/ MASTER/ ! BCM-MASTER/ I7 Figures mystiques […].odt
Des grandes Traditions proposées par quelques extraits de leurs écrits.
dominique@tronc.org
Le but du présent recueil de figures mystiques est d’inciter à les lire1.
Leur classement est chronologique du 11e siècle au 21e siècle.
Pour faire bref on s’abstient de toute présentation2.
L’animal court, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid. C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir. L’oiseau vole, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid. C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir. Le poisson fuit, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid. C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir. L’homme mange et dort. Il meurt. Et c’est le grand froid. C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir. Et le ciel s’est éclairé, les yeux se sont éteints, l’étoile resplendit. Le froid est en bas, la lumière en haut. L’homme a passé, l’ombre a disparu, le prisonnier est libre. Khmvum ! Vers toi notre appel ! 3.
Le grand flux de l’océan me met en mouvement,
il me fait flotter.
Je flotte comme l’algue à la surface des eaux.
La voûte céleste m’agite et l’air puissant
agite mon esprit
et me jette dans la poussière.
Je tremble de joie.
O Terre,
grande terre,
vois-tu ces monceaux
d’ossements qui blanchissent4.
Tous ces os desséchés
se sont effrités
au souffle
de l’air puissant
de l’immense l’univers,
He, he, he !
Et je songe aux riens de ma vie quotidienne
en m’éloignant du rivage sur mon canot.
Dans l’idée que j’étais en danger
mes soucis infimes
me paraissent grands alors
et grand aussi me paraît le tourment
qu’imposent les besoins de chaque jour.
Et pourtant il y a une chose
qui est grande, une seule,
c’est dans la cabane au bord du chemin,
de voir venir le grand jour,
le jour naissant,
et la lumière qui emplit le monde. 5
11e siècles 6 .
Interrogé sur les Hommes du Blâme, ‘Abd Allâh ibn Manâzil les définit ainsi : « Ce sont des hommes dont la spiritualité ne laisse apparaître pour le monde aucun signe extérieur, qui à l’intérieur d’eux-mêmes n’ont aucune prétention à l’égard de Dieu, et dont le secret de leurs relations avec Lui échappe à la connaissance (limitée) de leur âme et de leur cœur. »
§
On avait interrogé l’un d’eux sur la situation spirituelle des Hommes du Blâme, et voici sa réponse : « Dieu s’est chargé de préserver leurs secrets et de cacher ceux-ci derrière le rideau de l’apparence extérieure. Quand ils sont avec le monde, c’est en tenant compte du point de vue du monde, et ils ne se distinguent pas des autres hommes (se mêlant à eux) dans les marchés et dans leurs moyens d’existence, et quand ils sont avec Dieu, c’est en tenant compte du point de vue de la vérité profonde (de leur être) et de l’investiture divine dont ils sont l’objet.
§
Selon un autre malâmatî : « Quiconque veut se soustraire définitivement au sentiment de fierté qu’il éprouve à son propre sujet ou à la considération qu’il accorde à ce qu’il possède, qu’il prenne donc conscience de ceci : d’où vient-il, où est-il, comment est-il, à qui appartient-il, de qui est-il issu et où va-t-il.
§
L’un d’eux a dit aussi : « En matière de foi, le serviteur de Dieu n’atteindra le niveau des hommes de spiritualité que lorsqu’il cessera de penser au passé et à l’avenir et qu’il vivra le moment présent en conformité avec la volonté de Celui à qui il appartient. Et ce comportement a pour effet de suspendre la responsabilité du serviteur de Dieu devant la Loi. »
§
Selon Abû Yazîd encore : “Ceux qui sont les plus « voilés » par rapport à Dieu sont trois catégories d’hommes, et ils le sont par trois choses : le savant par sa science, le dévot par son culte et l’ascète par son renoncement.
§
On demanda à un maître malâmatî : « Comment faire pour que l’accomplissement d’une œuvre pie n’entraîne pas la vision complaisante de soi-même et la présomption ? — C’est, répondit-il, quand l’homme est tenu occupé à la fois par la joie d’accomplir un ordre et la pensée que c’est de l’Être divin que provient ce commandement, que naît dans son cœur une crainte respectueuse.
§
Un malâmatî a dit ceci : « En créant les hommes, Dieu a revêtu de beauté certains d’entre eux : Il leur a octroyé les dons de Ses lumières, Il leur a accordé de Le contempler et d’être en parfaite harmonie avec Lui, et Il leur a prodigué ce qu’Il avait disposé pour eux avec sollicitude de toute éternité.
§
Hamdûn al-Qassâr définissait ainsi le malâmatî : « C’est un homme qui, intérieurement, est dépourvu de toute prétention et qui, extérieurement, est dépourvu de toute affectation et de toute ostentation, et pour qui le secret qui existe entre Dieu et lui échappe aux regards indiscrets de sa propre âme, à plus forte raison aux autres créatures ».
12e 13e siècle 7
Les trente oiseaux voient Simorgh
L’âme des trente oiseaux s’anéantit de honte
Alors, le corps en poudre, ils obtinrent la Vie
Purifiés de tout, détaches, libérés
Ils furent vivifiés par l’éclat de Sa gloire
Le lien qui les liait à l’Être souverain
En fut renouvelé ; prenant nouvelle vie
Ils furent stupéfaits de nouvelles manières
Tous leurs actes passés et tous leurs manquements
Disparurent à jamais, effacés de leurs cœurs
Le soleil éclatant de la Proximité
Resplendit du lointain, et irradia leur être
Alors dans le reflet de la Sîmorgh des mondes
Ils virent, luminescente, la Face souveraine
Ils virent reflétés trente oiseaux, les si morgh8
Ils virent que Sîmorgh n’était autre qu’eux-mêmes
[…]
Ils demandèrent la clé de ce puissant mystère
Et la résolution de ce « toi » qui est « nous »
Sa Majesté Sîmorgh leur dit, mais sans parler :
« Le Soleil de la Majesté est un miroir
Celui qui vient à Elle ne peut voir que lui-même
Il se voit corps et âme, tout entier reflété
Vous êtes venus trente et c’est aussi pourquoi
Ce miroir vous renvoie l’image de trente oiseaux
Quand vous seriez venus à quarante ou cinquante
Vous n’auriez pu lever ce voile que sur vous-mêmes
Vous avez cherché l’Autre en cheminant longtemps
Vous ne voyez pourtant que vous, vous seulement !
4278
Car quel regard jamais peut atteindre où Nous sommes ?
La vue d’une fourmi peut-elle voir les Pléiades ?
Avez-vous jamais vu de par le vaste monde
Une pauvre fourmi se saisir d’une enclume
Ou bien un moucheron happer un éléphant ?
Tout ce que vous saviez, à cette vue, n’est plus
Ce que vous avez dit ou entendu, non plus
Vous avez traversé les sept hautes vallées
Et vous avez fait preuve d’un courage viril
Pourtant c’est dans Mes œuvres que vous cheminiez
Vous n’avez que rêvé la vallée de l’Essence
Vous étant endormis au creux des Attributs
Vous voilà trente oiseaux hébétés et perplexes
Aux cœurs enamourés, impatients et sans vie
Mais Moi, Je suis la seule véritable Sîmorgh
Je suis la pure Essence de l’Oiseau souverain
Il vous faut maintenant, dans la grâce et la joie
Annihiler votre être tout entier en Moi
Afin de vous trouver vous-mêmes dedans Moi. »
Ils s’annihilèrent donc, cette fois pour toujours
Et l’ombre disparut dans le Soleil, enfin !
Pendant qu’ils cheminaient, la parole régnait
Une fois le but atteint, il ne resta plus rien
4288
Ni début et ni fin, ni guide, ni chemin
Et c’est pourquoi, ici, la parole s’éteint.
12e siècle 9
Sache que les religions et les croyances des hommes sont diverses - Chaque groupe pourtant se croit sauvé, « chacun se réjouissant de ce qu’il détient ». - 10.
Ma soif de saisir, dès mon âge le plus tendre, les réalités profondes des choses, était un instinct, une tendance naturelle que Dieu mit en moi, sans choix délibéré de ma part, ni recherche consciente. - Il faut donc que l’on soit à I'abri de l’erreur, et que ce sentiment soit lié à la certitude.
Je fus alors livré au désespoir, me trouvant incapable d’aborder les problèmes autres que les évidences, celles des sens et celles de la raison. - Comment se fier aux données sensibles ? La vue, pourtant le principal nos sens, fixant une ombre, la croit immobile et figée et conclut au non-mouvement. - L’œil regarde une étoile : il la voit réduite à la taille d’une pièce d’un dinâr, alors que les arguments mathématiques montrent que cet astre est plus grand que la terre. -
Peut-être n’en reste-t-il [de sécurité] que dans les données rationnelles, qui font partie des notions premières ? - Mais es-tu bien sûr, me disent-elles, que tu n’a pas, dans les nécessités de raison, le même genre de confiance que celle que tu plaçais dans les données sensibles ? - Mais peut-être y a-t-il, au-delà de la raison, un autre jugement dont l’apparition convaincrait d’erreur la raison elle-même, tout comme celle-ci le fit pour les sens ? Que cette intelligence ne se manifeste point, ne prouve pas qu’elle soit impossible...
Je me dis qu’en dormant on croit à bien des choses et l’on se voit dans toutes sortes de situations : on y croit fermement, et sans le moindre doute. Mais on se réveille, et l’on s’aperçoit de l’inconsistance, de l’inanité des phantasmes de l’imagination. - Ne pourrait-on s’imaginer dans un état qui serait, à la veille, ce que celle-ci est au sommeil ? La veille serait alors le rêve de cet état, et ce dernier montrerait bien que l’illusion de la connaissance rationnelle n’est que vaine imagination. - Cet état serait peut-être aussi celui dont les « mystiques » se réclament.
Quand ces pensées me vinrent à l’esprit, elles me rongèrent. … Le mal empira et se prolongea pendant deux mois - Finalement, Dieu me guérit et je recouvrai la santé et l’équilibre mental. -
LES CATÉGORIES DES CHERCHEURS
La scolastique musulmane
- J’ai lu les traités de ses docteurs et j’en ai rédigé moi-même à ma guise. -
La philosophie
1 ° Les mathématiques.
a) Premier risque. L’étudiant en mathématiques est frappé par cette science exacte, par la force convaincante de ses preuves. Il étend alors cette excellente opinion à l’ensemble des disciplines philosophiques et généralise, à leur avantage, la clarté et la solidité des preuves mathématiques. Aussi, lorsqu’il entend reprocher aux mathématiciens d’être hérétiques, négateurs, dédaigneux de la Révélation, il rejette les vérités admises jusque-là par pur conformisme. « Si la foi était vraie, se dira-t-il, comment ces savants mathématiciens ne l’auraient-ils point reconnue ? Or en prétend qu’ils sont hérétiques et irréligieux. La vérité consiste donc à rejeter et à nier les croyances religieuses ». Que de gens ont perdu la vraie foi pour ce simple raisonnement ! -
La voie mystique (sûfîyya)
Elle consiste à reconnaître science et action pour également nécessaires. Elle vise à lever les obstacles personnels et à purifier le caractère de ses défauts. Le cœur finit ainsi par être débarrassé de tout ce qui n’est pas Dieu, pour se parer du seul nom de Dieu.
Mais la science m’était plus aisée que l’action. Je commençai par lire les ouvrages de mystique - il m’apparut que ce qui leur est spécifiquement propre ne se peut atteindre que par le « goût », les états d’âme et la mutation des attributs. -
Ce qui pouvait s’apprendre, je l’avais acquis. - Je suis donc rentré en moi-même : j’étais empêtré dans les liens qui me ligotaient de partout. - J’ai vu que mes études étaient futiles, sans utilité pour la Voie. Et puis, à quelle fin dispensais-je mon enseignement ? Mon intention n’était pas pure, elle n’était pas tendue vers Dieu. Mon propos n’était-il pas plutôt de gagner la gloire et la renommée ? - Je décidais de quitter Bagdad et de changer de vie ; mais je changeais d’avis, le lendemain. Je faisais un pas en avant, et un autre en arrière. - Ces tiraillements, entre la concupiscence et les appels de l’Au-delà, ont duré près de six mois - Je ne pouvais plus rien avaler, prendre aucun goût aux aliments, à la boisson. Mes forces s’affaiblirent. Les médecins désespéraient -
Sentant mon impuissance, incapable de me décider, je m’en remis à Dieu, ultime recours des nécessiteux. Je fus exaucé par celui qui « écoute le nécessiteux, quand celui-ci le prie ». Il me rendit aisé le renoncement aux honneurs, à l’argent, à la famille et aux amis. -
Je quittai donc Bagdad, après avoir distribué mon argent, ne gardant que le strict nécessaire pour nourrir mes enfants. - Je me rendis à Damas, où je passai près de deux ans, consacrés à la retraite et à la solitude, aux exercices et aux combats spirituels, tout occupé à purifier mon âme, à polir mon caractère, à rendre mon cœur propre à accueillir Dieu selon l’enseignement des mystiques. Je séjournai quelque temps dans la Mosquée de Damas : je passais la journée en haut du minaret, après m’être enfermé dedans.
De Damas, j’allai à Jérusalem : chaque jour, je m’enfermai dans la Mosquée du Rocher. Vint alors l’appel des Lieux-Saints - Ma période de retraite a duré environ dix ans, au cours desquels j’ai eu d’innombrables, d’inépuisables révélations.
Que dire d’une Voie où la purification consiste, avant tout, à nettoyer le cœur de tout ce qui n’est pas Dieu ; qui débute - par la fusion du cœur dans la mention de Dieu ; et qui s’achève par le total anéantissement en Dieu ? Et encore cet aboutissement n’est-il qu’un début par rapport au libre-arbitre et aux connaissances acquises. En fait, c’est le commencement de la voie, dont ce qui précède n’est que l’antichambre.
LA RÉALITÉ DE LA PROPHÉTIE
La substance de l’homme, dans sa nature originelle, a été créée, vide, simple, sans connaître la pluralité des mondes de Dieu - L’homme n’entre en rapport avec le monde que par la perception - Le premier sens est celui du toucher. Grâce à lui, l’homme perçoit, par exemple, le chaud et le froid, l’humide et le sec, le lisse et le rugueux. Mais les couleurs et les sons lui échappent : ils n’existent pas pour le toucher. Et puis c’est l’ouïe, qui fait entendre les sons et les mélodies. Enfin vient le goût. Alors l’homme franchit les limites du monde des sens, grâce au discernement (qu’il acquiert vers l’âge de sept ans). À cette nouvelle étape, il perçoit de nouvelles choses, étrangères au monde des sens.
De là, il atteint un autre stade, celui de l’intellect, qui lui permet de saisir ce qui est nécessaire, possible et impossible, et ce qu’il n’avait pas perçu dans les étapes antérieures.
Au-delà de l’intellect s’étend un autre domaine, une faculté nouvelle de vision qui permet de voir ce qui est caché, ce qui arrivera dans l’avenir, et bien d’autres choses encore, aussi étrangères à l’intellect que le sont les connaissances rationnelles au discernement - Si l’aveugle né n’a jamais entendu parler des couleurs et des formes, et qu’on lui en parle tout d’un coup : il n’y comprendra rien et ne voudra pas le croire -
L’intellect ne représente, dans la vie humaine, qu’une étape, avec laquelle l’homme acquiert une faculté nouvelle de vision qui lui permet d’embrasser toutes sortes de connaissances rationnelles, étrangères au domaine des sens. Il en est de même pour les Prophètes, qui ont comme un « troisième œil », dont la lumière éclaire l’invisible et le supra-rationnel. -
RAISON DE MON RETOUR A L’ENSEIGNEMENT
[A. Les médecins des cœurs]
Au cours de mes dix années de retraite et de solitude, il m’est apparu (par gustation, démonstration, ou acte de foi) que l’homme est créé avec un corps et un « cœur » — c’est-à-dire un esprit qui est le siège de la connaissance de Dieu, et qui n’a rien à voir avec la chair et le sang (que le cadavre et l’animal ont en commun avec l’homme).
[B. La tiédeur de la foi]…
J’ai interrogé quelques-uns de ceux qui se soustraient à la Loi divine, en scrutant leurs hésitations, leur croyance et leur pensée intime. « Pourquoi donc, leur disais je, rester ainsi en arrière ? Il est stupide de vendre l’Autre Monde pour celui-ci, si tu crois en celui-là sans te préparer à t’y rendre. Toi qui ne vendrais rien de matériel à moitié prix, tu irais vendre l’infini pour des jours qui te sont comptés ? -
L’un de ceux-ci me répond : « S’il fallait t’écouter, les savants seraient les premiers à donner l’exemple. Pourtant, l’un des plus célèbres ne fait pas sa prière ; un autre boit du vin ; celui-ci dévore les biens de mainmorte et mange l’argent des orphelins. Celui-là dilapide le Trésor Public, et ne se garde pas des choses défendues ; un dernier touche des cadeaux, pour infléchir ses jugements ou les témoignages. Et ainsi de suite ». - Un deuxième se dit fort avancé dans la Mystique… Et tous ceux-là sont ceux qui ont perdu la Voie mystique.
[C. Mon retour a l’enseignement]
… ma décision jaillit, comme un silex, nette et précise : « à quoi bon la solitude et la retraite, quand le mal est universel, que les médecins sont malades, et les hommes sur le point de périr » ?
Là-dessus, je me mis à réfléchir : « tu vas donc entreprendre de dissiper cette tristesse et de chasser ces ténèbres, alors que le temps est à la torpeur et l’époque à la vanité. Toi qui voudrais remettre tes contemporains dans le droit chemin, sache bien qu’ils vont tous se retourner contre toi. Comment leur tenir tête, et comment vivre avec eux, si le moment n’est pas propice, et sans l’appui d’une autorité religieuse contraignante » ?
