zèle avec lequel je serai le reste de ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. À Cambray le 20 novembre 1708. FR. A. D. DE CAMBRAY.260
199. LSP 3. À J. N. COLBERT, ARCHEVÊQUE DE ROUEN. À Versailles, 8 avril [1692].
J’apprends, Monseigneur, que M. Mansard vous a donné de grands desseins de bâtiments pour Rouen et pour Gaillon. Souffrez que je vous dise étourdiment ce que je crains là-dessus. La sagesse voudrait que je fusse plus sobre à parler; mais vous m’avez défendu d’être sage, et je ne puis retenir ce que j’ai sur le cœur. Vous n’avez vu que trop d’exemples domestiques (des engagements insensibles dans ces sortes d’entreprises. La tentation se glisse d’abord doucement; elle fait la modeste de peur d’effrayer, mais ensuite elle devient tyrannique. On se fixe d’abord à une somme fort médiocre; on trouverait même fort mauvais que quelqu’un crût qu’on veut aller plus loin; mais un dessein en attire un autre; on s’aperçoit qu’un endroit de l’ouvrage est déshonoré par un autre, si on n’y ajoute un autre embellissement. Chaque chose qu’on fait paraît médiocre et nécessaire : le tout devient superflu et excessif. Cependant les architectes ne cherchent qu’à engager; les flatteurs applaudissent; les gens de bien se taisent, et n’osent contredire. On se passionne au bâtiment comme au jeu; une maison devient comme une maîtresse. En vérité, les pasteurs, chargés du salut de tant d’âmes, ne doivent pas avoir le temps d’embellir des maisons. Qui corrigera la fureur de bâtir, si prodigieuse en notre siècle, si les bons évêques mêmes autorisent ce scandale ? Ces deux maisons, qui ont paru belles à tant de cardinaux et de princes, même du sang, ne vous peuvent-elles pas suffire ? N’avez-vous point d’emploi de votre argent plus pressé à faire ? Souvenez-vous, Monseigneur, que vos revenus ecclésiastiques sont le patrimoine des pauvres ; que ces pauvres sont vos enfants, et qu’ils meurent de tous côtés de faim. Je vous dirai, comme dom Barthélemi des Martyrs disait à Pie IV, qui lui montrait ses bâtiments : Die ut lapides isti panes fiant.
Espérez-vous que Dieu bénisse vos travaux, si vous commencez par un faste de bâtiments qui surpasse celui des princes et des ministres d’État qui ont logé où vous êtes ? Espérez-vous trouver dans ces pierres entassées la paix de votre cœur ? Que deviendra la pauvreté de J.C., si ceux qui doivent le représenter cherchent la magnificence ? Voilà ce qui avilit le ministère, loin de le soutenir; voilà ce qui ôte l’autorité aux pasteurs. L’Évangile est dans leur bouche, et la gloire mondaine est dans leurs ouvrages. J. C. n’avait pas où reposer sa tête ; nous sommes ses disciples et ses ministres, et les plus grands palais ne sont pas assez beaux pour nous !
J’oubliais de vous dire qu’il ne faut point se flatter sur son patrimoine. Pour le patrimoine comme pour le reste, le superflu appartient aux pauvres : c’est de quoi jamais casuiste, sans exception, n’a osé douter. Il ne reste qu’à examiner de bonne foi ce qu’on doit appeler superflu. Est-ce un nom qui ne signifie jamais rien de réel dans la pratique ? Sera-ce une comédie que de parler du superflu ? Qu’est-ce qui sera superflu, sinon des embellissements, dont aucun de vos prédécesseurs, même vains et profanes, n’a cru avoir besoin ? Jugez-vous vous-même, Monseigneur, comme vous croyez que Dieu vous jugera. Ne vous exposez point à ce sujet de trouble et de remords pour le dernier moment, qui viendra peut-être plus tôt que nous ne croyons. Dieu vous aime; vous voulez l’aimer, et vous donner sans réserve à son Église ; elle a besoin de grands exemples, pour relever le ministère foulé aux pieds. Soyez sa consolation et sa gloire; montrez un cœur d’évêque qui ne tient plus au monde, et qui fait régner J. C. Pardon, Monseigneur, de mes libertés; je les condamne, si elles vous déplaisent. Vous connaissez le zèle et le respect avec lequel je vous suis dévoué. FÉNELON
… Les hommes qui portent le nom de chrétiens n’ont plus la même simplicité, la même docilité, la même préparation d’esprit et de cœur.261. Il faut regarder la plupart de nos fidèles comme des gens qui ne sont chrétiens que par leur baptême reçu dans leur enfance sans connaissance ni engagement volontaire. Ils n’osent en rétracter les promesses, de peur que leur impiété ne leur attire l’horreur du public. Ils sont même trop inappliqués et trop indifférents sur la religion, pour vouloir se donner la peine de la contredire. Ils seraient néanmoins fort aises de trouver sans peine sous leur main, dans les livres qu’on nomme divins, de quoi secouer le joug, et flatter leurs passions. À peine peut-on regarder de tels hommes comme des catéchumènes. Les catéchumènes qui se préparaient autrefois au martyre en même temps qu’au baptême, étaient infiniment supérieurs à ces chrétiens qui n’en portent le nom que pour le profaner. D’un autre côté les pasteurs ont perdu cette grande autorité que les anciens pasteurs savaient employer avec tant de douceur et de force. Maintenant les laïques sont toujours prêts à plaider contre leurs pasteurs devant les juges séculiers, même sur la discipline ecclésiastique. Il ne faut pas que les évêques se flattent sur cette autorité. Elle est si affaiblie, qu’à peine en reste-t-il des traces dans l’esprit des peuples. On est accoutumé à nous regarder comme des hommes riches et d’un rang distingué, qui donnent des bénédictions, des dispenses et des indulgences. Mais l’autorité qui vient de la confiance, de la vénération, de la docilité et de la persuasion des peuples, est presque effacée. On nous regarde comme des seigneurs qui dominent, et qui établissent au-dehors une police rigoureuse. Mais on ne nous aime point comme des pères tendres et compatissants qui se font tout à tous. Ce n’est point à nous qu’on va demander conseil, consolation, direction de conscience. …
Je viens de recevoir l’extrême-onction. C’est dans cet état, mon Révérend Père, où je me prépare à aller paraître devant Dieu, que je vous prie instamment de représenter au Roi mes véritables sentiments…
… Pour tous les dons extraordinaires, il me semble qu’il y a deux règles importantes à observer, faute desquelles les plus grands dons de Dieu même se tournent en illusion. La première de ces règles est de croire qu’un état de pure et nue foi est plus parfait que l’attachement à ces lumières et à ces dons. Quand on s’attache à ces dons, on s’attache à ce qui n’est que moyen, et peut-être même moyen trompeur. De plus, ces moyens remplissent l’âme d’elle-même, et augmentent sa vie propre, au lieu de la désapproprier et de la faire mourir. Au contraire, l’état de pure et nue foi dépouille l’âme, lui ôte toute ressource en elle-même et toute propriété, la tient dans des ténèbres exemptes de toute illusion, car on ne se trompe qu’en croyant voir ; enfin ne lui laisse aucune vie, et l’unit immédiatement à sa fin, qui est Dieu même.
La seconde règle, qui n’est qu’une suite de la première, est de n’avoir jamais aucun égard aux lumières et aux dons qu’on croit recevoir, et d’aller toujours par le non-voir, comme parle le bienheureux Jean de la Croix. Si le don est véritablement de Dieu, il opérera par lui-même dans l’âme, quoiqu’elle n’y adhère pas. Une disposition aussi parfaite que la simplicité de la pure foi, ne peut jamais être un obstacle à l’opération de la grâce. Au contraire, cet état étant celui où l’âme est plus désappropriée de tous ses mouvements naturels, elle est par conséquent plus susceptible de toutes les impressions de l’esprit de Dieu. Alors si Dieu lui imprimait quelque chose, cette chose passerait comme au travers d’elle, sans qu’elle y eût aucune part. Elle verrait ce que Dieu lui ferait voir, sans aucune lumière distincte, et sans sortir de cette simplicité de la pure foi dont nous avons parlé. Si, au contraire, ces lumières et ces dons ne sont pas véritablement de Dieu, on évite une illusion très dangereuse en n’y adhérant pas : d’où il s’ensuit qu’il faut toujours également, dans tous les cas, non seulement pour la sûreté, mais encore pour la perfection de l’âme, outrepasser les plus grands dons, et marcher dans la pure foi, comme si on ne les avait pas reçus. Plus on a de peine à s’en déprendre, plus ils sont suspects de plénitude et de propriété ; au lieu que l’âme doit être entièrement nue et vide pour la vraie opération de Dieu en elle. Tout ce qui est goût et ferveur sensible, image créée, lumière distincte et aperçue, donne une fausse confiance, et fait une impression trop vive; on les reçoit avec joie, et on les quitte avec peine. Au contraire, dans la nudité de la pure foi, on ne voit rien et on ne veut rien voir, on n’a plus en soi ni pensée ni volonté; on trouve tout dans cette simplicité générale, sans s’arrêter à rien de distinct; on ne possède rien, mais on est possédé. Je conclus que le plus grand bien qu’on puisse faire à une âme, c’est de la déprendre de ces lumières et de ces dons, qui peuvent être un piège, et qui tout au moins sont certainement un milieu entre Dieu et elle.
Pour les austérités, elles ne sont pas exemptes d’illusions non plus que le reste ; l’esprit se remplit souvent de lui-même à mesure qu’il abat la chair. Une marque certaine que l’âme nourrit une vie secrète dans les mortifications du corps, c’est de voir qu’elle tient à ces mortifications, et qu’elle a regret à les quitter. La mortification de la chair ne produit pas la mort de la volonté. Si la volonté était morte, elle serait indifférente dans la main du supérieur, et également souple en tout sens. Ainsi plus on a d’attachement à ses mortifications extérieures, moins le fond de l’âme est réellement mortifié. Si Dieu avait des desseins d’attirer une âme à des austérités extraordinaires, ce serait toujours par la voie du renoncement total à sa pensée et à sa volonté propre. Mais tel qui est insatiable de mortification des sens, manque de courage pour supporter la profonde mort qui est dans le renoncement à toute propre volonté. …
Je reçois, Madame, diverses lettres où l’on me presse de plus en plus de vous voir au plus tôt, de m’ouvrir à vous sans réserve, et de vous engager à la même ouverture. Je ne sais d’où me viennent ces lettres. Je suppose que ces personnes, inconnues pour moi, sont instruites à fond des grâces que Dieu vous fait. Je serais ravi d’en profiter, quoique je n’aie jamais eu aucune occasion de vous voir. Je me recommande même de tout mon cœur à vos prières. Enfin je vous conjure de me faire savoir en toute simplicité tout ce que vous auriez peut-être au cœur de me dire. Il me semble que je le recevrais avec reconnaissance et vénération. Vous pouvez compter sur un secret inviolable. Pour ce qui est de vous aller voir, je ne manquerais pas de le faire, si vous étiez dans mon diocèse ; mais vous savez mieux qu’une autre les réserves qui sont nécessaires dans toutes les communautés. Un tel voyage surprendrait tout le pays, et pourrait même vous causer de l’embarras. Les lettres sont sans éclat. Je recevrai avec ingénuité, et même, je l’ose dire, avec petitesse, tout ce que vous croirez être selon Dieu et venir de son esprit. Quoique je sois en autorité pastorale, je veux être, pour ma personne, le dernier et le plus petit des enfants de Dieu. Je suis prêt, ce me semble, à recevoir des avis, et même des corrections, de toutes les bonnes âmes. Je ne cherche qu’à être sans jugement et sans volonté propre dans les mains de l’Église notre sainte mère. Parlez donc en pleine liberté, si Dieu vous donne quelque chose pour mon édification personnelle. Je voudrais être soumis, comme parle l’apôtre, à toute créature humaine 3, pour mourir à mon amour-propre et à mon orgueil. C’est sur les lettres de gens inconnus que je vous parle avec tant de franchise. Vous ne me connaissez point. Je ne devrais pas, selon la sagesse humaine, faire ces avances : mais j’ai ouï dire que vous cherchez Dieu. En voilà assez pour un homme qui ne veut chercher que lui. C’est avec la plus grande sincérité que je vous honore, Madame, et que je vous suis dévoué en notre Seigneur Jésus-Christ.
355. LSP 23 A UNE RELIGIEUSE.
[À Versailles, avant le 13 mars 1696 ?].
Vous pouvez avoir lu, dans sainte Thérèse, que tous les dons les plus éminents sont soumis à l’obéissance, et que la docilité est la marque qu’ils viennent de Dieu, faute de quoi ils seraient suspects. Supposé même qu’on se trouvât dans l’impuissance d’obéir, il faudrait avec esprit de soumission et de simplicité, exposer son impuissance, afin que les supérieurs y eussent l’égard qu’ils jugeraient à propos. On doit en même temps être tout prêt à essayer d’obéir aussi souvent que les supérieurs le demanderont, parce que ces impuissances ne sont souvent qu’imaginaires, et qu’on ne doit les croire véritables, qu’après avoir essayé souvent de les vaincre avec petitesse, souplesse et docilité.
Pour tous les dons extraordinaires, il me semble qu’il y a deux règles importantes à observer, faute desquelles les plus grands dons de Dieu même se tournent en illusion. La première de ces règles est de croire qu’un état de pure et nue foi est plus parfait que l’attachement à ces lumières et à ces dons. Quand on s’attache à ces dons, on s’attache à ce qui n’est que moyen, et peut-être même moyen trompeur. De plus, ces moyens remplissent l’âme d’elle-même, et augmentent sa vie propre, au lieu de la désapproprier et de la faire mourir. Au contraire, l’état de pure et nue foi dépouille l’âme, lui ôte toute ressource en elle-même et toute propriété, la tient dans des ténèbres exemptes de toute illusion, car on ne se trompe qu’en croyant voir ; enfin ne lui laisse aucune vie, et l’unit immédiatement à sa fin, qui est Dieu même.
La seconde règle, qui n’est qu’une suite de la première, est de n’avoir jamais aucun égard aux lumières et aux dons qu’on croit recevoir, et d’aller toujours par le non-voir, comme parle le bienheureux Jean de la Croix. Si le don est véritablement de Dieu, il opérera par lui-même dans l’âme, quoiqu’elle n’y adhère pas. Une disposition aussi parfaite que la simplicité de la pure foi, ne peut jamais être un obstacle à l’opération de la grâce. Au contraire, cet état étant celui où l’âme est plus désappropriée de tous ses mouvements naturels, elle est par conséquent plus susceptible de toutes les impressions de l’esprit de Dieu. Alors si Dieu lui imprimait quelque chose, cette chose passerait comme au travers d’elle, sans qu’elle y eût aucune part. Elle verrait ce que Dieu lui ferait voir, sans aucune lumière distincte, et sans sortir de cette simplicité de la pure foi dont nous avons parlé. Si, au contraire, ces lumières et ces dons ne sont pas véritablement de Dieu, on évite une illusion très dangereuse en n’y adhérant pas : d’où il s’ensuit qu’il faut toujours également, dans tous les cas, non seulement pour la sûreté, mais encore pour la perfection de l’âme, outrepasser les plus grands dons, et marcher dans la pure foi, comme si on ne les avait pas reçus. Plus on a de peine à s’en déprendre, plus ils sont. suspects de plénitude et de propriété ; au lieu que l’âme doit être entièrement nue et vide pour la vraie opération de Dieu en elle. Tout ce qui est goût et ferveur sensible, image créée, lumière distincte et aperçue, dorme une fausse confiance, et fait une impression trop vive; on les reçoit avec joie, et on les quitte avec peine. Au contraire, dans la nudité de la pure foi, on ne voit rien et on ne veut rien voir, on n’a plus en soi ni pensée ni volonté; on trouve tout dans cette simplicité générale, sans s’arrêter à rien de distinct; on ne possède rien, mais on est possédé. Je conclus que le plus grand bien qu’on puisse faire à une âme, c’est de la déprendre de ces lumières et de ces dons, qui peuvent être un piège, et qui tout au moins sont certainement un milieu entre Dieu et elle.
Pour les austérités, elles ne sont pas exemptes d’illusions non plus que le reste ; l’esprit se remplit souvent de lui-même à mesure qu’il abat la chair. Une marque certaine que l’âme nourrit une vie secrète dans les mortifications du corps, c’est de voir qu’elle tient à ces mortifications, et qu’elle a regret à les quitter. La mortification de la chair ne produit pas la mort de la volonté. Si la volonté était morte, elle serait indifférente dans la main du supérieur, et également souple en tout sens. Ainsi plus on a d’attachement à ses mortifications extérieures, moins le fond de l’âme est réellement mortifié. Si Dieu avait des desseins d’attirer une âme à des austérités extraordinaires, ce serait toujours par la voie du renoncement total à sa pensée et à sa volonté propre. Mais tel qui est insatiable de mortification des sens, manque de courage pour supporter la profonde mort qui est dans le renoncement à toute propre volonté.
La conclusion de tout ce grand discours, ma très honorée sœur, est qu’il me semble que vous devez laisser décider la mère prieure sur vos austérités, ne lui demandant ni d’en faire peu ni d’en faire beaucoup. Quand on marque un désir ardent, et qu’on demande des permissions, on les arrache. Ce n’est plus la simple volonté de la supérieure qu’on fait, c’est la sienne propre, à laquelle on plie celle de la supérieure. Votre maison a déjà beaucoup d’austérités ; n’y ajoutez que celles qu’on vous conseillera. Dieu saura les tourner à profit. Je vous suis toujours dévoué en lui.
Je ne saurais vous exprimer, ma chère sœur, à quel point je ressens vos peines ; mais ma douleur n’est pas sans consolation. Dieu vous aime, puisqu’il ne vous épargne pas, et qu’il appesantit la croix de Jésus-Christ sur vous. Toutes les lumières et tous les sentiments de ferveur se tournent en illusion, si on n’en vient pas à la pratique réelle et continuelle de la mort à soi-même. On ne saurait mourir sans douleur, on ne saurait mourir qu’autant que la mort attaque tout ce qu’il y a de vif en nous. La mort que Dieu opère va chercher jusque dans les moelles et dans les jointures, pour diviser l’âme avec l’esprit. Dieu, qui voit en nous ce que nous n’y voyons pas, sait précisément où il faut appliquer l’opération de mort: il prend ce que nous craignons le plus de lui donner. La douleur montre la vie, et c’est la vie qui fait le besoin de la mort. Dieu ne s’arrêtera point à faire des incisions dans le mort ; il le ferait s’il voulait laisser vivre : mais il veut tuer, il coupe dans le vif. Il ne vous attaquera point dans des attachements profanes et grossiers, auxquels vous avez renoncé dès que vous vous êtes donnée à lui. Que peut-il donc faire ? Il vous éprouvera par le sacrifice de votre avidité pour les consolations, les plus spirituelles.
Il faut tout souffrir. La mort qu’il veut opérer en vous doit être volontaire. Vous ne mourrez à vous-même qu’autant que vous voudrez bien y mourir. Ce n’est pas mourir que de résister à la mort, et de la repousser. Il faut donc se délaisser volontairement au bon plaisir de Dieu, pour être privée de tous les secours, même spirituels, qu’il vous ôte. Que craignez-vous, personne de peu de foi ? Craignez-vous qu’il ne puisse pas suppléer par lui-même ce qu’il vous soustrait du côté des hommes ? Eh ! pourquoi vous le soustrait-il, sinon pour le suppléer, et pour purifier votre foi par cette douloureuse épreuve ? Je vois que tous les chemins sont fermés, et que Dieu veut faire son œuvre en vous par le retranchement de toute main d’homme pour l’accomplir. Il est jaloux ; il ne veut devoir qu’à lui seul ce qu’il veut faire en vous.
Entrez dans ses desseins, et laissez-vous y porter par sa providence. Gardez-vous bien de chercher des ressources dans les hommes, puisque Dieu vous les ôte ; ils n’ont que ce qui vient de lui. Pourquoi vous troubler quand la source vous ôte tout canal, et qu’elle se communique immédiatement à vous ? D’un côté, vous n’avez aucun sentiment qui ne soit pur, et entièrement soumis à l’Église: ainsi, quand vos supérieurs vous interrogent, vous n’avez qu’à leur dire avec ingénuité ce que vous pensez, et avec quelle docilité vous êtes prête à vous laisser redresser. D’un autre côté, vous n’avez qu’à vous taire, qu’à obéir, qu’à porter la croix. Tout est décidé pour vous par la règle de votre maison. Laissez les autres faire et dire, votre silence sera votre sagesse, et votre faiblesse sera votre force. À l’égard de vos communions, évitez tout ce qui pourrait engager un confesseur prévenu à faire des retranchements ; mais si l’on en faisait, il faudrait les porter en paix, et croire qu’on n’est jamais plus uni à Jésus-Christ, que quand on est souvent privé de lui par pure obéissance, sans s’attirer cette privation. Il sait combien je suis touché de vos peines, et avec quel zèle je suis, etc.
Pour la discrétion262, je ne voudrais point que vous travaillassiez à l’acquérir par des efforts continuels de réflexion sur vous-même: il y aurait en cela trop de gêne. Il vaut mieux se taire, et trouver la discrétion dans la simplicité du silence. Il ne faut pourtant pas tellement se taire, que vous manquiez d’ouverture et de complaisance dans les récréations ; mais alors il ne faut parler que de choses à peu près indifférentes, et supprimer tout ce qui peut avoir quelque conséquence. Il faut dans ces récréations ce que saint François de Sales appelle joyeuseté, c’est-à-dire, se réjouir et réjouir les autres en disant des riens. C’est une science que Dieu vous donnera suivant le besoin. Vous deviendrez prudente quand vous ne tiendrez plus à votre propre esprit263. C’est celui de Dieu qui donne la véritable sagesse : le nôtre ne nous donne qu’une vaine composition, qu’un arrangement, qu’une apparence qui éblouit, qu’une fausse capacité. Quand on est bien simple et bien petit, à force de s’être dépouillé de sa propre sagesse, on est revêtu de celle de Dieu, qui ne fait point de fautes, et qui ne nous en laisse faire qu’autant que nous avons besoin d’être humiliés. […]
J’espère, ma chère nièce264, que Dieu, qui vous a appelée à conduire vos sœurs, vous ôtera votre propre esprit, et vous donnera le sien pour faire son œuvre. L’œuvre de Dieu est de le faire aimer, et de nous détruire, afin qu’il vive seul en nous. Votre fonction est donc de faire mourir l’homme et aimer Dieu. Ne devez-vous pas mourir, pour faire mourir les autres ? ne devez-vous pas aimer, pour leur inspirer l’amour? Nulle instruction n’est efficace que par l’exemple. Nulle autorité n’est supportable qu’autant que l’exemple l’adoucit. Commencez donc par faire, et puis vous parlerez. L’action parle et persuade. La parole seule n’est que vanité. Soyez la plus petite, la plus pauvre, la plus obéissante, la plus recueillie, la plus détachée, la plus régulière de toute la maison. Obéissez à la règle, si vous voulez qu’on vous obéisse, ou, pour mieux dire, faites obéir, non à vous, mais à la règle, après que vous lui aurez obéi la première. Ne flattez aucune imperfection, mais supportez toutes les infirmités. Attendez les âmes qui vont lentement. Vous courriez risque de les décourager par votre impatience. Plus vous aurez besoin de force, plus il faudra y joindre de douceur et de consolation. Puisque le joug du Seigneur est doux et léger, pourquoi faut-il que celui des supérieurs soit rude et pesant ? Ou soyez mère par la tendresse et la compassion, ou ne la soyez point par la place. Il faut vous mettre par la condescendance aux pieds de toutes celles qui vous ont mise au-dessus de leur tête par leur élection. Souffrez. Ce n’est que par la croix qu’on reçoit l’esprit de Jésus-Christ et sa vertu pour gagner les âmes. Les supérieurs sans croix sont stériles pour former des enfants de grâce. Une croix bien soufferte nous acquiert une autorité infinie, et donne bénédiction à tout ce qu’on fait. Il ne fut montré à saint Paul les biens qu’il devait faire, qu’avec les maux qu’il devait souffrir. Ce n’est que par la souffrance qu’on apprend à compatir et à consoler. Prenez conseil des personnes expérimentées. Parlez peu. Écoutez beaucoup. Songez bien plus à connaître les esprits, et à vous proportionner à leurs besoins, qu’à leur dire de belles choses. Montrez un cœur ouvert, et faites que chacun voie par expérience, qu’il y a sûreté et consolation à vous ouvrir le sien. Fuyez toute rigueur. Corrigez même avec bonté et avec ménagement. Ne dites que ce qu’il faut dire; mais ne dites rien qu’avec une entière franchise. Que personne ne craigne de se tromper en vous croyant. Décidez un peu tard, mais avec fermeté. Suivez chaque personne sans la perdre de vue, et courez après, si elle vous échappe pour s’écarter. Il faut vous faire toute à tous les enfants de Dieu, pour les gagner tous. Corrigez-vous pour corriger les autres. Faites-vous dire vos défauts, et croyez ce qu’on vous dira de ceux que l’amour-propre vous cache. Je suis, ma chère nièce, plein de zèle pour vous, et dévoué à tous vos intérêts en notre Seigneur.
FRANÇOIS Duc DE CAMBRAY Prince du St Empire.
Il me paraît nécessaire que vous joigniez ensemble une grande exactitude et une grande liberté. L’exactitude vous rendra fidèle, et la liberté vous rendra courageuse. Si vous vouliez être exacte sans être libre, vous tomberiez dans la servitude et dans le scrupule ; et si vous vouliez être libre sans être exacte, vous iriez bientôt à la négligence et au relâchement. L’exactitude seule nous rétrécit l’esprit et le cœur, et la liberté seule les étend trop. Ceux qui n’ont nulle expérience des voies de Dieu ne croient pas qu’on puisse accorder ensemble ces deux vertus. Ils comprennent par être exact, vivre toujours dans la gêne, dans l’angoisse, dans une timidité inquiète et scrupuleuse qui fait perdre à l’âme tout son repos, qui lui fait trouver des péchés partout, et qui la met si fort à l’étroit, qu’elle se dispute à elle-même jusqu’aux moindres choses, et qu’elle n’ose presque respirer. Ils appellent être libre, avoir une conscience large, n’y prendre pas garde de si près, se contenter d’éviter les fautes considérables, et ne compter pour fautes considérables que les gros crimes ; se permettre hors de là tout ce qui flatte subtilement l’amour-propre ; et, quelque licence qu’on se donne du côté des passions, se calmer et se consoler aisément, par la seule pensée qu’on n’y croyait pas un grand mal. Ce n’était pas ainsi que saint Paul concevait les choses, quand il disait à ceux à qui il avait donné la vie de la grâce, et dont il tâchait de faire des chrétiens parfaits : Soyez libres, mais de la liberté que Jésus-Christ vous a acquise; soyez libres, puisque le Sauveur vous a appelés à la liberté : mais que cette liberté ne vous soit pas une occasion ni un prétexte de faire le mal265.
Il me paraît donc que la véritable exactitude consiste à obéir à Dieu en toutes choses, et à suivre la lumière qui nous montre notre devoir, et la grâce qui nous y pousse; ayant pour principe de conduite de contenter Dieu en tout, et de faire toujours ce qui lui est non seulement agréable, mais, s’il se peut, le plus agréable, sans s’amuser à chicaner sur la différence des grands péchés et des péchés légers, des imperfections et des infidélités : car, quoiqu’il soit vrai que tout cela est distingué, il ne le doit pourtant plus être pour une âme qui s’est déterminée à ne rien refuser à Dieu de tout ce qu’elle peut lui donner. Et c’est en ce sens que l’Apôtre dit, que la loi n’est point établie pour le juste266. Loi gênante, loi dure, loi menaçante ; loi, si on l’ose dire, tyrannique et captivante : mais il a une loi supérieure qui l’élève au-dessus de tout cela, et qui le fait entrer dans la vraie liberté des enfants ; c’est de vouloir toujours faire ce qui plaît le plus au Père céleste, selon cette excellente parole de saint Augustin : «Aimez, et faites après cela tout ce que vous voudrez.267 »
Car si à cette volonté sincère de faire toujours ce qui nous paraît le meilleur aux yeux de Dieu, vous ajoutez de le faire avec joie, de ne se point abattre quand on ne l’a pas fait, de recommencer cent et cent fois à le mieux faire, d’espérer toujours qu’à la fin on le fera, de se supporter soi-même dans ses faiblesses involontaires comme Dieu nous y supporte, d’attendre en patience les moments qu’il a marqués pour notre parfaite délivrance, de songer cependant à marcher avec simplicité et selon nos forces dans la voie qui nous est ouverte, de ne point perdre le temps à regarder derrière soi ; de nous étendre et de nous porter toujours, comme dit l’Apôtre268, à ce qui est devant nous; de ne point faire sur nos chutes une multitude inutile de retours qui nous arrêtent, qui nous embarrassent l’esprit, et qui nous abattent le cœur; de nous en humilier et d’en gémir à la première vue qui nous en vient, mais de les laisser là aussitôt après pour continuer notre route; de ne point interpréter tout contre nous avec une rigueur littérale et judaïque ; de ne pas regarder Dieu comme un espion qui nous observe pour nous surprendre, et comme un ennemi qui nous tend des pièges, mais comme un père qui nous aime et nous veut sauver ; pleins de confiance en sa bonté, attentifs à invoquer sa miséricorde, et parfaitement détrompés de tout vain appui sur les créatures et sur nous-mêmes : voilà le chemin et peut-être le séjour de la véritable liberté.