Il me semble donc que Dieu m’autorisait à continuer ma retraite, sous prétexte que j’étais incapable d’administrer victorieusement la preuve de la vérité. C’est alors que, par la volonté de Dieu, les autorités se décidèrent spontanément, sans pression extérieure, et me donnèrent l’ordre strict de me rendre à Nishāpûr, pour combler le vide de mon absence. - Je veux me rendre meilleur et améliorer les autres. Y parviendrai-je ? Je l’ignore. -
[D. Remèdes pour les tièdes]
- Ils se représentent les choses, en les mettant à la portée de leurs découvertes et de leur entendement. Celles qu’ils ne connaissent pas, ils les déclarent impossibles… si on leur disait ceci : « est-il possible qu’il existe quelque chose au monde, qui, gros comme une graine, suffit à détruire une ville, puis se détruit soi-même entièrement » ? Ils répondraient que non, que c’est un conte à dormir debout ! Pourtant, c’est bien ce qui se passe avec le feu, incroyable pour qui ne l’a jamais vu. Et la plupart des merveilles de l’Autre-Monde sont dans ce cas.
13e siècle 11
1 Très-Haut, tout-puissant bon Seigneur,
à toi sont les louanges, la gloire et l’honneur, et toute bénédiction.
À toi seul, Très-Haut, ils conviennent,
et nul homme n’est digne de te nommer.
5 Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,
spécialement messire le frère Soleil,
lequel est jour, et tu nous illumines par lui.
Et lui, il est beau et rayonnant avec grande splendeur :
de toi, Très-Haut, il porte signification.
10 Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Lune et les étoiles :
dans le ciel tu les as formées claires et précieuses et belles.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Vent,
et par l’air et le nuage et le ciel serein et tout temps,
par lesquels à tes créatures tu donnes sustentation.
15 Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Eau,
laquelle est très utile et humble et précieuse et chaste.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Feu,
par lequel tu nous illumines la nuit ;
et lui, il est beau et joyeux et robuste et fort.
20 Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur mère Terre
laquelle nous sustente et gouverne
et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe.
Loué sois-tu, mon Seigneur,
par ceux qui pardonnent par ton amour
et soutiennent maladies et tribulations.
25 Bienheureux ceux qui les supporteront en paix,
car par toi, Très-Haut, ils seront couronnés.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur Mort corporelle,
à laquelle nul homme vivant ne peut échapper.
Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels !
30 Bienheureux ceux qu’elle trouvera en tes très saintes volontés,
car la mort seconde ne leur fera pas mal.
Louez et bénissez mon Seigneur et rendez grâces
33 et servez-le avec grande humilité.
§
1 Le même [frère Léonard] rapporta au même endroit qu’un jour, à Sainte-Marie, le bienheureux François appela frère Léon et dit :
-- Frère Léon, écris.
2 Et lui répondit :
-- Voilà, je suis prêt.
3 -- Écris, dit-il, quelle est la vraie joie.
4 Un messager vient et dit que tous les maîtres de Paris sont venus à l’Ordre ; écris : ce n’est pas la vraie joie.
5 De même, tous les prélats d’outre-monts, archevêques et évêques ; de même, le roi de France et le roi d’Angleterre; écris : ce n’est pas la vraie joie.
6 De même, mes frères sont allés chez les infidèles et les ont tous convertis à la foi ; de même, j’ai de Dieu une telle grâce que je guéris les malades et fais beaucoup de miracles : je te dis qu’en tout cela n’est pas la vraie joie.
7 -- Mais quelle est la vraie joie ?
8 — Je reviens de Pérouse et, par une nuit profonde, je viens ici et c’est le temps de l’hiver, boueux et à ce point froid que des pendeloques d’eau froide congelée se forment aux extrémités de ma tunique et me frappent sans cesse les jambes, et du sang coule de ces blessures.
9 Et tout en boue et froid et glace, je viens à la porte, et après que j’ai longtemps frappé et appelé, un frère vient et demande : « Qui est-ce ? » Moi je réponds : « Frère François. »
10 Et lui dit : « Va-t’en ! Ce n’est pas une heure décente pour circuler ; tu n’entreras pas. »
11 Et à moi qui insiste, à nouveau il répondrait : « Va-t’en ! Tu n’es qu’un simple et un illettré. En tout cas, tu ne viens pas chez nous ; nous sommes tant et tels que nous n’avons pas besoin de toi. »
12 Et moi je me tiens à nouveau debout devant la porte et je dis : « Par amour de Dieu, recueillez-moi cette nuit ! »
13 Et lui répondrait : « Je ne le ferai pas.
14 Va au lieu des Croisiers et demande là-bas. »
15 Je te dis que si je garde patience et ne suis pas ébranlé, en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l’âme.
13e siècle 12
7. Lorsque l'homme voyage en bateau et perçoit au loin la rive, il s'imagine la voir avancer. Si, en revanche, il attache intimement son regard au bateau, il voit bien que c'est lui qui avance. De même, lorsqu'il discerne et affirme les dix mille existants à partir des facultés confuses du corps et du coeur, il s'imagine à tort que son coeur et sa nature demeurent permanents. S'il suit intimement sa pratique quotidienne et retourne à l'ici-même, il voit clairement le principe de la Voie selon lequel les dix mille existants ne lui appartiennent pas.
De même, lorsqu'il discerne et affirme les dix mille existants à partir des facultés confuses du corps et du coeur, il s'imagine à tort que son coeur et sa nature demeurent permanents. S'il suit intimement sa pratique quotidienne et retourne à l'ici-même, il voit clairement le principe de la Voie selon lequel les dix mille existants ne lui appartiennent pas.
§
8. La bûche, une fois devenue cendre, n'a plus à redevenir une bûche. Et pourtant, ne considérez pas que la cendre soit l'après et la bûche l'avant. Sachez-le, la bûche demeure dans son niveau de la Loi, dotée en elle-même de l'avant et de l'après.
§
9. L'homme obtient l'Éveil comme la lune demeure au milieu de l'eau. La lune n'est pas mouillée, l'eau n'est pas brisée. Aussi large et vaste que soit sa clarté, elle demeure dans une toute petite nappe d'eau. La lune entière et le ciel entier demeurent aussi bien dans la rosée sur un brin d'herbe que dans une goutte d'eau.
§
11. Les poissons nagent dans l'eau et, aussi loin qu'ils aillent, l'eau n'a point de limites. Les oiseaux volent dans le ciel et, aussi loin qu'ils volent, le ciel n'a point de limites. Et pourtant, depuis le lointain passé, ni les poissons ni les oiseaux n'ont jamais quitté l'eau et le ciel.
§
9. Quand il demande la Loi à l'enfant de sept ans, le vieux gaillard doit vénérer celui-ci. Tels sont un voeu et une détermination rarissimes ; telle est la science du coeur de l'ancien éveillé. Quand une nonne, qui a obtenu la Voie et la Loi, devient abbesse, les moines qui étudient à la recherche de la Loi se rendent à la cérémonie de son intronisation afin de la vénérer et de lui demander la Loi. Voilà une excellente coutume de ceux qui étudient la Voie ! C'est par exemple comme si, quand on a soif, on trouvait à boire.
§
16. S'il y a quelqu'un qui a le coeur profond pour se donner corps et coeur à la Loi de l'Éveillé, celle-ci lui manifeste toujours de la compassion. Les humains et les divinités, bien que stupides, peuvent être touchés par la vérité du coeur. Comment la vraie Loi appartenant à la multitude des éveillés ne pourrait-elle pas avoir de la compassion en étant touchée par cette vérité du cœur ? Même la terre, la pierre et le caillou sont pourvus d'un esprit sensible à la vérité du coeur.
§
20. Quant à ceux qui n'ont pas vu, même dans un rêve, le principe de la Loi de l'Éveillé, même s'il s'agit d'un vieux moine âgé de cent ans, il doit être inférieur aux laïcs, hommes et femmes, qui ont obtenu la Loi. Ne le respectez pas ; faites-lui seulement un salut protocolaire.
§
2. Étudiez ce moment favorable où une fleur éclôt, de même que sa claire Lumière, ses formes-couleurs et son aspect. […]
3. « Se réaliser ainsi de soi-même » veut dire que, à pratiquer la cause, on entre en résonance avec le fruit ». Il y a la cause partout dans le monde, et il y a le fruit13 partout dans le monde. Ce sont cette cause et ce fruit se trouvant partout dans le monde qu’il faut pratiquer et avec lesquels il faut entrer en résonance. Le « soi » est le « je », et le « je » désigne nécessairement le « toi » ; c’est ce qu’on appelle les quatre grands éléments et les cinq agrégats. Puisque ceux-ci nous font obtenir la vraie personne sans étiquette, il ne s’agit ni de moi ni de qui que ce soit. C’est pourquoi « ce qui n’est pas nécessairement » est appelé le « soi » ; « ainsi » veut dire acquiescer.
4. « Se réaliser ainsi de soi-même » n’est autre que le moment favorable où une fleur éclot et porte le fruit, c’est le moment favorable pour transmettre la Loi et de sauver les égarés.
§
Voici l’enseignement essentiel : la vertu acquise de ma pratique maintenue se répand sur la terre tout entière et au ciel tout entier des dix directions. Bien que les autres l’ignorent et que je l’ignore moi-même, c’est ainsi. C’est pourquoi, grâce à la pratique maintenue de la multitude des éveillés et de la multitude des patriarches, notre pratique maintenue se réalise comme vision' ; notre grande Voie se communique toujours et partout.
§
5. C’est pourquoi la terre entière n’est autre que la roue de la Loi qui avance à toute vitesse sans commencement ni fin. L’univers entier est la loi de cause à fruit sans ombre ; il est l’Éveil sans au-delà de la multitude des éveillés. Sachez-le, la conversion des êtres à la Voie opérée par les éveillés ainsi que les agrégats de leur prédication de la Loi s’érigent et se convertissent tous ensemble sans commencement ni fin
§
23. Si nous réfléchissons à tête reposée, nous apercevons le principe de la Voie selon lequel nos corps et nos cœurs ont vraiment pratiqué la Voie avec la multitude des éveillés du passé, du présent et du futur ; il y a aussi le principe de la Voie selon lequel ils ont déployé le cœur de l’Éveil. Quand nous réfléchissons à l’avant et à l’après de nos corps et de nos cœurs, la personne que nous recherchons n’est ni nous-même ni quelqu’un d’autre que nous-même. Alors, comment imaginerions-nous par quel obstacle nos corps et nos cœurs se seraient séparés du passé, du présent et du futur ? Même cette idée n’est nullement de nous-même. Pourquoi donc devrions-nous entraver le temps dans lequel la multitude des éveillés du passé, du présent et du futur pratique la Voie avec son cœur originel ? Disons pour l’instant que la Voie n’est pas une affaire du savoir ou du non-savoir.
§
S2 Les quatre attributs pratiques de l’être d’Éveil
10. La « parole d’amour » veut dire avoir le cœur de tendresse et d’amour en regardant les êtres, et leur adresser une parole aimante et bienveillante. Il n’y a jamais de parole violente ni malveillante. Dans le monde profane, existe la politesse de prendre des nouvelles les uns les autres. Dans la Voie de l’éveillé, existent des mots exhortant l’autre à prendre soin de lui-même ; il existe une pratique filiale où l’on demande à l’autre comment il va. La parole d’amour consiste à parler avec cette pensée au cœur : l’Eveillé porte les êtres dans son cœur comme s’ils étaient ses nourrissons.
§
11. Louez les personnes de vertu ; prenez en pitié les personnes sans vertu. C’est à partir du moment où vous aimez la parole d’amour que celle-ci se met à croître. Alors, se présente devant vos yeux mêmes une parole d’amour qui vous restait inconnue et invisible jusqu’à ce jour. Tant que subsisteront votre vie et votre corps présents, pratiquez volontiers la parole d’amour. N’y renoncez pas non plus dans les vies à venir.
§
14.… On s’emploie à la pratique altruiste par l’unique désir de sauver ce qui est non éclairé.
§
21. De même, la multitude des éveillés du passé, du présent et du futur a déjà pratiqué et réalisé la Voie, elle a obtenu l’Éveil. S’il est dit que nous sommes semblables aux éveillés, comment alors obtenir le cœur de cet énoncé ? D’abord et pour l’instant, obtenez le cœur de la pratique des éveillés. La pratique des éveillés se fait avec la grande terre entière et avec tous les êtres. Si elle n’était pas avec tous en tout, elle ne serait pas encore la pratique des éveillés.
§
23. Si nous réfléchissons à tête reposée, nous apercevons le principe de la Voie selon lequel nos corps et nos cœurs ont vraiment pratiqué la Voie avec la multitude des éveillés du passé, du présent et du futur ; il y a aussi le principe de la Voie selon lequel ils ont déployé le cœur de l’Éveil. Quand nous réfléchissons à l’avant et à l’après de nos corps et de nos cœurs, la personne que nous recherchons n’est ni nous-même ni quelqu’un d’autre que nous-même. Alors, comment imaginerions-nous par quel obstacle nos corps et nos cœurs se seraient séparés du passé, du présent et du futur ? Même cette idée n’est nullement de nous-même.
[...]
En Inde depuis le 10e siècle 14 .
L’illumination, bien qu’importante dans la voie mystique, reste secondaire par rapport à l’amour (bhakti), voie complète en 87 15 soi, qui se passe de toute aide et vaut infiniment plus que yoga et connaissance dont il représente « l’étape suprême » (IV.9). Ainsi Bhatta implore-t-il Siva que la torche de son illumination devienne pour lui la torche de son amour, apte à consumer son combustible propre, l’existence différenciée (58).
Utpala va plus loin encore : « Parce que j’ai goûté, dit-il, à l’ambroisie de Ton amour, ô Maître, l’illumination, même à son summum, ne me semble plus que liqueur aigrelette » (I.11).
L’amour joue un rôle essentiel avant l’illumination qu’il prépare et après, en la stabilisant. C’est de lui que découlent les deux conditions favorables à l’illumination, quiétude et intensité exceptionnelle qui activent chez les bhakta le moment de l’illumination : « Bien que Ton essence soit inconcevable — donc au-delà de la méditation — elle se montre à ceux qui T’aiment dès qu’ils commencent à méditer » (XX.19).
D’autre part, la connaissance amoureuse qui imprègne l’être entier est plus efficace et plus profonde que toute autre : “Ceux qui ont l’expérience de la Science éminente de Ton amour, dit Utpala, ce sont eux et eux seuls qui discernent la Réalité inhérente à ces deux (contraires), science et nescience.”
Cette stance distingue deux modalités d’illumination : l’une cosmique, qui englobe aussi bien science que nescience ; elle est prise de conscience de sa propre identité à Siva et s’accompagne de la jouissance d’une toute-puissante liberté. L’autre, illumination momentanée telle que la comprennent les systèmes classiques de l’Inde, est la connaissance salvatrice qui disperse l’illusion.
C’est qu’il faut découvrir au centre même de l’illumination — prakasa ou lumière consciente — le cœur de cette lumière, vimarsa, libre énergie dont jouit Siva uni à Umâ ; ou, selon l’image de Nârâyana, retrouver au milieu de l’océan de la Connaissance (jñâna) le lac apaisé de la pure ambroisie3, ce havre d’amour qui est aussi liberté absolue.
Utpaladeva constate encore une grande différence entre amour d’une part et d’autre part yoga et connaissance, au moment précis de l’illumination, car chez les cœurs aimants, dit-il, l’illumination (prakasa) jaillit librement et d’elle-même sans l’aide d’aucun moyen, tandis que chez les autres elle dépend, pour se révéler, du
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yoga et de la Connaissance. « Même si Ton Soi est bondé d’attributs distincts et même s’Il est atteint par une gradation de moyens, Il se manifeste pur (sans attribut) et une fois pour toutes (sakrt) à ceux qui partagent Ton amour » (XVI.2).
Après l’illumination, les bhakta, selon Utpala, étreignent un Dieu sans mode, partout et toujours ; les yogin et les jñânin le saisissent en une intuition fulgurante lors du samâdhi mais, sortis de l’extase, ils retombent sous l’empire de l’illusion, soumis comme par le passé aux anciennes habitudes et aux antinomies. Seul l’amour est en effet capable de dénouer les complexes et de balayer les résidus des expériences antérieures (vasana) : lorsque la pensée déborde sous les averses continues du nectar d’amour, tous les vestiges insipides et sans force, se mettant à flotter, s’écoulent loin d’elle (XIX.12).
Utpala conclut : « Que sont les jñânin comparés à ces êtres supérieurs qui, grâce à la splendeur de l’amour, ont surmonté les ténèbres de l’attraction et de la répulsion ! » (XVI.16).
L’être déifié demeure à jamais dans la samatâ car il a fait retour définitif vers l’Un.
CONCLUSION
En résumé, l’amour dans la voie rapide de haute perfection est, comme le dit Utpaladeva, « le grand trésor digne d’être protégé, accru et profondément vénéré » (XV.11).
Il n’est pas seulement la source de la vie du mystique, mais encore sa fin, car Siva est amour et la bhakti trouve son achèvement dans le désir divin (icchâsakti) lorsqu’elle rejoint le Cœur universel et vibrant et se met à l’unisson de la pulsation cosmique (spanda).
Tout commence par un regard d’amour de Dieu ; et à l’intérieur de Siva sans limites, le mouvement d’amour qui émane de lui retourne à lui. C’est en ce sens que l’amour est un don gratuit de la grâce : Siva prend l’initiative de la quête d’amour ; il révèle d’abord sa présence vivifiante dans le cœur de l’homme et celui-ci, ainsi sollicité, répond aussitôt à la grâce, en un élan spontané de tout son être, si la grâce est intense, ou bien avec lenteur, s’absorbant amoureusement en elle, si l’appel est plus doux.
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Le désir de la Réalité contient tout : il suffit de la désirer, de ne désirer qu’elle pendant un instant, pour l’obtenir aussitôt ; sa possession ne dépend que de la force et de la constance du désir.
À l’inverse des ascètes qui se dispersent en essayant d’écarter les obstacles et en s’astreignant à des moyens extérieurs, les bhakta, recueillis et unifiés dans le seul amour, ne se soucient que de la Réalité dont ils ont l’âpre désir.
Le mystique cherche à la connaître et à l’aimer s’il chemine sur la voie de l’énergie. Dès le début, son amour se présente comme une intériorisation ou une expérience abyssale obscure et apaisée. En contact1 [note : Sparsa, c’est en termes de contact que la mystique sivaite s’efforce de suggérer la présence divine à la fois puissante, mais obscure, parce que cachée dans le cœur et échappant aux visions, images et à toute appréhension distincte] avec Siva, il s’absorbe dans la saveur délicieuse de l’amour, mais il ne la goûte que de temps à autre et d’une manière sensible. Il garde constamment sur les lèvres et dans le cœur le nom de l’aimé ; puis l’absorption devient si douce que, par-delà les mots, surgit un désir intérieur difficilement contenu ; le mystique se tient dans l’élan, au premier instant, dans l’inachevé incapable d’exprimer en phrases ni en mots la ferveur de son amour, la pensée interdite et muette. L’attrait qu’il ressent est si vif que, dès qu’il se tourne vers Siva, il est projeté dans un abîme d’amour.
Puis, bien imprégné de cet amour, il discrimine avec le cœur, possédant à la fois lumière mystérieuse et amour dans la sérénité, la paix et la joie, passant tantôt par une phase d’ivresse, d’extase et de folie, tantôt de sommeil mystique, d’assoupissement et de quiétude dans laquelle il oublie tout ce qui est extérieur. Parvenu à ce degré, il ne goûte plus à l’amour, il y baigne sans discontinuer, entièrement plongé, en Dieu et vivant de sa vie.
L’envahissement graduel de l’amour obéit à des alternances de plénitude et de privation. La privation, non moins essentielle que l’abondance, et qui mène à l’anéantissement du moi, porte sur tous les plans : mourant à ses diverses modalités psychiques, le mystique plongé dans les ténèbres se dirige à son insu vers une connaissance nouvelle et indifférenciée (nirvikalpa) tandis que l’embrasement d’amour s’élabore dans le secret de son cœur, l’amour devenant de plus en plus simple, dépouillé et délicat à mesure que l’intelligence et la sensibilité s’affinent. Au cours de cette immersion profonde et obscure d’un vide en un vide toujours plus parfait, sa volonté elle-même se transforme : véritable esclave de Siva le mystique renonce à son désir propre ; il ne sait pas, ne sent
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pas, n’aime rien, ne veut rien et, progressant ainsi, il atteint le Centre ardent où le feu de l’amour a tout consumé, immolant à la Conscience du Bhairava sans mode toutes les modalités des sens et de la pensée.
Que la possession ait été lente ou rapide, à la fin le saint doit faire un bond dans l’infini et soudain lâcher prise, renoncer à tout le relatif s’il veut s’emparer de l’absolu. Par cette marche fulgurante, propre à la voie brève de Siva, l’être intrépide parvient à l’illumination.
Il n’y a qu’une seule illumination, il est vrai, mais elle peut être ou précaire ou permanente. Si le désir est d’une ardeur exceptionnelle, le saint, dans son âpre recherche et en un seul élan, saisit la Réalité et ne la lâche plus ; alors toutes ses habitudes passées s’évanouissent d’un coup et l’illumination aboutit à la divinisation de l’être total (voie de Siva). Si, par contre, le désir manque d’intensité, le mystique ne peut s’accrocher à la Réalité : il doit monter à l’assaut encore et encore, et veiller fidèlement à la porte, en percevant des éclairs par les fentes du panneau verrouillé (voie de l’énergie). Bien que, durant l’extase, il jouisse de sa véritable nature, les tendances de son inconscient réapparaissent lors de son retour aux conditions humaines et voilent la Réalité :
Sa tâche n’est donc pas achevée : l’amour illuminé qui forme désormais sa substance la plus intime, doit envahir sa propre personne et l’univers entier ; passant d’abord du cœur dans le corps qu’il nourrit de l’intérieur, il pénètre de façon égale dans tous les états psychiques : veille, rêve, sommeil profond et se manifeste dans ses œuvres. Enfin il s’insinue dans l’univers, simple prolongement de son activité [note : Le mystique identifié à Siva étant l’agent unique et universel].
Avec une liberté souveraine, le mystique jouit de toutes les choses divines et humaines qu’il aime pour leur beauté essentielle et parce qu’elles sont Siva même.
Alors, totalement imprégné de Dieu, les facultés comblées, le cœur vraiment satisfait, et la volonté divinisée, il atteint l’amoureuse égalité (samatâ), tout n’étant plus pour lui qu’amour universel et divin.
S’étant dépouillé de ses diverses modalités, devenu immense et sans limites, il rejoint le Dieu indifférencié (nirvikalpa) auquel il s’identifie. Parvenu à l’amour triomphant de la Majesté divine, il répand gratuitement cet amour, car il réside au Centre efficace, dans la volonté de Siva, en pleine grâce, y puisant les dons qu’il distribue avec générosité.
Tel est le Banquet cosmique où ne siège que Paramasiva.
13e siècle 16.
« Le loisir divin Ruysbroeck » [Annexe I, 7. Le loisir divin.]
Dans la fruition, nous sommes oisifs (ledegh) : c’est l’œuvre de Dieu seul, là où il dépouille d’eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l’unité de son Esprit. Là nous sommes tous un seul feu d’amour, qui est plus que tout ce que Dieu a jamais fait. Chaque esprit est une braise ardente que Dieu allume au feu de son amour abyssal. Et tous unis, nous sommes une seule ardeur brûlante, inextinguible, avec le Père et avec le Fils dans l’unité de l’Esprit-Saint, là où les divines Personnes trépassent dans l’unité de leur commune Essence, dans cet abîme sans fond de la simple béatitude. Là, il n’y a plus ni Père ni Fils ni Esprit-Saint, ni aucune créature, mais une seule Essence, substance de ces divines Personnes. Là, nous sommes tous un et incréés en notre sur-être (notre être en Dieu de toute éternité). Là toute fruition est accomplie et parfaite en essentielle béatitude. Là, Dieu en son être simple est sans opération, éternel repos (ledegheit), ténèbre sans mode, EST innommé, suressence de toutes les créatures, béatitude simple et sans fond de lui-même et de tous les saints.
« Le fond de Dieu Hadewijch » [Lettre XXI Les paradoxes de la nature divine]
Le second point, que Dieu est sous toute chose et que rien ne l’abaisse, signifie que le fond de sa nature éternelle soutient tous les êtres et les nourrit et les enrichit de la richesse divine. Mais comme le fond divin le plus profond et la hauteur divine la plus sublime sont au même niveau, Dieu est au-dessous de toute chose sans que nulle soit au-dessus de lui.
Toutes les âmes aussi l’aiment selon sa hauteur suprême, qui est l’amour, et n’aiment en lui rien de moins ; elles L’aiment ainsi sans commencement dans sa nature éternelle, où il satisfera éternellement toutes celles qui doivent devenir Dieu avec Dieu en sorte qu’elles seront avec lui sous toutes choses, les soutenant et les nourrissant. Rien ne l’abaisse, car ces âmes l’exaltent en tout temps et à toute heure avec de nouveaux désirs d’amour attirant et enflammé. Mais ici de nouveau, je n’ose en dire davantage, car nul ne sait comment Dieu est tout en tous.
Lettre XVIII La nature de l’âme et son repos divin
Ah ! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse ! C’est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours où plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah ! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l’Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Établissez-vous sagement et fortement, comme [un chevalier] sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.
Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa grâce. Non point qu’il œuvre ou apporte ses dons ou les confère de sa main, mais sa riche puissance et ses hauts messagers sont les vertus parfaites qui le servent et gouvernent son royaume, et donnent à toutes les âmes ce dont elles ont besoin, selon l’honneur et la puissance de celui qui en est le maître. Elles confèrent à chacun ce qui sied à sa nature et à sa place : la Miséricorde soutient de ses présents les pauvres les plus nus, qui sont prisonniers des vices, privés d’honneur et de tout bien. L’Amour du prochain défend le commun peuple contre les riches et pourvoit chacun de ce qui lui fait défaut. La Sagesse arme les nobles chevaliers, dont le désir brûlant livre pour le noble Amour de puissants combats. La Perfection donne aux compagnons d’armes son riche domaine, apanage souverain de l’âme dont je vous parle — cette âme qui, d’une volonté parfaite et sans faiblesse, en ses œuvres parfaites, demeure noblement fidèle à toute volonté de l’Amour. La dispensatrice de ces quatre vertus est la Justice, qui condamne ou approuve. Ainsi l’Empereur demeure libre et tranquille, parce qu’il ordonne à ses ministres de garantir l’équité, conférant aux rois, aux ducs, aux comtes et aux princes les nobles fiefs de son domaine et les droits précieux de son amour — de cet amour qui est la couronne de l’âme comblée, fidèle à secourir chacun selon sa requête, sans avoir cependant pour elle nulle œuvre ou entreprise que le pur amour de l’Aimé. C’est là ce que récemment j’ai voulu vous signifier, lorsque je vous ai parlé des trois vertus :
Soyez bonne et pitoyable à tous, et ne prenez soin de personne, et le reste que je vous écrivais [dans la lettre précédente].
Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme, [par nature] noble et parfaite. Mais entendez bien ce que cela veut dire : tenez-vous dans l’unité, ne vous mêlez d’aucune œuvre bonne ou mauvaise, haute ou basse ; laissez les choses suivre leur cours et restez libre pour le seul exercice de [l’union avec] votre Bien-Aimé, et pour satisfaire aux âmes que vous aimez dans l’Amour. Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d’une intention parfaitement simple, et n’avoir occupation que de cet amour unique, qui nous a choisis pour lui seul. — Comprenez aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible [sienleec [visible, transparent] et siele [âme]]. Qu’elle veuille satisfaire Dieu et garder son domaine sur toute chose étrangère, dont la nature inférieure la ferait déchoir, l’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui. L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Etre divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffire.
La vue dont l’âme est pourvue par nature est la charité. Cette vue a deux yeux, l’amour et la raison. La raison voit Dieu seulement en ce qu’il n’est pas ; l’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. La raison a des voies certaines où cheminer, l’amour éprouve son impuissance, mais sa défaillance le fait avancer davantage que la raison. La raison procède vers ce que Dieu est, par ce que Dieu n’est pas ; l’amour rejette ce que Dieu n’est pas, et trouve sa béatitude là-même où il défaille, en ce que Dieu est. La raison est plus sobre que l’amour, mais c’est à celui-ci que sont données la suavité et la béatitude. L’une et l’autre au demeurant, l’amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l’amour, et celui-ci illumine celle-là. Que la raison se laisse emporter par le désir de l’amour, et que l’amour se laisse contraindre par la raison en ses justes termes, ils seront capables ensemble d’une œuvre inouïe, mais c’est chose qui ne peut être enseignée, si elle n’est pas éprouvée. Car la sagesse ne se mêle pas de cette passion admirable, ni de scruter cet abîme caché à tout être, réservé à la seule fruition d’amour. Rien d’étranger et nulle âme étrangère n’a part à cette béatitude, mais celle-là seule qui est nourrie maternellement dans ce bonheur même, dans les délices du grand amour, brisée par la discipline de la miséricorde paternelle, attachée inséparablement à son Dieu et lisant dans sa Face les jugements qui la dirigent, en sorte qu’elle demeure dans Sa paix.
Lorsque cette âme retourne parmi les hommes et les choses humaines, elle y porte un visage si plein de joie et de douceur sous l’huile embaumée de la charité, qu’en tout ce qu’elle fait, sa bonté apparaît. Mais par la vérité et la justice des jugements qu’elle a lus dans la Face divine, elle semble étrange et terrible aux hommes impurs. Et lorsque ceux-ci voient que tout en elle est conforme à la vérité, ils voudraient fuir devant la puissance de l’amour, tant elle leur semble dangereuse et redoutable. — Quant à ceux qui sont prédestinés à cet état, à l’union, d’amour, sans en avoir atteint la plénitude, ils ont en main la puissance de l’éternité, mais elle n’est pas manifestée encore, ni à eux-mêmes ni aux autres.
Telle est de l’amour l’illumination secrète. Cette vue de l’âme l’éclaire constamment sur la véritable volonté divine ; car un être qui dans la Face de Dieu lit ses propres jugements, opère en toute chose selon les vraies lois de l’amour. Or c’est loi et coutume de l’amour que parfaite obéissance, et ceci est contraire bien souvent aux mœurs étrangères de ce monde profane. Qui de l’amour veut en vérité observer les préceptes, que son œuvre demeure séparée de celle de tout autre, selon la vérité du puissant amour. Il ne sera soumis à personne qu’à la seule charité, dont il est par amour prisonnier. Pour discours que tiennent les autres, il parle seulement selon la volonté de l’amour. Il demeure au service de l’amour et il accomplit ses œuvres, jour et nuit en toute liberté, sans rien épargner, sans crainte ni délai, selon les jugements qu’il a lus dans la Face de l’Amour. Ceux-ci restent cachés à ceux qui abandonnent les œuvres de l’amour par souci de choses et de personnes étrangères, craignant de n’avoir pas l’approbation de ces profanes, — qui trouvent leur volonté propre plus juste et meilleure que celle de l’amour. C’est qu’ils ne sont pas venus et ne demeurent pas devant cette Face très haute du puissant Amour, qui nous fait mener une vie libre au sein de toute peine.
Il vous faut connaître cette liberté, et ceux qui servent pour elle. Les gens parlent et s’affairent beaucoup contre les œuvres de l’amour, ils méprisent ses travaux pour une apparente liberté, et souvent dans ce qu’ils croient l’intention la plus sage. Ils émettent ainsi des ordres ou des interdictions, pour que soient abandonnés les commandements de l’amour. Mais l’âme noble, qui veut être fidèle à sa loi, selon ce que lui enseigne la raison illuminée, ne craint ni les conseils ni les ordres étrangers, quelque tourment qu’elle puisse en souffrir, par les calomnies, la honte, les plaintes ou les injures, par l’abandon et l’isolement, le refus de tout abri, la nudité et la privation de toute nécessité. Elle ne craint nulle de ces choses : pour être appelée bonne ou mauvaise, elle ne veut manquer un seul instant à l’obéissance de l’amour, quelle que soit la volonté de cet amour : elle s’applique à lui en toute chose selon la vérité, avec toute la puissance de l’amour même, — et parmi les peines, elle ne perd jamais la joie de son cœur.
Il vous faut donc, vivant sans partage, plonger en Dieu votre vue immobile, un doux regard simplifié par l’amour qui s’applique librement au seul Bien-Aimé ; il vous faut fixer Dieu passionnément et plus que passionnément, en sorte que vos regards simples demeurent suspendus et cloués à la Face de l’Aimé par les désirs brûlants et toujours renouvelés. Alors seulement vous pourrez vous reposer avec saint Jean, qui dormit sur la poitrine de Jésus. Ainsi doivent faire tous ceux qui servent dans la liberté de l’amour : ils reposent sur cette sage et douce poitrine, où ils voient et entendent les paroles secrètes que l’Esprit-Saint murmure et que la foule ne peut ouïr ni percevoir aucunement.
Fixez donc fermement le Bien-Aimé de vos désirs, car celui qui regarde ce qu’il désire est sans cesse enflammé de nouveau, et son cœur bientôt cède au poids délicieux de l’amour. Il est attiré à l’intérieur de l’Aimé par cette vie constante du regard, cette contemplation jamais interrompue ; et l’Amour se fait sentir à lui de façon si douce qu’il oublie tout ce qui est de la terre. Et pour chose que pourraient lui faire les étrangers, lui semble-t-il, il renoncerait plutôt cent fois à lui-même que de laisser un seul point des œuvres prescrites par le noble amour, dont il est le serviteur et dont le Christ est le fondement.