Je vous conseille, autant que je puis, d’y aspirer. L’exactitude et la liberté doivent marcher d’un pas égal ; et en vous, s’il y en a une des deux qui demeure derrière l’autre, c’est, à ce qu’il me paraît, la liberté, quoique j’avoue que l’exactitude ne soit pas encore au point que je la désire : mais enfin je crois que vous avez plus besoin de pencher du côté de la confiance en Dieu et d’une grande étendue de cœur. C’est pour cela que je ne balance point à vous dire que vous devez vous livrer tout entière à la grâce que Dieu vous fait quelquefois de vous appliquer assez intimement à lui. Ne craignez point alors de vous perdre de vue, de le regarder uniquement et d’aussi près qu’il voudra bien vous le permettre, et de vous plonger tout entière dans l’océan de son amour: trop heureuse si vous pouviez le faire si bien, que vous ne vous retrouvassiez jamais. Il est bon néanmoins, lorsque Dieu vous donnera cette disposition, de finir toujours, quand la pensée vous en viendra, par un acte d’humilité et de crainte respectueuse et filiale, qui préparera votre âme à de nouveaux dons. C’est le conseil que donne sainte Thérèse269, et que je crois pouvoir vous donner.
Vous n’avez, ma chère fille, qu’à porter vos infirmités, tant de corps que d’esprit. C’est quand je suis faible, dit l’Apôtre, que je me trouve fort270: la vertu se perfectionne dans l’infirmité. Nous ne sommes forts en Dieu, qu’à proportion que nous sommes faibles en nous-mêmes. Votre faiblesse fera donc votre force, si vous y consentez par petitesse.
On serait tenté de croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l’abandon, parce qu’on se représente l’abandon comme une force de l’âme, qui fait, par générosité d’amour et par grandeur de sentiments, les plus héroïques sacrifices. Mais l’abandon véritable ne ressemble point à cet abandon flatteur. L’abandon271 est un simple délaissement dans les bras de Dieu, comme celui d’un petit enfant dans les bras de sa mère. L’abandon parfait va jusqu’à abandonner l’abandon même. On s’abandonne sans savoir qu’on est abandonné: si on le savait, on ne le serait plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu’un abandon connu et possédé ? L’abandon se réduit, non à faire de grandes choses qu’on puisse se dire à soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance, mais à laisser faire Dieu, sans pouvoir se rendre témoignage qu’on le laisse faire. Il est paisible, car il n’y aurait point de sincère abandon, si on était encore inquiet pour ne laisser pas échapper et pour reprendre les choses abandonnées. Ainsi l’abandon est la source de la vraie paix, et sans la paix l’abandon est très imparfait.
Si vous demandez une ressource dans l’abandon, vous demandez de mourir sans perdre la vie. Tout est à recommencer. Rien ne prépare à s’abandonner jusqu’au bout, que l’abandon actuel en chaque moment. Préparer et abandonner sont deux choses qui s’entredétruisent. L’abandon n’est abandon qu’en ne préparant rien. Il faut tout abandonner à Dieu, jusqu’à l’abandon même. Quand les Juifs furent scandalisés de la promesse que Jésus-Christ faisait de donner sa chair à manger, il dit à ses disciples : ne voulez-vous pas aussi vous en aller? 272 Il met le marché à la main de ceux qui tâtonnent. Dites-lui donc comme saint Pierre : Seigneur, à qui irions-nous? vous avez les paroles de vie éternelle.
Dieu vous aime, puisqu’il a tant de jalousie à votre égard, et qu’il a soin de vous faire sentir jusqu’aux moindres fautes que vous commettez. Quand vous apercevrez quelque faute qui vous indispose pour l’oraison, contentez-vous de vous humilier sous la main de Dieu, et de recevoir cette interruption des grâces sensibles, comme la pénitence que vous avez méritée. Ensuite demeurez en paix; ne recherchez point par amour-propre ce plaisir qui peut vous venir de la société des bonnes gens qui vous honorent ; mais aussi ne vous faites point un scrupule de recevoir cette consolation quand la Providence vous l’envoie. Laissez tomber l’excès de sensibilité que vous éprouvez dans de telles consolations. Il suffit que votre volonté ne s’y livre pas, et que vous soyez sincèrement déterminée à vous en passer toutes les fois qu’elles cesseront.
Vous voulez savoir ce que Dieu demande de vous là-dessus ; et je vous réponds que Dieu veut que vous preniez ce qui vient, et que vous ne couriez point au-devant de ce qui ne se présente point. Recevez avec simplicité ce qui vous est donné, n’y regardant que Dieu seul qui vous le donne pour soutenir votre faiblesse, et portez avec foi la privation de toutes les choses dont Dieu vous prive pour vous détacher. Quand vous prendrez ainsi également les inégalités des hommes à votre égard, que Dieu permet tout exprès pour vous éprouver par ces espèce de secousses, vous verrez que les consolations ne vous saisiront plus jusqu’à vous dissiper et à troubler votre oraison, et que les privations ne se tourneront plus en découragement et en dépit.
Ne quittez point vos deux temps réglés d’oraison pour le matin et pour le soir. Ils sont courts : vous les passerez facilement, moitié ennui et distraction involontaires, moitié retour à votre occupation de Dieu. Pour le reste de la journée, laissez-vous aller au recueillement, à mesure que vous vous y trouverez disposée. Il faut seulement y mettre deux bornes l’une, qu’il ne vous détournera d’aucun de vos devoirs extérieurs; l’autre, que vous prendrez garde que ce recueillement n’épuise peu à peu votre tête et ne mine insensiblement votre très délicate santé.
Marchez avec confiance et sans crainte. La crainte resserre le cœur; la confiance l’élargit: la crainte est le sentiment des esclaves ; l’amour de confiance est le sentiment des enfants.
Pour vos misères, il faut vous accoutumer à les voir avec une sincère condamnation, sans vous impatienter ni décourager. Pour un travail paisible, par rapport à la correction, ramenez votre cœur, autant que vous le pourrez, au calme de l’oraison et à la présence familière de Dieu pendant la journée.
Je comprends que toutes vos peines viennent de ce que vous voulez trop juger de vous-même, et de ce que vous en jugez par une fausse apparence, qui est votre sentiment. Dès que vous ne trouvez point un certain goût et un attrait sensible dans l’oraison, vous êtes tentée de vous décourager. Comme vous êtes dans une solitude sèche, triste et languissante, vous n’y avez guère d’autre soutien que le plaisir de goûter la piété : ainsi il n’est pas étonnant que vous vous trouviez abattue dès que cet appui vient à vous manquer. Voulez-vous être en paix ? occupez-vous moins de vous-même, et un peu plus de Dieu. Ne vous jugez point, mais laissez-vous juger avec une entière démission d’esprit par celui que vous avez choisi pour vous conduire. Il est vrai qu’on est souvent occupé de soi sans le vouloir, et que l’imagination nous fait souvent retomber dans cette occupation pénible : mais je ne vous demande point l’impossible ; je me borne à vouloir que vous ne soyez point occupée de vous-même par choix, et que vous n’entrepreniez point volontairement de juger de votre état par vos propres lumières. Dès que vous apercevez en vous cette occupation et ce jugement, détournez-en votre vue comme d’une tentation, et ne rendez pas volontaire, par une continuation de propos délibéré, ce qui commence par pure surprise d’imagination.
Au reste, ne croyez point que cette conduite que je vous conseille vous empêche de pratiquer la vigilance sur vous-même, que Jésus-Christ recommande dans l’Évangile. La plus parfaite manière de veiller sur soi est de veiller devant Dieu contre les illusions de l’amour-propre. Or une des plus dangereuses illusions de l’amour-propre est de s’attendrir sur soi, d’être sans cesse autour de soi-même, d’être occupé de soi d’une occupation empressée et inquiète, qui trouble, qui dessèche, qui resserre le cœur, qui ôte la présence de Dieu, enfin qui nous fait juger de nous-mêmes jusqu’à nous jeter dans le découragement. Dites comme saint Paul: Et même je ne me juge point ; vous n’en veillerez que mieux sur vos défauts pour les corriger, et sur vos devoirs pour les remplir, quoique vous ne soyez point volontairement dans ces occupations inquiètes d’amour-propre. Ce sera par amour pour Dieu que vous retrancherez d’une manière simple et paisible tout ce que cet amour vigilant et jaloux vous fera apercevoir d’imparfait et d’indigne du bien-aimé. Vous travaillerez à vous corriger sans impatience et sans dépit d’amour-propre contre vos faiblesses. Vous vous supporterez humblement sans vous flatter. Vous vous laisserez juger, et vous ne ferez qu’obéir.
Cette conduite va bien plus à mourir à soi-même que celle de suivre les délicatesses, les dépits, les impatiences de l’amour-propre sur la perfection. De plus, c’est prendre une fausse règle pour juger de soi, que d’en juger par les sentiments que l’on trouve au dedans de soi-même. Dieu ne nous demande que ce qui dépend de nous ; c’est précisément notre volonté qui dépend d’elle-même. Le sentiment n’est point en notre pouvoir; nous ne pouvons ni nous le donner ni nous l’ôter comme il nous plaît. Les plus endurcis pécheurs ont quelquefois, malgré eux, de bons mouvements. Les plus grands saints ont été violemment tentés par des sentiments corrompus dont ils avaient horreur. Ces sentiments ont même servi à les humilier, à les mortifier, à les purifier. La vertu, dit saint Paul, se perfectionne dans l’infirmité. Ce n’est donc pas le sentir, mais le consentir qui nous rend coupables.
Pourquoi donc croyez-vous être loin de Dieu quand vous ne pouvez pas le goûter? Sachez qu’il est tout auprès de ceux qui ont le cœur en tribulation et en sécheresse. Vous ne pouvez point vous donner par industrie ce goût sensible. Qu’est-ce que vous voulez aimer? Est-ce le plaisir de l’amour ou le bien-aimé? Si ce n’est que le plaisir de l’amour que vous cherchez, c’est votre propre plaisir, et non celui de Dieu, qui est l’objet de vos prétentions. On impose souvent à soi-même dans la vie intérieure. On se flatte de chercher Dieu, et on ne cherche que soi dans le culte divin. On ne quitte les plaisirs du monde, que pour se faire un plaisir raffiné dans la dévotion; et comme on ne tient à Dieu que par le plaisir, on ne tient plus à lui quand la source du plaisir tarit. Il ne faut jamais se priver de ce plaisir par une recherche volontaire des autres plaisirs qui rendent indigne de celui-là: mais enfin, quand ce plaisir manque, il faut continuer à aimer sans plaisir, et mettre la consolation à servir Dieu à ses dépens, malgré les dégoûts qu’on éprouve. O que l’amour est pur quand il se soutient sans aucun goût sensible ! O que tout s’avance quand on est tenté de croire tout perdu ! O que l’amour souffrant sur le Calvaire est au-dessus de l’amour enivré sur le Thabor ! On ne peut guère compter sur une âme qui n’a point encore été sevrée du lait des consolations spirituelles.
Je ne veux plus que vous soyez une dame sage, forte et vertueuse en grand ; je veux tout en petit. Soyez une bonne petite enfant.
Il faut supposer qu’il se mêle beaucoup d’imagination, de sentiments, et même de sensibilité d’amour-propre dans notre oraison. De là vient que nous sommes dans une espèce d’ivresse quand notre imagination nous donne de belles images avec des sentiments de plaisir, et que nous sommes découragés dès que ces images et ces sentiments flatteurs nous manquent ; mais cette confiance dans le bon temps et ce découragement dans le mauvais ne sont que pure illusion. Il ne faudrait ni s’élever quand l’oraison est douce, ni s’abattre quand elle devient sèche et obscure. Le fond de l’oraison demeure toujours le même, pourvu qu’on ait toujours la même volonté d’être uni à Dieu, sans s’élever des dons sensibles, et sans s’abattre de leur privation. Dieu, par ces dons sensibles, soulage quelquefois notre imagination, il aide notre esprit, il soutient notre volonté faible et prête à succomber. Il retire aussi assez souvent ses secours pour nous empêcher de nous les approprier avec une vaine confiance, et pour nous accoutumer à sa présence malgré les distractions et les sécheresses. L’oraison n’est jamais si pure, que quand on la continue par fidélité, sans plaisir ni goût.
Il est vrai que, si cette présence vous est facilitée par la considération méthodique de quelques vérités particulières, il faut vous appliquer à ces vérités pour en nourrir votre cœur; mais si ces vérités ne servent point à faciliter la présence de Dieu, et si ce n’est qu’une inquiétude scrupuleuse, vous ne ferez que vous embrouiller en vous écoutant.
Il ne dépend point de vous de dissiper les distractions involontaires, l’ennui, le dégoût et l’obscurité. Ce qui dépend de vous, moyennant la grâce de Dieu, est la patience dans cet ennui, le retour paisible à la présence de Dieu quand vous apercevez la surprise des distractions, et la fidélité pour demeurer attachée à Dieu sans plaisir par une volonté sèche et nue.
Laissez tomber les pensées de vaine complaisance comme celles de découragement, et allez toujours votre train. Le tentateur ne cherche qu’ à vous arrêter ; en ne vous arrêtant point, vous vaincrez la tentation d’une façon simple et paisible.
… Pour moi273, je ne suis plus qu’un squelette qui marche et qui parle, mais qui dort et qui mange peu : mes occupations me surmontent, et je ne me couche jamais sans laisser plusieurs de mes devoirs en arrière. Un vaste diocèse est un accablant fardeau à soixante-trois ans. J’ai beaucoup trop d’affaires, et vous n’en avez peut-être pas assez pour éviter l’ennui ; mais la sagesse consiste à savoir s’amuser. Trompez-vous vous-même, Madame ; inventez des occupations qui vous raniment. Les jours sont longs, quoique les années soient courtes ; il faut accourcir les jours en se traitant comme un enfant ; cette enfance est une sagesse profonde. Souvenez-vous que vous ne feriez dans le plus beau monde, rien de plus solide que ce que vous faites dans la langueur et dans l’obscurité de votre solitude; vous entendriez beaucoup de mauvais discours ; vous verriez beaucoup de personnes importunes et méprisables avec des noms distingués ; vous seriez environnée de pièges et d’exemples contagieux; vous sentiriez les traits de l’envie la plus maligne; vous éprouveriez votre propre fragilité; vous auriez bien des fautes à vous reprocher. Il est vrai que vous paraîtriez être plus dans l’abondance; mais vous n’auriez qu’un superflu très dangereux : la vanité le dépenserait, et vous rendrait peut-être encore plus dérangée, et plus embarrassée que vous ne l’êtes; vous ne songeriez sérieusement, ni à Dieu, ni à vous, ni à la mort, ni à votre salut; vous seriez, comme les autres, enivrée, ensorcelée, endurcie. …
Vous ne devez point douter que votre santé ne me soit fort chère. Ce qui m’est encore plus cher, est votre fidélité à Dieu. Il ne s’agit point des douceurs et des consolations qu’on voudrait goûter en le servant. Il ne dépend pas même de notre travail de nous procurer toujours une ferveur sensible. Quoiqu’il ne faille jamais s’attirer cette privation par la moindre dissipation ou négligence volontaire, il faut néanmoins se passer de ces soutiens si consolants, et continuer avec une humble patience au milieu des ténèbres et des sécheresses quand Dieu nous y met. C’est même un grand profit pour une âme constante dans le bien, que de voir toute sa pauvreté et toute son impuissance. Il importe bien plus de sentir sa misère pour recourir à Dieu, que de goûter une consolation qui tente de vaine complaisance.
O mon cher enfant, toute la vie chrétienne consiste à mourir à soi pour vivre à Dieu. Il faut donc mourir sans cesse à toutes les vies secrètes et flatteuses de l’amour-propre. Il faut être jaloux contre l’amour-propre pour l’amour de Dieu. Il faut s’exécuter à tout moment pour préférer la volonté de Dieu aux goûts naturels. Voilà le vrai contrepoison de l’illusion dans la vie spirituelle. On ne s’égare sous de beaux prétextes de perfection, qu’en recherchant ce qui nous flatte au lieu de contenter Dieu, et qu’en voulant accommoder la piété à nos arrangements, au lieu d’ assujettir tous nos goûts à la croix de Jésus-Christ. La vie qui résiste à Dieu est une vie fausse et douloureuse ; au contraire, la mort qui cède à Dieu est une mort de paix et d’union avec la véritable vie. Cette bienheureuse mort est une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu’, et la vie des consolations mondaines est une vie trompeuse. O mon cher enfant, laissons-nous mourir à tout, afin que Jésus-Christ seul vive en nous.
J’apprends, ma chère fille, que votre santé n’est pas bonne, et mon cœur en souffre une sensible douleur, quoique je veuille pour vous tout ce que Dieu veut, comme je le veux pour moi-même. Je suis persuadé que vous acquiescez à tout, et qu’au lieu de lui donner vous lui laissez prendre tout ce qu’il lui plaît. On ne donne que du sien, et c’est ce que vous ne voulez pas avoir en ce monde ; mais un domestique laisse prendre par son maître le tout ou partie de ce que le maître lui a confié. Faites ainsi de votre vie corporelle. Mon âme est toujours dans mes mains; laissez-la passer dans celles de Dieu à son gré. O qu’on est vivant dans la vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu, quand on est mort à la fausse vie de la terre !
La véritable vie est inconnue et incompréhensible au monde insensé. Il y a même une infinité de sages et demi-dévots qui bornent leur dévotion à regarder de loin la mort avec une certaine soumission à la Providence, sans laisser Dieu opérer en eux le détachement foncier de la vie. Il n’y a que la mort de l’esprit qui prépare bien à celle du corps. Certaines gens pensent souvent à la mort du corps sans laisser mourir leur esprit: au contraire, la mort de l’esprit rend indifférent à la mort du corps, lors même qu’on n’en est pas directement occupé. Sainte Monique disait à son fils Augustin’: «Mon fils, il n’y a plus rien qui me plaise en cette vie; je ne sais plus ce que je fais ici-bas, ni pourquoi j’y suis, toute espérance y étant éteinte pour moi.» Voilà la mort après laquelle il ne coûte plus rien de mourir. Il n’y a de fausse vie que l’amour-propre ; il n’y a de véritable vie que l’amour de Dieu. Dès que l’amour de Dieu a pris toute la place de l’amour-propre, on est mort à toute fausse vie, et vivant de la véritable. Il n’y a de vie que dans cette heureuse mort.
Voilà le nouvel homme qui se renouvelle de jour en jour pendant que le vieux se corrompt. Faites cela et vous vivrez, dit Jésus-Chrise. Laissez Dieu être l’unique Dieu de votre cœur; qu’il y brise l’idole du moi; que vous ne pensiez plus à vous par amour propre ; que vous soyez uniquement occupée de Dieu, comme vous l’avez été du moi sous de beaux prétextes. Sacrifiez-le-moi à Dieu ; alors paix, liberté et vie, malgré la douleur, la faiblesse et la mort même.
Ménagez vos forces d’esprit et de corps. Supportez-vous avec petitesse. M[...].. est votre bâton : on porte le bâton dont on est soutenu. Que ne puis-je vous aller voir ! Mais que dis-je ? Dieu nous rapproche et nous unit ; je suis en esprit au milieu de vous tous274. Je prie Jésus enfant de vous apetisser de plus en plus. La force cachée de Jésus n’est que dans son enfance toute nue, toute pauvre d’esprit, tout abandonnée.
Vous vous laissez trop aller, Monsieur, à la vivacité de vos sentiments. Vous ne vous êtes point mis dans la place où vous êtes ; c’est la Providence qui vous y a engagé. […] Accoutumez ceux que vous gouvernez à vous montrer leurs imperfections avec confiance : montrez-leur un cœur de père, et une condescendance qui aille aussi loin que les règles essentielles le permettront; attendez un chacun selon son besoin. Conduisez-les, non par des décisions générales, mais en vous proportionnant au besoin d’un chacun. Il faut se faire tout à tous par un discernement de grâce, et supporter les faibles pendant qu’on perfectionne les forts. On voit même souvent le bout de son autorité ; si on la voulait pousser trop loin, on révolterait la multitude.
Il faut avoir égard à l’état où l’on a pris les inférieurs, et se souvenir des indispositions où l’on les a trouvés, pour se contenter de peu. […] Après avoir tâché de dire la vérité et de la développer, il faut attendre qu’elle fasse elle-même ce que nous ne pouvons pas exécuter, qui est de persuader les hommes et de se faire aimer d’eux.
Faites donc ce que vous pourrez au jour la journée, et ne prétendez pas procurer la gloire de Dieu plus qu’il ne la veut. Contentez-vous du pain quotidien de sa volonté: que voulez-vous de plus ? Lisez, mais préférez l’oraison à la lecture des livres de science. O que je souhaite que vous comptiez pour peu la science qui enfle, et que vous ne viviez que de la charité qui édifie! Amortissez la curiosité et l’esprit naturel par le recueillement et par l’occupation familière de la présence de Dieu ; apaisez doucement votre imagination trop vive, pour écouter Dieu. C’est dans la prière seule que vous trouverez le conseil, le courage, la patience, la douceur, la fermeté, le ménagement des esprits. C’est là que vous apprendrez à gouverner sans trouble. C’est dans le silence, que Dieu vous ôtera votre esprit pour vous donner le sien. Il faut qu’il soit lui seul tout en toutes choses. Quand Dieu sera tout en vous, il atteindra d’un bout à l’autre avec force et douceur. Priez donc pour toutes choses. Vous ne sauriez trop prier. Si vous décidez et si vous agissez sans prière, votre propre esprit vous agitera beaucoup, vous attirera bien des contradictions, vous causera des doutes et des incertitudes très pénibles, et vous vous épuiserez à pure perte : mais, si vous êtes fidèle à la prière, votre purgatoire se changera en un paradis terrestre, et vous ferez plus de bien en un jour dans la paix, que vous n’en faites en un mois dans le trouble. Ne songez point à la distance des lieux. Ceux qui sont intimement unis en Dieu se trouvent sans cesse ensemble, au lieu que ceux qui habitent la même maison sans habiter le cœur de Dieu, sont dans un éloignement infini sous un même toit. Je suis, etc.
1238. LSP 5. À M.***. À C[ambrai] 11 septembre 1708.
Je suis fort aise, Monsieur, d’apprendre par vous-même, avec quelle application vous avez cherché la vérité, malgré vos anciennes préventions. Cette droiture vous attirera de grandes bénédictions pour votre conduite personnelle, pour votre ministère en faveur de votre troupeau. Rien n’est si important que la simplicité et la sincère défiance de son propre esprit. Si chacun était occupé de la prière, du recueillement, de la charité, du mépris de soi-même, et du renoncement à une vaine réputation d’esprit et de science, toutes les disputes seraient bientôt apaisées. […] Quels hommes font les schismes et les hérésies? Ce sont des hommes savants, curieux, critiques, pleins de leurs talents, animés par un zèle âpre et pharisaïque pour la réforme, dédaigneux, indociles, et impérieux. Ils peuvent avoir une régularité de mœurs, un courage roide et hautain, un zèle amer contre les abus, une application sans relâche à l’étude et à la discipline. Mais vous n’y trouverez ni douceur, ni support du prochain, ni patience, ni humilité, ni vraie oraison. […]. Je suis, Monsieur, très sincèrement tout à vous275. FR. AR. D. DE C.
La lettre que vous m’avez écrite ne me laisse rien à désirer; elle dit tout pour le passé; elle promet tout pour l’avenir. A l’égard du passé, il ne reste qu’à l’abandonner à Dieu avec une humble confiance, et qu’à le réparer par une fidélité sans relâche. On demande des pénitences pour le passé : en faut-il de plus grandes et de plus salutaires, que de porter les croix présentes ? C’est bien réparer les vanités passées, que de devenir humble, et de consentir que Dieu nous rabaisse. La plus rigoureuse de toutes les pénitences est de faire en chaque jour et en chaque heure la volonté de Dieu plutôt que la sienne, malgré ses répugnances, ses dégoûts, ses lassitudes’. Ne songeons donc qu’au présent, et ne nous permettons pas même d’étendre nos vues avec curiosité sur l’avenir. Cet avenir n’est pas encore à nous; il n’y sera peut-être jamais. C’est se donner une tentation, que de vouloir prévenir Dieu, et de se préparer à des choses qu’il ne nous destine point. Quand ces choses arriveront, Dieu nous donnera les lumières et les forces convenables à cette épreuve. Pourquoi vouloir en juger prématurément, lorsque nous n’en avons encore ni la force ni la lumière? Songeons au présent qui presse : c’est la fidélité au présent qui prépare notre fidélité pour l’avenir.
À l’égard du présent, il me semble que vous n’avez pas un grand nombre de choses à faire. Voici celles qui me paraissent les principales :
1° Je crois que vous devez retrancher toute société qui pourrait non seulement vous porter à quelque mal grossier, mais encore réveiller en vous le goût de la vanité mondaine, vous dissiper, vous amollir, vous attiédir pour Dieu, vous dessécher le cœur pour vos exercices, et altérer votre docilité pour les conseils dont vous avez besoin. Heureusement vous vous trouvez dans un lieu éloigné du monde, où vous pouvez facilement rompre vos liens, et vous mettre dans la liberté des enfants de Dieu.
2° Il ne convient néanmoins ni à la bienséance de votre état, ni à votre besoin intérieur, que vous vous jetiez dans une profonde solitude. Il faut voir les gens qui ne donnent qu’un amusement modéré, aux heures où l’on a besoin de se délasser l’esprit. Il ne faut fuir que ceux qui dissipent, qui relâchent, qui vous embarquent malgré vous, et qui rouvrent les plaies du cœur: pour ces faux amis-là, il faut les craindre, les éviter doucement, et mettre une barrière qui leur bouche le chemin.
3° Il faut nourrir votre cœur par les paroles de la foi ; il faut faire chaque jour une lecture courte et longue, courte par le nombre de paroles qu’elle contient, mais longue par la lenteur avec laquelle vous la ferez. En la faisant, raisonnez peu, mais aimez beaucoup; c’est le cœur et non la tête qui doit agir. Ne lisez rien que pour l’appliquer d’abord à vos devoirs qu’il faut remplir, et à vos défauts qu’il faut corriger pour plaire à Dieu. Ne craignez point de laisser tomber votre livre dès qu’il vous mettra en recueillement. Vous ne sauriez lire rien de plus utile que les livres de saint François de Sales. Tout y est consolant et aimable, quoiqu’il ne dise aucun mot que pour faire mourir. Tout y est expérience, pratique simple, sentiment, et lumière de grâce. C’est être déjà avancé, que de s’être accoutumé à cette nourriture.
4° Pour l’oraison, vous ne sauriez la faire mal dans les bonnes dispositions où Dieu vous met, à moins que vous n’ayez trop l’ambition de la bien faire. Accoutumez-vous à entretenir Dieu, non des pensées que vous formerez tout exprès avec art pour lui parler pendant un certain temps, mais des sentiments dont votre cœur sera rempli. Si vous goûtez sa présence, et si vous sentez l’attrait de l’amour, dites-lui que vous le goûtez, que vous êtes ravie de l’aimer, qu’il est bien bon de se faire tant aimer par un cœur si indigne de son amour. Dans cette ferveur sensible, le temps ne vous durera guère, et votre cœur ne tarira point; il n’aura qu’à épancher de son abondance, et qu’à dire ce qu’il sentira. Mais que direz-vous dans la sécheresse, dans le dégoût, dans le refroidissement? Vous direz toujours ce que vous aurez dans le cœur. Vous direz à Dieu que vous ne trouvez plus son amour en vous, que vous ne sentez qu’un vide affreux, qu’il vous ennuie, que sa présence ne vous touche point, qu’il vous tarde de le quitter pour les plus vils amusements, que vous ne serez à votre aise que lorsque vous serez loin de lui et pleine de vous-même. Vous n’aurez qu’à lui dire tout le mal que vous connaîtrez de vous-même. Vous demandez de quoi l’entretenir. Eh ! n’y a-t-il pas là beaucoup trop de matière d’entretien ? En lui disant toutes vos misères, vous le prierez de les guérir. Vous lui direz : O mon Dieu, voilà mon ingratitude, mon inconstance, mon infidélité ! Prenez mon cœur; je ne sais pas vous le donner. Retenez-le après l’avoir pris ; je ne sais pas vous le garder. Donnez-moi au-dehors les dégoûts et les croix nécessaires pour me rappeler sous votre joug. Ayez pitié de moi malgré moi-même. Ainsi vous aurez toujours amplement à parler à Dieu, ou de ses miséricordes, ou de vos misères: c’est ce que vous n’épuiserez jamais. Dans ces deux états, dites-lui sans réflexion tout ce qui vous viendra au cœur, avec une simplicité et une familiarité d’enfant dans le sein de sa mère.
5° Occupez-vous pendant la journée de vos devoirs, comme de régler votre dépense selon votre revenu, veiller sur votre domestique pour ne permettre aucun scandale, travailler avec une douce autorité à achever l’éducation de vos enfants, satisfaire aux bienséances, enfin édifier tous ceux qui vous voient, sans parler jamais de dévotion.
Tout cela est simple, uni, modéré; tout cela rentre dans la vie la plus commune, mais tout cela ramène sans cesse à Dieu. O que vous aurez de consolation, si vous le faites ! Un jour dans la maison de Dieu, vaut mieux que mille dans les tabernacles des pécheurs.
I. Comment offrirai-je à Dieu mes actions purement indifférentes : promenades ; cour au Roi ; visites à faire et à recevoir; habillement; propretés, comme laver ses mains, etc. ; lectures de livres d’histoire ; affaires de mes amis ou parents dont je suis chargé; autres amusements, chez des marchands, faire faire habits, équipages ? Je voudrais, pour chacune de ces choses, savoir une espèce de prière, ou de manière de les offrir à Dieu.
RÉPONSE. Les actions les plus indifférentes cessent de l’être, et elles deviennent bonnes, dès qu’on les fait avec l’intention de s’y conformer à l’œuvre de Dieu. Souvent même, elles sont meilleures et plus pures que certaines actions qui paraîtraient beaucoup plus vertueuses : 1° parce qu’elles sont moins de notre choix et plus dans l’ordre de la Providence, lorsqu’on a besoin de les faire; 2° parce qu’elles sont plus simples, et moins exposées à la vaine complaisance; 3° parce que, si on les prend avec modération et pureté de cœur, on y trouve plus à mourir à ses inclinations, que dans certaines actions de ferveur, où l’amour-propre se mêle; enfin, parce que ces petites occasions reviennent plus souvent, et fournissent une occasion secrète de mettre continuellement tous les moments à profit.