14e siècle 17
Voir ne suffit pas, il faut sortir de nous-mêmes dans la nudité, c’est-à-dire sans désir ni représentation :
« Si nous voulons maintenant sortir de nous, bien plus nous élever en dehors et au-dessus de nous-mêmes, alors nous devons renoncer à tout vouloir, désir et agir propres. Il ne doit rester en nous qu’une simple et pure recherche de Dieu sans plus aucun désir d’avoir rien qui nous soit propre, et en quelque manière que ce soit, sans aucun désir d’être, de devenir ou d’obtenir quelque chose qui nous soit propre, mais avec la seule volonté d’être à lui, de lui faire place de la façon la plus élevée, la plus intime avec lui pour qu’il puisse accomplir son œuvre et naître en nous, sans que nous y mettions obstacle. En effet, pour que deux êtres puissent n’en faire qu’un, il faut que l’un se comporte comme patient et l’autre comme agent : pour que l’œil puisse percevoir les images qui sont sur ce mur, ou tout autre objet, il doit n’avoir en lui aucune autre image. N’eût-il même qu’une image d’une couleur quelconque, jamais il ne pourrait en percevoir d’autre, de même l’oreille qui est pleine d’un bruit ne peut en percevoir un autre. Ainsi donc tout ce qui doit recevoir doit être pur, net et vide18. »
Au terme du chemin mystique personnel, la prière au service de la communauté des hommes devient alors possible, car efficace :
« … ils s’occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire, ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté, non pas en priant individuellement pour dame Mathilde ou Cunégonde, mais d’une manière toute simplifiée et essentielle. De même que d’un seul regard, je vous contemple tous ici, assis devant moi, ainsi embrassent-ils tout d’un seul regard, comme le font les contemplatifs. Puis ils reportent leurs regards dans l’abîme de l’amour, dans la fournaise d’amour, et s’y reposent. Alors cette ardente flamme d’amour retombe comme une rosée, sur tous ceux qui, dans la sainte chrétienté, sont dans le besoin, pour, de là, retourner bientôt dans l’abîme divin, à l’aimable repos des silencieuses ténèbres. C’est ainsi qu’ils entrent et sortent et demeurent cependant toujours dans l’aimable et silencieux abîme où est leur être, leur vie, où est aussi tout leur agir et tout leur mouvement. Où qu’on les rencontre, on ne trouve jamais en eux qu’une vie divine19. »
14e siècle 20
En cet amour nous brûlerons et nous serons consumés sans fin, éternellement, car c'est là que réside la béatitude de tous les esprits. Il nous faut donc fonder toute notre vie sur un abîme sans fond, de façon à pouvoir éternellement nous enfoncer dans l'amour, et y être immergés au-delà de nous-mêmes, dans cette profondeur sans fond. Avec le même amour nous serons élevés en hauteur pour aller au-delà de nous-mêmes sur les cimes insaisissables, et y errer dans l'amour sans mode. Celui-ci nous conduira au-delà
§
Nous passons ensuite au-delà de nous-mêmes et, dans notre ascension vers Dieu, nous devenons à tel point simples que le nu-amour peut nous étreindre, sur cette cime où l'amour vaque à lui-même [l'amour qui vaque à lui-même "se trouve dans la Lettre XVII de Hadewijch dAnvers], au-delà de toute occupation de vertu, c'est-à-dire dans notre source, celle dont nous naissons spirituellement. C'est là qu'il nous faudra être défaits et, en Dieu, mourir à nous-mêmes et à toute propriété. C'est dans cette mort que nous devenons des fils cachés de Dieu, et prenons conscience d'une vie nouvelle en nous, qui est la vie éternelle. Saint Paul dit de tels fils : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col. 3, 3).
§
Cette fruition est sauvage et farouche, comme si l'on s'était égaré. Car il n’y a là ni mode, ni chemin, ni sentier, ni demeure, ni mesure, ni fin, ni commencement, ni chose qui puisse être exprimée ou décrite. Voilà notre béatitude simple, l'essence de Dieu et notre sur-essence, au-delà de la raison et sans raison. Si nous voulons éprouver cette béatitude, il nous faut expirer vers elle, au-delà de notre être créé, jusqu’en ce point éternel où toutes nos lignes commencent et se terminent. Arrivées en ce point, elles perdent leur nom et toutes leurs distinctions, elles sont un avec ce point, de la même unité qui est la sienne, de telle façon toutefois qu'en elles-mêmes elles demeurent toujours des lignes en train de converger.
§
L'amour est à lui-même sa propre vie et sa propre récompense.
§
L'esprit de Dieu nous souffle au-dehors pour l'amour et la pratique des vertus, mais il nous attire à nouveau au-dedans de lui pour le repos et la fruition. Telle est la vie éternelle. Comme est notre vie mortelle dans la nature : exhaler l’air qui est en nous, pour inhaler ensuite un air nouveau.
ces trois sortes d'unions se vivent en même temps, dans un va-et-vient continuel : il s'agit de « monter et refluer comme la marée ». On n'est jamais établi une fois pour toutes dans l'union sans différence. Ensuite, même au sommet de l'expérience mystique, l'activité du corps et des puissances inférieures n'est pas abolie. Au contraire, elle demeure entière, mais s'y trouve harmonieusement intégrée, le corps prenant sa part dans les joies de l'union.
§
Car le feu ne devient pas fer, ni le fer, feu. Leur union est cependant sans intermédiaire, car le fer est au-dedans du feu, et le feu au-dedans du fer. De la même façon, l’air est dans la lumière du soleil, et la lumière du soleil est dans l’air. C'est ainsi que Dieu est toujours dans l'essence de l'âme, et que les puissances supérieures, lorsqu'elles se recueillent avec un amour agissant, sont unies à Dieu sans intermédiaire, dans un savoir simple de toute vérité, et dans un sentir et savourer essentiels de tout bien.
§
C'est dans cette lumière que le Christ s'adresse au désir de l'homme : « Descends vite, dit-il, car il me faut aujourd'hui demeurer dans ta maison. » Descendre ainsi rapidement, ce n'est rien d'autre que de couler à pic, avec désir et amour, dans l'abîme de la divinité qu'aucun savoir ne peut atteindre à la lumière créée. Mais là où l'intelligence reste au dehors, désir et amour, eux, pénètrent.
§
Lorsque l'air est traversé par la lumière du soleil, la beauté et la somptuosité de l'univers entier apparaissent, tandis que les yeux de l'homme sont éclairés et que celui-ci trouve sa joie dans le nombre et la variété des couleurs. De même, lorsque nous sommes simples au-dedans de nous-mêmes, et que notre faculté de connaître est éclairée et traversée par le rayonnement de l'Esprit d'intelligence, nous sommes à même de connaître les sublimes propriétés qui se trouvent en Dieu, et qui sont la source de toutes les oeuvres qui s'écoulent de lui.
§
Il est la perle précieuse : celui qui le cherche et qui le trouve, vend tout ce qu'il possède pour acheter cette pierre noble à laquelle rien de ce qui a été créé n'équivaut. Le trésor de la sagesse est caché au monde, dans le champ de la vie spirituelle, mais le marchand sage, qui a trouvé le trésor, vend dans la joie tout ce qu'il possède et tout ce qu'il pourrait posséder en ce temps-ci, pour acheter le champ de la vie spirituelle, dans lequel est caché le trésor des richesses divines, comme cela a été montré à son esprit
§
Dans cette pure simplicité de l'essence divine, il n'y a ni connaître, ni désirer, ni oeuvrer, car elle est un abîme sans modes, qui ne peut jamais être atteint ni saisi par des oeuvres. C'est cela que le Christ demandait dans sa prière : que nous devenions un, comme lui et son Père sont un, grâce à l'amour fruitif et à l'immersion au-delà, dans la ténèbre sans modes, où toute activité de Dieu ou d'une quelconque créature vient à se perdre et à s'écouler au-delà d'elle-même.
§
Il a créé l'âme de chacun comme un miroir vivant dans lequel il a imprimé l'image de sa nature. C'est ainsi qu'il vit imprimé avec son image en nous, et nous, imprimés en lui, car notre vie créée est une, sans intermédiaire, avec l'image et avec la vie que nous possédons de toute éternité en Dieu.
§
Aime-toi toi-même pour Dieu, pour son service et sa louange
« Avec amour, nous saisirons l'amour, et nous serons saisis par lui ».
14e siècle 21
Présentation par Lilian Silburn :
« Le « Nuage d'inconnaissance » est d'un auteur anonyme, moine probablement qui vivait en Angleterre vers le milieu du 14e siècle.
Ce court traité est l'un des plus profonds de la mystique chrétienne et pourtant il est à peine connu en France et n'a pas la place qu'il mériterait dans la littérature religieuse.
II s'apparente étroitement par l'esprit et la méthode aux chefs-d'oeuvre de Saint Jean de la Croix qui lui sont postérieurs. Comme eux aussi il s'adresse aux contemplatifs qui cherchent à atteindre les sommets de la vie spirituelle, c'est-à-dire l'union mystique par la voie étroite du dénuement et de l'amour.
Ces contemplatifs ne sont nullement des savants ni des théologiens adonnés à la science et qui aspirent à la claire vision de Dieu puisqu'on ne peut jouir de cette vision en cette vie. Le nuage d'inconnaissance n'est qu'à l'intention des âmes humbles qui aspirent uniquement à suivre la voie de l'amour, cet élan direct du coeur vers Dieu et vers Dieu seul.
Ce nuage d'inconnaissance est un symbole particulièrement bien choisi pour exprimer l'expérience mystique dans tout son dénuement. Ce nuage qui s'interpose entre l'âme et Dieu et obscurcit la connaissance que l'âme pourrait avoir de Dieu rappelle la « divine obscurité » et la connaissance obscure par agnosie d'un saint Denys l'Areopagite et offre encore des points remarquables de similitude avec 'la nuit obscure' de Saint Jean de la Croix.
Ce nuage est l'oubli de notre activité cognitive et le renoncement aux lumières surnaturelles ; car la vie spécifiquement mystique ne consiste pas pour l'auteur de ce petit livre en une claire considération de quelque objet qui se situerait au-dessous de Dieu quelque savant et favorable qu'il soit, comme la méditation sur les perfections divines, les dons de Dieu, les saints ou les béatitudes ; elle ne consiste pas non plus en un mouvement aigu de l'intelligence ni en curiosité d'esprit ou en imagination parce que « tout ce à quoi tu penses cela est au-dessus de toi pendant ce temps et entre toi et ton Dieu » (éd. Guerne, p.32). Par contre plus valable en soi et plus plaisant à Dieu est cet aveugle élan d'amour vers Dieu en lui-même et « un tel et secret empressement en ce nuage d'inconnaissance ». La raison en est que « l'amour peut en cette vie atteindre Dieu mais la science point ».
Il est donc possible selon l'auteur sans vue, ni lumière, ni connaissance, en un élan d'amour que sans cesse Dieu suscite dans notre volonté.
C'est en ceci précisément que consiste l'œuvre dont l'auteur donne une description extraordinaire car c'est la seule fois à ma connaissance qu'un mystique insiste autant sur la brièveté et l'instantanéité de l'œuvre c'est-à-dire de ce très court élan qui mène vers Dieu. Ce n'est pas une prière qui dure et s'alanguit mais un élan dont l'intensité s'accroît sans cesse parce qu'il reprend et se renouvelle. Comme le dit si bien l'auteur du nuage d'inconnaissance : « ce n'est pas un long temps que réclame cette oeuvre pour son réel achèvement. C'est en effet l'opération la plus brève de toutes celles que puisse imaginer l'homme. Jamais elle ne dure plus ni moins qu'un atome lequel atome ... est la plus petite partie du temps » et cet atome est la juste mesure de la volonté. Ce mouvement de la volonté est précisément ce que l'auteur appelle le « pieux et humble aveugle élan d'amour ». À l'aide de la grâce tous les mouvements d'une âme qui serait parfaitement pure convergeraient vers le souverainement désirable et aucun n'irait se perdre vers les créatures .
En ces conditions il nous paraît que les conseils que donne ce moine ne sont pas seulement utiles aux âmes qui ont effectivement renoncé au monde et vivent dans un cloître mais qu'ils sont aussi à la portée de tous ceux qui se sentent portés vers la vie contemplative, car s'il est indubitable que les longues oraisons sont incompatibles avec les multiples occupations de la vie journalière, ce bref élan du coeur et de la volonté qui est apte à se renouveler parce qu'il est amour peut très bien par contre accompagner une vie active dans le siècle. En effet pour que cette oeuvre s'accomplisse nous dit l'auteur « un rien de temps suffit ». « Ce n'est qu'un brusque mouvement et comme inattendu qui s'élance vivement vers Dieu, de même qu'une étincelle de charbon. Et merveilleux est-il de compter les mouvements en une heure se faire dans une âme qui a été disposée à ce travail. Et pourtant il suffit d'un seul mouvement entre tous ceux-là pour qu'elle ait soudain et complètement oublié toute choses créées. Mais sitôt après chaque mouvement, par suite de la corruption de la chair, c'est la chute dans quelque pensée ou action exécutée ou non. Mais qu'importe ? puisque aussitôt après il s'élance de nouveau aussi soudainement qu'il l'avait fait avant. d'elle ; » (p. 29-30).
Cet élan suffit pour unir à Dieu. Mais à certains il convient de « l'avoir comme plié et empaqueté dans un mot » afin de mieux s'y tenir et ce mot doit être bref, « Dieu », « amour » par exemple ; c'est avec ce mot qu'il nous est conseillé de frapper à coups redoublés sur le nuage d'inconnaissance et de rabattre toute manière de pensée « sous le nuage d'oubli » car à côté de ce nuage obscur qui se trouve entre l'âme et Dieu, l'auteur distingue un autre nuage qui serait cette fois-ci non plus au-dessus de l'âme mais au-dessous d'elle ; nous avons là le nuage d'oubli qui s'interpose entre elle et les créatures.
Ainsi le nuage d'inconnaissance est le symbole original dans lequel s'exprime l'expérience vécue du moine en sa double nudité : nudité intérieure totale à l'égard de la connaissance de Dieu, ce « Dieu immense et profond » de St Jean de la Croix qu'aucune vision ou révélation ne peut traduire et dénuement intégral de toute chose, oubli parfait et de soi-même et des autres.
Le travail et l'effort qui reviennent à l'âme sont en effet de fouler aux pieds le souvenir de tout ce qui n'est pas Dieu et de perdre « toute idée et tout sentiment de son être propre ». (p.137).
Bien avant St Jean de la Croix, ce moine anonyme du XIV° siècle décrit encore un autre aspect de l'obscurité qui rappelle la nuit obscure du Saint. Il la nomme « l'affliction parfaite qui sert à purifier l'âme » . « Tu dois prendre en dégoût tout ce qui se fait en ton intelligence et en ta volonté, à moins qu'il n'y soit que Dieu seul. Parce que tout ce qui est autre, assurément quoi que ce soit, cela est entre toi et ton Dieu, rien d'étonnant que tu le détestes et haïsses de penser à toi-même quand il te faut toujours avoir sentiment du péché, cet horrible et puant bloc massif de tu ne sais pas quoi, lequel est entre toi et ton Dieu / cette masse pesante qui n'est point autre chose que toi-même ». (p.138).
Cette oeuvre qui paraît si ardue au début deviendra facile parce que par la suite c'est Dieu qui voudra travailler seul mais alors qu'on laisse cette oeuvre agir en nous-même et nous conduire où elle voudra sans nous y mêler par crainte de tout embrouiller. Qu'on devienne aveugle durant ce temps en rejetant tout désir de connaissance qui serait plus un obstacle qu'une aide « qu'il te suffise pour toi de te sentir mû et poussé par cette chose que tu ne sais pas quoi et dont tu ne sais rien sinon que dans ce tien mouvement tu n'as aucune pensée particulière pour aucune chose au-dessous de Dieu et que cet élan nu est directement dirigé vers Dieu ». (p.114)
Comme saint Jean de la Croix l'auteur du Nuage d'Inconnaissance dit nettement que l'oeuvre de Dieu en nous est passive et surnaturelle et que l'initiative de l'âme active et naturelle amènerait à éteindre l'esprit. Mais nous n'en saurons pas plus sur cette oeuvre divine ni sur l'illumination qui perce parfois le nuage d'inconnaisssance ni sur l'embrasement d'amour qui en résulte, l'auteur ne pouvant ni ne voulant en parler car sa tâche se limite à décrire l'oeuvre propre de l'homme qui est attiré et aidé par la grâce.
La façon toute savoureuse, vivante et ingénue dont l'auteur fait part de ses conseils et de ses expériences est admirable par sa simplicité et sa nudité ; le lecteur n'y verra exposées et discutées que des choses essentielles, indispensables et suffisantes qui témoignent précisément de sa grande expérience spirituelle. C'est ce qui fait la valeur de ce court traité et en rend la lecture si attrayante.
c.1343-c.1410 15e siècle 22.
DIEU NOUS PROTEGE TOUJOURS…
« (96) Après cela notre Seigneur me montra la souveraine jouissance spirituelle qu’Il prenait en mon âme. En cette jouissance je fus remplie d’un sentiment de sécurité inaltérable, puissamment assurée, sans aucune frayeur. Ce sentiment était si spirituel et si dilatant que j’étais dans la paix, le bien-être et le repos. Rien sur terre n’aurait pu me causer de peine. Cela ne dura qu’un moment et puis tout changea. Je fus abandonnée à moi-même, lourde, lasse de moi-même et dégoûtée de (97) vivre, si bien que j’avais peine à supporter la vie. Il n’y avait plus, en mon sentiment, ni bien-être ni réconfort, mais seulement espérance, foi et charité. Elles, je les avais en réalité, mais bien peu en mon sentiment. Et bientôt après, Dieu me donna à nouveau le réconfort et le repos dans l’âme : jouissance et assurance si bienheureuses et si fortes qu’aucune crainte, aucune tristesse, aucune souffrance, du corps ni de l’esprit, n’auraient pu m’angoisser. Et puis, la souffrance reparut à nouveau, en mon sentiment, et à nouveau la jouissance et la joie, et tantôt l’une et tantôt l’autre, à plusieurs reprises (je pourrais dire, une vingtaine de reprises). Dans les moments de joie, j’aurais pu dire avec saint Paul : « Rien ne me séparera de l’amour du Christ » ; et dans les moments de souffrance, j’aurais pu dire avec saint Pierre. « Seigneur, sauve-moi ! Je péris ».
« Cette vision me fut montrée pour m’enseigner (à ce qu’il m’en semble) qu’il est nécessaire à tout homme d’en passer par là — d’être parfois dans le réconfort et parfois de retomber et d’être abandonné à soi-même. Dieu veut que nous sachions qu’Il nous protège toujours pareillement, dans la consolation et dans la désolation, et qu’Il nous aime autant dans la désolation que dans la consolation.
15e siècle 23.
Les jaillissements de lumière
Qui suis-je ? Pour qui me prendrai-je ?
Par mes passions je ne peut partager le sort de Ses chiens
Je sais. Je n'arriverai pas jusqu'à Sa suite.
Que parvienne au moins à mon oreille le grelot lointain de Sa caravane !
§
Pour celui dont l'anéantissement est la méthode et la pauvreté la règle
Il n'y a plus ni vision ni certitude, ni mystique ni religion.
Celui-là a disparu : ne reste que Dieu, Dieu !