Il ne faut point de grands efforts ni des actes bien réfléchis, pour offrir ces actions qu’on nomme indifférentes. Il suffit d’élever un instant son cœur à Dieu, pour en faire une offre très simple. Tout ce que Dieu veut que nous fassions, et qui entre dans le cours des occupations convenables à notre état, peut et doit être offert à Dieu : rien n’est indigne de lui, que le péché. Quand vous sentez qu’une action ne peut être offerte à Dieu, concluez qu’elle n’est pas convenable à un chrétien ; du moins il faut le soupçonner, et s’en éclaircir. Je ne voudrais pas faire toujours une prière particulière pour chacune de ces choses : l’élévation de cœur dans le moment suffit. Cet usage doit être simple et aisé pour le rendre fréquent.
Pour les visites, emplettes, etc. comme il peut y avoir un danger de suivre trop son goût, j’ajouterais à l’élévation de cœur une demande de la grâce pour me modérer et pour me précautionner.
II. Dans la prière, et principalement en disant le bréviaire, j’ai fort peu d’attention, ou je suis des espaces de temps considérables que mon esprit est ailleurs, et il y a quelquefois longtemps qu’il est distrait lorsque je m’en aperçois. Je voudrais trouver un moyen ou pratique d’en être plus le maître.
RÉPONSE.
La fidélité à suivre les règles qui vous seront marquées, et à rappeler votre esprit toutes les fois que vous apercevrez sa distraction, vous attirera peu à peu la grâce d’être dans la suite moins distrait et plus recueilli. Cependant portez avec patience et humilité vos distractions involontaires : vous ne méritez rien de mieux. Faut-il s’étonner que le recueillement soit difficile à un homme si longtemps dissipé et éloigné de Dieu ?
III. À l’armée, comment offrir à Dieu les choses qui sont par-dessus mon devoir, tant pour la fatigue que pour le péril : comme aller à la tranchée, n’y étant pas commandé, par curiosité voir ce qui se fait, ou à une occasion, sans y être commandé de même, si le cas en arrive.
Dans les occasions périlleuses de la guerre, il est naturel de considérer l’aveuglement et la fureur des hommes, qui s’entretuent comme s’ils n’étaient pas déjà assez mortels. La guerre est une fureur que le démon a inspirée. Dieu ne laisse pas d’y présider, et d’en faire une action sainte, quand on y va sans ambition pour défendre sa patrie. Ainsi Dieu tire le bien même des plus grands maux. Ajoutez le néant et la fragilité de tout ce que le monde admire. Un petit morceau de plomb renverse en un moment la plus haute fortune. Dieu y conduit tout. Il a compté les cheveux de nos têtes; aucun ne tombera sans son ordre exprès. Non seulement il décide de la vie; mais la mort même, quand il la donne aux siens, n’a rien de terrible. C’est pour eux une miséricorde, afin de les enlever à la hâte du milieu des iniquités. Il brise le corps pour sauver l’âme, et pour lui donner un royaume éternel.
Comme il faut faire son devoir dans son poste avec toute l’intrépidité que la foi inspire, je crois qu’il faut aussi s’acquérir par là le droit de n’aller point chercher des dangers inutiles hors des fonctions de providence. S’il y a une bienséance générale pour toutes les personnes du même rang que vous, qui vous engage à aller à la tranchée ou ailleurs au péril, sans y être commandé, du moins ne faites là-dessus que ce que feront les gens sages et modérés. N’imitez point les gens qui se piquent de faire plus que tous les autres. C’est un grand soutien dans le péril, que de pouvoir penser que Dieu y mène ou par le devoir d’une charge, ou par une bienséance manifeste, fondée sur l’exemple des gens sages et modérés. Malheur à celui que la vanité y pousse ! il court risque d’être martyr de la vanité. Ne faites donc ni plus ni moins que les gens d’une valeur parfaite et modeste.
IV. Savoir s’il est à propos que je continue à écrire sur mes tablettes les fautes que je fais, et mes péchés, afin de ne pas courir le risque de les oublier, si j’en faisais l’examen seulement quand je vais à confesse ; et si on n’y trouve point d’inconvénient. J’excite en moi le plus que je puis le repentir de mes fautes ; mais avec cela, je n’ai pas encore senti aucune douleur véritable. Quand je fais l’examen les soirs, je vois des gens plus bien parfaits qui se plaignent de trop trouver; moi, je cherche, je ne trouve rien, et cependant il est impossible qu’il n’y ait dans ma conduite d’un jour bien des sujets de demander pardon à Dieu.
RÉPONSE. Pour l’examen, vous devez le faire chaque soir, mais simplement et courtement. Dans la bonne disposition où Dieu vous met, vous ne commettrez volontairement aucune faute considérable, sans vous la reprocher et vous en souvenir. Pour les petites fautes peu aperçues, quand même vous en oublieriez beaucoup, cet oubli ne doit pas vous inquiéter. Le soin d’écrire sur vos tablettes peut être trop scrupuleux : je le retrancherais pendant un mois, pour essayer.
Quant à la douleur vive et sensible de vos péchés, elle n’est pas nécessaire: Dieu la donne quand il lui plaît. La vraie et essentielle conversion du cœur consiste dans une volonté pleine de sacrifier tout à Dieu. Ce que j’appelle volonté pleine, c’est une disposition fixe et inébranlable de la volonté à ne réserver avec l’amour de Dieu aucune des affections volontaires qui peuvent en altérer la pureté, et à s’abandonner à toutes les croix qu’il faudra peut-être porter pour accomplir toujours, et en toutes choses, la volonté de Dieu. Ce renoncement sans réserve et cet abandon sans réserve sont la plus solide conversion. Pour la douleur sensible, quand on l’a, il en faut rendre grâces; quand on aperçoit qu’on ne l’a pas, il faut s’en humilier paisiblement devant Dieu, et, sans s’exciter à la produire par de vains efforts, se borner à être fidèle dans les occasions, et à regarder Dieu en tout.
Vous trouvez dans votre examen moins de fautes que les gens plus avancés et plus parfaits n’en trouvent : c’est que la lumière intérieure est encore médiocre. Elle croîtra, et la vue de vos infidélités croîtra à proportion. Il suffit, sans s’inquiéter, de tâcher d’être fidèle au degré de lumière présente, et de vous instruire par la lecture et par la méditation. Il ne faut pas vouloir entreprendre de prévenir les temps d’une grâce plus avancée, qui vous découvrira sans peine ce qu’une recherche inquiète ne vous montrerait pas, ou qu’elle vous montrerait sans fruit pour votre correction. Cela ne servirait qu’à vous troubler, qu’à vous décourager, qu’à vous épuiser, et même qu’à vous dessécher par une distraction continuelle. Le temps dû à l’amour de Dieu serait donné à des retours forcés sur vous-même, qui nourriraient secrètement l’amour-propre.
V. Dans mon oraison ou mes lectures méditées, mon esprit a peine à trouver quelque chose à dire à Dieu. Le cœur n’y est pas, ou bien il est inaccessible aux choses que l’esprit imagine.
RÉPONSE. Il n’est pas question de dire beaucoup à Dieu. Souvent on ne parle pas beaucoup à un ami qu’on est ravi de voir : on le regarde avec complaisance ; on lui dit souvent certaines paroles courtes qui ne sont que de sentiment. L’esprit n’y a point ou peu de par: on répète souvent ces mêmes paroles. C’est moins la diversité de pensées, que le repos et la correspondance du cœur, qu’on cherche dans le commerce de son ami. C’est ainsi qu’on est avec Dieu, qui ne dédaigne point d’être notre ami le plus tendre, le plus cordial, le plus familier et le plus intime. Dans les méditations, on se fait à soi-même des raisonnements courts et sensibles pour se convaincre, et pour prendre de bonnes mesures par rapport à la pratique, et cela est bon. Mais à l’égard de Dieu, un mot, un soupir, une pensée, un sentiment dit tout: encore même n’est-il pas question d’avoir toujours des transports et des tendresses sensibles; une bonne volonté toute nue et toute sèche, sans goût, sans vivacité, sans plaisir, est souvent ce qu’il y a de plus pur aux yeux de Dieu. Enfin, il faut se contenter de lui offrir ce qu’il donne lui-même, un cœur enflammé quand il l’enflamme, un cœur ferme et fidèle dans la sécheresse, quand il lui ôte le goût et la ferveur sensible. Il ne dépend pas toujours de vous de sentir; mais il dépend toujours de vous de vouloir. Ne songez donc qu’à bien vouloir également dans tous les temps; et laissez à Dieu le choix tantôt de vous faire sentir, pour soutenir votre faiblesse et votre enfance dans la vie de la grâce ; tantôt de vous sevrer de ce sentiment si doux et si consolant, qui est le lait des petits, pour vous humilier, pour vous faire croître, et pour vous rendre robuste dans les exercices violents de la foi, en vous faisant manger à la sueur de votre visage le pain des forts. Ne voudriez-vous aimer Dieu qu’autant qu’il vous fera goûter du plaisir en l’aimant? Ce serait cet attendrissement et ce plaisir que vous aimeriez, croyant aimer Dieu. Ce qu’on fait sans goût par pure fidélité est bien plus pur et plus méritoire, quoiqu’il paraisse d’abord moins fervent et moins zélé. Lors même que vous recevez avec reconnaissance les dons sensibles, préparez-vous par la pure foi aux temps où vous pourrez en être privé, et où vous succomberiez tout à coup, si vous n’aviez compté que sur cet appui. Pendant l’abondance de l’été, il faut faire provision pour les besoins de l’hiver.
J’oubliais de parler des pratiques qui peuvent, dans les commencements, faciliter le souvenir de cette offrande qu’on doit faire à Dieu de ces actions communes de la journée :
1° En former la résolution tous les matins, et s’en rendre compte à soi-même dans l’examen du soir.
2° N’en faire aucune que pour de bonnes raisons, ou de bienséance, ou de nécessité de se délasser l’esprit, etc. Ainsi, en s’accoutumant peu à peu à retrancher l’inutile, on s’accoutumera aussi à offrir ce qu’il est à propos de ne retrancher pas.
3° Le faire chaque fois qu’on entend sonner l’heure.
4° Se renouveler dans cette disposition toutes les fois qu’on est seul, afin qu’on se prépare mieux par là à s’en souvenir quand on sera en compagnie.
5° Toutes les fois qu’on se surprend soi-même dans une trop grande dissipation, qui va jusqu’à l’immodestie, ou à parler trop librement sur le prochain, se recueillir pour offrir à Dieu tout ce qu’on fera dans la suite de cette même conversation.
6° De recourir à Dieu avec confiance, pour agir selon son esprit, lorsqu’on entre dans quelque compagnie, ou dans quelque occupation qui peut faire tomber dans des fautes. La vue du danger doit avertir du besoin d’élever son cœur vers celui par qui on peut en être préservé.
Gardez-vous bien, Monsieur, de prendre au hasard des passages de l’Écriture pour vous occuper devant Dieu; c’est le tenter: car, encore que toute l’Écriture soit inspirée pour instruire les hommes, tous les endroits ne sont ni également destinés à nous donner des instructions directes et immédiates, ni proportionnés à l’intelligence de chaque particulier, ni propres aux besoins de chaque fidèle. Choisissez donc les endroits qui conviennent davantage à votre état et à la correction de vos défauts. Cherchez ce qui inspire la vigilance, la confiance en Dieu, le courage contre soi-même, et la fidélité aux devoirs de sa condition. Joignez à cette lecture méditée une autre lecture dans la suite de la journée. Vous pouvez la prendre des Entretiens de saint François de Sales, qui vous instruiront du détail, vous en faciliteront les pratiques, vous encourageront, et vous montreront l’esprit d’amour libre et simple avec lequel il faut servir Dieu gaîment.
La considération de la grandeur et de la bonté de Dieu peut être souvent le sujet de vos réflexions; mais vous ne devez point vous mettre à méditer, sans avoir des paroles particulières qui arrêtent votre esprit peu accoutumé à demeurer tranquille devant Dieu. Vous perdriez votre temps, et votre cœur ne serait pas nourri. Il vous faut toujours un sujet certain, mais un sujet clair, simple, sur lequel vous ne fassiez aucune réflexion subtile. Demandez plutôt à Dieu des affections qui vous attachent à lui : car ce n’est point par l’esprit ni par le raisonnement qu’il attire les âmes, c’est par le mouvement du cœur et par l’abaissement de notre esprit. N’espérez pas parvenir dans la méditation à n’être plus distrait, cela est impossible ; tâchez seulement de profiter de vos distractions, en les portant avec une humble patience, sans vous décourager jamais. Chaque fois que vous les apercevez, retournez-vous tranquillement vers Dieu. L’inquiétude sur les distractions est une distraction plus dangereuse que toutes les autres.
Une petite demi-heure de lecture méditée de l’Évangile le matin, et le soir une lecture réglée des Entretiens de saint François de Sales, vous suffiront, puisque vous avez peu de temps à vous. Employez le reste du temps libre à lire des livres d’histoire, de fortifications, et de tout le reste qui est utile à un homme de votre rang. Jamais un moment de vide. Le moment où vous ne faites rien de réglé et de bon, est le moment où vous faites un très grand mal. Gourmandez-vous vous-même sans pitié sur la vie molle, oisive et amusée.
Pour vos actions, quand elles sont bonnes en elles-mêmes, repoussez toutes les réflexions sur les motifs qui vous les font faire. Vous ne finiriez jamais avec vous-même, vous vous troubleriez, vous tomberiez dans le découragement, et, par de vains raisonnements sur vos actions, vous perdriez tout le temps d’agir.
Il faut vous résoudre à mener une vie plus active que la vôtre. Vous devez voir les gens de votre condition ; mais il faut être gai, libre, affable ; rien de timide ni de sauvage. Demandez à Dieu qu’il vous ôte votre air timide et trop composé ; donnez-vous à Dieu quand vous allez voir les gens ; mais, pendant la conversation, ne soyez point distrait et rêveur, pour courir après la présence de Dieu qui vous échappe. Alors faites ce qu’il veut que vous fassiez, qui est d’être honnête et complaisant. Dans la suite, la présence de Dieu vous deviendra plus facile.
Ne prenez point la piété par un certain sérieux triste, austère et contraignant. Là où est l’esprit de Dieu, là est la vraie liberté. Si une fois vous l’aimez de tout votre cœur, vous serez presque toujours en joie avec le cœur au large. Si vous n’allez à lui qu’en juif, par la crainte, vous ne le trouverez point, et vous ne trouverez, au lieu de lui, que gêne et trouble de cœur.
Ne manquez jamais d’aller à toutes les choses où les autres vont, non seulement pour les occasions de danger, mais encore pour tout ce qui peut montrer votre assiduité à votre Prince.
Soyez bon ami, obligeant, officieux, ouvert ; cela vous fera aimer, et apaisera la persécution. Qu’on voie que ce n’est point par grimace ni par noirceur, mais par vraie religion et avec courage, que vous renoncez aux débauches des jeunes gens. D’ailleurs gaîté, discrétion, complaisance, sûreté de commerce, et nulle façon ; peu d’amis, beaucoup de connaissances passagères ; soin de plaire à ceux qui passent pour les plus honnêtes gens et dont l’estime décide, ou à ceux qui excellent dans le métier dont vous souhaitez vous instruire. Ne craignez point de les interroger quand vous serez parvenu à quelque commerce un peu libre avec eux.
N...276 n’aura jamais de repos, qu’autant qu’elle renoncera à s’en procurer. La paix de cette vie ne peut se trouver que dans l’incertitude. L’amour pur ne s’exerce que dans cette privation de toute assurance. Le moindre regard inquiet est une reprise de soi, et une infidélité contre la grâce de l’abandon. Laissons faire de nous à Dieu ce qu’il lui plaira: après que nous l’aurons laissé faire, point de soutien. Quand on ne veut point se voir soutenu, il faut être fidèle à l’attrait de la grâce, et puis s’abandonner.
Il faut qu’elle se délaisse dans les mains de Dieu. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes à lui277, dit saint Paul. L’abandon n’est réel que dans les occasions de s’abandonner.
Dieu est le même pour l’autre vie que pour celle-ci, également digne qu’on le serve pour sa gloire et pour son bon plaisir. Dans les deux cas, il veut également tout pour lui, et sa jalousie crible partout les âmes qui veulent le suivre. Le paradis, l’enfer et le purgatoire ont une espèce de commencement dès cette vie.
Je demande pour cette chère sœur une paix de pure foi et d’abnégation. On ne perd point cette paix, qui n’est exposée à aucun mécompte, parce qu’elle n’est fondée sur aucune propriété, sûreté, ni consolation. Je souhaite qu’elle ait le cœur en paix et en simplicité. J’ajoute en simplicité, parce que la simplicité est la vraie source de la paix. Quand on n’est pas simple, on n’est pas encore véritable enfant de la paix : aussi n’en goûte-t-on point les fruits. On mérite l’inquiétude qu’on se donne par les retours inutiles sur soi contre l’attrait intérieur. L’esprit de paix repose sur celui qui ne trouble point ce repos en s’écoutant soi-même au lieu d’écouter Dieu. Le repos, qui est un essai et un avant-goût du sabbat éternel, est bien doux ; mais le chemin qui y mène est un rude martyre. Il est temps (je dis ceci pour N…) de laisser achever Dieu après tant d’années : Dieu lui demande bien plus qu’aux commençants.
Je prie de tout mon cœur pour votre malade, dont les croix sont précieuses à Dieu. Plus elle souffre, plus je la révère en celui qui la crucifie pour la rendre digne de lui. Les grandes souffrances montrent tout ensemble et la profondeur des plaies qu’il faut guérir en nous, et la sublimité des dons auxquels Dieu nous prépare.
Pour vous, Monsieur, évitez la dissipation; craignez votre vivacité. Cette activité naturelle, que vous entretenez au lieu de l’amortir, fait tarir insensiblement la grâce de la vie intérieure. On ne conserve plus que des règles et des motifs sensibles ; mais la vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu278 s’altère, se mélange, et s’éteint faute de l’aliment nécessaire, qui est le silence du fond de l’âme. J’ai été affligé de ce que vous ne serviez pas ; mais c’est un dessein de pure miséricorde pour vous détacher du monde, et pour vous ramener à une vie de pure foi qui est une mort sans relâche. Ne donnez donc au monde que le temps de nécessité et de bienséance. Ne vous amusez point à des vétilles. Ne parlez que pour le besoin. Calmez en toute occasion votre imagination. Laissez tout tomber. Ce n’est point par l’empressement que vous cesserez d’être empressé. Je ne vous demande point un recueillement de travail et d’industrie ; je vous demande un recueillement qui ne consiste qu’à laisser tomber tout ce qui vous dissipe et qui excite votre activité. Je me réjouis de tout ce que vous trouvez de bon dans***. J’espère que vous la rendrez encore meilleure, en lui faisant connaître, par une pratique simple et uniforme, combien la vraie piété est aimable et différente de ce que le monde s’en imagine ; mais il ne faut pas que M. son mari la gâte par une passion aveugle : en la gâtant, il se gâterait aussi ; cet excès d’union causerait même, dans la suite, une lassitude dangereuse, et peut-être une désunion. Laissez un peu le torrent s’écouler; mais profitez des occasions de providence, pour lui insinuer la modération, le recueillement, et le désir de préférer l’attrait de la grâce au goût de la nature. Attendez les moments de Dieu, et ne les perdez pas ; N..... vous aidera à faire ni trop ni trop peu.
Dieu veut que, dans les œuvres dont il nous charge, nous accordions ensemble deux choses très propres à nous faire mourir à nous-mêmes : l’une est d’agir comme si tout dépendait de l’assiduité de notre travail ; l’autre est de nous désabuser de notre travail, et de compter qu’après qu’il est fait, il n’y a encore rien de commencé. Après que nous avons bien travaillé, Dieu se plaît à emporter tout notre travail sous nos yeux, comme un coup de balai emporte une toile d’araignée ; après quoi il fait, s’il lui plaît, sans que nous puissions dire comment, l’ouvrage pour lequel il nous avait fait prendre tant de peine, ce semble, inutile. Faites donc des toiles d’araignée ; Dieu les enlèvera, et après vous avoir confondu, il travaillera tout seul à sa mode.
Je ne suis point surpris de vos misères ; vous les mériterez tandis que vous en serez encore surprise. C’est attendre arrogamment quelque chose de soi, que d’être surpris de se trouver en faute. La surprise ne vient que d’un reste de confiance.
Soyez en paix, M… La ferveur sensible ne dépend nullement de vous : l’unique chose qui en dépend est votre volonté. Donnez-là à Dieu sans réserve. Il ne s’agit point de sentir un goût de piété ; il s’ agit de vouloir tout ce que Dieu veut. Reconnaissez humblement vos fautes ; détachez-vous, abandonnez-vous ; aimez Dieu plus que vous-même, et sa gloire plus que votre vie ; du moins désirez d’aimer ainsi, et demandez ce véritable amour. Dieu vous aimera et mettra sa paix au fond de votre cœur. Je la lui demande pour vous, et je voudrais souffrir pour l’obtenir.
On change tous les maux en biens quand on les souffre en patience par amour pour Dieu. Au contraire, on change tous les biens en maux quand on s’y attache pour flatter son amour-propre. Le vrai bien n’est que dans le détachement et l’abandon à Dieu. Voici le temps de l’épreuve. C’est dans cette occasion qu’il faut se tenir dans les mains de Dieu avec confiance et union sans réserve. Que ne voudrais-je point donner pour vous voir au plus tôt parfaitement guérie de votre maladie, et plus encore de l’amour de ce monde ? L’attachement à soi a cent fois plus de venin que la petite vérole. Le venin de l’amour-propre demeure au-dedans. Je prie de tout mon cœur pour vous.
Je comprends, ce me semble, assez ce qui fait votre peine. Votre état est si simple, si sec et si nu, que vous ne trouvez rien pour vous soutenir, et que toute sûreté sensible vous manque au besoin. Mais votre conduite est droite, et éloignée de tout ce qui peut causer l’illusion. Il m’a même paru que vous êtes plus régulier qu’autrefois, sans être moins libre et moins simple. Je vous trouve plus modéré, moins décisif, plus accommodant, moins attentif aux défauts d’autrui, plus patient dans les occasions, plus appliqué à vos devoirs. Quoiqu’il vous paraisse que tout se fait chez vous par naturel, il est pourtant vrai que votre naturel ne fait point tout cela, et qu’il faisait tout le contraire.
Il n’est pas étonnant que l’opération de la grâce, pour se cacher, se confonde insensiblement avec la nature. De plus, on fait toujours bien des fautes par les saillies du naturel, surtout quand on est fort vif ; et le sentiment intérieur qu’on a, tente de croire que la vie est toute pleine de ces mouvements naturels auxquels on se laisse aller : mais dans le fond on travaille, malgré ses fautes, à réprimer ses saillies ; et quoique ce travail soit simple et peu sensible, il ne laisse pas d’être très réel. D’un autre côté, les fautes qu’on voit tiennent l’âme dans la défiance d’elle-même, et dans une entière pauvreté d’esprit.
Ne vous attristez donc point ; et quoique Dieu ne vous console guère, ne vous rebutez point de demeurer dans son sein. Le monde ne vous convient point dans votre état. La plupart des compagnies ne vous seraient pas propres, quand même elles ne seraient pas dangereuses ; mais je vous souhaiterais quelque petite société innocente qui vous pût amuser et délasser l’esprit. Pour moi, mon cœur est sec et languissant : la vie ne me fait aucun plaisir; mais il faut toujours aller en avant, et être chaque jour ce qu’il plaît à Dieu. Si j’osais, je dirais que je le veux lui seul et sans mesure.
Je ne m’étonne pas que Dieu vous épargne: vous êtes trop faible pour être moins ménagé. Je vous avais bien dit qu’il ne vous ferait pas l’honneur de vous traiter si rudement que vous le craignez’. Ce ne sera pas un grand malheur quand vous direz quelque mot un peu vieux, et que deux ou trois personnes croiront que vous n’êtes pas un parfait modèle pour la pureté du langage. Ce qui irait à des imprudences contre le secret, contre la charité, contre l’édification, ne doit jamais être permis : ce qui irait contre le sens commun serait trop fort. Si vous vous sentiez vivement pressé de ce côté-là, il faudrait m’avertir, et cependant suspendre ; mais, pour les choses qui ne vont qu’à la politesse, ou qu’à certaines délicatesses de bienséance, je crois que vous devez vous livrer à l’esprit de simplicité et d’humiliation. Rien ne vous est si nécessaire que de mourir à vos réflexions, à vos goûts, à vos vaines sensibilités sur ces bagatelles. Plus vous craignez de les sacrifier, plus le sacrifice en est nécessaire. Cette sensibilité est une marque d’une vie très forte, qu’il faut arracher; mais n’hésitez point avec Dieu : vous voyez qu’il ne demande que ce que vous êtes convaincu vous-même qu’il doit demander pour détruire votre orgueil.
N’envisagez point l’avenir, car on s’y égare et on s’y perd quand on le regarde. Ne cherchez point à deviner jusqu’où Dieu vous poussera si vous lui cédez toujours sans résistance. Ce n’est point par des endroits prévus qu’il nous prend, la prévoyance adoucirait le coup ; c’est par des choses que nous n’aurions jamais crues, et que nous aurions comptées pour rien : souvent celles dont nous nous faisons des fantômes s’évanouissent; ainsi nos prévoyances ne servent qu’à nous inquiéter. Obéissez chaque jour; l’obéissance de chaque jour est le véritable pain quotidien. Nous sommes nourris comme Jésus-Christ de la volonté de son Père, que la Providence nous apporte dans le moment présent. Ce pain céleste est encore la manne ; on ne pouvait en faire provision ; l’homme inquiet et défiant qui en prenait pour le lendemain la voyait aussitôt se corrompre.
Ployez-vous à tout ce que l’on veut. Soyez souple et petit, sans raisonner, sans vous écouter vous-même, prêt à tout et ne tenant à rien ; haut, bas ; aimé, haï; loué, contredit; employé, inutile ; ayant la confiance, ou l’envie et le soupçon des gens avec qui vous vivez. Pourvu que vous n’ayez ni hauteur, ni sagesse propre, ni volonté propre sur aucune chose, tout ira bien. En voilà beaucoup, mais ce n’est pas trop. Soyez en silence le plus que vous pourrez. Nourrissez votre cœur, et faites jeûner votre esprit. [ …]
Paix, silence, simplicité, joie en Dieu, et non dans les créatures, souplesse à tout dans les mains de Dieu.
J’ai souvent pensé, Monsieur, depuis hier aux choses que vous me fîtes l’honneur de me dire, et j’espère de plus en plus que Dieu vous soutiendra. Quoique vous ne sentiez pas un grand goût pour les exercices de piété, il ne faut pas laisser d’y être aussi fidèle que votre santé le permettra. Un malade convalescent est encore dégoûté; mais malgré son dégoût, il faut qu’il mange pour se nourrir.
Il serait même très utile que vous pussiez avoir quelquefois un peu de conversation chrétienne avec les personnes de votre famille à qui vous pourrez vous ouvrir; mais pour le choix, agissez en toute liberté selon votre goût présent. Dieu ne vous attire point par une touche vive et sensible, et je m’en réjouis, pourvu que vous demeuriez ferme dans le bien : car la fidélité soutenue, sans goût, est bien plus pure et plus à l’épreuve de tous les dangers, que les grands attendrissements qui sont trop dans l’imagination. Un peu de lecture et de recueillement chaque jour vous donnera insensiblement la lumière et la force de tous les sacrifices que vous devez à Dieu. Aimez-le ; je vous quitte de tout le reste ; tout le reste viendra par l’amour: encore même ne veux-je point vous demander un amour tendre et empressé ; il suffit que la volonté tende à l’amour, et que, malgré les goûts corrompus qui restent dans le cœur, elle préfère Dieu au monde entier et à soi-même. Vous serez le plus ingrat de tous les hommes, si vous n’aimez pas Dieu qui vous aime tant, et qui ne se rebute point de frapper à la porte de votre cœur pour y répandre son amour. Quand vous ne trouvez point cet amour en vous, du moins demandez-le, désirez de l’avoir, et attendez-le avec une ferme confiance. Voilà ce que je ne puis m’empêcher de vous dire, tant je suis plein de ce qui vous touche.
Il faut songer à réparer le dérangement dont vous vous plaignez dans votre intérieur. Les manières trop naturelles d’autrui réveillent tout ce qu’il y a en nous de trop naturel ; elles nous font sortir d’un certain centre de la vie de grâce ; mais il faut y rentrer avec simplicité et défiance de soi. La dureté, l’injustice, la fausseté, se trouvent dans notre cœur, quant aux sentiments, lorsque nous nous trouvons avec des personnes qui piquent notre amour-propre ; mais il suffit que notre volonté ne suive pas ce penchant. Il faut mettre ses défauts à profit par une entière défiance de notre cœur.
Je suis fort aise de ce que vous ne trouvez en vous aucune ressource pour soutenir le genre de vie que vous avez embrassé. Je craindrais tout pour vous, si vous vous sentiez affermie dans le bien, et si vous vous promettiez d’y persévérer: mais j’espère tout quand je vois que vous désespérez sincèrement de vous-même. O qu’on est faible quand on se croit fort ! O qu’on est fort en Dieu quand on se sent faible en soi!
Le sentiment ne dépend pas de vous : aussi l’amour n’est-il pas dans le sentiment. C’est le vouloir qui dépend de vous, et que Dieu demande. Il faut que la volonté soit suivie de l’action ; mais souvent Dieu ne demande pas de grandes œuvres de nous. Régler son domestique, mettre ordre à ses affaires, élever ses enfants, porter ses croix, se passer des vaines joies du siècle, ne flatter en rien son orgueil, réprimer sa hauteur naturelle ; travailler à devenir simple, naïve, petite; se taire, se recueillir, s’accoutumer à une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu: voilà les œuvres dont Dieu se contente.
Vous voudriez, dites-vous, des croix pour expier vos péchés et pour témoigner votre amour à Dieu. Contentez-vous des croix présentes; avant que d’en chercher d’autres, portez bien celles-là ; n’écoutez ni vos goûts ni vos répugnances ; tenez‑vous dans cette disposition générale de dépendance sans réserve de l’esprit de grâce en toute occasion. C’est la mort continuelle à soi-même. Ne refusez rien à Dieu, et ne le prévenez sur rien pour les choses où vous ne voyez point encore sa volonté. Chaque jour apportera ses croix et ses sacrifices. Quand Dieu voudra vous faire passer dans un autre état, il vous y préparera insensiblement. Je serai volontiers votre instrument de mort par cette dépendance de la grâce. Je souhaite que Dieu poursuive sans relâche en vous toute vie de l’amour-propre.
Je vous désire une simplicité totale d’abandon, sans laquelle on n’est abandonné qu’à condition de mesurer soi-même son abandon, et de ne l’être jamais dans aucune des choses de la vie présente qui touchent le plus notre amour-propre. Ce n’est pas l’abandon réel et total à Dieu seul, mais la fausseté de l’abandon et la réserve secrète, qui fait l’illusion.
Soyez petit et simple au milieu du monde le plus critique, comme dans votre cabinet. Ne faites rien, ni par sagesse raisonnée, ni par goût naturel, mais simplement par souplesse à l’esprit de mort et de vie; de mort à vous, de vie à Dieu. Point d’enthousiasme280, point de certitude recherchée au dedans de vous, point de ragoût de prédictions, comme si le présent, tout amer qu’il est, ne suffisait pas à ceux qui n’ont plus d’autre trésor que la seule volonté de Dieu, et comme si on voulait dédommager l’amour-propre de la tristesse du présent par les prospérités de l’avenir. On mérite d’être trompé quand on cherche cette vaine consolation. Recevons tout par petitesse ; ne cherchons rien par curiosité; ne tenons à rien par un intérêt déguisé. Laissons faire Dieu, et ne songeons qu’à mourir sans réserve au moment présent, comme si c’était l’éternité tout entière. Ne faites point de tours de sagesse.
Vous voulez bien, Monsieur, que je vous demande de vos nouvelles et de celles de tout ce qui vous touche le plus. Êtes-vous simple et uni en tout ? L’extérieur est-il aussi abandonné à Dieu que l’intérieur? Êtes-vous dans un recueillement sans activité, qui consiste dans la fidélité à la grâce, pour laisser tomber ce qui vient de la nature et qui trouble le silence du fond, faute de quoi on ne peut point écouter Dieu ?
N... est véritablement bon, quoiqu’il ait ses défauts ; mais qui est-ce qui n’en a pas ? Et que serait-ce, si nous n’en avions pas, puisque, étant accablés des nôtres, que nous ne corrigeons point, nous sommes néanmoins si délicats et si impatients contre ceux du prochain ? Rien ne peut nous rendre indulgents, puisque notre propre misère incorrigible ne modère point la sévérité de notre critique contre les autres. Nous faisons plus pour les autres en nous corrigeant, qu’en voulant les corriger. Demeurez en paix, Monsieur; laissez tout écouler, comme l’eau sous les ponts. Demeurez dans le secret de Dieu, qui ne s’écoule jamais.
On ne peut être plus vivement touché que je le suis de tout ce qui vous est arrivé. Il faut porter la croix comme un trésor ; c’est par elle que nous sommes rendus dignes de Dieu, et conformes à son Fils. Les croix font partie du pain quotidien. Dieu en règle la mesure selon nos vrais besoins, qu’il connaît, et que nous ignorons. Laissons-le faire, et abandonnons-nous à sa main. Soyez enfant de la Providence. Laissez raisonner vos parents et amis. Ne pensez point de loin à l’avenir. La manne se corrompait quand on voulait par précaution en faire provision pour plus d’un jour. Ne dites point: qu’est-ce que nous ferons demain ? Le jour de demain aura soin de lui-même’. Bornez-vous aujourd’hui au besoin présent ; Dieu vous donnera en chaque jour les secours proportionnés à ce besoin-là. Inquirentes autem Dominum non minuentur omni bono281 . La Providence ferait des miracles pour nous ; mais nous empêchons ces miracles à force de les prévenir. Nous nous faisons nous-mêmes, par une industrie inquiète, une providence aussi fautive que celle de Dieu serait assurée.
Quant à N… il aime la Religion et a des principes de vertu ; mais il a besoin d’être nourri et soutenu. Il faut le secourir sans le gêner. Vous connaissez son esprit vif et ses longues habitudes ; il faut lui passer bien des choses que je ne vous passerais pas. Dieu sait mieux que nous ce qu’il a mis dans chaque homme, et ce qu’il doit exiger de lui. Ménagez, supportez, respectez, espérez, fiez-vous au maître des cœurs, qui est fidèle à ses promesses. Soyez fidèle et docile vous-même. Mettez à profit vos faiblesses par une défiance infinie de vous-même, et par une souplesse enfantine pour vous laisser corriger. La petitesse sera votre force dans la faiblesse même.
Je suis véritablement affligé, Monsieur, des peines que vous m’apprenez que madame votre sœur souffre. J’ai vu souvent, et je vois encore tous les jours des personnes que le scrupule ronge. C’est une espèce de martyre intérieur: il va jusqu’à une espèce de déraison et de désespoir, quoique le fond soit plein de raison et de vertu. L’unique remède contre ces peines est la docilité. Il faut examiner à qui est-ce qu’on donne sa confiance; mais il faut la donner à quelqu’un, et obéir sans se permettre de raisonner. Qu’est-ce que pourrait faire le directeur le plus saint et le plus éclairé, pour vous guérir, si vous ne lui dites pas tout, et si vous ne voulez pas faire ce qu’il dit? Il est vrai que, quand on est dans l’excès de trouble que le scrupule cause, on est tenté de croire qu’on ne peut être entendu de personne, et que les plus expérimentés directeurs, faute d’entendre cet état, donnent des conseils disproportionnés ; mais c’est une erreur d’une imagination dominante, qui n’aboutit qu’à une indocilité incurable, si on la suit. Doit-on se rendre juge de sa propre conduite, dans un état de tentation et de trouble où l’on n’a qu’à demi l’usage de sa raison ? N’est-ce pas alors, plus que jamais, qu’on a besoin de redoubler sa docilité pour un directeur, et sa défiance de soi? Ne doit-on pas croire que Dieu ne nous manque point dans ces rudes épreuves, et qu’alors il éclaire un directeur dans lequel on ne cherche que lui, afin qu’il nous donne des conseils proportionnés à ce pressant besoin? Dieu ne permet pas que nous soyons tentés au-dessus de nos forces, comme saint Paul nous l’assure. Mais c’est aux âmes simples et dociles qu’il promet de leur tendre toujours la main dans ces violentes tentations. C’est manquer à Dieu, c’est lui faire injure, c’est mal juger de sa bonté, que de douter qu’il ne donne à un bon directeur tout ce qu’il faut pour nous préserver du naufrage dans cette tempête. Je conviens qu’il faut tolérer dans une personne, pendant l’excès de sa peine, certaines impatiences, certaines inégalités, certaines saillies irrégulières, et même certaines contradictions de paroles ou de conduite passagère ; mais il faut qu’après ces coups de surprise le fond revienne toujours, et qu’on y trouve une détermination sincère à une docilité constante.
Pour tout le reste, il dépend du détail que j’ignore. Mais enfin quelque remède que madame votre sœur cherche, quelque changement qu’elle veuille essayer, à quelque pratique qu’elle recoure, il lui faut un directeur qu’elle ne quitte point. Changer de directeur, c’est se rendre maître de la direction, à laquelle on devrait être soumis. Une direction ainsi variée n’est plus une direction ; c’est une indocilité qui cherche partout à se flatter elle-même. La plus sévère de toutes les pénitences est l’humiliation intime de l’esprit ; c’est le renoncement à se croire et à s’écouter; c’est l’humble dépendance de l’homme de Dieu; c’est la pauvreté d’esprit, qui, selon l’oracle de Jésus-Christ, rend l’homme bienheureux : autrement on tourne la mortification en aliment secret de l’amour-propre. Tâchez de faire en sorte qu’elle se fixe, et qu’elle captive son esprit avec foi en la bonté de Dieu, et qu’elle obéisse simplement. C’est la source de la paix.
Soyez simple, petite et livrée à l’esprit de grâce, comme il est dit des Apôtres : la paix en sera le fruit. Il n’y a que vous seule qui puissiez troubler votre paix : les croix extérieures ne la troubleront jamais. Vos seules réflexions d’amour-propre peuvent interrompre ce grand don de Dieu. Ne vous prenez donc jamais qu’à vous-même du mal que vous souffrirez au-dedans. Vous n’avez aucun autre mal que celui du faux remède. Je souhaite fort que votre cœur soit dans la paix de pur abandon, qui est une paix sans bornes et inaltérable; mais non pas dans la paix qui dépend des appuis recherchés et aperçus.
Ce que je vous désire plus que tout le reste est un profond oubli de vous-même. On veut voir Dieu en soi ; et il faut ne se voir qu’en Dieu. Il faudrait ne s’aimer que pour Dieu, au lieu qu’on tend toujours sans y prendre garde à n’aimer Dieu que pour soi. Les inquiétudes n’ont jamais d’autre source que l’amour-propre : au contraire, l’amour de Dieu est la source de toute paix. Quand on ne se voit plus qu’en Dieu, on ne s’y voit plus que dans la foule, et que des yeux de la charité, qui ne trouble point le cœur.
Il n’y a jamais que l’amour-propre qui s’inquiète et qui se trouble. L’amour de Dieu fait tout ce qu’il faut d’une manière simple et efficace, sans hésiter: mais il n’est ni empressé, ni inquiet, ni troublé. L’Esprit de Dieu est toujours dans une action paisible. Retranchez donc tout ce qui irait plus loin, et qui vous donnerait quelque agitation. « Le parfait amour chasse la crainte ». Calmez votre esprit en Dieu, et que l’esprit calmé prenne soin de rétablir le corps. Retirez-vous en celui qui tranquillise tout, et qui est la paix même. Enfoncez-vous en lui jusqu’à vous y perdre, et à ne vous plus trouver.
C’est dans l’oubli du moi qu’habite la paix. Partout où le moi rentre, il met le cœur en convulsion, et il n’y a point de bon antidote contre ce venin subtil. Heureux qui se livre à Dieu sans réserve, sans retour, sans songer qu’il se livre.
Je prie Dieu qu’il parle lui-même à votre cœur, et que vous suiviez fidèlement ce qu’il vous dira. Écouter et suivre sa parole intérieure de grâce, c’est tout. Mais pour écouter, il faut se taire; et pour suivre, il faut céder.
§282 Je vous souhaite la paix du cœur et la joie du Saint Esprit. Toute pratique de vertu, et toute recherche de sûreté, qui ne s’accorde point avec cette paix humble et recueillie, ne vient point de Notre Seigneur.
§ Que faire dans tous les fâcheux événements qui nous arrivent? Se consoler, perdre en paix ce que la providence nous ôte, et ne tenir qu’à celui qui est jaloux de tout. En perdant tout de la sorte, on ne perd jamais rien. La jalousie, qui est si tyrannique, et si déplacée dans les hommes, est en sa place en Dieu. Là elle est juste, nécessaire, miséricordieuse. En ne nous laissant rien, elle nous donne tout.
§ N. a de grandes croix ; mais il les lui faut aussi grandes qu’il les a. Il n’y a que Dieu qui sache bien prendre la mesure à chacun de nous. Vous en prendriez trop en un sens, et trop peu en un autre; trop sur votre santé et sur votre courage naturel ; mais trop peu sur votre délicatesse. Toutes ces mesures sont fausses. Il n’y a qu’à laisser faire Dieu: c’est profondément couper dans le vif que de ne retenir rien de ce qu’il ôte, sans vouloir retrancher ce qu’il ne retranche pas. Ce qu’on ajoute n’est pas un retranchement véritable: c’est au contraire une recherche déguisée ; car c’est pour se donner une vie fine et cachée, qu’on pratique une mort extérieure et consolante.
§ La simplicité de l’amour porte avec soi quelque chose qui se suffit à soi-même, et qui est un commencement de béatitude. Malheur à qui trouble cette simplicité par des réflexions d’amour-propre !
§ Dieu prend plaisir à déranger tout; et ce dérangement vaut mieux que tous les plans de notre sagesse. Il sait bien où il attend chaque homme, et il l’y mène lors même que cet homme semble lui échapper.
Vous me faites un vrai plaisir, Monsieur, en me témoignant l’ouverture de cœur que vous auriez pour moi ; je vous parlerai dans l’occasion avec la même franchise. Mais il ne faut point parler par une secrète recherche de quelque assurance ; car il ne vous convient point d’en chercher. Dieu est jaloux de tout ce qui se tourne en appui, et encore plus de tout ce qui est une recherche indirecte de ce que nous ne voudrions pas rechercher directement. Comptez que je sais le fond qu’il faut faire sur ceux que Dieu a fait passer par beaucoup d’épreuves: je ne puis être de même avec les autres, quoiqu’ils soient fidèles selon leur degré. Mais il ne faut tenir à rien, pas même à ses dépouillements, dont on peut se revêtir insensiblement. Oubliez-vous vous-même, et toutes vos peines se dissiperont. On croit que l’amour de Dieu est un martyre ; non, toutes les peines ne viennent que de l’amour-propre. C’est l’amour-propre qui doute, qui hésite, qui résiste, qui souffre, qui compte ses souffrances, qui varie dans les occasions, et qui empêche la paix profonde des âmes délivrées d’elles-mêmes. Eu voilà trop; mais je suis sûr que vous voulez que je parle selon mon cœur et sans mesure.
J’ai vu N283 ; je l’ai beaucoup écouté; je lui ai peu parlé. J’ai suivi en ce point la pente de mon cœur : peut-être que Dieu a voulu lui montrer par là comment il doit retrancher les discours superflus. Je lui ai dit en peu de paroles ce qui m’a paru convenir à ses besoins. Tout se réduit au silence intérieur, qui règle toute la conduite extérieure. S’il n’amortit sans cesse la vivacité de son imagination par le recueillement de son degré, il ne sera jamais en état d’écouter Dieu, et d’agir paisiblement par l’esprit de grâce. La nature empressée préviendra toujours par ses saillies tous les mouvements de Dieu qui doivent être attendus. S’il ne parlait que quand Dieu le fait parler, il parlerait peu et très bien, mais comme son imagination l’entraîne à toute heure, la règle qui fera la sûreté de toutes les autres est qu’il vous écoute, qu’il vous croie, qu’il vous obéisse, qu’il s’apetisse sous votre main, et qu’il s’arrête tout court dès que vous parlez. Il faut qu’il vous aide, mais il faut que vous le décidiez.
Je le charge donc de vous écouter sans écouter soi-même, et je vous recommande de lui décider avec pleine autorité, de faire ce que vous lui direz. De votre côté, vous devez recevoir avec simplicité et petitesse ce qu’il vous dira par grâce sur vos faiblesses. Ne les craignez point par anticipation : à chaque jour suffit son mal. Ne craignez point pour le jour de demain ; le jour de demain aura soin de lui-même. Celui qui fait la paix du cœur aujourd’hui est tout-puissant et tout bon pour la faire encore demain.
Ne vous tentez pas vous-même en voulant prévenir des épreuves dont vous n’avez pas encore la grâce. Dès que vous apercevrez naître ces pensées, arrêtez-les dans leur commencement. On mérite la tentation quand on l’écoute. Coupez court, non par des efforts et par des méthodes, mais en laissant ces pensées sans leur dire ni oui ni non. Les gens auxquels on ne répond rien se taisent bientôt. Livrez-vous à Dieu sans vous reprendre sous aucun prétexte, et il aura soin de tout.
Pour la personne dont vous me parlez, vous n’avez qu’à faire ce que je m’imagine que vous faites, qui est de l’attendre, de ne la pousser jamais, de la laisser presser intérieurement à Dieu seul, de lui dire ce que Dieu vous donne quand elle vient à vous ; de le lui dire doucement, avec amitié, support, patience et consolation. Elle aura des inégalités, des irrésolutions, des défiances, des tentations contre vous : mais Dieu ne la laissera point sans achever son ouvrage, et c’est à vous à la soutenir. Les opérations de la grâce sont douloureuses. On vient jusques au bord du sacrifice de toutes les choses du monde, et on recule souvent d’horreur avant que de s’y précipiter. Ces hésitations si pénibles sont les fondements de ce que Dieu prépare. Plus on a été faible, plus Dieu donne sa force. Voyez l’agonie du jardin, où Jésus-Christ est triste jusqu’à la mort, et demande que le calice d’amertume soit détourné de lui : cette faiblesse est suivie du grand sacrifice de la Croix.
Pourvu que vous ne poussiez jamais trop cette personne, elle reviendra toujours à vous, et ces retours vous donneront une force infinie. Il ne faut souvent qu’une demi-parole, qu’un regard, qu’un silence, pour achever la détermination d’une âme que Dieu presse. Quand vous ne pourrez lui parler, donnez-lui quelque bonne et courte lecture à faire, ou un moment d’oraison à pratiquer. Si son esprit est trop peiné pour les exercices, demeurez en silence avec elle ; de temps en temps dites deux mots pour la calmer; souffrez d’elle tout ce que l’humeur et l’esprit de tentation lui feront faire, et qu’elle vous retrouve ensuite bonne et ouverte comme auparavant. Il n’y a que l’infidélité qu’il ne faut jamais lui passer; mais pour les saillies qui échappent, il faut les supporter. Si vous pouviez lui faire voir quelque personne d’expérience et de grâce qui vous aidât, ce serait un soulagement pour elle et pour vous ; mais si vous n’avez personne qui convienne, ou bien si elle ne peut s’ouvrir qu’à vous seule, il faut que vous portiez seule tout le fardeau.
Je prends toujours grande part aux souffrances de votre chère malade, et aux peines de ceux que Dieu a mis si près d’elle pour lui aider à porter sa croix. Qu’elle ne se défie point de Dieu, et il saura mesurer ses douleurs avec la patience qu’il lui donnera. Il n’y a que celui qui a fait les cœurs, et qui les refait par sa grâce, qui sache ces justes proportions. L’homme en qui il les observe les ignore; et ne connaissant ni l’étendue de l’épreuve future, ni celle du don de Dieu préparé pour la soutenir, il est dans une tentation de découragement et de désespoir. C’est comme un homme qui n’aurait jamais vu la mer, et qui, étant sur un rivage sans pouvoir fuir à cause d’un rocher escarpé, s’imaginerait que la mer, qui, remontant, pousserait ses vagues vers lui, l’engloutirait bientôt. Il ne verrait pas qu’elle doit s’arrêter à une certaine borne précise que le doigt de Dieu lui a marquée, et il aurait plus de peur que de mal.
Dieu fait de l’épreuve du juste comme de la mer: il l’enfle, il la grossit, il nous en menace, mais il borne la tentation. Fidelis Deus, qui non patietur vos tentari supra id quod potestis.284 Il daigne s’appeler lui-même fidèle. O qu’elle est aimable cette fidélité ! Dites-en un mot à votre malade, et dites-lui que, sans regarder plus loin que le jour présent, elle laisse faire Dieu. Souvent ce qui paraît le plus lassant et le plus terrible, se trouve adouci. L’excès vient, non de Dieu, qui ne donne rien de trop, mais de notre imagination, qui veut percer l’avenir, et de notre amour-propre, qui s’exagère ce qu’il souffre.
Ceci ne sera pas inutile à N...., qui se trouble quelquefois par la crainte de se troubler un jour. Tous les moments sont également dans la main de Dieu, celui de la mort comme celui de la vie. D’une parole il commande aux vents et à la mer; ils lui obéissent et se calment’. Que craignez-vous, ô homme de peu de foi ? Dieu n’est-il pas encore plus puissant que vous n’êtes faible?
Vous ne sauriez me dire les choses trop simplement. Ne vous mettez point en peine des pensées de vanité qui vous importunent par rapport aux dispositions de votre cœur que vous m’expliquez. Dieu ne permettra pas que le venin de l’orgueil corrompe ce que vous faites par nécessité pour aller droit à lui. De plus, il y a toujours plus à s’humilier et à se confondre, qu’à se plaire et à se glorifier dans les choses qu’on est obligé de dire de soi. Il en faut dire avec simplicité le bien comme le mal, afin que la personne à qui on se confie sache tout, comme un médecin, et puisse donner des remèdes proportionnés aux besoins.
Il ne s’agit point de ce que vous sentez malgré vous, ni des pensées qui se présentent à votre esprit, ni des distractions involontaires qui vous fatiguent dans votre oraison: il suffit que votre volonté ne veuille jamais être distraite, c’est-à-dire, que vous ayez toujours l’intention droite et sincère de faire oraison, et de laisser tomber les distractions dès que vous les apercevez. En cet état, les distractions ne vous feront que du bien : elles vous fatigueront, vous humilieront, vous accoutumeront à vivre de pain sec et noir dans la maison de Dieu : vous demeurerez fidèle à servir Dieu, à l’aimer, et à vous unir à lui dans la prière sans y goûter les consolations sensibles qu’on y cherche souvent plus que lui-même. L’illusion est à craindre quand on ne cherche Dieu qu’avec un plaisir goûté. Ce plaisir peut flatter l’amour-propre ; mais quand on demeure uni à Dieu dans les ténèbres de la foi et dans les sécheresses des distractions, on la suit en portant la croix pour l’amour de lui. Quand les douceurs viendront, vous les recevrez pour ménager votre faiblesse. Quand Dieu vous en sèvrera comme on sèvre un enfant du lait pour le nourrir de pain, vous vous passerez de cette douceur sensible, pour aimer Dieu dans un état humble et mortifié. Gardez-vous bien, en cet état, de reculer sur vos communions. L’oraison et la communion marcheront d’un pas égal, sans plaisir, mais avec une pure fidélité. Dieu n’est jamais si bien servi que quand nous le servons, pour ainsi dire, à nos dépens, sans en avoir sur-le-champ un profit sensible.
Je ne suis point étonné de votre tiédeur. On n’est point toujours en ferveur; Dieu ne permet pas qu’elle soit continuelle: il est bon de sentir, par des inégalités, que c’est un don de Dieu, qu’il donne et qu’il retire comme il lui plaît. Si nous étions sans cesse en ferveur, nous ne sentirions ni les croix, ni notre faiblesse; les tentations ne seraient plus des tentations réelles. Il faut que nous soyons éprouvés par la révolte intérieure de notre nature corrompue, et que notre amour se purifie par nos dégoûts. Nous ne tenons jamais tant à Dieu, que quand nous n’y tenons plus par le plaisir sensible, et que nous demeurons fidèles par une volonté toute nue, étant attaché sur la croix. Les peines du dehors ne seraient point de vraies peines, si nous étions exempts de celles du dedans. Souffrez donc en patience vos dégoûts, et ils vous seront plus utiles qu’un goût accompagné de confiance en votre état. Le dégoût souffert par une volonté fidèle est une bonne pénitence. Il humilie, il met en défiance de soi, il fait sentir combien on est fragile, il fait recourir plus souvent à Dieu. Voilà de grands profits. Cette tiédeur involontaire, et cette pente à chercher tout ce qui peut flatter l’amour-propre, ne doivent pas vous empêcher de communier.
Vous voulez courir après un goût sensible de Dieu, qui n’est ni son amour, ni l’oraison. Prenez ce goût quand Dieu vous le donne, et quand il ne vous le donne pas, aimez, et tâchez de faire oraison comme si ce goût ne vous manquait pas. C’est avoir Dieu que de l’attendre. D’ailleurs vous faites très bien de ne demander à Dieu les goûts et les consolations qu’autant qu’il lui plaira de vous les donner. Si Dieu veut vous sanctifier par la privation de ces goûts sensibles, vous devez vous conformer à ces desseins de miséricorde et porter les sécheresses: elles serviront encore plus à vous rendre humble, et à vous faire mourir à vous-même ; ce qui est l’ œuvre de Dieu.
Vos peines ne viennent que de vous-même: vous vous les faites en vous écoutant. C’est une délicatesse et une sensibilité d’amour-propre que vous nourrissez dans votre cœur en vous attendrissant sur vous-même. Au lieu de porter fidèlement la croix, et de remplir vos devoirs en portant le fardeau d’autrui pour lui aider à le porter, et pour redresser les personnes que Dieu vous confie, vous vous resserrez en vous-même, et vous ne vous occupez que de votre découragement. Espérez en Dieu ; il vous soutiendra et vous rendra utile au prochain, pourvu que vous ne doutiez point de son secours, et que vous ne vous épargniez point dans ce travail.
Gardez-vous bien d’interrompre votre oraison; vous vous feriez un mal infini. Le silence dont vous me parlez vous est excellent toutes les fois que vous y sentez de l’attrait’. Sortez-en pour vous occuper des vérités plus distinctes, quand vous en avez la facilité et le goût; mais ne craignez point ce silence quand il opère en vous pour la suite une attention plus fidèle à Dieu dans le reste de la journée. Demeurez libre avec Dieu de la manière que vous pourrez, pourvu que votre volonté soit unie à lui, et que vous cherchiez ensuite à faire sa volonté aux dépens de la vôtre.
Je crois que vous devez être en repos pour votre oraison ; elle me paraît bonne, et vous n’avez qu’à la continuer avec confiance en celui d’où elle vient et avec qui vous y êtes. Pour ce que vous nommez instinct, c’est un germe secret d’amour et de présence de Dieu, qu’il faut avoir soin de nourrir, parce que c’est lui qui nourrit tout le reste dans votre cœur. La manière de cultiver cet instinct est toute simple: il faut, 1° éviter la dissipation qui l’affaiblirait; 2° le suivre par le retour au silence et au recueillement toutes les fois que ce fond se réveille et vous fait apercevoir votre distraction ; 3° céder à cet instinct, en lui faisant les sacrifices qu’il demande en chaque occasion pour vous faire mourir à vous-même.
Il ne faut pas croire que la présence de Dieu soit imaginaire, à moins qu’elle ne nous donne de grandes lumières pour dire de belles choses. Cette présence n’est jamais plus réelle et plus miséricordieuse, que quand elle nous enseigne à nous taire, à nous humilier, à n’écouter point notre amour-propre, et à demeurer avec petitesse et fidélité dans les ténèbres de la foi. Ce goût intime de renoncement à soi et de petitesse est bien plus utile que des lumières éclatantes et des sentiments vifs.
Pour cette présence sensible de Dieu que vous avez moins qu’autrefois, elle ne dépend pas de vous. Dieu la donne et l’ôte comme il lui plaît; il suffit que vous ne tombiez point dans une dissipation volontaire. Il y a des amusements de passion ou de vanité, qui dissipent et qui mettent quelque entre-deux entre Dieu et nous. Il y a d’autres amusements, qu’on ne prend que par simplicité et dans l’ordre de Dieu, pour se délasser, pour occuper l’activité de son imagination, pendant que le cœur a une autre occupation plus intime. On peut s’amuser de cette façon dans les temps de la journée où l’on ne pourrait pas continuer l’oraison sans se fatiguer: alors c’est une demi-oraison, qui vaut quelquefois autant que l’oraison même qu’on fait exprès.
Vous ne devez point être en peine sur la tranquillité que Dieu vous donne dans l’oraison. Quand elle vient, il la faut prendre sans aucun scrupule : ce serait résister à Dieu, que de vouloir, sous prétexte d’humilité et de pénitence, rejeter cet attrait de grâce pour vous occuper de vos misères. La vue de vos misères reviendra assez à son tour. Mais quand vous trouvez un penchant et une facilité à être dans une douce présence de Dieu, rien n’est si bon que d’y demeurer. Vous avouez que, hors de cette tranquillité en la présence de Dieu, vous ne savez ce que c’est qu’oraison. Gardez-vous bien donc de sortir, par votre propre choix, d’une disposition hors de laquelle vous dites que votre oraison se perd.
D’un autre côté, quand une certaine douceur vous manque en cet état-là, ne croyez point que tout soit perdu. Dieu ne vous ôte ce plaisir, que pour vous sevrer peu à peu comme un enfant, et pour vous accoutumer à du pain sec en la place du lait. Il faut sevrer l’enfant, et l’enfant crie : mais il vaut mieux le laisser crier, et le sevrer pour le mieux nourrir et le faire croître. La privation de cette douceur sensible ne détruit pas l’oraison ; au contraire, elle la purifie. C’est avoir Dieu sans Dieu, comme vous le disiez hier, c’est-à-dire, Dieu seul sans ses dons, qui rendent sa présence douce, sensible et consolante : c’est Dieu même dans un état de plus pure foi; c’est Dieu caché, mais Dieu pourtant; c’est Dieu qui éprouve notre amour; ce n’est plus Dieu qui charme notre goût et qui épargne notre faiblesse. Il faut éprouver la vicissitude de ces deux états, pour ne tenir point à l’un et pour n’être pas découragé de l’autre. Il faut être détaché de l’un, et ferme dans l’autre. Il faut être indifférent pour tous les deux, et ne changer point dans ces changements. Il faut croire que nous ne pourrons nous donner le goût consolant: c’est Dieu seul qui le donne, comme et quand il lui plaît. Il faut s’en laisser priver, et sacrifier à Dieu ses dons quand il les retire, comme une fidèle épouse se laisserait patiemment priver des joyaux et des caresses de son époux pour se conformer à sa volonté. Il est encore plus parfait de tenir à Dieu qui nous rabaisse, qui nous dépouille, qui nous éprouve, que de tenir à Dieu qui nous enrichit, qui nous charme et qui nous caresse.
Laissez vos fautes : il suffit de les voir quand la lumière s’en présente, et de ne vous épargner point sur leur correction. Vos tentations se tourneront à profit. La véritable union à Dieu, qui est un amour simple et humble, diminue les imperfections. Demeurez donc unie à Dieu, et souffrez tout ce qu’il donne de croix et d’épreuves.