§
O Toi, hors de Qui il n'y a pas de voie pour T'atteindre !
Pas de mosquée ni de couvent où Tu ne sois !, tous, c'est Lui !
Je les ai tous vus ceux qui désirent et ceux qui sont désirés :
Tous, c'est Toi : parmi eux point d'autre (que Toi) !
§
Le prochain, le voisin, le compagnon, tous, c'est Lui !
Dans les haillons du mendiant et la pourpre du roi, c'est Lui !
Dans les sociétés de la désunion comme dans les lieux secrets du rassemblement,
Par Dieu ! Tous, c'est Lui !
Et encore par Dieu ! tous, c'est Lui !
§
C'est un océan qui ne diminue ni n'augmente :
En lui les vagues vont et viennent.
Comme le monde est semblable à ces vagues,
Il ne reste fixe un seul moment, un seul instant.
§
L'Être est un océan en perpétuelle agitation
De cet océan les gens ne perçoivent que les vagues.
A la surface apparente de l'océan qui en elles est caché,
Regarde surgir les vagues issues des profondeurs secrètes !
1447-1510 24.
En définitive, qu’une personne puisse parler des choses de Dieu, en avoir le goût, l’intelligence, la mémoire ou le désir, elle n’est pas encore au but. Ce sont là, à vrai dire, des voies et moyens pour y conduire, mais la créature ne peut rien savoir hors ce que Dieu lui donne de jour en jour, elle ne peut rien saisir de plus. En conséquence, qu’elle reste en paix en tout point où elle est menée. Si donc la créature savait les degrés que Dieu veut lui donner en cette vie, elle ne s’apaiserait jamais, mais elle aurait une impatience déterminée et un désir véhément d’avoir bien vite ce dernier degré de perfection que Dieu a disposé de lui accorder. Elle serait comme dans un enfer par le furieux et brûlant désir d’y atteindre.
§
Je vois sans mes yeux, je comprends sans mon intelligence, j’éprouve sans aucun sentiment, je goûte sans goût ; je n’ai ni forme, ni mesure, de façon que sans voir je vois une telle activité et une vigueur toute divine, à côté de quoi tous ces mots de perfection, de netteté, de pureté, que j’employais d’abord, me paraissent maintenant mensonges et contes en présence de la vérité et de la droiture (divines).
§
Il est impossible que la créature, en tant qu’elle est créature et sans la grâce divine, puisse faire quoi que ce soit de méritoire. Cela n’appartient qu’à la seule grâce qui est Dieu. Il suffit que la grâce soit toujours prête à sanctifier tout ce qu’opère la créature dès qu’elle n’est pas en péché mortel. De la sorte personne ne peut alléguer qu’il lui est impossible de se sauver. Il suffit de vouloir faire le bien et laisser le mal, c’est-à-dire le péché.
§
Aussi voyant ces choses comme elles sont à la pleine clarté de l’œil intérieur, il me faut vivre sans moi-même, puisque l’Amour m’a fait connaître à moi-même ce que je suis. Je me connais de telle façon que je ne puis plus être trompée.
§
… je suis presque forcée de dire que ce doux Seigneur paraît être notre esclave. Si l’homme pouvait voir quel soin Dieu a de l’âme, sans savoir autre chose, il serait stupéfait en lui-même, et serait confondu en considérant que ce Dieu de gloire, en qui est toute l’essence des êtres visibles et invisibles, a tant de souci de sa créature.
§
Aussi personne ne doit s’étonner de ce que je dis. Je comprends que je ne puis plus vivre davantage avec moi-même, il me faut vivre sans moi, c’est-à-dire sans aucun mouvement personnel de volonté, d’intelligence ni de mémoire. Dès lors, que je parle, chemine, marche ou m’arrête, dorme ou mange, que je fasse quoi que ce soit comme en moi-même et par principe personnel, je n’en sais rien et n’en ai nul sentiment, et ces choses sont plus éloignées de moi, c’est-à-dire de l’intime de mon cœur, que le ciel n’est distant de la terre.
§
Je ne veux pas, dis-je, d’un amour qui passe par la voie de l’intelligence, de la mémoire ou de la volonté. Le pur amour, en effet, est au-dessus de tout cela. Il dépasse tout et s’écrie : Moi je n’aurai de cesse que je ne sois serré et enfermé dans cette divine poitrine où se perdent toutes les formes créées et se perdant elles-mêmes, deviennent divines. De nulle autre façon ne peut se contenter l’amour pur, vrai et net.
§
Écoute ce que dit à ce propos frère Jacopone dans une de ses laudes qui débute : « Ô amour de la pauvreté. » Il dit ainsi :
« Ce que tu vois n’est pas,
tant est grand ce qui est.
La superbe est au ciel
et l’humilité25 se damne. »
§
Dieu a fait l’homme en vue du bonheur, avec tant d’amour qu’on ne peut l’imaginer. Il lui fournit tous les moyens utiles, il le fait avec un amour, une pureté, une rectitude infinis.
§
Je ne veux pas d’un amour qui soit pour Dieu ni en Dieu ; je ne puis souffrir ce mot de pour, ni celui d’en, parce qu’ils indiquent à mes yeux quelque chose qui pourrait être intermédiaire entre Dieu et moi.
§
Plus j’avance, mieux je vois chaque jour que la fin pour laquelle l’homme est fait n’est autre certainement que d’aimer et se réjouir dans ce saint et pur amour.
C’est pourquoi quand l’homme est parvenu par grâce à ce port désirable du pur amour il ne peut plus faire autre chose, quoi qu’il veuille et s’efforce là-contre, qu’aimer et se réjouir.
§
Je vois trois moyens que Dieu emploie pour arriver à purger la créature. Le premier, quand il lui donne un amour nu de telle sorte qu’elle ne puisse plus vouloir — à supposer qu’elle veuille — ni voir autre chose que cet amour. Cet amour est à ce point dépouillé et net qu’il lui fait voir toutes les broutilles de l’amour-propre. Établie dans cette vue véritable, l’âme ne peut plus être abusée par son propre moi. Celui-ci est réduit à désespérer de lui-même à tel point qu’on ne peut rien lui dire qui soit capable de le réconforter, quelle qu’en soit son envie. En conséquence, l’amour-propre se consume peu à peu, puisqu’il faut bien que meure celui qui ne se nourrit pas. Et malgré cela, si grandes sont l’étendue et la malignité de cet amour-propre qu’il accompagne l’homme presque jusqu’à la fin de sa vie. [...]
La seconde manière que j’ai vue, et qui me plaît beaucoup plus que la précédente, c’est quand Dieu donne à l’homme un esprit absorbé en grande peine, par quoi il lui fait voir ce qu’il est en vérité, c’est-à-dire combien il est vil et abject.
Le troisième moyen est encore plus excellent que les précédents. C’est quand Dieu donne à la créature un esprit tout absorbé en lui, de telle façon qu’elle ne sait penser à autre chose, à l’intérieur ou à l’extérieur, que ce Dieu même. De tout ce qui la concerne, quelles que soient ses affaires et occupations elle ne peut rien penser ni faire cas, sinon pour autant que l’exige l’amour de Dieu. Aussi paraît-elle une chose morte au monde, parce qu’elle ne peut se satisfaire en rien et ne sait ce qu’elle veut au ciel ni en terre. Il lui vient en même temps une telle pauvreté d’esprit qu’elle ne sait ce qu’elle fait ni ce qu’elle a fait et ne pourvoit à ce qu’elle aurait à faire en quoi que ce soit, quant à Dieu et quant au monde, pour elle-même et pour le prochain. C’est que Dieu ne lui donne aucune vue qui la nourrisse, mais il la tient contre lui en union et en suave fusion. En cet état l’âme est riche et pauvre à la fois, ne peut rien s’approprier ni se nourrir de rien. Il faut donc qu’elle se consume, qu’elle reste à la fin perdue en elle-même et qu’ainsi elle se retrouve en Dieu. Elle était en lui déjà sans doute, mais ne savait comment elle y était.
§
Dieu s’est fait homme pour me faire Dieu ; je veux donc devenir tout entière Dieu par participation.
§
Pour revenir au sujet du pain, c’est-à-dire maintenant de l’âme que Dieu transforme en lui-même, je dis que Dieu va réglant et ordonnant les puissances de l’âme jusqu’à les tirer hors de leurs propres opérations. Il arrive ainsi que l’entendement ne peut plus comprendre, ni la mémoire retenir, ni la volonté désirer, mais toutes ensemble ces puissances perçoivent la présence d’une grande chose qui les dépasse, et de cela même il leur reste peu de chose à saisir, parce que Dieu, en augmentant son opération dans cette âme, consume en elle le comprendre et le saisir. De cette façon il jette dehors toutes les activités par lesquelles elle pourrait s’approprier quelque bien spirituel pour soi ou pour d’autres. Faute de cela, elle ne serait pas nette devant les regards de Dieu.
16e siècle 26.
Si je veux
parvenir à ce noble néant
et être fait rien, il est nécessaire que ce rien,
c’est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien :
car Dieu lui-même n’est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de lui.
La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n’en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu’il nous soit tellement totalement rendu innominable [impossible à nommer] que nous le sentions n’être rien du tout [du tout : totalement], voire moins que rien, de toutes les choses qu’on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l’essence divine, tellement que nous n’en revenions jamais. Là alors sera l’essence comprise de l’essence. Là ce rien, c’est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c’est-à-dire de l’âme. Là, rien, qui est cette âme, est enveloppée et noyée dedans le rien, c’est-à-dire Dieu. Là enfin, le rien est absorbé et englouti du rien. J’habiterai là, d’autant que c’est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l’ombre d’icelui [lui]. J’entrerai bien moi, mais ce sera Dieu qui sortira : je me tairai et Dieu parlera ; je serai en repos et laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté et en ce néant, c’est à [dire] savoir que
nous ne sommes rien, si nous nous jugeons nous-mêmes
droitement, toutes les vraies
richesses de Dieu y sont
comprises.
15e siècle 27
La grandeur du Satguru est infinie, infini son bienfait,
Il a ouvert une perspective infinie, il nous a montré l’Infini.
§
Kabîr, j’ai trouvé un excellent Guru : le sel a disparu dans la farine,
Caste, lignée, famille, tout est aboli : (désormais] quel nom me donnera-t-on ?
Kabîr, le nuage d’amour a crevé sur moi,
Le tréfonds de l’âme a été imbibé et l’Arbre a reverdi.
§
[Quand] J’ai fait l’expérience de la Plénitude, Il m’a délivré de toutes les souffrances.
Il a purifié entièrement mon âme, et dès lors je reste sans cesse en sa présence.
§
La majesté du Seigneur suprême est au-delà de l’imagination,
Sa beauté est indicible, il faut l’avoir contemplée.
À l’Inaccessible, à l’Invisible, il n’est point d’accès, là brille la lumière,
Là où Kâbir a porté ses hommages, ni péché, ni mérite ne peuvent atteindre.
Il a franchi les limites et il entré dans l’Illimité, il a trouvé une Demeure éternelle,
Ce Lotus qui fleurit sans fleur, seuls les intimes [de Râm] peuvent le contempler.
§
Dit Kabîr, j’ai accédé à l’Expérience, quand le Guru m’a montré le chemin.
Le soleil s’est absorbé dans la lune, » les deux ont habité ensemble, Alors le désir de l’âme a été comblé, par un coup [heureux] du Destin.
J’ai franchi la limite et pénétré dans l’Illimité, je me suis baigné dans le Vide,
Je me suis reposé dans cette Demeure où les ascètes ne parviennent pas.
Vois ce qu’a fait [le pauvre] Kabîr, [il faut que ce soit] par un coup de Destin :
L’Inconnaissable, à la demeure duquel les ascètes ne peuvent atteindre, m’a fait son ami !
L’Amour a éclairé la cage, un Yoga éternel s’est éveillé,
Le doute s’est évanoui, le bonheur est apparu, l’Époux bien-aimé a été trouvé.
§
Celui que j’étais allé chercher, je l’ai trouvé dans ma maison,
Et Celui-là est devenu moi, que j’appelais autre !
§
Là-haut Kabîr a son culte, et quelques rares serviteurs [avec lui].
Sans fondations, le temple, sans corps, le dieu :
C’est là que Kabîr a fait sa demeure et s’adonne au culte de l’Invisible.
La porte de ce temple est aussi étroite qu’un grain de moutarde
§
Il est inaccessible au Ved et au Coran : si j’en parle, qui me croira ?
La nature du Créateur est incompréhensible, il te faut marcher au juger,
Pas à pas, avance lentement, et tu parviendras à l’évidence.
§
Les Pandit répètent « Il est Cela », mais nul n’y fait attention,
S’ils disaient qu’Il est unique, insondable, on serait bien étonné !
§
Je ne vois plus rien d’autre que Toi et Te cache à tous les regards.
Rien en moi ne m’appartient, tout ce que je possède est à Toi,
Ce que je Te livre T’appartient déjà : que m’importe à moi ?
§
Kabîr, le temple s’est écroulé, les briques se sont changées en algues vertes,
Attache-toi à l’Architecte, sinon tu tomberas une deuxième fois !
§
Celui que nous aimons, de quelque façon il vient à nous,
Celui à qui on s’est confié corps et âme, on ne peut s’en séparer. 3.
Le Maître et le disciple n’ont qu’une âme, en pensée ils se rejoignent,
Ce n’est pas l’agilité d’esprit qui plaît [au Maître], mais la disposition du cœur.
§
L’Amour ne pousse pas dans les champs, l’Amour ne se vend pas au marché,
Roi ou vilain, quiconque le désire doit donner sa vie en échange !
En se coupant la tête, on fait la tare, on donne sa vie en échange du bon poids :
Quiconque en veut en prenne : c’est ici le marché de l’Amour !
§
La Bhakti est l’épouse aimée de Râm, elle est comme le fil de l’épée, Celui qui hésite se coupe, celui qui n’hésite pas, passe.
La Bhakti est l’épouse aimée de Râm, elle est comme la flamme du feu,
Ceux qui sautent bravement au travers passent, ceux qui regardent sont brûlés.
16e siècle 28.
La secondeVive Flamme d’amour, strophe 1
Ô Flamme d’amour ! Vive Flamme !
Qui me blesse si tendrement
Au plus profond centre de l’âme !
[…]
Il faut savoir en premier lieu que l’âme, en tant que pur esprit, n’a en son être ni haut, ni bas, ni profondeur plus ou moins grande, comme les corps susceptibles d’évaluation. N’ayant pas en elle de parties, n’ayant ni dehors, ni dedans, puisqu’elle est une, elle ne peut avoir de centre plus ou moins profond. Elle ne peut être plus illuminée en une partie qu’en une autre, comme le sont les corps physiques. Elle l’est plus ou moins, mais uniformément, de même que l’air est uniformément éclairé, en un degré supérieur ou en un degré moindre.
Dans les choses terrestres, nous appelons centre le plus profond, le dernier degré auquel peut atteindre un être, ou auquel peut s’étendre sa capacité, la force de son opération et de son mouvement, le degré qui ne saurait être dépassé. Le feu et la pierre, par exemple, ont une activité, un mouvement naturels, une force qui les porte vers le centre de leur sphère, centre qu’ils ne peuvent dépasser et auquel ils atteignent nécessairement si un obstacle ne vient pas s’y opposer. Nous dirons donc que la pierre enfoncée dans le sol, sans être au plus profond de la terre, est en quelque manière dans son centre, parce qu’elle est dans la sphère de son activité et de son mouvement. Cependant nous ne pouvons pas dire qu’elle est dans son centre le plus profond, lequel n’est autre que le centre de la Terre. Il lui reste donc toujours activité, force et inclination pour descendre davantage et atteindre ce dernier centre, ce centre le plus profond, qu’elle atteindra effectivement si l’on fait disparaître l’obstacle qui la retient. Lorsqu’elle l’aura atteint et qu’il ne lui restera plus ni activité ni inclination à se mouvoir, nous dirons qu’elle est dans son centre le plus profond.
Le centre de l’âme, c’est Dieu. Une fois qu’elle l’a atteint selon toute la capacité de son être, selon toute la force de son opération ET INCLINATION, le dernier et le plus profond centre de l’âme sera atteint, alors de toutes ses forces elle aimera, connaîtra Dieu et jouira de lui. Tant qu’elle n’en sera pas arrivée là - ET C’EST LE PROPRE DE CETTE VIE MORTELLE, Où L’ÂME NE PEUT ATTEINDRE DIEU SELON TOUTE SA CAPACITÉ. - elle aura beau être en Dieu, son centre, par la grâce et la communication qu’il lui fait de lui-même, il y a en elle un mouvement vers quelque chose de plus, des forces pour atteindre quelque chose de plus, en sorte qu’elle n’est pas satisfaite. Elle est bien dans son centre, mais non dans son centre le plus profond, puisqu’elle peut aller plus loin EN DIEU.
IL EST A REMARQUER EN EFFET QUE L’AMOUR EST L’INCLINATION, LA FORCE, LA CAPACITÉ QUE L’ÂME POSSÈDE EN ELLE-MÊME POUR ALLER A DIEU, PUISQUE C’EST PAR LE MOYEN DE L’AMOUR QUE L’ÂME S’UNIT A DIEU. Plus donc l’âme a de degrés d’amour, plus elle entre profondément en Dieu, plus elle se concentre en lui. Par suite, nous pouvons dire que plus l’âme atteint de degrés d’amour plus elle atteint de centres en Dieu, tous plus profonds les uns que les autres, CAR PLUS L’AMOUR EST FORT, PLUS IL EST UNITIF. Aussi NOUS POUVONS ENTENDRE EN CE SENS les nombreuses demeures que le Fils de Dieu nous déclare se trouver dans la maison de son Père. Jn 14, 2
En résumé, pour qu’une âme se trouve en son centre qui est Dieu, il suffit, NOUS L’AVONS DIT, qu’elle ait un degré d’amour, parce qu’un degré d’amour suffit pour qu’une âme soit en Dieu par la grâce. Si elle a deux degrés d’amour, elle sera concentrée en Dieu selon un autre centre plus intérieur. Si elle atteint trois degrés, elle pénétrera en Dieu trois fois davantage. Si elle atteint le dernier degré, l’amour de Dieu blessera cette âme en son centre le plus profond. En d’autres termes il la transformera et l’illuminera en tout son être, selon toute sa capacité et toute sa puissance, jusqu’à ce qu’elle en uienne à paraître Dieu même.