Je suis dans une honteuse lassitude des croix. Il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis, entre ces deux horreurs, à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. Ce n’est pas vivre que de vivre ainsi: mais qu’importe? Notre vie ne doit être qu’une mort lente. Il n’y a qu’à se délaisser à la volonté toute-puissante qui nous crucifie peu à peu.
Mon cœur souffre dans ce moment sur ce que vous m’avez mandé, et votre souffrance augmente la mienne : mais il y a en moi, ce me semble, un fond d’intérêt propre et une légèreté dont je suis honteux. La moindre chose triste pour moi m’accable ; la moindre qui me flatte un peu me relève sans mesure. Rien n’est si humiliant que de se trouver si tendre pour soi, si dur pour autrui, si poltron à la vue de l’ombre d’une croix, et si léger pour secouer tout à la première lueur flatteuse. Mais tout est bon. Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire, quand il nous fait lire dans notre propre cœur.
C’est à N... à se laisser juger par les personnes qui le connaissent, et qui sont unies avec lui dans la même voie. Ce n’est pas assez de croire ce dont nous avons l’expérience ; il faut croire tout, quoiqu’on ne le voie pas, et le supposer vrai. Je compte que c’est faute d’attention que N.... ne l’a pas vu. II reste le point principal, qui est de se corriger; c’est à quoi il faut travailler en la manière qui convient: il faut le faire avec paix, simplicité et petitesse. Dieu veuille qu’il le fasse comme je le dis !
Je crois qu’il ne doit point avoir d’activité pour sa correction, et qu’elle doit venir par une simple fidélité à l’attrait de chaque moment, sans former des projets ni employer certains moyens. Il suffit de demeurer dans une certaine paix où l’esprit de grâce fait sentir ce qui serait d’un mouvement propre et d’une recherche secrète de sa satisfaction.
N... vous dira combien je suis occupé de vous, et avec quel plaisir j’apprends que vous êtes en paix. O le grand sacrifice que la simplicité ! C’est le martyre de l’amour-propre. Ne se plus écouter, c’est la véritable abnégation. On aimerait mieux souffrir les plus cruels tourments. Dix ans d’austérités corporelles ne seraient rien en comparaison de ce retranchement des jalousies et des délicatesses de l’amour-propre, toujours curieux sur soi.
Cet abandon serait le plus grand de tous les soutiens, s’il était aperçu avec certitude : mais il ne serait plus abandon, si on le possédait; il serait la plus riche et la plus flatteuse possession de nous-mêmes. Il faut donc que l’abandon qui nous donne tout nous cache tout, et qu’il soit lui-même caché. Alors ce dépouillement total nous donne en réalité toutes les choses qu’il dérobe à notre amour-propre. C’est que l’unique trésor du cœur est le détachement. Quiconque est détaché de tout et de soi, retrouve tout et soi-même en Dieu. L’amour de Dieu s’enrichit de tout ce que l’amour-propre avare a perdu. […]
Je ne doute point que Notre-Seigneur ne vous traite toujours comme l’un de ses amis, c’est-à-dire avec des croix, des souffrances et des humiliations. Ces voies et ces moyens, dont Dieu se sert pour attirer à soi les âmes, font bien mieux et plus vite cette affaire, que non pas les propres efforts de la créature; car cela détruit de soi-même et arrache les racines de l’amour-propre, que nous ne pourrions pas même découvrir qu’à grande peine ; mais Dieu, qui connaît ses tanières, le va attaquer dans son fort et sur son fond.
Si nous étions assez forts et fidèles pour nous confier tout à fait à Dieu, et le suivre simplement par où il voudrait nous mener, nous n’aurions pas besoin de grandes applications d’esprit pour travailler à la perfection ; mais parce que nous sommes si faibles dans la foi, que nous voulons savoir partout où nous allons, sans nous en fier à Dieu, c’est ce qui allonge notre chemin, et qui gâte nos affaires spirituelles, Abandonnez-vous tant que vous pourrez à Dieu, et jusques au dernier respir ; et il ne vous délaissera pas.
Suivez la voie de mort dans laquelle Notre-Seigneur vous a mis, et travaillez à amortir cette vivacité de votre naturel qui vous entraîne dans ce que vous faites. Soyez persuadé que tout ce que nous faisons par ce que nous sommes, je veux dire selon notre humeur et tempérament, n’ayant rien de surnaturel, nous rend ce que nous faisons inutile pour nous avancer en Dieu ; et parce que sa divine Majesté demande des âmes qu’elle attire à soi un retour ou recoulement [reflux] perpétuel dans notre fin dernière, et dans la plénitude du vrai bien ; lorsque nous agissons par nous-mêmes et selon notre humeur, tout ce que nous faisons se réfléchit sur nous-mêmes et en demeure là, et Dieu n’y a point de part.
Vous voyez donc de quelle importance il vous est de réprimer la vivacité de vos humeurs et passions, et que c’est très peu de chose de voir et pénétrer les secrets de la vie spirituelle, si on ne met point en exécution les moyens qui sont nécessaires pour parvenir à sa fin, qui est l’union réelle et véritable avec Dieu. Ceci ne demande point d’occupation de tête ni d’esprit, mais bonne volonté dans les occasions qui se présentent.
Je vous souhaite la paix du cœur et la joie du Saint-Esprit, qui se trouve au milieu de toutes les croix et de toutes les tentations de la vie. C’est la différence essentielle entre la Babylone et la cité de Dieu. Un habitant de Babylone, quelque prospérité mondaine qui l’enivre, a un je ne sais quoi qui dit au fond du cœur : ce n’est pas assez; je n’ai pas tout ce que je voudrais, et j’ai encore ce que je ne voudrais pas. Au contraire, l’habitant de la cité sainte porte au fond de son cœur un fiat et un amen continuel. Il veut toutes ses peines, et il ne veut aucune des consolations dont Dieu le prive. Demandez-lui ce qu’il veut, il vous répondra que c’est précisément ce qu’il a. La volonté de Dieu, dans le moment présent, est le pain quotidien qui est au-dessus de toute substance. Il veut tout ce que Dieu veut en lui et pour lui. Cette volonté fait le rassasiement de son cœur; c’est la manne de tous les goûts. […] Quelle est donc sa volonté sur vous ? c’est que vous n’en ayez plus aucune, que vous ne trouviez plus en vous de quoi vouloir, que vous laissiez Dieu vouloir en vous tout ce qui est selon son esprit. […] On veut que Dieu veuille ce que nous voulons, afin que nous voulions notre propre volonté dans la sienne. Il faut que la volonté de Dieu démonte la nôtre, et qu’il soit lui seul toutes choses en nous.
C’est, Madame285, une triste consolation, que de vous dire qu’on ressent votre douleur. C’est pourtant tout ce que peut l’impuissance humaine ; et pour faire quelque chose de plus, il faut qu’elle ait recours à Dieu. C’est donc à lui, Madame, que je m’adresse, à ce consolateur des affligés, à ce protecteur des infirmes. Je le prie, non de vous ôter votre douleur, mais qu’il fasse qu’elle vous profite, qu’il vous donne des forces pour la soutenir, qu’il ne permette pas qu’elle vous accable. Le souverain remède aux maux extrêmes de notre nature, ce sont les grandes et vives douleurs. C’est parmi les douleurs que s’accomplit le grand mystère du Christianisme, c’est-à-dire le crucifiement intérieur de l’homme. C’est là que se développe toute la vertu de la grâce, et que se fait son opération la plus intime, qui est celle qui nous apprend à nous arracher à nous-mêmes: sans cela, l’amour de Dieu n’est point en nous. Il faut sortir de nous-mêmes pour être capables de nous donner à Dieu. Afin que nous soyons contraints de sortir de nous-mêmes, il faut qu’une plaie profonde de notre cœur fasse que tout le créé se tourne pour nous en amertume. Ainsi notre cœur, blessé dans la partie la plus intime, troublé dans ses attaches les plus douces, les plus honnêtes, les plus innocentes, sent bien qu’il ne peut plus se tenir en soi-même286, et s’échappe de soi-même pour aller à Dieu.
Voilà, Madame, le grand remède aux grands maux dont le péché nous accable. Le remède est violent, mais aussi le mal est bien profond. C’est là le véritable soutien des chrétiens dans les afflictions. Dieu frappe sur deux personnes saintement unies ; il leur fait un grand bien à toutes deux : il en met l’une dans la gloire, et de sa perte il fait un remède à celle qui reste au monde. C’est, Madame, ce que Dieu a fait pour vous. Puisse-t-il par son Saint-Esprit réveiller toute votre foi pour vous pénétrer de ces vérités ! Je l’en prierai sans cesse, Madame, et comme j’ai beaucoup de confiance aux prières des gens de bien affligés, je vous conjure de prier pour moi au milieu de vos douleurs. Votre charité saura bien vous dire de quoi j’ai besoin, et vous le faire demander avec instance.
Dieu a pris ce qui était à lui : n’a-t-il pas bien fait? Il était bien temps que F[...]. se reposât de toutes ses peines ; il en a eu de grandes, et ne s’y est point regardé: il n’était pas question de lui, mais de la volonté de celui qui le menait. Les croix ne sont bonnes qu’autant qu’on se livre sans réserve, et qu’on s’y oublie. Oubliez-vous donc, Monsieur, autrement toute souffrance est inutile. Dieu ne nous fait point souffrir pour souffrir, mais pour mourir à force de nous oublier nous-mêmes dans l’état où cet oubli est le plus difficile, qui est celui de la douleur. […]
Dieu a fait sa volonté: il a pris ce qui était à lui, et il vous a ôté ce qui n’était pas à vous. Vous êtes vous-même tout entier à lui. Je sais combien vous voulez y être : il n’y a qu’à lui sacrifier tout dans les occasions. Il a pris soin de tout, lors même qu’il a retiré notre cher A[...].. […]
Je suis dans une paix très amère, et je vous souhaite cette paix sans vous en souhaiter l’amertume. Il me serait impossible de vous dire plus en détail de mes nouvelles : je ne comprends point mon état, tout ce que j’en veux dire me semble faux, et le devient dans le moment. Souvent la mort me consolerait: souvent je suis gai, et tout m’amuse. De vous dire pourquoi l’un et pourquoi l’autre, c’est ce que je ne puis; car je n’en ai point de vraies raisons. À tout prendre, je trouve que je suis dans ma place, et je ne songe point qu’il y ait au monde d’autres lieux que ceux où mes devoirs m’attachent. Si je pouvais vous voir, j’en serais bien aise ; mais ne le pouvant, il me suffit de me trouver tout auprès de vous en esprit, malgré la distance des lieux. Demeurons unis de cette façon, pendant que la Providence nous tient si séparés.
LSP 491.*« SOYEZ SIMPLE[...] »
… Ce que je vous désire plus que tout le reste est un profond oubli de vous-même. On veut voir Dieu en soi ; et il faut ne se voir qu’en Dieu. Il faudrait ne s’aimer que pour Dieu, au lieu qu’on tend toujours sans y prendre garde à n’aimer Dieu que pour soi. Les inquiétudes n’ont jamais d’autre source que l’amour-propre : au contraire, l’amour de Dieu est la source de toute paix. Quand on ne se voit plus qu’en Dieu, on ne s’y voit plus que dans la foule, et que des yeux de la charité, qui ne trouble point le cœur.
Il n’y a jamais que l’amour-propre qui s’inquiète et qui se trouble. L’amour de Dieu fait tout ce qu’il faut d’une manière simple et efficace, sans hésiter: mais il n’est ni empressé, ni inquiet, ni troublé. L’Esprit de Dieu est toujours dans une action paisible. …
Il n’y a point d’âme qui ne dût être convaincue qu’elle a reçu des grâces pour la convertir et pour la sanctifier, si elle repassait dans son cœur toutes les miséricordes qu’elle a reçues. Il n’y a qu’à admirer et à louer Dieu, en se méprisant et se confondant soi-même. Il faut conclure de ces grandes grâces reçues, que Dieu est infiniment libéral, et que nous lui sommes horriblement infidèles.
Il faut éviter la dissipation, non par une continuelle contention d’esprit, qui casserait la tête et qui en userait les ressorts, mais par deux moyens simples et paisibles. L’un est de retrancher dans les amusements journaliers toutes les sources de dissipation qui ne sont pas nécessaires pour relâcher l’esprit à proportion du vrai besoin ; l’autre est de revenir doucement et avec patience à la présence de Dieu toutes les fois qu’on s’aperçoit de l’avoir perdue.
Il n’est point nécessaire de mettre toujours en acte formel et réfléchi tous les exercices de piété. Il suffit d’y avoir attention habituelle et générale, avec l’intention droite et sincère de suivre la fin qu’on doit s’y proposer. Les distractions véritablement involontaires ne nuisent point à la volonté qui ne veut y avoir aucune part. C’est la tendance réelle de la volonté qui fait l’essentiel.
Conservez sans scrupule la paix simple que vous trouvez dans votre droiture en cherchant Dieu seul. L’amour de Dieu donne une paix sans présomption : l’amour-propre donne un trouble sans fruit. Faites chaque chose le moins mal que vous pourrez pour le bien-aimé. Voyez ce qui vous manque, sans vous flatter ni décourager; puis abandonnez-vous à Dieu, travaillant de bonne foi sans trouble à vous corriger.
Plus vous serez vide de vos propres biens et de vos ressources humaines plus vous trouverez une lumière et une force intime qui vous soutiendront au besoin, en vous laissant toujours sentir votre faiblesse, comme si vous alliez tomber à chaque pas. Mais n’attendez point ce secours comme un bien qui vous soit dû. Vous mériteriez de le perdre si vous présumiez de l’avoir mérité. Il faut se croire indigne de tout, et se jeter humblement entre les bras de Dieu.
Quand c’est l’amour qui vous attire, laissez-vous à l’amour, mais ne comptez point sur ce qu’il peut y avoir de sensible dans cet attrait, pour vous en faire un appui flatteur. Ce serait tourner le don de Dieu en illusion. Le vrai amour n’est pas toujours celui qu’on sent et qui charme ; c’est celui qui humilie, qui détache, qui apetisse l’âme, qui la rend simple, docile, patiente sous les croix, et prête à se laisser corriger287.
Je vous suis très sincèrement dévoué en notre Seigneur.
Je reviens d’un assez long voyage pour des visites. J’ai trouvé votre lettre du 30 août, à laquelle je réponds288.
1° Marchez dans les ténèbres de la foi et dans la simplicité évangélique, sans vous arrêter, ni au goût, ni au sentiment, ni aux lumières de la raison, ni aux dons extraordinaires. Contentez-vous de croire, d’obéir, de mourir à vous-même, selon l’état de vie où Dieu vous a mis.
2° Vous ne devez point vous décourager pour vos distractions involontaires qui ne viennent que de vivacité d’imagination, et d’habitude de penser à vos affaires. Il suffit que vous ne donniez point lieu à ces distractions qui arrivent pendant l’oraison, en vous donnant une dissipation volontaire pendant la journée. On s’épanche trop quelquefois ; on fait même des bonnes œuvres avec trop d’empressement et d’activité; on suit trop ses goûts et ses consolations: Dieu en punit dans l’oraison. Il faut s’accoutumer à agir en paix, et avec une continuelle dépendance de l’esprit de grâce, qui est un esprit de mort à toutes les œuvres les plus secrètes de l’amour-propre.
3° L’intention habituelle, qui est la tendance du fond vers Dieu, suffit. C’est marcher en la présence de Dieu. Les événements ne vous trouveraient pas dans cette situation, si vous n’y étiez point. Demeurez-y en paix, et ne perdez point ce que vous avez chez vous, pour courir au loin après ce que vous ne trouveriez point. J’ajoute qu’il ne faut jamais négliger, par dissipation, d’avoir une intention plus distincte; mais l’intention qui n’est pas distincte et développée est bonne.
4° La paix du cœur est un bon signe, quand on veut d’ailleurs de bonne foi obéir à Dieu par amour, avec jalousie contre l’amour-propre.
5° Profitez de vos imperfections pour vous détacher de vous-même, et pour vous attacher à Dieu seul. Travaillez à acquérir des vertus, non pour y chercher une dangereuse complaisance, mais pour faire la volonté du bien-aimé.
6° Demeurez dans votre simplicité, retranchant les recours inquiets sur vous-même, que l’amour-propre fournit sans cesse sous de beaux prétextes. Ils ne feraient que troubler votre paix, et que vous tendre des pièges. Quand on mène une vie recueillie, mortifiée, et de dépendance, par le vrai désir d’aimer Dieu, la délicatesse de cet amour reproche intérieurement tout ce qui le blesse ; il faut s’arrêter tout court dès qu’on sent cette blessure et ce reproche au cœur. Encore une fois, demeurez en paix. Je prie Dieu tous les jours à l’autel, qu’il vous maintienne en union avec lui, et dans la joie de son Saint-Esprit. / Je vous suis dévoué avec un vrai zèle.
Achevons ce Florilège par de beaux passages glanés lors de notre découverte en lecture du premier ouvrage édité par les disciples en 1717 :
L’excellente prière n’est autre chose que l’amour de Dieu. [...] Le cœur ne demande que par ses désirs. Prier est donc désirer ; mais désirer ce que Dieu veut que nous désirions[...]. (OS1-(1-2))289
L’amour caché au fond de l’âme prie sans relâche, alors même que l’esprit ne peut être dans une actuelle attention. Dieu ne cesse de regarder dans cette âme le désir qu’il y forme lui-même, et dont elle ne s’aperçoit pas toujours. (OS1-(3))
C’est une fausse humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n’oser les attendre avec confiance [...] Mais Dieu n’a besoin de rien trouver en nous : il n’y peut jamais trouver que ce qu’il y a mis lui-même par sa grâce. (OS1-40)
Presque tous ceux qui songent à servir Dieu, n’y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout l’ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s’apetisser et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu’à lui seul. (OS1-147)
L’amour-propre malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts cris. [...] Voilà tous les enfants d’Adam qui se servent de supplice les uns aux autres ; voilà la moitié des hommes qui est rendue malheureuse par l’autre, et qui la rend misérable à son tour ; voilà dans toutes les nations, dans toutes les villes, dans toutes les communautés, dans toutes les familles, et jusqu’entre deux amis, le martyre de l’amour-propre. L’unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est-à-dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu qui devient la leur. Alors les hommes ne peuvent plus rien sur nous, car ils ne peuvent plus nous prendre par nos désirs ni par nos craintes. (OS1-165)
On se donne à vous pour devenir grand ; mais on se refuse dès qu’il faut se laisser apetisser. [...] Ce n’est pas vous aimer, c’est vouloir être aimé par vous. (OS1-191)
Ils ignorent l’esprit d’amour, qui rend tout léger. Ils ne savent pas que cette religion [mène] à la plus haute perfection par un sentiment de paix et d’amour, qui en adoucit tous les maux. Ceux qui sont à Dieu sans partage sont toujours heureux. Ils éprouvent que le joug290 de Jésus-Christ est doux et léger, qu’on trouve en lui le repos de l’âme, et qu’il soulage ceux qui sont chargés et fatigués, comme il a promis lui-même. (OS1-196)
Choix établi & présenté par Dominique Tronc 3
Le témoignage de madame Guyon 18
Chronologie couvrant les deux années qui suivent la rencontre 23
Histoire et état documentaire des sources 25
Fénelon défend madame Guyon 33
352. À Mme DE MAINTENON. 7 mars 1696. 35
362. AU DUC DE CHEVREUSE. À Versailles, 24 juillet 1696. 39
364. À Mme DE MAINTENON. [Septembre 1696]. 40
403. À L. A. DE NOAILLES. 8 juin 1697. 41
454. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À Cambray, 25 septembre [1697]. 44
471. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À Cambrai 8 décembre [1697] 44
523. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 23 mai [1698]. 45
524. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 30 mai [1698]. 46
542. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 6 septembre [1698]. 47
551. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 27 septembre [1698]. 47
553. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 10 octobre [1698]. 48
568. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 14 décembre [1698]. 48
569. À PIERRE CLÉMENT [Vers le 14 décembre 1698]. 48
570. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À Cambray, 19 décembre [1698]. 49
571. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 26 décembre [1698]. 49
578. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 16 janvier [1699]. 50
1121. À LA DUCHESSE DE MORTEMART. À Cambray, 9 janvier 1707. 50
Fénelon maintient secrètement le contact 53
De FÉNELON avec les réponses de Madame GUYON. 4 (?) Mai 1710. 53
œuvres & Opuscules spirituels 63
Réfutation du Père Malebranche 65
Le Gnostique de saint Clément 77
CHAPITRE III De la vraie Gnose. 77
CHAPITRE XI : Le gnostique est déifié. [217] 80
Explication des Maximes (29 janvier 1697) 87
Instruction pastorale sur l’Explication des maximes (15sept1697) 93
Propositions des Maximes justifiées par de saints auteurs (15 décembre 1698) 97
I. Lettres et opuscules spirituels 103
Comtesse de Gramont (1640 ?-1708) 123
175. À LA COMTESSE DE GRAMONT. Samedi, 2 juin [1691]. 124
322. À LA COMTESSE DE GRAMONT. À Issy, 25 mai [1689]. 125
Relevé partiel corrigé de correspondance 127
Dom François Lamy (1636-1711) 129
696. À DOM FRANÇOIS LAMY. À C[ambrai] 13 déc[embre] 1700. 129
766. LSP 6. À DOM FRANÇOIS LAMY . À Tournay 26 octobre 1701. 130
1034. À DOM FR. LAMY. À C[ambrai] 11 février 1705. 131
1132. LSP 7. À DOM FR. LAMY. À C[ambrai] 25 mars 1707. 132
1219. À DOM FRANÇOIS LAMY. [juillet 1708]. 133
766. À DOM FRANÇOIS LAMY. À Tournay 26 octobre 1701. 135
1132. À DOM FR. LAMY. [À Cambrai] 25 mars 1707. 137
1189. À DOM FRANÇOIS LAMY. À Cambray, 4 janvier 1708. 138
1217. À DOM FRANÇOIS LAMY. À C[ambrai] 22 juin 1708. 138
1297. À DOM FRANÇOIS LAMY. [À Cambrai] 21 avril 1709. 139
Lettre au P. Lami sur la grâce et la prédestination 140
Duc (1656-1712) puis duchesse (-1752) de Chevreuse 143
433. À UN AMI [CHEVREUSE OU BEAUVILLIER]. 3 Août 1697. 144
626. AU DUC DE CHEVREUSE. 31 août 1699. 144
627. AU DUC DE CHEVREUSE [Après le 14 septembre 1699] . 145
633. AU DUC DE CHEVREUSE [vers le 4 novembre 1699]. 146
639. Au DUC DE CHEVREUSE. 30 décembre 1699. 147
642. Au DUC DE CHEVREUSE. 27 janvier 1700 149
856. AU DUC DE CHEVREUSE. À C[ambrai] 7 septembre 1702. 151
912A. LE DUC DE CHEVREUSE A FÉNELON. À Dampierre, ce 16e mai 1703. 152
1128. Au DUC DE CHEVREUSE. À C[ambrai], 24 février 1707. 152
1144 Au DUC DE CHEVREUSE. À C[ambrai] 17 mai 1707. 153
1266. Au DUC DE CHEVREUSE. À C[ambrai] 3 décembre 1708.. 154
LSP 148. *Au DUC DE CHEVREUSE (?) 154
1647. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. À C[ambray], 20 février 1713. 157
1675. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. À C[ambrai], 3 [mai] 1713. 158
Duc (1648-1714) et duchesse (-1733)de Beauvillier 160
857. Au DUC DE BEAUVILLIER. À C[ambrai], 7 septembre 1702. 161
865. Au DUC DE BEAUVILLIER. Au Casteau-Cambresis, ce 5 octobre [1702 ou 1703?]. 162
1950. À LA DUCHESSE DE BEAUVILLIER. À Cambray, 28 décembre 1714. 163
Madame de la Maisonfort (1663-après 1717) 165
LSP 145* A MADAME DE LA MAISONFORT 169
LSP 206.*A MADAME DE LA MAISONFORT 170
LSP 207.* A MADAME DE LA MAISONFORT 171
LSP 208* A MADAME DE LA MAISONFORT 171
LSP 209.*A MADAME DE LA MAISONFORT [Avant mai 1697] 172
LSP 174.*Au VIDAME D’AMIENS (?) [1706-1707] 175
1148. Au VIDAME D’AMIENS. 31 mai 1707. 176
LSP 183*. AU VIDAME D’AMIENS. [1710 ou 1711 ?] 179
Marquis de Fénelon (1688-1746) 181
1662. Au MARQUIS GABRIEL-JACQUES DE FÉNELON. Samedi 1er avril 1713. 182
1690. Au MARQUIS DE FÉNELON. Dimanche 28 mai 1713. 182
Charlotte de Saint-Cyprien (~1670-1747) 185
Choix de citations extrait de la série complète des lettres 186
Reprise de la série complète des lettres : 189
LSP 26. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN (?) [début janvier 1689] 189
LSP 17. L.37 & L.329S . À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 21 août [1695 ou 1696]. 190
LSP 14. L.339. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 30 novembre. 192
LSP 15. L.342. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Versailles, 10 décembre [1695]. 193
LSP 19. L.344S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 25 décembre [1695 ou 1696 ?] 194
LSP 16. L.363S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Mardi au soir, 7 août [1696 ?]. 204
376S. à la sœur CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Samedi 15 décembre [1696]. 206
LSP 18. 380S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. [août 1695 - janvier 1697]. 206
LSP 20. L.1437. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray 17 janvier 1711. 207
LSP 22. L.1514. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 25 décembre 1711. 209
LSP 21. L.1776. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, ce 10 mars 1714. 211
Duchesse de Mortemart (1665-1750) 212
L’opinion de Fénelon et d’un proche 216
Choix de citations extrait de la série complète des lettres 217
Analyse de la correspondance. 224
Le successeur dans la filiation ? 224
1239. AU DUC DE BOURGOGNE A Cambray le 16 septembre [1708]. 232
1972. Au DUC DE BOURGOGNE [vers 1702] 233
À des correspondants connus 235
153. À LA DUCHESSE DE NOAILLES. [Vers 1690]. 236
668 A. De SŒUR A.-M. DES FONTAINES A FÉNELON [20 juillet 1700]. 239
761. Au MARQUIS DE LOUVILLE. À Cambray, 10 octobre 1701. 239
1027. LSP 1. À JOSEPH-CLÉMENT DE BAVIÈRE, ÉLECTEUR DE COLOGNE. À Cambray, 30 décembre 1704. 240
1261. À MICHEL CHAMILLART [20 novembre 1708]. 242
1124. À G. DE SÈVE DE ROCHECHOUART [Février 1707?]. 245
1954. Au P. LE TELLIER [6 janvier 1715]. 246
355. LSP 23. À UNE RELIGIEUSE. [À Versailles, avant le 13 mars 1696 ?]. 247
1953. À UNE RELIGIEUSE. À Cambray, 30 décembre 1714. 248
1567. LSP 24. À LA MÈRE MARIE DE L’ASCENSION [M.-M. DE CHANTÉRAC]. 19 juillet 1712. 254
1975. LSP 127. À UNE DAME. 1714. 265
Il s’agit essentiellement de « morceaux choisis » par les disciples pour l’édition de 1718. 267
LSP 163*. À UN JEUNE HOMME 267
LSP 4*À UN SUPÉRIEUR DE COMMUNAUTÉ 269
LSP 86. [Réponses] À UN SEIGNEUR DE LA COUR 273
LSP 158.*A UNE MÈRE DE FAMILLE 286
LSP 491.*« SOYEZ SIMPLE[...] » 290
LSP 146.* « VOUS ME FAITES UN VRAI PLAISIR…» 292
LSP 147.* « J’AI VU N... » 293
LSP 149*. POUR LA PERSONNE… 294
LSP 204.*« JE PRENDS TOUJOURS GRANDE PART[...] » 295
LSP 155*. « VOUS NE SAURIEZ ME DIRE… » 296
LSP 156.*« JE NE SUIS POINT ÉTONNÉ[...] » 297
LSP 157.*« JE CROIS QUE VOUS DEVEZ ÊTRE[...] » 298
LSP 159.*« VOUS NE DEVEZ POINT[...] » 299
LSP 178.*« JE SUIS DANS UNE HONTEUSE LASSITUDE[...] » 300
LSP 181*. « C’EST À N... À SE LAISSER… » 300
LSP 182.*« N... VOUS DIRA COMBIEN [...] » 301
LSP 185.*« JE NE DOUTE POINT[...] » 301
LSP 186*« SUIVEZ LA VOIE… » 302
LSP 188.*« JE VOUS SOUHAITE[...] » 302
1889. LSP 216. A***. 18 août 1714. 305
TABLE REDUITE
Table des matières
Choix établi & présenté par Dominique Tronc 3
Le témoignage de madame Guyon 12
Fénelon défend madame Guyon 27
Fénelon maintient secrètement le contact 47
œuvres & Opuscules spirituels 57
Comtesse de Gramont (1640 ?-1708) 117
Dom François Lamy (1636-1711) 123
Duc (1656-1712) puis duchesse (-1752) de Chevreuse 137
Duc (1648-1714) et duchesse (-1733)de Beauvillier 154
Madame de la Maisonfort (1663-après 1717) 159
Marquis de Fénelon (1688-1746) 175
Charlotte de Saint-Cyprien (~1670-1747) 179
Duchesse de Mortemart (1665-1750) 206
1 Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, CRIN 36, 2000, « Bibliographie chronologique (1940-2000) ».
2 Fénelon, Œuvres spirituelles, Introduction et choix de textes par François Varillon S.J, Aubier, 1954 ; François Trémolières, Fénelon et le sublime, Littérature, anthropologie, spiritualité, Honoré Champion, 2009.
3 L’authenticité de la correspondance avec la « Dame directrice » ne sera reconnue qu’en 1907 par un érudit d’origine suisse.