Voyez le cristal pur et limpide. Plus il reçoit de degrés de lumière, plus la lumière se concentre en lui et plus il resplendit. Et la lumière peut en venir à se concentrer si abondamment en lui, qu’il en vienne à paraître entièrement lumière, à ne plus se distinguer de la lumière. Lorsqu’il en a reçu autant qu’il est capable d’en recevoir, il devient tout semblable à la lumière.
17e siècle 1582-1631 29.
La fin donc et le but auquel nous devons aspirer par tous ces chemins intérieurs de l'esprit, c'est une introversion totale au plus intime de nous-mêmes, par l'aide de la divine grâce; laquelle nous relève tellement peu à peu à la connaissance et amour de Dieu, que finalement elle nous conduit à la vraie acquisition, jouissance, fruition et repos en Dieu notre souverain bien (présent intérieurement au centre et sommet de notre âme), par une conjonction de notre esprit à sa Divinité et par un embrassement d'amour, possession, tension et adhésion de volonté à son saint et divin Esprit; embrassant ce bien souverain par un lien d'amour communiqué d'en haut, si étroitement que par icelui comme par un sacré lien de mariage, de ces deux esprits si différents, tant inégaux et improportionnés, se fait un esprit, un amour et un vouloir30.
§
[…] elle doit apprendre à se passer même de Dieu et faire de soi-même du mieux qu'elle pourra ; ne s'étonnant point pour tous ces fâcheux ni divers événements. Non pas qu'elle veuille être sans dépendance continuelle de la divine grâce; mais parce que toute aide demeure si cachée que rien de perceptible lui est communiqué. La raison est que, par tel accoisement [apaisement] et contentement en tout, le fond de l'état intérieur se pourra éclaircir, et ainsi connaître où on est ; l'imagination perdra sa force et sera comprise en la récollection de son dit état, et peu à peu l'on sera relevé en la portion supérieure, sans plus de mention de ces mauvais effets. Et, pour retenir maintenant cette paix et tranquillité, pourra grandement aider de ne se vouloir pas toujours former un tel intérieur lequel ait Dieu actuellement pour objet et présent31.
Il décrit la parfaite union :
[…] L'on ne sait en cet état plus rien concevoir ou penser de Dieu en manière de haut et par élévation ; mais en façon égale et uniforme. Comme lorsque quelqu'un parvenu au sommet d'une montagne, trouve le coupeau [sommet] d'icelle être une plaine bien large et bien étendue, région uniforme et de toute égale extension, perdant entièrement la façon de montée que l'on avait tandis que quelque degré restait encore à monter ; ainsi cette âme, parvenue au sommet de l'élévation à Dieu où toute entière elle habite, il n'y a plus aucune forme ou façon de montée ni élévation, mais tout est uniforme à son fond, en la même région que l'on est, comme si ce fût ici le ciel intellectuel où tout ce que l'on cherche, est32.
[2.99]33
C'est ici le grand secret à découvrir aux âmes en cet endroit, que depuis l'état de la privation, que l'âme mourant à soi vient à trouver Dieu, elle ne doit nullement plus procéder par vision ou contemplation, mais par l'être, unifiant avec soi tout ce qu'elle voulait contempler : en sorte que le Rien ne se doit pas occupé à contempler le Tout, mais de rien et du tout l'âme en doit faire son propre être fondamental d'une vie nouvelle. ... Concluant donc, je dirai que puisqu'il est ainsi, qu'être en Dieu et avoir Dieu habitant, vivant et opérant en nous, n'est autre chose que de l'avoir en tant que cause efficiente d'un être surnaturel en nous, il s'ensuit que ce n'est pas pour cesser de toute opération que nous sommes en Dieu : mais plutôt pour commencer à vivre avec lui de la vie de pure grâce et de déiformité [2.100] et ainsi parvenir à notre vrai fin, qui reste encore plus outre.
[3.118] Que nos âmes doivent être réunies à Dieu, comme l’effet à sa cause et derechef entées [enracinées] en lui, comme la branche en sa tige, le sarment en sa vigne ; pour être reproduites et mises en la lumière d’une vie nouvelle de participation divine. […] [3.120] Dieu n’est pas seulement un esprit très pur à la jouissance duquel nous pouvons parvenir […] Dieu peut vivre et opérer en nous […] être homme en nous […] [3.121] par forme de grâce et d’union mystique […] nous possédant, mouvant et gouvernant spécialement : non pas toutefois en sorte qu’il vive et opère seul en nos âmes à notre exclusion, mais que nous ayons aussi notre vie et opération de lui, par lui et en lui.
[3.135][Dieu] fait aussi d'icelle, et en icelle une anatomie merveilleuse et incroyable de tous les coins, degrés, états et opérations diverses qui se peuvent trouver ...
... rien de plus dommageable à l’âme [que si] [3.146] elle voulait par actes de son désir, encore que subtilement produits, se promouvoir et adresser à Dieu comme à un autre et distinct par dessus soi. ... Le secret consiste à bien entendre, que la relation, ou l’attention, ou l’extension que l’âme doit avoir envers Dieu, ne doit pas être comme en tant qu’il est sa fin et le terme ou l’objet de ses opérations : mais comme préalable et premier principe fondal et fontal de tout son opérer : et en tant que tel, il n’est pas alors autre et distinct, mais comme devenu radicalement et fondamentalement son moi.
Voici en conclusion l’exposé dense et très précis du renversement de perspective que traverse le pèlerin mystique : Dieu n’est plus objet de désir, mais « celui qui en notre fonds est devenu ce que nous sommes » :
[3.148] Pour ce que l'âme en semblable recommencement est réduite à la seule pure et nue bonne volonté, sans aucune divine entité supérieure d'esprit ou d'intelligence ; et que le désir de Dieu est en cette âme de telle sorte uni et identifié avec son fond et sa bonne volonté, qu'il semble être une [3.149] même chose avec ce qu'une telle âme est. D'autant que toute sa vie, son être, son respirer, son opérer, c'est être toujours au désir de Dieu ; et ce quasi connaturellement. Tellement qu'elle n'a plus aucun besoin de s'exciter ou exercer au désir de Dieu : car tout ce qu'elle vit, qu'elle respire et qu'elle est, c'est substantiellement, réellement et en vérité être en désir de Dieu. N'étant pas néanmoins pour cela jamais oiseuse, ou persistante en un même état : mais marchant, et profitant toujours en la voie de Dieu. Excepté que son progrès se fait ici d'une façon tout autre et diverse qu'auparavant ; attendu qu'au lieu de s'entendre et de s'écouler en Dieu comme par-dessus soi, elle est maintenant contrainte de demeurer et consister tout en soi-même ; sans pouvoir même en ce sien propre état nullement comprendre la pensée objective ou finale de son Dieu.
Si qu'une telle âme a expérimentalement la compagnie de Dieu avec soi en son plus bas fond, non pas comme fruitivement possédé, mais comme premier principe de tout son être et opérer ; comme consort [161] et participant de tout le travail qu'elle doit subir en achevant le pèlerinage de cette vie ; non pas en lui ôtant les croix, travaux et fâcheries d'icelle, mais comme ami fidèle, qui lui rend le fardeau léger, la soulageant et le portant avec elle. D'où se peut voir qu'il ne faut pas seulement penser de Dieu en ces chemins ici, comme de celui auquel finalement nous tendons, et duquel nous pouvons jouir au sommet de notre esprit ; mais encore comme de celui qui en notre fonds est devenu ce que nous sommes. Et pour ce, le portant avec nous comme notre moitié, c'est lui qui vit, opère, et fait avec nous tout ce que nous vivons et faisons ; à savoir en forme et en qualité de premier principe.
17e siècle (1606-1671) 34
Dieu et moi, il n’y a plus que la fragilité de ce pauvre corps, qui est devenu si miné à force d’aimer qu’il ne faut plus qu’un petit souffle pour le casser et le rompre tout à fait (Triomphe 1, 17) .
La grande unité dans le divin est accomplie :
Je n’ai plus aucune pensée, ni rien qui m’arrête, ni m’occupe comme de coutume : il y a un seul objet, qui est l’être et l’immensité de Dieu, qui pénètre et consume mon âme d’une manière inconcevable, et la rend, en la consumant, d’une si grande étendue que je n’en puis plus savoir les bornes. Autrefois je voulais tout faire et tout embrasser, mais maintenant il n’en va pas ainsi, car rien n’approche plus de moi. Je comprends tout et ne suis comprise de rien ; mon âme est seule, simple et pure ; et quand je la vois ainsi, c’est comme une merveille que je ne meure à chaque moment ; et si cela continue encore quelque temps en moi, je crois qu’il en faudra mourir. Je vais et j’agis à mon ordinaire, pour le dehors, sans que je perde cette vue, mais mon Dieu me l’ôte parfois, permettant qu’il passe quelques pensées par mon esprit, qui m’en détournent ; autrement je serais déjà morte. L’amour qui me consume ne se peut exprimer ni concevoir, il est comme infini et tous les jours il croît davantage (Tr. 1, 20).
Il n’y avait plus de différence entre oraison et vie :
[elle n’avait pas] besoin de travailler à se recueillir ni rentrer en elle-même, pour rechercher quelque lieu à l’écart pour s’occuper avec son Dieu ; tout cela ne lui était point nécessaire car au milieu des rues, en plein marché, dans l’embarras d’un grand ménage, elle était aussi attentive à contempler les perfections de son Bien-Aimé que si elle eût été dans un désert (Tr.2, Section unique faisant suite au chap. 3).
Son âme était si perdue et abîmée dans ce divin regard qu’elle ne se comprenait pas elle-même; et nonobstant cela, elle était aussi libre pour agir au-dehors, comme si rien ne fût passé au-dedans ; et même elle avait la santé assez bonne pour s’acquitter de tout ce qui était nécessaire dans le ménage (Tr. 1, 25).
Voici des flèches qui vont droit au cœur :
Le plus grand empêchement que les âmes apportent à leur avancement, c’est qu’elles ne veulent pas laisser agir Dieu seul, mais qu’elles veulent toujours avoir part en tout ce qu’Il fait.
Maintenant Dieu est tout et moi je ne suis plus, je suis par Sa miséricorde retournée d’où j’étais sortie […] je ne suis plus en moi, mais dans Lui, où je ne me trouve plus, et où je me suis perdue. C’est Lui seul qui S’anime, car je ne trouve plus rien qui ne soit Lui-même.
Il n’y a plus d’entre-deux entre Vous et moi.
D’où vient que votre cœur est si grand et si spacieux et qu’on soit si au large quand on est dedans ; et cependant que la porte pour y entrer soit si petite et si étroite ? Alors Notre Seigneur me fit connaître, que c’était parce qu’Il ne voulait pas que d’autres que les petits, les nus et les seuls, y pussent trouver entrée.
Je retournai à mon premier état, ne ressentant qu’une flamme sainte et divine qui n’est autre que le pur Amour de mon Dieu, qui […] me détruit […] me réduit toute en Lui et fait que ma vie est plus qu’humaine.
Mon Amour me donnait à connaître que comme le poisson ne peut vivre ni subsister hors de l’eau, de même je ne pouvais plus vivre un moment hors de Lui ; et comme de quelque côté que le poisson se tourne, il trouve toujours l’eau, de même en quelque part ou manière que je puisse être, je Le trouverai toujours. Je fus près d’un mois avec cette vue, au bout duquel je perdis l’idée de la mer et du poisson pour n’avoir que celle de Dieu seul, qui se fit sentir comme renfermé dans le secret de mon âme en qualité de son Conducteur et de son Conseiller, en sorte qu’en tout ce qui se présentait à faire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, j’étais invitée d’entrer en ce cabinet secret pour prendre l’ordre de tout ce que j’avais à faire ou à dire, me donnant là une lumière certaine et assurée pour toutes choses.
Je me trouve maintenant […] aussi pauvre intérieurement qu’extérieurement. Mon divin Amour m’a dépouillée de tout ; et Il ne se communique ni répand plus dans mon âme ni dans aucune de mes puissances. Elles sont toutes libres dans leurs fonctions, et je puis m’appliquer avec facilité à tout ce qui se présente à faire, sans aucun empêchement ; mais Il est retiré au centre de mon âme, où Il me gouverne et agit en moi. […] ne doutez pas que Dieu ne parachève en moi Son ouvrage et n’accomplisse ce qu’Il a commencé. Je suis à Lui et il n’y a rien en moi qui ne vienne de Lui et ne retourne à Lui. C’est pourquoi Sa bonté aura soin de moi comme d’une chose qui est entièrement sienne. Il est si bon, qu’Il n’abandonne jamais le premier
O mon Dieu, qu’il faut bien qu’en vous il y ait quelque chose de bien aimable ! Puis que ne vous connaissant point et ne sachant qui vous êtes, cependant je brûle d’amour pour vous.
Elle agissait d’une manière si simple et si dégagée, que sitôt que les choses étaient accomplies elle en perdait l’idée […] Elle disait qu’elle croyait que Dieu faisait tout en elle afin que de sa part elle ne fît autre chose que l’aimer.
Elle disait quelquefois en se divertissant que l’Amour est un vrai avare, qui veut tout avoir pour Soi ; et que depuis qu’une fois Il a une entrée libre dans un cœur, Il en ferme si bien la porte que nul autre n’y peut trouver d’ouverture.
Il a détruit en moi tout ce qui Lui déplaisait : et maintenant il n’y a plus que Lui qui vit et règne en moi tout ainsi que bon Lui semble.
Depuis que Dieu m’eût fait cette grâce de me faire sentir Sa divine présence, et qu’Il se voulait bien charger de ma conduite, je m’abandonnai entièrement à Lui […] parfois il me faisait entendre que j’étais semblable à ces petits écoliers qui commencent d’apprendre à écrire, à qui le maître ne se contente pas de donner un exemple et modèle, mais encore prend la main de l’apprenti et la conduit, afin de lui apprendre ainsi à former ses lettres. J’étais tout de même au regard de mon Dieu, et fort souvent je sentais comme une autre main qui conduisait la mienne […] ceci ne se passait point par imagination ou par fantaisie ; c’était la vraie et pure vérité, que je voyais plus clairement que le jour. Et non seulement Il m’instruisait et me gouvernait ; mais de plus, Il me reprenait de tous mes défauts. Vous eussiez dit qu’Il était jaloux de mon bien et de ma perfection ; de sorte que je n’eusse pas osé remuer la main, faire un geste, ou même dire une seule parole inutile […] que tout au même instant j’en étais reprise, mais avec tant d’exactitude, que rien n’échappait […] ayant reconnu cela, je […] n’osais avancer ni reculer que par Ses ordres : et cela ne se faisait point par une contrainte qui m’eût gêné le cœur ; au contraire, c’était par un excès d’amour.
Quand je voyais les arbres se plier au gré des vents, la mer qui ne passait jamais ses bornes : O Dieu ! disais-je, que ne suis-je aussi maniable aux mouvements et inspirations de votre divin Esprit.
Je n’eusse […] voulu faire la moindre action pour la gloire du Paradis : je n’y pensais pas même. Mon Paradis et ma gloire étaient de lui plaire et d’accomplir ses volontés. Après cela, il me semblait n’avoir plus rien à espérer ni à prétendre. Je n’ai jamais su ce que c’était que de penser à mon profit particulier ; parce que l’Amour me possédait si pleinement, et m’élevait si fort au-dessus de moi-même et de toutes les choses de ce monde, qu’il ne me restait rien pour moi ni pour elles.
Jamais […] je n’ai su ce que c’était que vanité […] Il me semblait qu’à moins de perdre l’esprit je ne pouvais entrer en aucune estime de moi : car je voyais si clairement que tout ce qui était en moi venait de Dieu […] étant d’ailleurs si plein de Dieu, qu’il n’y avait rien de vide où la superbe eût pu se loger.
O qu’il faut être dépouillé de soi pour ressentir cet amour ! Jamais je ne l’eusse pensé qu’après que j’en ai eu l’expérience. /O qu’heureux sont ceux qui quittent tout ! Car ils trouveront tout : mais il faut quitter jusqu’à la moindre petite partie de nous-même ; non seulement en ce que nous voyons être mal, mais encore en ce que nous croyons être bien. Car jamais Dieu ne régnera en nous que quand nous nous délaisserons entièrement à Lui, et Le laisserons faire tout ce que bon Lui semble, sans que nous nous mettions en peine de ce qu’Il fera ou laissera à faire.
Il est impossible à une âme, quelque effort qu’elle se fasse, de parvenir en cette vie à un si heureux état. Il faut que Dieu même […] l’y admette et introduise […] les choses qui se passent en elle sont si admirables qu’il n’y a cœur humain qui les puisse concevoir […] il n’y a plus rien que simple unité, ou, pour parler plus clairement, il n’y a plus que Dieu seul. Tout le reste est dissipé par sa présence.
Je suis comme ces personnes […] enfin heureusement arrivées au port […] tandis que leurs plus proches amis sont au milieu des tempêtes et des orages de la mer. Je vous laisse à penser si, quoique qu’ils soient arrivés, ils ne sont pas néanmoins en soin de procurer que les autres arrivent aussi à bon port.