4 Madame Guyon, Correspondance Tome I Directions spirituelles, Honoré Champion, 2003 [CG], [ échanges avec Fénelon : « I. La ‘correspondance secrète’ en 1688 et 1689, II. Le ‘complément’ de l’année 1690. III. Lettres écrites après 1703, 215-564 ] - Synthèse avec des additions : La direction de Fénelon par madame Guyon, présentation par Murielle et Dominique Tronc, 2015, web.
5 Nous bénéficions de l’édition assemblée par I. Noye et publiée en 2007. Elle achève la monumentale Correspondance de Fénelon [CF] sous le titre fort discret de Suppléments et corrections. Il s’agit du tome XVIII et dernier de l’entreprise. Il livre à la suite de diverses lettres retrouvées : « II. Lettres spirituelles » [LSP], 87-223. Ces « pages détachées » sont accompagnées de renvois aux lettres éditées dans les tomes II, IV, VI, VIII, XII (1972 à 1999). – Nous allons recourir largement à ce [CF 18].
6 Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Volume second contenant ses lettres spirituelles, A Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718 [OS 2].
7 Comparé par exemple aux Moralistes du XVIIe siècle assemblés par J. Lafond, « Bouquins », Robert Laffont, 1992.
8 Des correctifs furent apportés par A. Delplanque (1907), par la Revue Fénelon (1911-1812) dirigée par E. Griselle, par Jeanne-Lydie Goré (1957), par Mino Bergamo (1994), par Irénée Noye (2007), par F. Trémolières (2009).
9 desengaño : désillusion, désenchantement. Attribué à des auteurs de la fin du siècle d’or espagnol.
10 Sobriquet attaché à la ‘veuve Guyon’ par des ecclésiastiques jaloux ou incompréhensifs : c’est le cas de son inventeur Tronson, malgré son honnêté rare. Tronson (1622-1700) fut le directeur de Saint-Sulpice et le confesseur du jeune abbé.
11 « Maintenant quand je découpe, je n’ai plus en esprit que le principe. Mes sens n’agissent plus ; seule ma volonté est active. Suivant les lignes naturelles du bœuf, mon couteau pénètre et divise, tranchant les chairs molles, contournant les os, faisant sa besogne comme naturellement et sans effort. Et cela sans s’user… » (Tchoang-tseu, chap. 3, B, traduction Léon Wieger, Cathasia, 1950).
12 La « nature » est aujourd’hui perçue autrement depuis Darwin, mais chez Fénelon on découvre un beau lyrisme – qui l’interprète ‘au second degré’ selon la perception unifiante mystique commune à diverses traditions : « Mais parce que Vous êtes trop au-dedans d’eux-mêmes, où ils ne rentrent jamais, Vous leur êtes un Dieu caché […] tout ce qui n’est point Vous disparaît, et à peine me reste-t-il de quoi me trouver encore moi-même… » [OP 1, 44-45].
13 Le choix de recourir à des notes assez étendues permet de ne pas rompre une première lecture à but méditatif de « Fénelon par lui-même ». - Nous y reportons ce qui est moins « mystique », mais témoigne de résistances diverses de dirigé(e)s comme du soin dévoué du directeur archevêque (il est comparable en cela à celui de l’évêque François dans son pauvre diocèse). Nous y reportons les très précieuses notices d’Orcibal [O] et de Noye [N].
14 [CF] n° impairs, en fin des volumes.
15 « Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien », Honoré Champion, 2009, [EG], ‘dossier’ précédé d’une brève synthèse : « Années d’épreuves et stratégie inquisitoriale », 14-30, situant les événements de la période couvrant la majorité des documents livrés dans le présent volume. Ces événements succèdent à ceux, mieux connus, d’une ‘période publique’ qui prend fin en 1695 (elle couverte par le Crépuscule des mystiques de Louis Cognet).
16 Qui n’était pas un médiocre même s’il reste à l’ombre de sa « dirigée ». Voir François La Combe (1640-1715), Correspondance avec Mme Guyon, Œuvres, Etudes, assemblées par D. Tronc, hors commerce, 2016.
17 Nous avons procédé par travail exhaustif opéré sur des volumes de la [CF]. Nous pouvons fournir à des chercheurs les échafaudages : OCR, etc. Ils pourraient facilement être publiés.
18 Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même, Honoré Champion, 2001, [VG] - Un manuscrit autobiographique fut livré partiellement à Bossuet sous promesse non tenue de confidentialité. Le projet d’édition souleva par la suite de sérieuses objections au sein du cercle guyonnien. Il fut mené à terme en 1720 par le pasteur Poiret opérant sur le manuscrit tardif dit d’Oxford. Cette source fut alors révisée, réordonnée et parfois atténuée. Ses extraits sont donnés ici en caractères romains. Nous la complétons en italiques par les feuillets ôtés par le duc de Chevreuse (v. note suivante) : il s’agit du recueil de Saint-Sulpice qui s’avère très proche du manuscrit découvert au XXe siècle à Saint-Brieuc.
19 [3.9.10 = troisième partie de [VG] chapitre 9, § 10 (page 750)] - Ici débutent les feuillets dont Madame Guyon avait demandé le 1er septembre 1694 au duc de Chevreuse leur suppression lors de la communication de ses écrits aux examinateurs d’Issy (ils se réunirent - sans jamais la convoquer - en fin d’année et au début de l’année suivante) : « Pour tout ce qui regarde St B. [= Fénelon] autant qu'il y aura de feuillets … il les faut ôter absolument, car rien ne me peut obliger à confier ma vie. Je l'ai fait à Mr de M[eaux = Bossuet] par excès de bonne foi, mais si je me fusse souvenue de ces endroits je les eusse ôté. » Utilisés par Bossuet ils furent publiés par l’érudit d’origine suisse Masson en 1907.
20 Sortie du couvent-prison de la Visitation le 13 septembre 1688 : « la dite Dame Guyon, par ordre du Roi, fut rétablie en sa première liberté, et après que Sa Majesté fut informée que cette Dame avait sacrifié par charité une somme considérable en faveur d'une Demoiselle qui se trouvait en péril dans le monde à cause de sa beauté et qui est devenue religieuse par le moyen de cette charitable Dame. »
21 Petit village sur la Mauldre, à l’ouest de Versailles. La Duchesse de Charost y avait une « maison de campagne ».
22 Omission propre à la source.
23 A l’époque où se situe cet épisode, l’abbé de Fénelon a trente-sept ans. Épaulé par Bossuet, il sera nommé précepteur du dauphin l’année suivante.
24 J’allège en omettant le début et la fin de ce chapitre 10. La variante donnée en italiques est commune aux sources de Saint-Sulpice et de Saint-Brieuc. Elle éclaire le manuscrit principal tardif actuellement à Oxford. Ce dernier commence son chapitre 10 par la soudure rédigée plus tardivement : « Je ne saurais plus rien écrire de ce qui me regarde. Je ne le ferai plus, je porte souvent la peine des âmes pour les en délivrer. J’ai oublié de dire… ». L’expérience a été en effet chèrement acquise, suite à l’indélicatesse de Bossuet ! Quant au « récit des prisons », il restera manuscrit jusqu’à son édition par madame Gondal puis par nous-mêmes, Vie, 4e partie. Puis on reprend infra Oxford en caractères romains.
25 Le 4 octobre.
26 Tout ceci reste largement inexpliquable scientifiquement de nos jours (2015) et semble une invention de l’imagination pour qui n’a pas connu une expérience mystique de correspondance reçue. Nous abordons le nœud délicat « souvent occulté qui explique les doutes de critiques jusqu’à nos jours les mieux disposés… », dans le récit-synthèse qui ouvre Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements de interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Documents biographiques…, Honoré Champion, 2009, 15-30 ; dans Madame Guyon, Œuvres mystiques, 2008, Présentation, 38 sq. ; dans de nombreux témoignages traditionnels repris dans Expériences mystiques en occident, vol. I à III, Les Deux Océans, 2012-2014 (volumes III à V à paraître).
27 L’abbé de Fénelon fut précepteur de Louis de France, duc de Bourgogne, né au château de Versailles le 6 août 1682, brièvement dauphin (1711-1712).
28 La rédaction de la Vie par elle-même s’est étalée de 1682 à 1709 avec de fréquente reprises. Le compte-rendu présent est proche de l’événement.
29 Elle écrit à Fénelon le 15 juin 1689 : « Ce que l'on veut aussi que je vous déclare, c'est que vous ne serez point conduit par les fortes croix, par les peines violentes, mais par les faiblesses des enfants. C'est cet état d'enfance qui doit être votre propre caractère : c'est lui qui vous donnera toutes grâces. »
30 Titre de l’ouvrage de Constantin de Barbanson (1582-1631) apprécié des mystiques du siècle. Mme Guyon cite largement Constantin dans ses Justifications (1694).
31« Je vous l’ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n’avais point de commerce [spirituel] de lettres avec vous. » (Lettre 85, octobre-novembre 1688). V. la discussion de Masson, Correspondance secrète…, 1907, « Introduction », p. XXXVI-XXXVII, soulignant les rapports probables entre le supérieur des Nouvelles Catholiques et la fondatrice à Gex.
32Masson avait coupé les passages présentant à ses yeux des longueurs spirituelles jugées de peu d’intérêt ; Orcibal a édité les lettres de Fénelon sans la correspondance passive de madame Guyon (il était prévu une édition séparée des lettres de madame Guyon).
33 [CF] édite en deux « lettres » séparées 1373 et 1373A les séquences des questions de Fénelon puis de leurs réponses par Madame Guyon : aussi chaque « lettre » présente une séquence - non numérotée - de paragraphes disjoints au niveau du sens…
34 Repris de [CG 1], 216 sq.
35 Madame Guyon, Correspondance Tome I Directions spirituelles, op.cit. [CG 1], « Une relation mystique (Murielle Tronc) », pages 216-224.
36 On a perdu une moitié de la correspondance Fénelon-Guyon probablement « des débuts » (Fénelon est « exilé » à Cambrai en 1695 et Mme Guyon sera bientôt emprisonnée), car on sait que quatre volumes manuscrits qui existaient dans la bibliothèque des Théatins furent dispersés à la Révolution. Le premier fut édité dès le XVIIIe siècle par Dutoit (reconnu authentique en 1907 par Masson) ; nous avons édité le second, découvert par I. Noye, en [CG 1] ; les deux derniers restent des « Anonymes » à découvrir, probablement de l’écriture très reconnaissable de « put » (du Puy).
37 De l’édition du même volume [CG 1].
38 C’est l’interprétation du duc de Saint-Simon dont on connaît les descriptions parfois féroces suite au mariage manqué avec une fille Beavilliers (qui rentre au couvent faute à l’abbé de Fénelon). Pour apprécier le style inimitable du duc, on lira au tome 1, chap. 17 [1695] 283 sq. (Chéruel, rééd. 1966), la célèbre rencontre avec Mme Guyon, « Il la vit , leur esprit se plut l'un à l'autre, leur sublime s'amalgama. » ; au t. 1, ch. 27 [1697] 422 sq., « le célèbre tour que fit si prestement M. de Cambrai de se confesser à M. de Meaux, pour lui fermer la bouche » ; au t. 11, ch. 22, 434 sq., « un grand homme maigre , bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent », mais aussi « la sagesse et la douceur de son gouvernement, ses prédications fréquentes dans la ville et dans les villages, la facilité de son accès, son humanité avec les petits ». – Nous citerons dans ce volume le duc dont nous avons assemblé un choix d’extraits : Mémoires de Saint-Simon concernant Fénelon, Madame Guyon et leurs proches, 2016, hors commerce.
39 Né le 17 janvier 1622, Louis Tronson était le fils d'un secrétaire de cabinet et de Marie de Sève. Élève du collège des Grassins, licencié en droit canon, prêtre en décembre 1647, il acquit une charge d'aumônier ordinaire du Roi le 23 décembre 1654. Entré à Saint-Sulpice le 1er mars 1656, il devint supérieur de la Solitude, puis, quand M. de Bretonvilliers fut élu supérieur, premier directeur (1657). Supérieur général de la congrégation le 1er juillet 1676, il s'établit à Issy en 1687, et mourut le 26 février 1700. (Orcibal [O], Lettre 1 note 14, [CF] 10).
Sur le lien avec Fénelon, en note 16 Orcibal cite Bremond évoquant une « curieuse lettre, entortillée, maladroite, qui nous révèle, à nous, une foule de choses, mais qui n'en veut dire qu'une, à savoir que Fénelon s'est converti à la sainteté. Ces bonnes nouvelles, une âme pudique ne les crie pas très haut ni d'emblée. De là ces détours, cet embarras, ce long début sur l'union de grâce qui s'est nouée entre lui et M. Tronson. Qu'importe ? Sa vie est orientée désormais. Parfait dès cet instant ? Non pas, ni aujourd'hui, ni demain. Mais il ne cessera pas de vouloir l'être. Ne cherchez pas ailleurs son secret » (Les plus belles pages de Fénelon, Paris, 1930, 25) ».
40 Un trimestre auparavant Mme de Maintenon écrivait le 15 novembre 1695 à l’archevêque de Paris : « …nous parlâmes de Mme Guyon ; il ne change point là-dessus, et je crois qu’il souffrirait le martyre , plutôt que de convenir qu’elle a tort ». Depuis, le 27 décembre, Mme Guyon a été arrêtée. Le duc de Beauvillier vient d’écrire le 29 février 1696 à M. Tronson : « Quoi ! dans un temps où M. de la Reynie vient, pendant six semaines entières, d’interroger Mme Guyon sur nous tous, quand on la laisse prisonnière, et que ses réponses sont cachées avec soin ; M. de Cambrai, un an après MM. de Paris et de Meaux, s’aviserait tout d’un coup de faire une censure de livres inconnus dans son diocèse ! » Nous résumons ici les points utiles à la compréhension des événements relevés par [O].
41 M. de Paris (Harlay), M. de Meaux (Bossuet), Mgr l’évêque comte de Chaalons (Noailles), M. de Chartres (Godet des Marais). « Ces ordonnances qui se succèdent d’octobre 1694 à fin novembre 1695 forment la base canonique dont il faut partir pour déterminer la teneur des critiques de fond … s’y adjoindra par la suite une immense littérature secondaire de controverses et de libelles… » (v. Madame Guyon, Œuvres mystiques, 2008, « Les Ordonnances » sont analysées pages 64-66.)
42 Accabler remplace déchiré, rayé. [O].
43 « J’ai eu de grands commerces avec M. de Cambrai qui roulent toujours sur Mme Guyon. Nous ne nous persuadons ni l’un ni l’autre » : [O] cite Mme de Maintenon écrivant le 8 mars à Noailles.
44 L’expression fait « partie de l’arsenal anti-quiétiste de Nicole » [O].
45 Donner de l’autorité, du crédit.
46 Expression malheureuse utilisée par l’aumônier de Lourdes « converti » par Lacombe, confesseur de Mme Guyon qui avait reconstitué en prison un cercle spirituel : « La petite église d’ici vous salue, illustre persécutée ». Elle provoquera bien des peines à la prisonnière. Voir Les années d’épreuves… [EG], 164 sq. – Mme de Maintenon lisait les compte-rendus d’interrogatoires.
47 Récit du rêve du mont Liban, Vie par elle-même, 2.16.7, confié imprudemment sous le sceau du secret ! à Bossuet. – Ce récit s’apparente à celui de Marie des Vallées µ…
48 Orcibal signale une lettre de fin mai 1694 à l’écuyer Foucquet mourant dont voici l’extrait « d’une mère qui a des enfants » : « Je vous envoie la bénédiction du petit Maître. Partez, âme bienheureuse, et allez recevoir la récompense réservée à tous ceux qui, comme vous, seront à Lui sans ménagement ni retour. Allez entre Ses bras, préparez le lieu, priez pour les enfants et pour la mère : qu’ils ne s’écartent jamais ni pour le temps ni pour l’éternité de la volonté suprême et adorable. Allez, partez au nom du Seigneur, et que nous soyons unis dans l’éternité comme nous l’avons été dans le temps. J’espère de la bonté de Dieu que je serai présente au moment de votre mort en esprit et de cœur pour vous recevoir avec le petit Maître qui vous attend. Soyez mon ambassadeur auprès de Lui pour Lui dire que je L’aime. » (Madame Guyon, Correspondance Tome II Combats, [CG 2], pièce 176).
49 Mme de Maintenon avait fait délivrer Mme Guyon de son premier emprisonnement du 29 janvier au 13 septembre 1688 à la Visitation Saint-Antoine.
50 Décréditer, ôter la réputation.
51 En jugeant des livres qui contiennent des erreurs formelles par les sentiments.
52 Omission signalée par des points de suspension sans l’usage traditionnel de crochets au début (ou à la fin) des textes retenus, car ne pouvant présenter d’ambiguité avec des points de suspension propres aux sources.
53 « Né vers 1640, clerc du diocèse de Périgueux, prieur de Pontu, séminariste à Saint-Sulpice du 14 juillet 1662 à 1668. Il assista le 15 août 1668 au mariage de son frère David-François avec la nièce de Fénelon. Il était certainement prêtre le 15 octobre 1670. Bien qu'il n'ait pas acquis de grades à Paris, des pièces d'archives lui donnent le titre de docteur en théologie. Il passa les années suivantes à la Mission de Périgueux, fondée par son oncle Jean. C'est sans doute alors qu'il reçut le prieuré de Parcoul. Sa première charge semble avoir été celle de supérieur et recteur du couvent Saint-Joseph des Carmélites déchaussées de Bordeaux. Cette nomination fut approuvée le 8 juin 1675 par le nonce Fabr. Spada. En 1681 il était réélu pour la troisième fois et l'acte était confirmé le 8 avril par les vicaires capitulaires. Il était encore supérieur en 1695. Mais, dès 1676, M. de Sarlat souhaitait avoir pour vicaire général le beau-frère de sa petite-nièce. Hésitant l'abbé de Chantérac s'adressait à M. Tronson qui l'encouragea le 19 décembre 1676 à accepter, sans abandonner pour autant les carmélites. Chantérac représenta son évêque aux assemblées provinciales de 1681 et de 1685 et fit si bien que Fénelon put écrire le 2 août 1697 au Pape que l'abbé « avait été le principal soutien de son oncle l'évêque. » Pendant cette période, il restait en rapports étroits avec M. Tronson. C'est à celui-ci que la prieure de Bordeaux, Marie-Madeleine du Saint-Sacrement, adressait les lettres destinées à Chantérac : le 8 décembre 1680 le sulpicien lui répondait que l'abbé était toujours en bonne santé et qu'il se disposait à retourner bientôt à Bordeaux. […] A la charge de vicaire général se joignit la dignité de prévôt du chapitre de Sarlat dont nous le voyons pourvu en 1686, le 19 décembre 1689 et en 1694 et il n'y eut de successeur qu'en 1695. Néanmoins Godet-Desmarais, qui tenait à s'entourer de « bons ouvriers », le nomma avant le 11 novembre 1690 chanoine de Chartres. A la fin de 1694, Fénelon lui cédait le prieuré de Carennac et bientôt il l'appelait auprès de lui à Cambrai comme vicaire général. Il y devint archidiacre de Brabant et mourut à Périgueux le 20 août 1715. » (Orcibal [O], [CF] tome I, ch. II, App., note (36)).
54 524A. DE L'ABBÉ DE CHANTÉRAC A FÉNELON. A Rome, 31 mai 1698. … Les expressions de bonne amie, dont vous vous servez en parlant d'elle, et les louanges que vous lui donnez, jointes à l'application que vous avez à excuser ses sentiments, servent de prétexte à douter s'il est vrai que vous condamniez sincèrement ses livres, et si en effet vous n'avez point eu dessein de les excuser en faisant le vôtre. …
55 Le destinataire est un « saint prélat qui sert l’Eglise avec zèle depuis tant d’années ». Il serait le tuteur des enfants du frère aîné de Fénelon selon Orcibal.
56 « Allusion probable à la sœur Rose, oracle de J.J.Boileau qu’elle animait contre Mme Guyon. Allusion possible à Catherine Gary que Ledieu appelle ‘la dévote de M. de Meaux’ » [O]. On pense aussi à l’imaginaire de la sœur Cornu qui impressionnait si fort Bossuet.
57 De mémoires rédigés en latin se détache des traductions de son livre.
58 Madame Guyon vient d’être interrogée par le terrible d’Argenson qui a succédé à l’honnête La Reynie. Bossuet écrit à son neveu à Rome : « La liaison de la Dame avec lui est manifeste. »
59 « Ce bruit n’avait d’autre fondement que la mort à la Bastille d’une femme qui servait Mme Guyon. Il fut néanmoins largement répandu en France et même à Rome où le cardinal de Bouillon l’aurait propagé. » [O]. Cet ambassadeur de France représentait les intérêts du roi. La femme fut placée auprès de la prisonnière pour l’espionner, puis finalement « l’on espérait que l’aumônier en tirerait bien des choses contre moi et que le témoignage d’un mourant pourrait être d’un grand poids. Mais le transport lui prit, elle leur dit du bien de moi… » On lira le récit haletant de leur cohabitation dans Les années d’épreuves…, « Le ‘mouton’ », pages 388-391, reprise de La Vie par elle-même, 4. Les prisons… , chapitre 6, pages 955-959. Puis « On me donna une autre fille… » : le récit de la nouvelle cohabitation figure au chapitre 7 de la même Vie, pages 963-965. Ne reste donc libre que le choix du sujet…
60 Prudence liée à la liberté conditionnelle de Mme Guyon sortie récemment de la Bastille (juin 1703). – Certains écrits « de N. » seront édités par Poiret comme Discours Spirituels.
61 Pièce 295 de la Correspondance Tome I Directions spirituelles [CG 1]. Lettres [CF] 1373 et 1373A. La division en deux lettres séparées sans correspondance entre questions et réponses les rend presque incompréhensibles, rien ne signalant la disjonction d’un paragraphe au suivant. – La difficulté est d’autant plus grande par le « respect » de l’orthographe toute phonétique adoptée par Mme Guyon. C’est un cas unique dans la [CF]. On est ainsi sûr de ne pas faire dépendre Fénelon d’une encombrante directrice peu cultivée.
Nous annotons ici plus précisément que lors de notre édition antérieure [CG 1] par un choix large des notes [O].
Le manuscrit Coll. Rothchild A[utographes] se présente selon deux colonnes sur des folios (qui furent ensuite pliés en quatre). Fénelon écrivant en colonne de gauche de sa haute écriture, laissait la place libre à droite pour des réponses à venir de sa correspondante. Procédure simple et efficace car l’archevêque disposait d’un porteur et pèlerin bénévole voyageant discrètement de Cambrai à Blois puis prenant le même chemin du retour (il s’agissait du neveu marquis de Fénelon, ou du bon Dupuy ‘Put’, ou du chevalier écossais Ramsay…) On se reportera au volume Madame Guyon Correspondance I Directions spirituelles, pièce 295, 556 sq., pour des précisions érudites dont les positionnements au sein et entre les divers folios du manuscrit.
62 Ajout de la main du Marquis de Fénelon son neveu. V. infra la section qui lui est consacrée.
63 C’est l’époque des graves revers français face à deux génies militaires, Marlborough et le prince Eugène. Louis XIV décidera de tout risquer : « Je ne consentirai jamais à laisser approcher l’ennemi de ma capitale ». Villars sauvera la France d’une situation presque désespérée le 23 juillet 1712 par la bataille de Denain.
64 Il semble s’agir du Mémoire sur les raisons qui semblent obliger Philippe V à abdiqer la couronne d’Espagne (OF 7, 164-270) mais cela pourrait aussi être le « nouveau mémoire sur les affaires générales » cité dans la lettre 1370 à Chevreuse du 3 mai : «…je voudrais bien qu’après l’avoir lu vous le confiassiez à M. Dupuy pour en envoyer une copie à N…[Mme Guyon]. Je souhaite de tout mon cœur qu’elle voie tout ce que je pense, et qu’elle me redresse si le fond de son cœur est opposé à mes pensées. »
65 « Les Hollandais demandaient à Louis XIV de tourner ses armes contre son petit-fils roi d’Espagne. Villars déclara, en partant commander la dernière des armées du Roi, que « l’État se trouvant exposé au hasard d’une journée », il avait cru devoir, comme un bon sujet, « presser S.M. de faire la paix à des conditions dures, même en déclarant la guerre au roi d’Espagne ». Cette condition exorbitante fut refusée par Louis ; heureusement Villars fut victorieux… » [O].
66« Libérée de la Bastille le 24 mars 1703, Mme Guyon avait été placée sous la surveillance de l'évêque de Blois D. de Bertier et accueillie par son fils aîné Armand-Jacques, seigneur de Briare et de Champoulet, qui vivait à Diziers dans une terre de sa femme. Vers le milieu de 1706 elle voulut s'établir dans un autre domaine, Courbouzon, mais Pontchartrain refusa parce que ç'aurait été sortir du diocèse de Blois. Vers le 15 septembre, elle allait demeurer dans la maison des Forges, près Suèvres, et, au bout de trois mois, elle eut l'autorisation d'acheter à Blois une maison située au dessus des fossés du château. Elle y mourut en 1717, en très bons termes avec D. de Bertier » [O].
67 Duchesse de Mortemart, v. infra la section qui est consacrée à celle qui fut l’animatrice du cercle des disciples durant les indisponibilités de Mme Guyon et de Fénelon exilé. - Les noms des destinataires « p.D., put », plus bas « L’ab. De B., L’abé de Leschel, L’abbé Colas », sont rayés.
68 Cela se produira. Nous pensons qu’elle succéda à Mme Guyon.
69 « Langeron souffrait depuis au moins quinze ans d’une propension au sommeil dont il se moquait lui-même [...] Dès le 12 juillet 1710, il n’était plus en état de répondre à Mme de Noailles et allait mourir le 10 novembre suivant à Cambrai [...] » [O]. – Langeron étai un « ami intime » dont la perte désolera Fénelon. V. infra « A des correspondants connus », L. 667, note.
70 « Pendant sa mission à Rome, Chantérac avait déjà les jambes malades […] Une aggravation de sa maladie l’avait empêché de signer « à cause du tremblement continuel de ses mains » [ce qui suggère une maladie de Parkinson] le second testament qu’il avait passé à Cambrai le 20 juillet 1709 en faveur du séminaire et des pauvres. [...] il mourut à Périgueux le 20 août 1715… » [O].
71 Des intrigues jansénistes ? Mgr de Noailles, cardinal-archevêque de Paris est galllican, hostile aux jésuites et n’acceptera pas en 1713 la bulle Unigenitus suivi en cela par sept autres évêques. Fénelon se bat contre les jansénistes.
72 Né en 1668, neveu du premier évêque de Québec, il fut proposé par Fénelon et devint en 1709 archidiacre et official : la note d’Orcibal à la lettre 1373A donne sa biographie.
73 « Encouragé par Mme Guyon, Fénelon travailla à procurer un « petit évêché », comme Lombez, à l’abbé de Laval [...] La nomination de celui-ci à Ypres le 16 février 1713 parut un grand coup [...], mais il mourut dès le 24 août 1713. » [O].
74 Beaumont (Pantaléon de), fils de Henri de Beaumont et de Marie de Salignac, sœur consanguine de Fénelon, naquit en 1660 au château du Gibaut. Il fut associé à Fénelon, en 1689, en qualité de sous‑précepteur du duc de Bourgogne. La disgrâce qui accabla, au mois de juin 1698, les amis de Fénelon, obligea l'abbé à se retirer à Cambrai, où l'archevêque le fit son grand‑vicaire. Il est souvent désigné dans la Correspondance sous le nom de Panta. Nommé en 1716 à l’évêché de Saintes, il se concilia l’estime et la considération générale. Il mourut à Saintes en 1744.
75 « En particulier par son goût des recherches généalogiques : voir sa lettre du 4 mai 1710 à Clairambault. Mais Fénelon écrivait le même jour à l’érudit ! » [O].
76 Mme Guyon pouvait avoir reçu une copie du mémoire au P. Le Tellier de février 1710, où Fénelon annonçait : « Je me charge d’une explication claire et précise du texte de saint Augustin […] M. l’abbé de Langeron travaille actuellement pour faire une semblable explication du texte de saint Thomas… » [O].
77 Beauvillier aurait fait en 1689 de cet exempt des gardes du corps un gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne. Saint-Simon l’oppose à Isaac du Puy comme « dévot de bonne foi aussi et plein d’honneur, mais un des plus plats hommes de France ». Après sa disgrâce il allait parfois à Cambrai, mais l’archevêque n’approuvait pas qu’il « se mêla de direction » [O].
78 Armand-Jacques, qui accueillit à Dizier près de Blois sa mère à la sortie de la Bastille le 24 mars 1703. « Vers le milieu de 1706 elle voulut s’établir dans un autre domaine, Courbouzon, mais Pontchartrain refusa, parce que ç’aurait été sortir du diocèse de Blois. Vers le 15 septembre, elle alla demeurer dans la maison de Forges, près Suèvres, et au bout de trois mois, elle eut l’autorisation d’acheter à Blois une maison… » [O].
79 « Pierre Collas […] sans doute receveur des tailles à Montargis, cousin germain du mari de Mme Guyon, était un des cinq parents qui confièrent le 27 septembre 1683 la tutelle de ses enfants à Denis Huguet… » [O].
80 Le reste de la colonne est resté en blanc et de même f. 4v° sauf une annotation : « Cet écrit de la propre main de feu M. l’archevêque de Cambrai, mon grand-oncle, et les réponses en marge de Madame Guion, qui sont de la main de cette dame, doivent être de l’année 1710 qui est le temps où les armées commencèrent à se trouver dans le grand voisinage où elles furent de Cambrai, cette campagne et les deux suivantes. De semblables consultations à une dame par ce grand archevêque, montrent de quelle vénération sa mémoire est digne. J’atteste ces écritures comme les connaissant parfaitement. Le Marquis de Fénelon. » (Source : Coll. Rothschild A[utographes], XVII, t. V, 296).
81 [CF] lettre 1377. « Extrait d’une lettre de M. de Cambray », Aberdeen University Library, ms. 2746.