À savoir qu’elle ne savait ce que c’était que d’avoir des ennemis et que jamais elle n’en avait eu aucun …dès lors qu’une personne lui avait fait du mal, ce lui était une porte pour trouver entrée dans son cœur […] Elle dit à son confesseur qu’elle craignait que le grand excès d’amour que son cœur ressentait pour eux ne fût blâmable.
Il semble mon Dieu que l’amour que j’ai pour vous soit moindre que celui que vous me donnez pour mes prochains […] celui de mes frères m’anime et me donne des forces pour les servir […] pour vous je ne puis plus rien faire, je suis réduite au pur et simple néant.
Jamais je n’étais plus forte que quand j’étais le plus faible et de ma faiblesse je tirais mes forces. C’était alors que je ressentais l’effort de la grâce si puissant, qu’il me faisait passer sans crainte par dessus toutes difficultés…
J’aime ardemment. C’est tout ce que je sais faire. En disant cela, je dis toute ma vie, car elle n’a été autre qu’un continuel amour et reconnaissance des bontés et des miséricordes de mon Dieu en mon endroit. […] Dès le commencement l’Amour me donna plus d’inclination à travailler pour Lui en m’acquittant de mon devoir de servante, qu’à jouir de Lui en me reposant : j’eusse cru faire un grand mal de laisser mon travail pour Le prier, et je L’ai bien plus trouvé au milieu de mon ménage que je n’eusse fait dans les églises quand ce n’était pas le temps d’y être. Il avait cette bonté pour moi que de m’accompagner toujours dans tout ce que je faisais…
17e siècle, 1600-1665 35
Enfin, le 12 octobre 1655, la guérison commença36 [par] une opération de tendresse et d’amour d’une manière si puissante que je ne le saurais exprimer. Après, comme venant d’un profond sommeil, je dis encore : « Est-il bien possible que je sois capable de revenir à Dieu et d’espérer en lui ? » Il me fut répondu en même langage de vie : « En doutes-tu, que cela se puisse ? »
Comme je marchais par le couloir de l’infirmerie, je tombais tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en la pensée que j’avais que Dieu me ferait miséricorde. Et ce qui m’accablait, c’est que les paroles que Dieu dit à mon âme étaient si douces et si pénétrantes qu’elles me renversaient tantôt contre une muraille, tantôt contre une autre, et ce qui achevait de m’accabler, c’est que parfois il m’était demandé intérieurement : « Eh bien, Dieu est-il bon ? »
La guérison définitive le 9 juin 1656 par un abandon total à Dieu :
Il me vint pour lors en l’esprit : « Mais pourtant tu es damné », et cela d’un tel ton que l’âme en fut accablée. Et comme cela m’allait réduire en grande angoisse, je sentis un mouvement dans le cœur fort puissant qui me fit résigner à cela si c’était la volonté de Dieu, et je dis ces paroles : « Je le veux si Dieu le veut », et je me jetai le visage contre mon lit, pour me soumettre du tout [totalement] à la divine volonté. Il me semble que je sentis pour lors en l’esprit comme si un deuxième flot m’eut couvert et englouti, qui mit mon âme en paix […]
Reprenant l’image de la montagne, Surin décrit les divers accès possibles à son sommet :
Ceux qui sont en bas, ayant ouï parler des merveilles qui sont au haut de la montagne, font résolution d’y aller et entreprennent d’y monter avec grand courage. Dans la montée il y a beaucoup de peine, à cause de la raideur et parce que souvent il n’y a que des sentiers étroits, difficiles à tenir et peu frayés. Il y a, outre cela, des bêtes sauvages, des précipices, des grands déserts arides avec une grande pauvreté et misère. En quelque endroit de cette montagne on trouve une grotte en laquelle, quand on entre, on trouve des degrés obscurs qui, par dedans la terre et par des voies obscures et occultes, donnent passage pour aller en haut, trouvant de temps en temps des soupiraux et des ouvertures par lesquelles on reçoit le jour pour voir où l’on est. Mais, communément, ces conduits sont fort ténébreux et, montant toujours par des voies secrètes, vont aboutir au haut de la montagne, jusqu’au beau jour qui est au sommet.
§
Qu’est-ce que l’oraison de quiétude et silence ? C’est un repos que l’âme prend en la pensée de Dieu sans opérer beaucoup par son propre effort. Nous l’appelons le premier degré de la contemplation parce qu’il n’y a rien de cela, mis dans l’ordre de l’oraison, qui passe la grâce commune. Il est vrai que ceux qui traitent des degrés de l’oraison les multiplient fort. […] On lui donne quatre noms différents : le premier est l’oraison de présence à Dieu ; le second, de recueillement ; le troisième, de quiétude, et le quatrième, de silence. Entre ces quatre choses, il y a quelque différence, mais non pas si grande qu’on en puisse faire des degrés à part. L’oraison de la présence de Dieu n’est pas une simple représentation que le chrétien peut faire en soi-même d’avoir Dieu présent ; c’est un don très relevé par lequel l’âme sent manifestement en soi la présence divine ou celle de notre Seigneur Jésus Christ, ce qui l’élève beaucoup au-dessus de ses forces naturelles. L’oraison de recueillement est quand l’âme, ensuite ou au moyen de [284] cette présence, se trouve ramassée en son intérieur et séparée de toutes choses créées pour être attentive à Dieu. Celle de quiétude est quand cela est accompagné d’un goût très suave qui lui fait savourer la douceur divine, comme celui qu’aurait un enfant à sucer le lait de sa mère […] Le silence est quand l’âme, par cette opération, est contrainte de cesser en la sienne propre et d’écouter Dieu, demeurant accoisée [apaisée] sans s’émouvoir en rien. Or nous trouvons que toutes ces quatre choses viennent quasi à une. Il faut seulement remarquer la différence qu’il y a entre quiétude et silence ; et c’est que la quiétude est avec goût et saveur, le silence est parfois avec très grande aridité. Ainsi, c’est la même sorte d’oraison parce que le principal point de ce degré est que l’âme demeure tranquille, sans beaucoup opérer de soi-même.
§
Dieu met l’âme dans « l’avant-goût de la gloire future » :
[315] Quels sont les biens que l’homme reçoit en cet état ? On les peut réduire à trois chefs. Le premier est un plongement de l’âme dans l’essence divine, qui est une union de son fond, c’est-à-dire de l’origine de toutes ses opérations, de son centre et de son être plus intime avec Dieu […] Tout ainsi que les personnes qui sont mariées ensemble n’ont point besoin d’étude ni de réflexion pour s’entretenir et vivre avec mutuelle affection, mais ils éprouvent comme une douce loi qui, à la rencontre et aux occasions, leur prescrit cette même affection ; de même l’âme, en suite et par la vertu de cet état de mariage avec Dieu, se trouve liée à lui et attirée à l’aimer. […]
Or cet état fondamental dit trois choses. Premièrement, une lumière perpétuelle dans l’âme, qui la fait marcher en plein jour avec une disposition de connaître aux occasions ce qui est pour son besoin et pour celui d’autrui : « Ut filii lucis ambulate [Éph. 5, 8 : « Marchez en fils de lumière. »]. La seconde chose est un goût perpétuel de Dieu, fort doux et universel, à la façon qu’un poisson dans la mer ne perd jamais le goût de la mer. Parfois, cette âme est plongée dans cet océan du divin amour ; elle savoure comme ferait un homme s’il avait tout son corps disposé et imbu [rempli, pénétré] de la même faculté que la langue pour goûter, et qui serait trempé par moments dans un océan de lait et de sucre. La troisième chose propre à cet état est une perpétuelle et très douce pente à tout bien et à ce qui regarde Dieu et son service, et cette pente vient de la loi très suave dont nous avons parlé [Guide spirituel, VI, 3], gravée au fond de l’homme, c’est-à-dire en sa plus intime faculté d’opérer, vouloir et aimer. […] Ainsi que nous avons dit au commencement, que celui qui s’est marié ne se considère plus comme seul, mais comme attaché à une personne inséparablement, ainsi de même l’âme ne peut rien entreprendre sans lui, ni ne former aucun dessein sans qu’il y consente. Si elle est en peine, il la conseille ; si elle est en doute, il l’éclaire ; si elle est seule, il lui sert d’entretien.
On le voit orienter ses correspondantes vers l’immensité divine et l’abandon qui apporte la joie :
Elle doit regarder Dieu comme une immensité d’être qui n’a point de bornes et, suivant cette idée, quelque bien qui se présente, étendant sa vue infiniment au-delà, elle dira en elle-même : « Dieu est cela et infiniment davantage. » Ainsi elle ne se bornera jamais et, ne se restreignant d’elle-même à rien en particulier, elle jouira de toute la liberté dont un cœur est capable. Cet espace sans limites, cette immensité d’être qui est Dieu sera sa demeure, son élément et son fonds. Elle n’en pourra sortir et tâchera d’asseoir tous ses projets, toutes ses entreprises, tous ses désirs, tous ses biens sur ce fonds solide et immuable37.
§
Enfin s’avance la paix qui illumine les dernières années. Il la décrit dans les Questions importantes de la vie spirituelle, le dernier texte qu’il écrit un an avant sa mort en 1664. Dans un texte d’une poésie singulièrement prégnante, Surin évoque exactement les grandes marées d’équinoxe par temps calme : pas un souffle de vent, mais sur la grève, à perte de vue, la mer montant comme une masse animée, roulant et brassant elle-même ses eaux, les alignant en longues lames parallèles et les faisant une à une déferler, avec un rythme d’une puissance et d’une majesté souveraine. On trouverait difficilement, croyons-nous, dans toute la littérature du XVIIe siècle, une page où le sentiment de la mer s’affirme à ce point. Surin a été de 1631 à 1634 à Marennes et il avait emporté de la mer une impression inoubliable :
Quand Dieu a fait passer l’âme par les travaux ou par les passages ténébreux de la montagne, et qu’il commence à lui faire voir la lumière de cette région sublime de son amour, il fait écouler sur elle une paix abondante comme un grand fleuve. Ce sont des torrents de paix. Non seulement c’est un calme qui ressemble à la bonace [calme de la mer après un orage] de la mer, ou au cours tranquille des grands fleuves, mais cette paix et ce repos divin viennent dedans comme des torrents qui l’inondent, et l’âme sent vraiment, après les tempêtes passées, comme des inondations de [116] paix ; et le goût du repos divin non seulement entre dans l’âme et s’en saisit, mais la vient assaillir en la façon de quantité d’eaux. […]
Cette paix entrante fait ce qui ne [117] lui est pas propre, qui est des impétuosités très grandes, et il n’appartient qu’à la paix de Dieu de faire cela. C’est elle seule qui peut marcher en cet équipage, comme le bruit de la mer qui vient, non pour ravager la terre, mais pour remplir l’espace du lit que Dieu lui a donné. Cette mer vient comme farouche avec rugissement quoiqu’elle soit tranquille ; l’abondance des eaux fait seule ce bruit et non pas leur fureur, car ce ne sont pas les eaux [p.96 du ms.] agitées par la tempête, mais par les eaux, dans leur plus naturel calme, lorsqu’il n’y a pas un souffle de vent. La mer en sa plénitude vient visiter la terre, et baiser les bords que Dieu lui a donnés pour limite. Cette mer vient en majesté et en magnificence. Ainsi vient la paix dans l’âme, quand la grandeur de la paix la vient visiter après les souffrances, sans qu’il y ait un seul souffle de vent qui puisse faire sur elle une ride. Cette divine paix, portant avec soi les biens de Dieu et les richesses de son royaume, elle a aussi ses [118] avant-coureurs, qui sont les alcyons et les oiseaux qui marquent sa venue : ce sont les visites des anges qui la précèdent. Elle vient comme un élément de l’autre vie, avec un son de l’harmonie céleste et avec une telle raideur, que l’âme même en est toute renversée, non par aucune opposition à son bien, mais par abondance.
Il décrit la vie en unité avec Dieu :
Dieu s’étant uni à l’homme en suite de l’exercice que nous avons proposé de le chercher en tout, il s’empare aussi des puissances intérieures qui sont l’entendement et la volonté. La lumière surnaturelle remplissant l’entendement, il se fait, à l’occasion des objets qui se présentent et à leur rencontre, un écoulement perpétuel de la lumière et de la vérité en l’homme, par lequel Dieu rayonne dans l’âme par ses rayons sereins et répond aux pensées de l’âme, l’éclaircissant secrètement et l’instruisant des vérités. Cela touchant aussi le cœur, par la [147] chaleur de l’amour l’âme [p.121 du ms.] est excitée, avec Dieu, et à s’adresser à lui. Quand l’âme parle à Dieu, jamais Dieu ne manque de faire sa réponse, et la vertu divine opère alors dans l’âme, je dis quand l’âme est déjà unie à Dieu et assujettie à sa lumière. Et, pour avoir le commencement de cette communication, il n’est pas nécessaire que l’âme soit parfaite. Dieu souvent fait cela aux âmes dès qu’elles entrent dans la lumière surnaturelle, quoiqu’il y ait en elles un grand mélange de ténèbres. Et cette réponse divine se fait si subtilement que souvent, l’âme ne l’aperçoit pas. […]
Car vraiment la vie intérieure de l’âme consiste en ce commerce continuel que l’âme a avec Dieu, Dieu lui parlant sans cesse. Et quoique ceci semble incroyable à ceux qui n’y sont pas habitués, parce qu’ils ne seront peut-être pas engagés si avant avec Dieu, il est pourtant très véritable qu’il s’établit une perpétuelle communication vitale entre Dieu et l’âme, Dieu répondant à toutes les pensées de l’âme ; selon qu’elle connaît sensiblement la parole de son Dieu qui, au fond, est son inspiration, et quelquefois même paroles distinctes : et l’âme sent que Dieu lui parle ; sans aucune prononciation, ni vocale, ni verbale distincte : néanmoins elle sent que c’est la Parole de Dieu qui lui étale sa doctrine.
À cette lumière s’ajoute l’amour, car Dieu, parlant à l’âme, l’enflamme et même la caresse, comme deux amoureux qui se parlent […] Enfin, le fruit dont je prétends parler ici est [150] que, quand l’âme a tenu longtemps cette pratique et que Dieu lui a donné son amour, il se fait un perpétuel commerce et une communication qui n’est jamais interrompue, comme d’ami à ami, sans aucun bandement, sans aucune charge, avec une grande amplitude et soulagement de l’âme ; et même, si elle interrompait tant soit peu, l’âme semblerait perdre la vie et trouverait une diminution comme de sa propre vie.
§
Je n’ai plus rien à prétendre,
Plus d’amis à rechercher,
Plus de causes à défendre,
Plus de desseins à cacher :
Je ne saurais plus rien craindre,
Rien déguiser ni rien feindre ;
Après avoir tout quitté,
J’ai trouvé ma liberté.
Aussitôt qu’à cette perte
Mon esprit s’est préparé,
Ma poitrine s’est ouverte,
Et Dieu s’en est emparé :
Sus, monde, quittons la place,
Rien que Dieu, rien que la grâce.
Après avoir tout quitté,
J’ai trouvé ma liberté.
16e-17e siècles 38
L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation 39:
« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.
« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.
« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente…
Comprenons bien la source toute intérieure, clef du respect de tous ces proches :
27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu […] J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire.
33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.
34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé.
§
Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]
Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :
Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.
Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]
Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]
Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.
Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]
Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde[…]
Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme. 40
§
Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.
– Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.
– Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerais arrêt en l’excès de mon amour. »
Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »
§
Elle aime Dieu purement :
Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses. »
§
Ses visions sont d’une grande beauté. Ce sont des analogies mystiques :
Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. » Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.
Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponses, et elle disait ce verset : Sequar quocumque ierit. Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.
§
Son exigence :
Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?
– Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.
– Voulez-vous la contemplation ?
– Non.
– Quoi donc ?
– Je demande la connaissance de la vérité !
§
Sa grande prudence dans la conduite d’autrui :
Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.
Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente.
§
L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle : « Audience, audience, ô grande mer d’amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. » Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.
La sœur Marie demanda : « Qu’elle est cette voix ?
– C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’amour et de charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée. Mais je la laisse dans ce divin feu afin de la purifier encore davantage.
17e siècle 41
Janvier 1647
Ma très chère sœur42, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots que je m’y veux contraindre, mon mal m’en ayant empêché et ma fièvre ne me permettant aucun travail. Vos chères lettres m’ont été rendues ce matin et m’ont beaucoup consolé. J’adorais peu auparavant l’Essence divine et les infinies perfections de Dieu. Je commence à sortir de mon état où j’ai été plus de cinq semaines. Mon corps qui se corrompait appesantissait mon âme ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant et à une entière impuissance de connaître et d’aimer Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas. Et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant et de la profondeur de la misère et de l’impuissance d’une âme que Dieu délaisse et qu’Il laisse à elle-même. Ce seul sentiment occupait mon âme, et mon néant m’était, ce me semble, connu plus par une certaine expérience que par une abondance de lumière.
Jusques à ce que Dieu mette l’âme en cet état elle ne connaît pas bien son infirmité, elle découvre mille fausses opinions et estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments, de ses faveurs. Elle voit qu’elle y avait un appui secret et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, et que rien ne retourne comme auparavant. Ce qui s’est passé en moi sont des effets d’une maladie naturelle qui néanmoins m’ont réduit au néant et beaucoup humilié. J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. Et vous ne croiriez pas qu’une âme qui connaît Dieu et qui a reçu tant de témoignages sensibles de son Amour entrât dans une si grande et si longue privation d’Amour actuel, par pure infidélité et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement. Quelle différence de ma dernière maladie à la présente. Mon âme était dans celle-là toute enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison, mais les lumières d’icelles et les douceurs empêchent qu’on ne la voie comme il faut. Dieu la fait sentir quelquefois et toucher comme palpablement par l’accablement qui arrive à l’âme. Il ne régnait en moi que des sentiments d’impatience. Par la grâce de Dieu, je n’y consentais pas toujours, mais je n’étais plein que de cela.