82Jour de l’Ascension. La neuvaine se terminerait donc la veille de la Pentecôte, qui tombait le 8 juin 1710. [O]
83 Entre 1710 et 1717, Madame Guyon eut auprès d’elle à Blois jusqu’à sept Écossais à la fois, ce qui explique la présence de ce manuscrit à Aberdeen. [O]
84 Faisant appel à diverses sources. Pour ne pas multiplier les notes, je donne en fin de citation leur référence [OC], [OP]... Voir la « Table des sources » supra. Les passages retenus peuvent comporter plusieurs paragraphes dont le dernier seul est référé.
85 La Démonstration de l’Existence de Dieu suit l’édition de la Réfutation : [OP 2], pages 507 à 682.
86 Réfutation, [OP 2], pages 327 à 505 et précieuse notice par J. le Brun, pages 1488 sq.
87 [OP 2], 85a : Oeuvres de Fénelon, Édition dite de Versailles, tome II, page 85, 1ere colonne.
88 [CF] lettre 277. A en croire Fénelon, « ces recueils informes écrits à la hâte et sans précaution, dictés sans ordre à un domestique qui écrivait sous moi, passaient aussitôt sans avoir été relus dans les mains de M. de Meaux… qui n’avait jamais lu les mystiques » [O].
89 Reproduit par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, P.U.F., 1956, 194-243, dont nous livrons un choix en signalant les fragments par [EP] paginé accompagnés d’un choix des notes [G].
90 « Il y a en cette vie un état habituel, mais non entièrement invariable où les âmes les plus parfaites font toutes leurs actions délibérées en présence de Dieu… » (Maximes des Saints, XXV, cit. [G], note 2).
91 [§4] L'orthodoxie de Fénelon qui d'ailleurs fait ici oeuvre de pédagogie spirituelle plus que de doctrine ne peut guère être mise en cause : sa conception de l'indifférence précise au contraire le cadre de notre devoir, tout d'obéissance à la volonté divine signifiée par la « loy et les préceptes ». Il ne saurait être suspect d'illuminisme et de trop accorder, à l'inspiration individuelle. [G]
92 C'est là la partie proprement ascétique de l'indifférence fénelonienne il faut ne point « occuper » notre esprit à des choses « indifférentes », mais le « désoccuper » des objets mêmes les plus anodins, susceptibles de le disperser par leur seule multiplicité. [G]
93 [§5] C'est la définition même du Pur Amour. Cf. Maximes. lre proposition : « On peut aimer Dieu d'un amour qui est une charité pure, et sans aucun mélange du motif de l'intérêt propre... Ni la crainte des châtiments, ni le désir des récompenses n'ont plus de part à cette amour. On n'aime plus Dieu ni pour le mérite, ni pour la perfection, ni pour le bonheur qu'on doit trouver en l'aimant... On l'aime néanmoins comme souveraine et infaillible béatitude de ceux, qui lui sont fidèles. On ,l'aime comme notre bien personnel. comme notre récompense, comme notre tout. Mais on ne l'aime plus pour ce motif précis de notre bonheur et de notre récompense. » Dans les Principales propositions du livre des Maximes Justifiées (III, p. 252), Fénelon citera ses garants et, entre autres, saint Bernard : « On trouve un autre degré plus sublime, et un amour plus digne, savoir quand le coeur étant purifié à fond, l'âme ne désire plus rien et n'attend plus rien de Dieu que Dieu. même... Car l'âme de ce degré ne désire plus rien comme rien, ni félicité, ni gloire, ni aucun autre bien par ,un amour particulier d'elle-même » (Serm. IX De diversis). [G]
94 [§6] Fénelon a de l'oraison passive et de la vie de Pur Amour une conception très souple. Bossuet en revanche fait consister la passivité en une ligature absolue des puissances, qui rend l'âme incapable de produira tout acte discursif. « Dieu, écrit l'évêque de Meaux, fait des hommes tout ce qu'il lui plaît, des emporte, les entraîne où il veut, fait en eux et par eux tout ce qu'il s'en est proposé dans son conseil éternel, sans qu'ils puissent résister; parce qu'il est Dieu, qui a, en sa main sa créature, et qui demeure maître de son ouvrage, nonobstant le libre arbitre qu'il lui a donné. Cette proposition est de la foi et paroît incontestablement dans les extases ou ravissements, et dans toutes les inspirations prophétiques (Instruction sur les États d'Oraison, liv. VII, N, 3).
C'est là une conception miraculeuse de la passivité, et en tout cas absolument exceptionnelle. Fénelon s'inscrit au contraire dans la tradition d'une mystique qui se garde bien de réserver à une impuissance absolue dont il est peu d'exemples, le nom de passivité : selon lui au contraire passivité et motions extraordinaires s'excluent. Après saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, il ramène la passivité à une lumière projetée sur notre vie, à une simple vue de Dieu et de notre néant » pacifiant nos aspirations complexes. [G]
95 C'est-à-dire : sans retour volontaire sur moi-même. [G]
96 Réfléchir par grâce contre son attrait » : la formule n'est pas très claire. Voici comment nous l'interprétons : L'oraison passive admettra des distractions involontaires et pratiquement inévitables à cause de notre faiblesse plus facilement que des méditations ou des efforts pieux qui la contraindraient dans une voie différente de la sienne. [G]
97 Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel, strophe XXVI / “Dès que l'âme, en effet, arrive à l'union intime avec Dieu, ses puissances spirituelles n'ont plus à agir et à plus forte raison ses puissances corporelles; l'union à Dieu par l'amour étant accomplie, le travail des puissances est terminé l'âme est arrivée au terme et n'a plus besoin de ces intermédiaires pour y parvenir. Aussi ce qu'elle fait alors avec le Bien-Aimé, c'est de rester dans cet exercice plein de suavité auquel elle est élevée, et de continuer à aimer et à aimer encore pour continuer cette union. C'est pourquoi elle demande que personne ne paraisse sur la montagne; de la sorte, la volonté seule se tiendra près du Bien-Aimé, et elle se donnera à lui avec toutes ses vertus de la manière qui a été exposée.” [G]
98 L'idée de la boule de cire revient souvent sous la plume de Fénelon qui l'emprunte à saint François de Sales, Traité de l'Amour de Dieu, IX: “Le coeur indifférent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir semblablement toutes les impressions du bon plaisir éternel... » [G]
99 Actes, 14, 24. Il s'agit de Paul et Barnabé. [G]
100 Fénelon ne songe point ici aux dons du Saint Esprit proprement dit — dons de conseil, de piété, de force, de crainte, de science, d'intelligence, de sagesse, qui tous perfectionnent l'exercice des vertus et facilitent l'oraison avant même qu'elle ne s'épanouisse en contemplation. Il envisage plutôt par « dons sensibles et miraculeux » les « consolations » ou phénomènes étranges dont parlent les saints. [G]
101 L'état passif est pour Fénelon l'attitude chrétienne fondamentale et la prise de conscience de l'habitation du Saint Esprit dans l’âme. [G]
102 [§48] Fénelon suit très exactement le texte de l'Aréopagite. Noms divins, 712 A (trad. Gandillac, P. 107) : " Mais en Dieu le désir amoureux est extatique. Grâce à lui, les amoureux ne s'appartiennent plus; ils appartiennent à ceux qu'ils aiment..." [G]
103 Théologie Mystique, 117 A; 997 B, ch. I (trad. Gandillac. p. 177). [G]
104 Cf. Confessions, XI, X. […] Manifestement Fénelon transcrit de mémoire une citation dont il conserve surtout le mouvement général. [§ 57] Trad. « Supposons un être en qui fasse silence le tumulte de la chair et les images de la terre, de l'eau, de l'air, et aussi des cieux : en qui l'âme elle-même se taise, et se dépasse en ne songeant plus à soi en qui se taisent pareillement les songes, les révélations, toute langue, tout signe, tout ce qui ne nalt que pour disparaltre oui, supposons un tel silence de toutes ces choses... puisqu'elles ont élevé leur oreille vers Celui qui les a créées; supposons qu'alors Celui-ci parle seul, non par elles, mais par lui-même; que nous entendions sa parole, non plus par la langue d'un être de chair, ni par la voix d'un ange, ni par le fracas de la nuée, ni par l'énigme d'une parabole, mais que ce soit lui-même, lui que nous aimons sans toutes ces choses, que nous entendions sans leur intermédiaire... supposons que ce contact se prolonge, que toutes les autres visions subalternes s'évanouissent, que celle-ci ravisse seule le voyant, l'absorbe, l'abîme en d'intimes félicités... » [G]
105 Le Gnostique de Saint Clément d’Alexandrie, publié par P. Dudon, Beauchesne, 1930, date tardive d’édition d’un texte majeur : Fénelon, malgré son rayonnement, fut assez mal représenté spirituellement. D’innombrables éditions omettent une face intime qui devait demeurer cachée durant les deux siècles qui suivirent sa mort.
Nous avons colligé et (rarement) corrigé le texte sur le ms. des Archives de Saint-Sulpice : François de Fénelon, La Tradition secrète des mystiques ou Le Gnostique de Clément d’Alexandrie, présentation par Dominique et Murielle Tronc, « Les carnets spirituels », Paris, Arfuyen, 2006.
106 Pour une approche convergente, “fénelonienne” par sa finesse, mais rédigée autour de 1820 : Leopardi, Zibaldone : « Malgré tous nos efforts, nous ne pouvons imaginer un mode d’être au-delà [page 602] de la matière qui ne soit pas néant. Nous disons que notre âme est esprit. La langue prononce le nom de cette substance, mais l’intelligence ne s’en fait pas d’autre idée que celle-ci : elle ignore de quoi il s’agit. »
Puis revenant sur ce thème philologique préféré : « …tous les mots [page 1224] qui ont, précisément et subtilement, exprimé une idée …ont toujours ou presque toujours, été universellement employés dans toutes les langues, par tous ceux qui conçurent et voulurent exprimer cette idée avec précision. Cette idée s’est ainsi transmise du premier individu qui la conçut clairement aux autres individus, puis aux autres nations… » (trad. Bertrand Schefer, Allia, 2003).
107 Du même poète : Zibaldone, [page 383] « …qu’il est sot de confondre l’absence de vérité avec l’absence de jugements, comme s’il n’existait que des jugements vrais ou comme si, du principe énoncé, résultait la nécessité d’un jugement vrai dans l’absolu et non d’un jugement vraiment utile et adapté à la nature de l’homme. »
108 Couvre les pages 330-368 du troisième et dernier tome de Les Justifications de Mad. J.M.B. de la Mothe Guion écrites par elle-même […] avec un Examen de la IX. & X. Conférence de Cassien, touchant L’état fixe de l’oraison continuelle, par feu Monsieur De Fénelon Archevêque de Cambrai, « Vincenti », A Cologne, Chez Jean de la Pierre, 1720. Également reproduit par Goré à partir des cahiers 6249-6257 des A.S.-S. Ici nous utilisons l’édition Poiret de 1720.
109 [Traité] De l’amour de Dieu. Livr.IX. Ch.14. (note Poiret).
110 De l’amour de Dieu. Livr.VI. Ch.11. (note Poiret).
111 Gen. 5. v.22.24. Ch.6 v.8,9. Ch.48. v.15. Ps.15 v.8. IV Rois 20. v.3. etc. (note Poiret.).
112 Fénelon, Œuvres I, édition présentée, établie et annotée par Jacques Le Brun, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, pages 573 sq.
113 Opuscule issu d’une lettre du 19 avril [1690 ?] sans doute adressée à Mme de Maintenon. (n. JLB, P1-1423).
114 Ne supporte pas de se voir
115 Lc, X, 41-42.
116 Sagesse, 16, 20-21.
117 OS 1, rappel : Oeuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon, Archevêque de Cambrai, Prince du S. Empire, Premier volume. A Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718.
118 Tradition du siècle depuis Benoît de Canfield, etc.
119 Le Banquet, 180b.
120 Le Banquet, 211a-b
121 Psaume 72, 26.
122 L’édition de référence [CF] respecte un ordre strictement chronologique ce qui noie la minorité spirituelle au sein de multiples « lettres d’affaires ». Son organisation rend difficile une lecture méditative. Par contre l’ordre par destinataire avait été choisi en 1848-1852 dans le huitième tome de l’édition [OC] dite de Paris au sein des lettres rassemblées sous le titre de Lettres Spirituelles (LSP 1 à 502) (OC 8). Mais l’ensemble était trop large, le spirituel voilant le mystique. Surtout il a été complété en 2007 par I. Noye qui propose des destinataires (en particulier la « petite duchesse » de Mortemart, probable successeur de Madame Guyon, apparaît enfin).
123 C’est la grande variable humaine, celle des tempéraments, abordée par la caractérologie à l’aide de divers classements, depuis la variété propre à un Lavater (1740-1801) jusqu’à la dichotomie propre à des modernes popularisés par un Mounier (1905-1950) et d’autres : introversion vs. extraversion, etc.
124 À l’ordre d’âge qui ne signifie guère au plan mystique et par ailleurs difficile à établir – à tout regroupement sur des critères « généralistes » arbitraires et peu significatifs intérieurement compte tenu de la variété des tempéraments.
125 [CF], Tome XVIII, « Suppléments et Corrections ».
126 Nous l’avons entrepris à notre usage et son « brouillon » est disponible sur demande adressée au webmaster de www.cheminsmystiques.fr.
127 À l’aide de fragments non repérés dans [CF].
128 [CF 3] note 1 à la lettre 23. Orcibal ajoute : « On ne doit pas la confondre avec Marie-Christine de Noailles, duchesse de Gramont (1672-1748), née le 4 août 1672, mariée le 12 mars 1687 à Antoine de Gramont, comte de Guiche, duc en 1695, plus tard maréchal de France. Veuve en 1725, elle mourut le 14 février 1748. « La colombe était une ardente disciple de Mme Guyon » selon Saint-Simon… » Nous avons un temps pensé à tort qu’elle pourrait avoir succédé à Madame Guyon. - Ni la confondre avec sa mère Mme de Noailles (1656-1748), épouse du maréchal, en relation parfois tendue avec Fénelon, dont une lettre figure infra.
129 [CF 18] « Lettres retrouvées ».
130 Ibid., v. note [N].
131 Et non [1695] selon [CF 18], page 19.
132 [CF 3], note 1 à L.295, 473-474. – v. le Dict. de Spir., 9.175.
133 LSP 7 est suivie de LSP 8 à 12 au même dom Lamy : CF 14, L.1189, 1217, 1297, 1398, 1405, non retenues.
134 Un bénédictin italien.
135 [OF 2]: Œuvres complètes de Fénelon, Tome deuxième, Paris, 1848, p. 159.
136 Charles-Honoré d’Albert, duc de Luynes, duc de Chevreuse (1656-1712). Il fut élève des petites écoles de Port-Royal, gendre de Colbert, beau-frère et ami du duc de Beauvillier, conseiller particulier respecté par Louis XIV, et après 1704, ministre d’État : « les ministres des affaires étrangères, de la Guerre, de la Marine et des Finances avaient ordre de ne lui rien cacher » (Pillorget, R. et S., France baroque, France classique 1589-1715, I. Récit, Laffont, 1995, 1162.)
Saint-Simon lui élève le « tombeau » suivant : « J’ai parlé ailleurs [...] de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes et les voulait persuader aux autres [...], mais toujours avec cette douceur et cette politesse insinuante qui ne l’abandonna jamais, et qui était si sincèrement éloignée de tout ce qui pouvait sentir domination ni même supériorité en aucun genre [...] C’est ce même goût de raisonnements peu naturels qui le livra avec un abandon qui dura autant que sa vie aux prestiges de la Guyon et aux fleurs de M. de Cambrai [...] Sa déférence pour son père le ruina, par l’établissement de toutes ses sœurs du second lit dont il répondit, et les avantages quoique légers auxquels il consentit pour ses frères aussi du second lit, et qui ne pouvaient rien prétendre sans cette bonté. Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là. [...] Le désordre de ses affaires, la disgrâce de l’orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfants, celle de ce parfait dauphin, nul événement ne put l’émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offrait tout à Dieu, qu’il ne perdait jamais de vue ; et dans cette même vue, il dirigeait sa vie et toute la suite de ses actions. Jusqu’avec ses valets il était doux, modeste, poli ; en liberté dans un intérieur d’amis et de famille intime, il était gai et d’excellente compagnie, sans rien de contraint pour lui ni pour les autres, dont il aimait l’amusement et le plaisir; mais si particulier par le mépris intime du monde… » (Saint-Simon, éd. Cheruel, tome 10, chap. 12.).
Voir [CF] T. III, n.15 page 155 sur l’origine de ses relations avec Fénelon et avec Mme Guyon.
137 Madame Guyon, Correspondance, Tome II, très nombreuses lettres transitant par Chevreuse.
138 « Quant au destinataire, c’est Chevreuse d’après Saint-Simon et Beauvillier selon toutes les autres sources » (CF 7, présentation de la L.433). La lettre se répandit dans toute la Cour et parut « une espèce de manifeste » : elle s’ouvre par « Ne soyez pas en peine de moi, Monsieur : l’affaire de mon livre va à Rome […] Je demande seulement au Pape qu’il ait la bonté de marquer précisément les endroits qu’il condamne… »
139 Les amis de Port-Royal qui avaient dirigé son éducation et avec lesquels il n’avait rompu, à cause de Mme Guyon, que vers 1693. Le portrait (ou la caricature) qu’en propose Fénelon, vise surtout Pierre Nicole… [O]
140 « Saisissante indication psychologique. » [O]
141 Ce court extrait n’est pas « spirituel » mais permet de situer les conditions vécues par l’archevêque et par le dauphin (qui sera critiqué).
142 « En 1667, les armées de Louis XIV conquièrent Ath. Vauban fera construire une fortification nouvelle entre 1668 et 1674. Cette imposante enceinte comprendra non moins de 8 bastions, reliés par des courtines, elles-mêmes protégées par des tenailles et des demi-lunes. » Bertrand, Histoire de la Ville d'Ath.
143 Maximilien-Emmanuel, électeur de Bavière, gouverneur des Pays-Bas espagnols. En mai 1699 l’émeute avait grondé à Bruxelles…[O]
144 Gen. XIII, 9.
145 Eph. IV, 23.
146 « Encore un mot bien guyonien […] » [O]
147 Lettre 640 B. LE DUC DE CHEVREUSE A FÉNELON. A Paris le 11e janvier 1700. Votre réponse, mon bon Archevêque, m'a fait un plaisir que je ne puis vous exprimer. Elle m'a découvert à mes propres yeux, elle a porté la lumière dans les endroits que la nature ne voulait point voir. Il me paraît clairement que tout ce que vous me dites est vrai. Il me semble même que depuis que vous me l'avez dit par votre lettre, la même chose m'est presque continuellement redite au-dedans. Je suis averti, et chaque avertissement tout prompt et léger qu'il est, porte sa conviction avec soi. Pour l'exécution, ce n'est pas la même chose. Il y a quelque changement en moi, mais très petit. Je cesse souvent d'écouter ces avertissements intérieurs dont l'impression s'efface dans le moment qu'on y est sourd, et je demeure enveloppé dans la foule de paroles et d'actions ou circonstances superflues. Cependant il me semble que j'ai bon courage, et votre lettre est pour mon coeur une loi inviolable dont il est bien résolu de ne se départir jamais. […] /, Mais, mon cher Archevêque, ce que vous me proposez d'excellent et dont le choix est bien difficile, c'est le commerce d'une personne avec qui l'on s'ouvre pleinement et sans réserve en toute simplicité. Je n'en vois qu'une qui ait pour cela tout ce qu'il faut, c'est-à-dire qui soit dans la voie, qui ait de la grâce, que je puisse voir assez souvent sans qu'on le remarque ou s'en étonne, qui soit franche et simple. C'est la Bon[ne] Pet[ite] Duch[esse][de Mortemart]. Mais je vois en elle bien des choses que je n'approuve pas et quoiqu'elles ne soient point essentielles, je ne pourrais lui parler franchement sans les lui dire. Apparemment cela ne lui conviendrait pas. Ces choses sont un peu trop de liberté en beaucoup de choses où une personne aussi avancée n'en devrait pas prendre. Cependant je n'en juge pas, et je n'aurai nulle peine à lier avec elle ce commerce de simplicité si vous le voulez. Je ne vois nulle autre personne qui me convienne pour cela, comme je viens de le dire. Car je doute que Marv[alière] y fût propre, ni même peut-être le B[on] D[uc][de Beauvillier] que je ne vois pas même assez de suite pour ce commerce, et je n'en sais nul autre. Mandez-moi donc votre avis sur cet article, ou plutôt votre volonté que je veux suivre en tout. Voilà, mon très cher Archevêque, ce que j'avais bien envie de répondre à votre dernière lettre. Vous pouvez juger si vous aviez raison de douter que votre franchise et votre ouverture me fit plaisir. Je sais que Dieu me parle par vous. Je sens que ce qu'il vous fait dire porte sa grâce avec soi. Je me sens ouvert et petit avec joie sous votre main, quoique nature en ait d'abord un peu de tristesse et de serrement, mais passager et sans suite. Je me sens enfin une liaison intime du coeur avec vous qui me porte et m'unit à Dieu. Je vous mande tout de suite et sans réflexion ce qui me vient dans le temps que j'écris, et je ne le relis point [fin de lettre très guyonienne [O]. Adieu, mon très bon, aimons-nous. Demeurez unis en notre Dieu sans entre-deux et pour toujours.
148 v. CF 3, L.240, n.2 sur cet homme de confiance de Beauvillier et de Madame Guyon.
149 En faveur de la duchesse de Mortemart, la B.P.D. ; voir infra, L.912A.
150 « On ne pouvait en effet trouver étranges ces rencontres de Chevreuse avec sa belle-sœur. » [O]
151 « Fénelon dénonce souvent les « racines » jansénistes de la formation de Chevreuse. … » [O]
152 « Ce n’est pas un hasard si Fénelon reprend ici un titre du P. Malebranche. » [O]
153 Matth. VI, 31 puis Ps. XLV, 11.
154 Témoignage qui suggère que la B[onne] P[etite] D[uchesse] de Mortemart devenue confidente en relation étroite avec Madame Guyon à la suite de Fénelon lorsqu’il fallait protéger l’archevêque juste avant l’enfermement « définitif » à la Bastille, pourrait avoir succédé dans la lignée puisqu’elle vécut jusqu’au milieu du siècle suivant.
155 Ephes. V, 16 : « … Et rachetez le temps, (parce que les jours sont mauvais) » (Amelote).
156 II Cor. VII, 3 : « …ni la vie, ni la mort (ne vous sépareraient jamais de mon cœur). » (Amelote).
157 Lettre qui souligne les difficultés rencontrées par le dauphin puis les épreuves vécues par l’ancien précepteur devenu dignitaire d’Église pendant les misères de la guerre. En petit corps.
158 Le vidame d’Amiens, fils du duc de Chevreuse.
159 Le fidèle Isaac du Puy, « fort honnête, fort droit, fort sûr… » selon Saint-Simon, renseignait encore le marquis de Fénelon en 1737.
160 Saint-Simon voudrait épouser une fille Beauvilliers, Mémoires, t.1, ch.8 [1694] ; l’orage menace les ducs et duchesses qui à la Cour « essuyèrent une désertion presque générale », Fénelon est « cassé », Mme Guyon est transférée à la Bastille, t.2, ch. 8 [1698] ; Beauvilliers responsable du voyage du duc d’Anjou déclaré roi d’Espagne, t.3, ch.3 [1700] ; le duc de Bourgogne deviendra Dauphin mais ce grand espoir sera vite déçu, t.6 [1708] & t.9 [1711] & t.10 [1712] ;
‘Tombeau’ élevé par le duc à Beauvilliers, t.11, ch.11-12, « On a vu ailleurs avec quelle grandeur d'âme, quel détachement, quelle soumission à Dieu, quelle délicatesse de totale dépendance à son ordre, il soutint l'orage du quiétisme, la disgrâce de l'archevêque de Cambrai , de ceux qui y furent enveloppés, et le péril extrême qu'il y courut […] la probité la plus innée, l'amour et la soif de la vérité la plus ardente et la plus sincère, la pureté la plus scrupuleuse, une présence de Dieu sensible, habituelle dans toutes les diverses fonctions et situations de ses journées… ».
161 Deux cit. latines : I Reg. X, 6 puis II Cor.VI, 13.
162 Autre appréciation positive de la B.P.D. après celles donnée à Chevreuse.
163 Après sa très grave maladie du printemps de 1701 le duc avait encore eu une rechute à l'été 1702. [O]
164 Inspiré de I Cor. XII
165 Trois jours après, le 1er janvier au soir, Fénelon ressent une forte fièvre et des douleurs très aiguës. Il expire le 7 janvier à 5 heures et quart du matin. (CF 17, chronologie).
166 Jean XIV, 28.
167 Voir les très nombreuses notes de [CF 3] : page 298, note 1 à la lettre 151, résumée ici ; p. 300, note 4 à la même lettre ; p. 333 et suivantes, note 1 à la lettre 188 ; p. 354, note 1 à la lettre 203 ; p.373, note 2 à la lettre 225 ; p. 388, note 1 à la lettre 242 ; p. 423, note 1 à la lettre 255.
168 Explications des maximes des saints, « …Alors on exerce toutes les vertus distinctes sans penser qu’elles sont vertus, on ne pense en chaque moment qu’à faire ce que Dieu veut… »
169 LSP 29 : L.287 et L.305 à la même (omises).
170 «En rappelant discrètement qu’il a prôné l’abandon et le dépouillement, Fénelon laisse entendre aux « supérieurs », qui verront sa lettre, qu’il n’est pour rien dans ce qu’on a pu reprocher à la religieuse. » (Noye).
171 Mme de La Maisonfort fut chassée de Saint-Cyr le 10 mai 1697 et conduite à Meaux ; Fénelon, certain de ne plus pouvoir la conseiller, lui écrit dans le temps où elle ne sait encore où elle résidera. (Noye).
172 « Vraisemblablement une de ses collègues dans la direction de Saint-Cyr. » [N]. Ce qui permet de placer la lettre avant mai 1697.
173 Voir la L.1063 du 5 novembre 1705 où le duc [de Chevreuse] est prié de garder son fils « pour ainsi dire, à vue contre lui-même », mais « avec une patience infinie ». Cette lettre pourrait se placer en 1706. Au 9 février 1707, le jeune homme n'était pas encore sensible aux «entretiens pleins de foi et de zèle, mais assaisonnés de tendresse et de modération» de son père, et la lettre de Fénelon du 10 août 1708, feignant de concerner un tiers, le montre toujours «faible et plein de goût pour l'amusement ». (CF 18, LSP 148, n.1)
Louis-Auguste d’Albert, devenu le fils puîné du duc de Chevreuse par la mort de trois de ses aînés en bas-âge fut fait capitaine puis colonel en 1695. A la mort de son cadet le chevalier d’Albert, le roi lui donna en 1701 le régiment de dragons du défunt […] Il épousa une nièce des Noailles, devint lieutenant des chevau-légers […] maréchal de France en 1741. (CF 13, L.1016, n.1).
174 Suite à ces avis, le vidame demandera « la manière dont il faut prier » et recevra la longue lettre du 31 mai 1707.
175 Cette pièce paraît trouver sa place dans la série des lettres des 25 juin 1706, 7 février et 31 mai 1707, adressées au vidame d’Amiens, éclairées par la correspondance entre son père, le duc de Chevreuse, et Fénelon (L. 1109, 1110 A n. 23, 1120 et LSP 148). La « très bonne lettre » ici évoquée semble avoir été la réponse du vidame à l’appel pathétique du 7 février 1707: Fénelon y a perçu une bonne volonté entravée par l’activité naturelle et la dissipation. (CF 18, LSP174, n.1).
176 Hebr. XI, 8 - Delplanque propose Blainville comme destinataire, […] Il nous paraît surtout que les mises en garde du second alinéa correspondent bien à ce que l’archevêque demandait au vidame en 1710 et 1711. [N].
177 Menacé par les risques de la guerre (1. 1457), le vidame l’est aussi à cette époque dans sa santé (1. 1447, 1461, 1467 6°). (Noye).
178 Matth. VI, 34.
179 [CG 1], « La direction du marquis de Fénelon après 1710 », nombreuses lettres (pièces 315 à 383) qui nous ont été transmises par le marquis qui les avait recopiées en un petit volume. Hormi Fénelon, c’est la seule correspondance de taille conséquente par Mme Guyon s’adressant à un dirigé.
180 L.37 [CF 3] note 1.
181 LSP 26 début janvier 1689 (CF 18-90), LSP 13 à 22 = LL.354, 339, 342, 363S, 329S, 380S, 344S, 1437, 1776, 1514. Soit un total de 11 lettres auxquelles s’ajoute une 12e (376S). Leur mise en ordre – nous suivons Orcibal – donne la séquence LSP 26, 17, 14, 15, 19, 13, 16, 376S, 18, 20, 22, 21, données infra.
182 « Il me semblait que tous mes os se détachaient les uns des autres » (Vie écrite par elle-même, début du chap. IV, trad. Grégoire de Saint-Joseph).
183 Matth. II, 1-11.
184 « Les leçons que Fénelon tire de l'exemple des mages situent cette lettre autour d'un 6 janvier. L'allusion à la profession prochaine de la destinataire a pu suggérer de reconnaître en celle-ci Mme de La Maisonfort, auquel cas la pièce daterait de 1692; mais Jean Orcibal écarte cette identification et juge que la novice « est sans doute une carmélite ». Comme il signale ailleurs que les Nouvelles ecclésiastiques, en janvier 1689, faisaient savoir que Mlle du Péray « attendait Mme sa mère pour faire sa profession », nous pouvons voir en elle la novice anonyme. Elle vivait encore lors des premières éditions des Oeuvres spirituelles, et le marquis de Fénelon lui avait vraisemblablement demandé communication des lettres qu'elle avait reçues de Fénelon. » (I. Noye).
185 Copie faite à Saintes sur l’original […] (CF 5, L.329S).
186 « Les pièges seraient alors ceux que tendaient à la néophyte une activité littéraire que les Nouvelles ecclésiastiques, sans douter renseignées par les Dangeau, firent connaître à un large public jusqu’en février 1690. […] Il s’agit d’abord de poèmes sur l’Incarnation (le texte en est conservé) ou sur la Nativité […] Fénelon « les passait bien plus volontiers » que sa réponse au ministre Jurieu et de petits traités de controverse qu’elle adressait à ses parentes de Hollande… » (CF 3, L.37, n.2)
187 depuis votre enfance (variante relevées [O] dans la L.329S, comme pour les suivantes de cette lettre)
188 « Bien qu'elle ne donnât de copies de ses oeuvres que « par obéissance » la religieuse devait savoir que le nouvelliste les qualifiait d' « admirables » et la présentait elle-même comme « un prodige d'esprit et de grâce » : on conçoit l'inquiétude de Fénelon. D'après G. Vuillart Racine lui-même admirait les vers de la carmélite. » (CF 3, L.37, n.5)
189 Retour à Versailles. (var. ajout)
190 le zèle que vous aurez.
191 « Elle avait en Hollande son père, deux soeurs et ses tantes et, si sa mère et d'autres parentes assistèrent à sa profession, le nouvelliste [Boislisle] ne semble pas bien sûr de la sincérité de leurs conversions » (CF 3, L.37 n.7)
192 révère. J'ai fait de mon mieux ce que la Mère Prieure a souhaité, et on m'a bien répondu. Ne m'oubliez pas quand vous verrez M. que j'honore très particulièrement. Je suis, ma chère soeur, tout à vous en N. S. J. C. (Ajout) - La mère prieure : Marie du Saint-Sacrement de La Thuillerie, présentée en CF 3, L.182, n.1).
193 « Trois ouvrages de ce titre semblent avoir été à cette date accessible au lecteur français… » (CF 5,L.339, n.1)
194 idiots au sens de simples et ignorants.
195 « Marie du Saint-Sacrement de La Thuillerie [Prieure déjà citée] et Marie Hippolyte de Béthune-Charost (1664-1709), fille de la « grande âme » du troupeau guyonien. » (CF 5, L.344S, n.4)
196 Cette lettre constitue un véritable traité intérieur.
Elle est citée dans les « Vingt questions proposées à M. de Paris par M. Cambrai en présence de madame de Maintenon et de M. le duc de Chevreuse », question X : « N’est-il pas vrai qu’ensuite j’écrivis à la sœur Charlotte, carmélite, de mon pur mouvement, une lettre qui expliquait toute la matière, que M. de Meaux approuva toute entière, après m’avoir prié seulement d’expliquer, pour plus grande précaution,, le terme d’enfance, qui est de l’Évangile ? » (OP 2, 253)
Elle fut approuvée par Bossuet et répandue : « Le succès de ce second essai [après l’Explication des Articles d’Issy] sur l’oraison de contemplation et les différents états de la perfection chrétienne ne pouvait qu’encourager Fénelon à écrire l’Explication des Maximes des Saints ».[O].
« Fénelon explique dans son Mémoire sur le refus d'approbation du 2 août 1696 l'origine de cette lettre : « Dans la suite, une carmélite m'ayant demandé quelque éclaircissement sur cette matière, je lui écrivis une grande lettre dans la plus exacte conformité aux trente-quatre Propositions, où je condamnais très sévèrement toutes les erreurs contraires, que M. de Meaux impute à Mme Guyon. Je l'ai fait de mon propre mouvement, et sans y être même sollicité. N'était-ce pas aller au-devant des occasions de me déclarer ? Avant que d'envoyer cette lettre, où j'avais mis tout ce qui pouvait faire quelque difficulté, je la montrai à M. de Meaux, et je la soumis à sa censure; il l'examina, me proposa d'expliquer plus clairement quelques termes que des gens ombrageux, disait-il, pourraient rendre équivoques; je le fis au-delà de tout ce qu'il souhaitait. Il approuva, il loua ma lettre; il lui donna beaucoup d'éloges inutiles; il dit que, si on en parlait, il dirait qu'elle ne laissait rien à désirer ». (O. F., t. II = OP 2, p. 251) ». (CF 5, L.354, n.1)
197 Les supérieures du Carmel. Bossuet avait prononcé le sermon lors de la profession.
198« Balthasar Alvarez (1533-1580) entré en 1555 dans la Compagnie de Jésus y exerça les charges de maître des novices, de recteur, de visiteur et de provincial de Tolède. Il était confesseur de sainte Thérèse au moment où elle atteignit les plus hauts états mystiques (1559-1566). Ses idées sur l'oraison de quiétude ou de silence le firent soupçonner d'illuminisme et elles furent condamnées par le visiteur Avellaneda et par le général Mercurian. […] » (CF 5, L.354, n.3)
199 Citation de mémoire de l’extase d’Ostie (Confessions).
200 Se rassurer.
201 « Les dix paragraphes suivants constituent une sorte de lexique de la vie mystique » [O].
202 Après le petit traité spirituel impersonnel commence une longue liste de recommandations adaptées aux défauts de Charlotte.
203 Rom. XI, 20 (Vulg.19) : …ne vous élevez point…
204 Lisez, mais lisez pour (seconde copie) (CF 5, L.354, n.32)
205 Le docteur Edme Pirot (163-1713), « esprit le plus éclairé de la Sorbonne […] fait aveuglément tout ce que veulent les gens qui l’emploient » (P.Léonard). Il participa à l’interrogatoire de Mme Guyon en 1688, mais il « agissait de bonne foi », et « n’a jamais rien su des fourberies, car on n’a jamais voulu que je lui parlasse en particulier » (Vie par elle-même, 3.5.7, p.698).
206 Exceptionnellement pour cette série des lettres à Charlotte, nous omettons le début relatif à des tiers.
207 Mot associé à « états sublimes » et « imagination » : à la lettre précédente, « ne compter pour rien toutes les lumières de grâce et les communications intérieures… ».
208 Début de lettre perdu ?
209 Au sens de détermination, résolution.
210 Au sens de « faire d’un autre le participant de ce qu’on possède ». [O]
211 « Fénelon connaissait depuis 1676 « l'ami intime », en la personne duquel il venait de « perdre la plus grande douceur de sa vie et le principal secours que Dieu lui avait donné pour le service de l'Eglise ». Né le 20 juin 1658 […] Prieur d'Anzeline, il « fut » d'abord chez l’évêque d'Autun G. de Hoquette où il rencontra Bussy-Rabutin à la fin d' août 1677, puis il fit au séminaire de Saint-Sulpice, où il s'était inscrit connue clerc du diocèse de Nevers, un séjour de trois mois (2 novembre 1680 - 2 février 1681). Maître ès arts le 24 mai 1681, il avait commencé ses études théologiques, mais les avait interrompues en 1684 pour prêcher le Carême à Meaux et pour participer, de l'Ascension à la Pentecôte, à une mission à Coulommiers. A la fin de 1685, Fénelon le prit pour collaborateur dans ses missions de Saintonge. L'étudiant dut solliciter des dispenses et n'obtint à la licence de 1688 que le 103e rang sur 109. Mais Fénelon le fit nommer le 25 août 1690 lecteur des princes […] » (CF 3, L.7, n.1).
212 Maladie d’yeux.
213 Les Souffrances de Notre Seigneur Jésus-Christ, du portugais Thomas de Jésus. [O]
214 Confessions, lib. VIII, c. XII, n.29 [O]
215 Isaïe, LXVI, 2.
216 Sans doute sa sœur Catherine du Péray. [O]
217 Sa sœur Catherine du Péray. [O]
218 Voir CF 17, L.1776, n.2.
219 Liv. I, c.XXV, n.10.
220 « […] On y voit qu'après sa première disgrâce, ce fut chez la duchesse de Charost, à Beynes, château tout voisin de Saint-Cyr, qu'elle trouva asile, et que la duchesse de Mortemart la conduisit à Meaux, le 13 janvier 1695, pour se mettre à la disposition de Bossuet. Ses doctrines ayant été condamnées le 10 mars, et ce jugement suivi de sa rétractation solennelle, elle obtint la permission de se rendre aux eaux de Bourbon; mais les deux duchesses vinrent la prendre, le 9 juillet, et la ramenèrent à Paris, d'abord dans le faubourg Saint-Germain, puis dans le faubourg Saint-Antoine, où Desgrez l'arrêta vers la fin de décembre. » (Boislisle, tome II, n. 4 de sa p. 65).
221 En témoignent les très nombreux échanges précédant de très peu l’embastillement de Mme Guyon, (Correspondance Tome II Annéess de Combats, lettres à la « Petite Duchesse »). Ils portent sur plus de cent lettres entre juin 1695 et mai 1698, le mois du dernier contact avec l’embastillée).
222 « Au premier mot qu'ils [les Beauvilliers entreprennent de marier sa fille au fils du ministre Chamillart] en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère, et sa fille y sentit tant d'aversion , que plus d'une année avant qu'il se fit, la marquise de Charost, fort initiée avec eux, lui ayant demandé sa protection en riant lorsqu'elle seroit dans la faveur, pour la sonder là-dessus: ‘Et moi la vôtre, lui répondit-elle, lorsque par quelque revers je serai redevenue bourgeoise de Paris.’ » (Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 163).
223 Attribution par A. Delplanque en 1907.
224 Edition [CF 18] par I. Noye, Droz, 2007 : un progrès par siècle !
225 « Marie-Anne Colbert, soeur cadette des duchesses de Beauvillier et de Chevreuse, née le 17 octobre 1668, épousa, le 14 février 1679, Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, fils du maréchal de Vivonne et général des galères en survivance. Elle n'avait que treize ans, et son mari quatorze. Devenue veuve le 3 avril 1688, elle mourut à Saint-Denis, le 14 janvier 1750. Selon Mme de Caylus, son mariage avait coûté quatorze cent mille livres au Roi. » (Boislisle, tome second, n. 1 de sa p. 7) – « Le Roi donnait d'ordinaire deux cent mille livres, à moins que les embarras financiers du moment ne le forçassent de réduire ses libéralités, Mlle de Beauvillier eut cette somme quand elle épousa le duc du Mortemart [fils de la ‘petite duchesse’], en 1703. » (Boislisle, t. second, n. 3 de sa p. 8).
226 [CF] 3, L.168, n.2 d’Orcibal.
227 « L’esprit Mortemart » est décrit ainsi de manière irrésistible par le même Saint-Simon à l’occasion d’une autre figure : « Mme de Castries étoit un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise, et aurait passé dans un médiocre anneau ; ni derrière , ni gorge, ni menton, fort laide, l'air toujours en peine et étonné , avec cela une physionomie qui éclatait d'esprit et qui tenait encore plus parole. Elle savait tout : histoire, philosophie, mathématiques, langues savantes, et jamais il ne paroissait qu'elle sût mieux que parler français, mais son parler avait une justesse, une énergie, une éloquence, une grâce jusque dans les choses les plus communes, avec ce tour unique qui n'est propre qu'aux Mortemart [notre soulignement]. Aimable, amusante, gaie, sérieuse, toute à tous, charmante quand elle voulait plaire, plaisante naturellement avec la dernière finesse sans la vouloir être, et assénant aussi les ridicules à ne les jamais oublier, glorieuse, choquée de mille choses avec un ton plaintif qui emportait la pièce, cruellement méchante quand il lui plaisait, et fort bonne amie, polie, gracieuse, obligeante en général, sans aucune galanterie, mais délicate sur l'esprit et amoureuse de l'esprit… » (Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 1, chap. 25 [1696], 406.)
228 « Ce mot se trouve plusieurs fois dans Saint-Simon avec le sens de chansons satiriques, ou simplement de reproches vifs et piquants. » (Chéruel).
229 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 4, chap. 12 [1703], 213-214.
230 Le « pilier mâle » est bien entendu « l'abbé de Fénelon, qui était leur prophète, dans qui ils ne voyaient rien que de divin » selon cette même addition au journal de Dangeau (réf. n. suivante).
231 Saint-Simon, Mémoires, Boislisle, 413, « Addition de Saint-Simon au Journal de Dangeau », « 127. Mme Guyon et les commencements de son école. »
232 Correspondance de Fénelon, 1829, tome onzième, 345.
233 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 165. – nous modernisons toujours l’orthographe, « gardoit » en « gardait », etc.
234 CF 18 respecte la séquence des pièces LSP, car elles sont adressées à divers correspondants – dont I.Noye propose souvent une identification. Ici où nous privilégions la répartition par destinataires, ce qui rend une mise en ordre même incertaine souhaitable.
235 En juin 1708, Fénelon la mettait en garde sur son « naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie » (CF 14, L. 1215).(Noye)
236 Allusion brève, mais forte, à la tendance de la duchesse à «régenter» qui avait amené la révolte d'autres membres du «petit troupeau guyonien» dont elle était «l'ancienne»: voir la lettre adressée le 4 (?) mai 1710 par Fénelon à Mme Guyon, n. 4, et la réponse de celle-ci, n. 4. [O]
237 Dans les éditions depuis 1718, cette pièce ouvre une série de dix lettres « écrites à la même personne et dans le même ordre ». Mieux que ce premier extrait, les lettres suivantes livrent quelques traits d'une physionomie spirituelle. (cf 18, LSP89, note par I . Noye)
238 « Fénelon a toujours mis en garde contre les inspirations extraordinaires; il prescrivait de «les compter pour rien » (lettre 363 S à Charlotte de Saint-Cyprien); cf. la lettre 355 à une religieuse, et l’article vit VRAI de l’Explication des Maximes des saints, éd. Pléiade, t. I, pp. 1028 et 1575. - I. Noye, art. « Fénelon », Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétiens, dir. P. Sbalchiero, Paris, 2002, pp. 295-296. » (Noye).
239 Saint-Simon défend et estime le duc de Bourgogne : t.6 [1708], ch. 19-20 (sa campagne militaire) ; t.7 [1709], ch. 7 (un projet politique) ; t.9, ch. 15 [1711] « Je vis un prince pieux, juste, débonnaire, éclairé et qui cherchoit à le devenir de plus en plus, et l'inutilité avec lui du futile, pièce toujours si principale avec ces personnes-là ; t.10, ch. 4 à 6 (s’agirait-il d’un empoisonnement ?).
240 [CF] 18 Lettres retrouvées. – « Le texte est donné comme lettre dans les Œuvres spirituelles de Fénelon de 1718 et des éditions suivantes ; celle de Rotterdam, 1738 (t. 2, pp. 9-11), de l'avis même du marquis de Fénelon, doit être préférée. […] Aussi suivons-nous l'édition de 1738. Aucun de ces témoins du texte ne porte de date ; il ne peut être antérieur à 1702. » (I. Noye).
241 L.1446 ; Au DUC DE CHEVREUSE. [ …] Ne vous contentez pas des belles maximes en spéculation, et des bons propos de P. P. [le duc de Bourgogne]. Il se paie et s'éblouit lui-même de ces bons propos vagues. On dit qu'il est toujours également facile, faible, rempli de puérilités, trop attaché à la table, trop renfermé. On ajoute qu'il demeure content de sa vie obscure, dans l'avilissement et dans le mépris du public. On dit que Mad. la D. de Bourg[ogne] fait fort bien pour le soutenir, mais qu'il est honteux qu'il ait besoin d'être soutenu par elle, et qu'au lieu d'être attaché à elle par raison, par estime, par vertu, et par fidélité à la religion, il paraît l'être par passion, par faiblesse, et par entêtement, en sorte qu'il fait mal ce qui est bien en soi. Voilà ce que j'entends dire à diverses gens. Je ne sais ce qui en est, et je souhaite de tout mon coeur que tout ceci soit faux. Mais je crois devoir vous le confier en secret. […]
242 I Cor. IX, 22.
243 « Troisième fils du ministre, Antoine-Martin naquit le 2 octobre 1659 et fut destiné à l'ordre de Malte. Il eut presque aussitôt la commanderie de Boncourt. Général des galères de l'ordre en Méditerranée pendant deux ans, il fut très critiqué pour n'avoir pas poursuivi trois vaisseaux tripolitains. Bailli le 25 décembre 1685, il reçut le 29 novembre 1686 une commanderie de 14 000 livres. Il fit aux côtés du Dauphin la campagne d'Allemagne de 1688. Sa mort survenue quelques mois plus tard donna l'occasion de noter qu'il « avait parfaitement rectifié la conduite de sa jeunesse. Il était aimé et estimé de tout le monde, et sa famille le regardait comme un de ses principaux appuis, ce qui s'accorde bien avec le ton des lettres de Fénelon. » (CF 3, L.40, n.1)
244 Marie-Françoise de Bournonville, fille du marquis Ambroise-François, grand seigneur des Pays-Bas qui s'était mis en 1634 au service de la France, y avait été nommé en septembre 1652 duc à brevet et devait y mourir le 12 décembre 1693. Née en 1656, elle avait apporté le bien paternel au duc Anne-Jules, comte d'Ayen, futur duc de Noailles et maréchal, qu'elle avait épousé le 13 août 1671. Nommée le 2 janvier 1674 dame du Palais de la Reine, elle mourut le 16 juillet 1748 après avoir eu vingt-deux enfants. (CF 2, L.153, n.1).
245 Madame de Sévigné avait écrit le 5 janvier 1674 : « Les dames du Palais sont dans une grande sujétion. Le Roi s'en est expliqué et veut que la Reine en soit toujours entourée... La comtesse d'Ayen est la sixième; elle a bien peur de cet attachement, et d'aller tous les jours à vêpres, au sermon ou au salut. »
246 Allusion au grand nombre d'enfants de la duchesse.
247 Les rapports entre la maréchale et Fénelon furent par la suite tendus, v. la série de lettres retrouvées in CP 18, 71 sq.
248 Sur la marquise « la plus belle du monde » et son « épreuve particulièrement pénible » v. CF 9, L.588, longue n.1.
249 François Andrault de Langeron, né en 1658, fut pris comme collaborateur par Fénelon, qui le connaissait depuis 1676, pour ses missions de Saintonge en 1685/6. Il le fit nommer lecteur des princes en 1690. Fénelon connaissait « ‘l’ami intime’ en la personne duquel il venait de ‘perdre la plus grande douceur de sa vie et le principal secours que Dieu lui avait donné pour le service de l’Eglise.’ » (lettre du 20 novembre 1710). (CF 3, L.7, n.1).
250 Petite Duchesse de Mortemart.
251 Anne-Marie Des Fontaines figure dans les actes de la Maison des Nouvelles Catholiques à partir de juillet 1683. (voir CF 1, Chapitre IV, « Le supérieur des Nouvelles Catholiques » Fénelon).
252 Charles-Auguste d'Allonville, marquis de Louville (1664 - 20 août 1731), fit de bonnes études et devint ensuite capitaine au régiment du Roi-infanterie. Des liaisons étroites avec le père de Saint-Simon et surtout avec le duc de Beauvillier (qui le dira le 10 novembre 1701 « son parent ») lui valurent d'être placé le 25 août 1690 auprès du duc d'Anjou en qualité de gentilhomme de la manche : il y réussit si bien que le prince lui garantit « son amitié pour quatre-vingts ans ». Candidat de Beauvillier et de Torcy, il fut désigné pour accompagner le nouveau Roi avec Montviel. Il fut alors pendant deux ans le favori de Philippe V dont il rédigeait les dépêches. Le 17 septembre 1701 il avait été déclaré gentilhomme de la chambre gouverneur des officiers français et aussi colonel.
2. C'est donc peu après leur installation à Madrid que Louville avait sollicité de Fénelon — avec lequel il avait travaillé sept ans — des conseils personnels et un plan de gouvernement, parallèles aux avis de Louis XIV (B.N., ms. fr. 10333, ff. 115-123) et aux mémoires que Beauvillier avait composés pour Philippe V avant le 3 décembre 1700
253 Frère cadet de Max-Emmanuel, électeur de Bavière, Joseph-Clément était né le 5 décembre 1671; évêque de Freisingen (1683) et de Ratisbonne (1685), il fut nommé le 20 septembre 1688 par Innocent XI à l'archevêché de Cologne. Coadjuteur de Hildesheim le 28 janvier 1694 (il sera titulaire du siège en 1702), il fut enfin élu évêque de Liège le 20 avril 1694. Bien qu'il dût ses nombreux diocèses à l'appui de l'Empereur, il fut des premiers à se ranger du côté des Bourbons pendant la Guerre de la Succession d'Espagne et fit en 1701 occuper son électorat par les troupes de Montrevel; mais les Français en ayant successivement perdu les diverses places, il se retira à Luxembourg, puis à Namur, dont il dut partir en mai 1704 pour Mons, puis Tournai. Il fit le 28 juillet 1704 son entrée à Lille et y revint le 10 octobre après avoir rencontré l'Électeur de Bavière qui venait de son côté de perdre ses États héréditaires (réf.) Joseph-Clément risquait donc de ne jamais rentrer en possession d'églises auxquelles ne l'attachait aucun lien spirituel (réf.)
254 Ayant nourri longtemps l’espoir de succéder à son frère Max-Emmanuel, électeur de Bavière, Joseph-Clément avait jusqu’alors refusé de s’engager dans les ordres … Le Pape lui a fait représenter qu’il n’est pas juste qu’il ait joui si longtemps des revenus de ces bénéfices [l’archevêché de Cologne] sans commencer à en faire les fonctions… [O]
255 II Cor. IV, 5.
256 Luc XVII, 21.
257 Ep. CXL ad Honoratum.
258 Ps. 84, 9.
259 Que nous éclairons par le témoignage de la lettre 1501 bis entre tiers : DANIEL-FRANÇOIS VOYSIN A MAIGNART DE BERNIÈRES. A Versailles ce 18 octobre 1711 : […] Je ne puis vous laisser ignorer en cette occasion, Monsieur, que M. l’archevêque, depuis le commencement de la campagne, a été le refuge de tous les malades et affligés de l’armée, dont sa maison n’a pas cessé un seul jour d’être pleine, sans parler d’une multitude de pauvres du pays qui y sont réfugiés et dont il prend soin’, que tous ses biens qui sont dans l’Artois et le Cambresis ont été fourragés, à l’exception de la terre du Cateau, et que ceux qu’il a du côté de Condé et de Valenciennes sont sous l’inondation. En deux mots, Monsieur, il a fait et fait journellement tout ce que nous entendons dire de ces anciens évêques si respectables, et c’est parce qu’il voudrait que cela fût ignoré, que je croie devoir prendre la liberté de vous le faire savoir. Je suis avec tout le respect que je vous dois, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur’. DE BERNIÈRES.
260 Nous complétons par le témoignage d’un militaire, le sauveur d’une situation dramatique : lettre1503 D. LE MARÉCHAL DE VILLARS A FÉNELON
A Marly ce 9 novembre 1711. [23 novembre 1711]. […]
J’étais tranquille sur mon zèle, mon application à son service, la certitude d’avoir fait tout ce qui, dans des conjonctures difficiles, était le plus convenable au bien de l’Etat, mais je ne savais pas tout ce que l’on avait imaginé ni mandé de l’armée. Le Roi, mieux informé que moi, dit tout haut ce qui était le plus propre à mortifier les écrivains. Plusieurs l’ont été ici, et quelques-uns doivent l’être ailleurs.
M. le Dauphin m’a fait l’honneur de me donner de très longues et favorables audiences dans lesquelles, Monsieur, il a été fort question de vous, et je me suis fait un vrai plaisir de lui parler de votre tranquillité sur la perte de votre bien, de votre joie d’en avoir pu prêter au Roi une partie considérable, du plaisir de dépenser le reste avec la dignité convenable à votre état; que les appartements de votre maison en haut étaient occupés par tous les officiers considérables de l’armée qui avaient été malade, le bas, par les pauvres auxquels il servait d’asile et de refuge, et, d’ordinaire trois ou quatre tables magnifiques pour tous les officiers; que la modestie et la bienséance de votre maison égalaient la magnificence, que votre piété renfermait en vous-même ce que vous croyez ne devoir pas montrer à ceux qui ne la cherchent pas.
J’ai dit à M. le Dauphin que vos sages conseils, dans des temps où les mauvais discours étaient les plus propres à déranger l’homme le plus sage, m’avaient été d’un grand secours, m’exhortant toujours à mépriser les clabaudeurs et suivre avec force ce qui convenait le mieux au service du Roi et au bien de l’État; que votre attachement pour la personne de Sa Majesté et le bien de son service ressortent dans tous vos discours et dans toutes vos actions. […]
261 Chapitre XV d’une lettre-traité en réponse à l’évêque d’Arras, cousin de M. Tronson avec qui Fénelon eut presque toujours des relations excellentes malgré sa proximité avec les Messieurs de Port-Royal, concernant le problème posé par la lecture de la Bible en français. Fénelon est réticent, car pour lui : « En notre temps chacun est son propre casuiste, chacun est son docteur … Les critiques … dessèchent les coeurs, ils élèvent les esprits au-dessus de leur portée. Ils apprennent à mépriser la piété simple et intérieure. Ils ne tendent qu'à faire des philosophes sur le christianisme, et non pas des chrétiens. Leur piété est plutôt une étude sèche et présomptueuse, qu'une vie de recueillement et d'humilité. » (suite du même chapitre XV).
262 « Cette lettre paraît donc amputée d’un début, comme elle semble l’être d’une conclusion […] » (Noye)
263 « Enseignement fondamental chez Fénelon » (Noye).
264 Marthe de Beauvais de Chantérac, nièce de l'abbé de Chantérac et petite-nièce de l'archevêque, était née vers 1673. Entrée vers 1690 au Premier Carmel de Bordeaux sous le nom de Marie-Marthe de l'Ascension (sa tante, fille de François II et nièce de l'archevêque, avait porté le nom de Marie de l'Ascension, mais elle était morte le 7 août 1683, ayant vingt-cinq ans d'âge et sept années de vie religieuse), elle fut plusieurs fois prieure et a signé des notices en 1714, 1733 et 1738. Elle mourut en 1742 à soixante-neuf ans. Son oncle l'abbé de Chantérac avait été vingt-cinq ans supérieur de ce monastère (d'après le livre des notices nécrologiques du Premier monastère). (CF 17, L.1567, n.1).
265 Gal. V, 13.
266 I Tim. I, 9.
267 « In epist. Iam Joannis, tract. VII, 8, P.L. 34, col. 2033. Ce développement sur la « liberté des enfants » de Dieu se retrouve à l'article XXXII de l'Explication des maximes des saints (éd. Pléiade, t. I, pp. 1078 sq.) » (Noye).
268 Phil. III,13.
269 Le Livre des demeures, 4eme demeure, ch. 2, fin.
270 II Cor. XII, 9 sq.
271 « L’abandon, qui est si souvent loué dans la Correspondance (cf. 1. 90, 175 annexe, 190...; LSP 182, 183, 190...), trouve ici son expression la plus achevée, non sans liens avec les thèmes les plus marquants de la spiritualité fénelonienne (« moment présent », «petitesse», «laisser faire Dieu », «ne préparant rien », sans « ressource »). (Noye).
272 Jean, VI, 68 sq.
273 CF 18, « Lettres retrouvées » avec notes Noye : « Pas de manuscrit connu. Nous suivons la première édition du texte, paru dans les Œuvres spirituelles, Rotterdam, 1738, t. II, pp. 534-535, en respectant la ponctuation, un peu modifiée dans les éditions suivantes. […] Ce bref bilan de santé d'un Fénelon épuisé et surchargé, et quelques retours sur son passé (la pauvreté de sa jeunesse, les récentes trois ou quatre années où il se sentit courtisé) font le principal intérêt de cette page. » - Signalée ensuite en « Lettres spirituelles » comme LSP 127 précédant la LSP 128.* À UNE DAME.
274 Le pluriel de cette finale laisse penser que la pièce est composite, à moins qu’elle ne vise un groupe uni autour de la correspondante malade. [N]
275 « Le destinataire serait un curé du diocèse, désabusé du jansénisme » (CF, présentation de la L.1238)
276 « […] Il nous paraît que cette longue pièce regroupe des éléments de trois lettres. […] Quant au dernier N., il serait un proche capable d’être un guide spirituel, comme l’étaient le duc de Chevreuse pour son fils et Mme de Mortemart pour plusieurs membres du « petit troupeau ». (Noye).
277 Rom., XIV, 8.
278 Col. III, 3.
279 Adressée à la même personne que LSP 152.
280 L’enthousiasme, à l’époque, désigne comme le fanatisme « le délire de ceux qui croient avoir des inspirations divines » (Noye).
281 Ps. 33, 11.
282 Dans les éditions du 18e siècle, les cinq paragraphes qui suivent sont détachés par un intervalle muni du signe § ; il semble s’agir d’extraits de lettres dont les premiers éditeurs n’ont retenu que ces passages.
283 Sans doute un candidat ou débutant (trop disert) au groupe guyonien, où la correction fraternelle est de règle (cf. second alinéa). Fénelon conseille la personne qui aura à l’écouter, mais aussi à « le décider ».
284 I Cor. X, 13.
285 « Dès l’édition de Versailles, sept lettres sont groupées sous le titre « Lettres de consolation »; quatre d’entre elles, dont on ne connaît ni la date ni le destinataire, se suivent ici (LSP 220-223). »(Noye).
286 « Se tenir en soi-même » rejoint la définition de «l’amour propre (...) dans l’usage des dons intérieurs » que Fénelon dans la L. 354 dénonçait en le rapprochant du « péché de l’ange (...), péché de propriété […] » (Noye).
287 «Aucun détail personnel n'ayant été conservé dans l'édition, cette pièce a surtout l'intérêt de donner un exemple succinct, mais riche, de la direction spirituelle de Fénelon sous sa dernière forme. » (CF 17, L.1889, n.1).
288 Cette lettre constitue un aide-mémoire de la spiritualité fénelonienne, important en raison de sa date… (CF 17, L.1903, n.2)
289 OS1-(1-2) : Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, pages (1) à (2). Les pages (1) à (16) précèdent les pages 1 à 510. -- Passages difficiles à retrouver d’où leur « réemploi » en finale.
290 Matthieu, 11, 29-30.