15 février 1647
J’ai été réduit au néant. Je savais bien que je ne l’ai pas été par une voie extraordinaire, mais par un effet de la maladie, dont la Providence s’est servie pour me donner une connaissance de moi-même, toute autre que je n’avais jamais eue. Il me semble que je ne m’étais point connu jusqu’ici, et que j’avais des opinions de moi plus grandes qu’il ne fallait ; que je m’appuyais secrètement sur les vues et sentiments que Dieu me donnait. Mais tout m’ayant été ôté, et étant demeuré plus de cinq semaines dans une totale impuissance, j’ai été bien désabusé, et ne puis à présent faire autre chose que de rester abîmée dans mon néant, et dans une profonde défiance de moi-même.
Mars 1649
La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu où elle s’abîme comme dans un océan de grandeur, avec une foi nue et dégagée des sens et des créatures. Jusques à ce que l’âme en soit arrivée là, elle n’est point en Dieu parfaitement, mais en quelque chose créée qui la peut conduire à ce bienheureux centre. C’est pourquoi il faut qu’elle se laisse conduire peu à peu aux attraits de la grâce, pour ainsi s’élever à une nudité totale par sa fidélité.
Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen, et que notre union s’établit et s’affermit dans le fond de l’âme, aussi bien de loin que de près. [...]
N’avoir rien, c’est avoir tout ; et ne savoir rien, même que l’on soit devant Dieu, est une manière de présence de Dieu très sainte et très utile.
7 octobre 1658
Toute la voie mystique est remplie de miséricordes qui passent au-delà de nos mérites, et qui sans doute seraient capables de nous contenter si Notre Seigneur ne nous faisait voir un peu en passant la vérité de la réalité du néant. Quand elle touche le fond de notre intérieur seulement en passant, il nous demeure des intelligences et des certitudes que tout ce qui est moins que Dieu n’est rien, et que Dieu seul est notre tout ; et que pour y arriver il faut que Lui-même nous perde et nous anéantisse. C’est pour lors qu’Il nous ouvre la porte du réel anéantissement dans lequel Dieu est seul et la créature n’est plus. Dieu vit et opère, et la créature ne vit et n’opère plus. Nous avons souvent la lumière de cet heureux état. Mais je vous confesse que très peu de personnes y arrivent en réalité, parce que Dieu ne les y appelle pas.
16 mars 1659
Vivez donc désormais, mon très cher Frère, sans scrupule de n’apercevoir point votre intérieur ; n’y pensez seulement pas. Il vous suffit de savoir que Dieu le fasse en sa manière, et que par son union secrète et intime, Il devienne le principe de toutes vos actions extérieures et intérieures. Moins vous aurez soin de vous, plus Dieu vous gouvernera d’une manière spéciale.
17e siècle 43
4.81. L’état d’anéantissement parfait en nudité entière 44
De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible.
1. Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.
2. Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune. D’où vient que quelques-uns appellent aussi cet état, état d’unité et de simplicité. Mais dans la dernière consommation de cet état, il ne paraît plus dans l’âme ni unité ni simplicité, tout cela étant comme perdu et anéanti. Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même ; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature.
Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.
3. Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de Lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage. L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu.
4. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.
Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.
5. Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.
6. Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensibles qui restaient en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement. D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.
7. Il est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.
8. Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir. Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laisse pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme, repos et tranquillité de toute l’âme.
9. Enfin l’état et la constitution ordinaires de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.
10. Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’Il voudra pour le temps et pour l’éternité ; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut, ni à perfection, ni à sainteté, ni à paradis, ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.
11. Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premiers mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.
12. Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles ne manquent à rien de leurs obligations.
Source45 :
1644 : Je vois ma vie intérieure passée dans des impuretés presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connais pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs n’y des élans, n’y de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent. […] Lors que mes Soeurs parlaient, je les écoutais en silence et avec admiration, et je me confessais moy-même sans esprit. Je ne laissais pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eût point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisait la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’était désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. […] Tout cela ne m’a pas peu servy pour connaître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’oraison pour élevée qu’elle soit. À présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus 46.
§
1665 : Le second état de l’oraison surnaturelle est l’oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enivré l’âme des douceurs de l’oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle ; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses ; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire ; parce que les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint Esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre ; parce que s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles lui manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois.
Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il lui plaît de caresser et d’honorer de la sorte ; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parce que les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même lui sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Epouse sacrée : Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart47. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Époux pour faire à son Epouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera ; Nous viendrons en lui, et y ferons notre demeure48. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique.
Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il lui faut néanmoins avoir un grand courage, parce que la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle lui parle sans peine de ses mystéres et de tout ce qu’elle veut. Il lui est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité 49.
§
Marie tente de décrire l’état d’anéantissement en Dieu où elle se trouve depuis des années :
Mon très-cher et bien-aimé Fils.
[…] Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moy-méme de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup ; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, Sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une joy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture ; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent là et s’anéantissent dans ce fond, où Dieu même agit et où son divin esprit opère. La foi fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec la paix et tranquillité, ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.
Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moi. Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parce que ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire. Aujourd huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même ; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis. Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. […]
Il me semble que j’y suis inutile ; que je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes Soeurs ; que je suis la plus ignorante du monde ; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, n’y pensées de vanité n’y de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt. Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentiments si semblables ; je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre 50.
Voici enfin un long passage d’une des dernières lettres :
Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous dirai que quelque sujet d’oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je lui parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans lui parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme lui parle conformément à cela. Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions. S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres ; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela.
J’ai dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux ; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberai, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’aperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant ; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que lui seul lui peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche. Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme.
Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au-dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante ; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec lui à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah ! que c’est un grand tourment! Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.
17e siècle 1632-1677 51.
[1] Après que l'expérience m'eut enseigné que tout ce qui se présente fréquemment dans la vie ordinaire est vain et futile, voyant que tout ce qui me faisait peur et tout ce pour quoi j'avais peur n'avait en soi rien de bon ni de mauvais, sinon en tant que l'âme en était agitée, je résolus enfin de rechercher s'il y aurait quelque chose qui fût un vrai bien, et qui pût se partager52, et qui, une fois rejeté tout le reste, affectât l'âme tout seul ; bien plus, s'il y aurait quelque chose qui fût tel que, une fois cela découvert et acquis, je jouisse d'une joie continuelle et suprême pour l'éternité. [2] Je dis je résolus enfin : car à première vue il semblait inconsidéré de vouloir laisser échapper une chose certaine pour une alors incertaine ; je voyais, bien sûr, les avantages que procurent honneurs et richesses, et que j'étais contraint de m'abstenir de les rechercher si je voulais m'appliquer sérieusement à une autre chose nouvelle ; et si d'aventure la suprême félicité résidait en eux, je percevais que j'en serais forcément privé ; mais si elle ne résidait pas en eux, et si je m'appliquais seulement à eux, alors aussi je serais privé de la suprême félicité. [3] Je retournais donc la question de savoir si d'aventure il ne serait pas possible de parvenir à un nouveau genre de vie, ou du moins à une certitude à son sujet, sans pour autant changer l'ordre et le genre ordinaire de ma vie, chose que je tentai souvent en vain. Car ce qui se présente la plupart du temps dans la vie,et qui,à en inférer de leurs oeuvres, est estimé parmi les hommes comme le bien suprême, se ramène aux trois choses que voici : les richesses, l'honneur et la lubricité […]
17e siècle 53 Ce qu’il faut dire de Dieu, c’est lui-même qui l’insuffle. L’art qui exalte le ciel appartient à son trésor. Ce qui vise à l’honorer trouve sa source là-haut. Éclairons cette lumière et célébrons sa clarté ! O mon début, fin et but, mon alpha, mon oméga, Verse et perce, éveille, éclaire, manifeste ta puissance §
Sur le malheur, mer amère
Naviguer devient trop rude.
Je me jette par temps rude
En Dieu grand comme la mer .
§
Louée soit l’étoile fleur
Le noyau de la cerise ;
Qu’en jaillisse un tronc solide.
De la gratitude fuse
Bénédiction, sève et force :
Plus doux coulera la grâce.
17e siècle -1671 54
La foi nue a son siège au sommet de l’entendement, comme le repos l’a au sommet de la volonté. La foi commune à son siège dans l’entendement ; c’est pourquoi encore que ces deux sortes de croyances soient par-dessus le sens, et même au-dessus de la raison, la foi mystique pourtant prend son effort plus haut, s’élevant au-dessus de toute opération apercevable. D’où suit une autre différence, qui est que la foi commune ne simplifie pas l’entendement, comme fait la foi mystique, qui le dépouille de toutes pensées. C’est pourquoi elle est appelée simple et non la commune 55.
Chapitre 6. De l’existence de la Foi Nue Divine.
Section première. Cette existence prouvée par raisons.
[…] [446] Ceux qui pratiquent l’oraison de repos sans goût doivent être persuadés en leur entendement que le souverain bien est en ce repos ; qui fait qu’ils ne s’y ennuyent, et ne croient pas perdre le temps d’y demeurer.
Section II : Suite des raisons pour la preuve de l’existence de la Foi Nue.
[…] [447] Sixièmement, bien que le repos soit sans saveur, et souvent amer en soi, la volonté néanmoins s’y arrête, et s’y plaît en même façon que s’il était bien savoureux, sans se mettre en peine d’être en l’un ou l’autre état, d’amertume ou de suavité : ce qui fait voir que la volonté prend un goût raisonnable et indépendant des sens. Si quelqu’un prenait une potion ou un morceau bien amers aussi volontiers que les viandes les plus savoureuses, on dirait que c’est à cause qu’il les croit fort utiles à sa santé. De même, quand on voit une âme également satisfaite du repos sans goût et de celui qui est savoureux, ce que l’expérience apprendra à ceux qui en auront acquis l’habitude, il faut que l’âme croie que l’un lui est autant profitable et agréable à Dieu que l’autre. Et comme dans le repos savoureux, elle reconnaît par le goût qu’elle y a, si conforme à sa volonté et qui lui donne tant de plaisir spirituel et surnaturel, que c’est son Dieu et son souverain bien ; elle s’attache de même au repos sans goût où elle croie le même objet, et parce que cette croyance n’est pas aperçue de l’âme, elle est appelée Foi Nue.
[…] [448] Neuvièmement, l’assurance avec laquelle la volonté se tient en cette oraison de repos sans avoir aucune lumière ni des sens ni de la raison, qui lui fasse connaître qu’elle est en bon chemin, est une bonne raison pour prouver qu’il y a une Foi Nue Divine. Si un aveugle se trouvait la nuit dans un bois plein de tant et de si différents chemins que le jour même les plus clairvoyants des routiers eussent de la peine à les tenir sans s’égarer, et que cependant ce pauvre [449] aveugle arrivât sans guide au but où il prétend, il n’y a personne qui ne dît que quelque bon génie l’aurait conduit si droit. De même quand on voit notre volonté aveugle cheminant par la nuit obscure d’une oraison où les plus éclairés ne voient goutte, et allant droit à Dieu avec si grande assurance, n’a-t-on pas sujet de dire que quelque lumière secrète et non aperçue la conduit ? 56.
Taulère dit qu’Albert le Grand assure que le centre de l’âme est très merveilleux, très pur et très certain, que c’est la chose qu’on peut le moins arracher, et qui de toutes peut être le moins empêchée, qu’elle est la plus inhérente et qui persévère le plus, que nulle contrariété ni adversité ne se trouve dans ce fond, point d’image, point de sensualité, point de mutabilité ; il est sans aucune différence ou distinctions, qui procèdent de la fantaisie, comme dit saint Denys ; […] il est le suprême entre toutes les choses, et il n’y a rien qui soit au-dessus de lui. Il est appelé très pur57 parce qu’il n’a rien de commun avec la matière, ni avec les choses matérielles ; très certain, d’autant que ses voies donnent la certitude à toutes les autres. […] Ce fond ne peut être arraché ni par la sensualité, ni par les défauts des vices et des tentations charnelles : il ne peut non plus être empêché, l’âme ayant acquis une grande lumière par son étude, par son effort, et par sa diligence, qui lui est tournée en nature et en habitude ; en sorte qu’elle n’y ressent plus aucune peine ou difficulté. Il est fixe et invariable, parce qu’il ne ressent aucune contrariété, et que le plaisir qui se ressent en ce fond, n’est mêlé d’aucune douleur, ni goûté dans la partie sensible 58.
§
Si la Théologie mystique 59 doit être enseignée […]
Section 2. Cette Théologie doit être enseignée aux simples et aux ignorants.
[…] Ce n’est pas à la faveur de la science humaine que l’on arrive à la connaissance de la Théologie mystique, qui est sans formes et sans images, c’est-à-dire qui enseigne l’oraison sans pensées et sans autres actes qu’un repos obscur. C’est le sentiment des mystiques. Personne, disent quelques-uns 60, ne peut comprendre les secrets mystiques [30] par la profondeur de la science, ou par la subtilité de l’intelligence, ou par quelque exercice que ce soit, mais la seule très heureuse expérience y conduira ceux auxquels il plaira à la divine libéralité de se communiquer par sa bonté 61.
Cette sapience, disent quelques autres, n’est pas de la terre, mais du ciel ; ne gît pas en belles paroles et bien agencées, mais en la vertu du Saint Eprit ; ne procède pas de la subtilité d’esprit, mais de la pureté de vie. En vain vous feuilletterez les livres, si vous n’en cherchez la jouissance, car on ne la tire pas de la science, mais de l’expérience, sans laquelle en entendra bien peu de tous ces parlers mystiques ; ce sont des secrets d’amour céleste : si on ne les goûte, on ne les comprendra pas 62.
§
Chapitre 9. Qualité, noblesse et excellence de la suprême partie de l’âme.
Section 11. Effets de l’introversion de l’âme en son fond.
L’oraison de repos, ou la fonction de la pointe de l’esprit, qui est une introversion de l’âme en son fond, produit en elle beaucoup de biens et d’excellents effets.
Premièrement, elle l’unit à Dieu, parce que cette introversion est un amour très pur et très ardent, et que, comme dit saint Denys, l’amour tend à l’union, faisant sortir l’âme de soi-même pour l’unir à l’objet aimé, dans lequel elle est plus vivante que dans le sujet qu’elle anime.
Secondement, l’âme, en vertu de cette conjonction et union si intime et si étroite avec Dieu, devient son épouse consacrée et dédiée à ses plaisirs, l’objet de ses complaisances, tout éclatante des rayons de son ineffable beauté, et comblée de ses dons et richesses inestimables.
Troisièmement, dans cette union Dieu se découvre à l’âme ôtant le voile des images et des nuages des créatures, et bien que cette manifestation ou vision ne soit pas [272] intuitive, comme est celle des bienheureux, elle est néanmoins la plus grande qui soit sous le ciel, et l’âme y est enseignée de Dieu même, comme parle Isaïe [Chapitre 54]. Là parmi ses divins embrassements il lui révèle ses secrets, et cette âme étant comme une belle glace vive et profonde, sans tache des images et des affections créées, il lui communique sa clarté ; aussi cette union est appelée du nom de mystique Théologie, c’est-à-dire connaissance de Dieu très secrète, parce qu’au moyen de cette union l’âme acquiert une certaine connaissance expérimentale qui surpasse la science, et qui pour cela est appelé Sapience par saint Denys, ou très divine connaissance.
Quatrièmement, la suavité, la paix et le repos découleront encore de cette même source de l’expérience et de l’union de Dieu. Car cette introversion étant une conjonction très étroite de l’âme aimante avec le Bien-aimé, il faut que la joie soit abondante, et que d’elle suive la paix et le repos, qui même donnent le nom à cette Théologie et oraison mystique.
Cinquièmement, la perfection de l’âme par l’ornement de toutes les vertus, est encore l’effet de cette amoureuse introversion ; l’amour tend à l’union, transportant l’amant, et le faisant sortir de soi-même pour [273] l’unir à l’objet aimé et le transformer en lui. L’âme qui aime puissamment Dieu, se transforme si fort en lui de cœur et de volonté qu’elle ne veut plus que ce que Dieu veut, et la volonté étant unie, toutes les autres puissances qui en dépendent, demeurent transformées ; et la vie de l’âme changée en la vie du Bien-aimé par une ressemblance la plus grande qui se puisse trouver entre Dieu et la créature. C’est pourquoi elle doit avoir toutes les vertus en un degré héroïque, comme il est bien séant à une âme qui a acquis la divine ressemblance avec le Dieu des vertus. Cette âme ainsi arrivée aux très purs et très aimables embrassements de l’Époux céleste, se trouve très conforme à l’image de Jésus-Christ souffrant, se plaisant non seulement à faire des choses grandes pour lui, mais à souffrir toutes sortes de peines extérieures et intérieures, par un amour nu et soutenu de sa seule générosité, qui ne trouve de consolation qu’au seul accomplissement de sa sainte volonté.
Sixièmement, cette introversion conduit l’âme à l’état d’une oraison et présence de Dieu habituelle ou continuelle, qui est le but de la vie contemplative, parce qu’elle y apprend à ne voir que Dieu et adhérer à lui seul en toutes choses ; et comme nos yeux ne peuvent apercevoir les choses de ce [274] bas monde sans voir la lumière par laquelle elles sont vues et rendues visibles, de même cette âme élevée par cette lumineuse introversion voit Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, par lequel et pour lequel elles subsistent, sans être divertie de cette divine présence ni par les occupations extérieures ni par la fréquence des hommes, conservant par une intime, stable et essentielle introversion, l’unité d’esprit en toute multiplicité 63.
17e siècle
« Je vis le Frère Laurent pour la première fois ; il me dit que Dieu lui avait fait une grâce singulière dans sa conversion, étant encore dans le monde, âgé de dix-huit ans. Qu’un jour en hiver, regardant un arbre dépouillé de ses feuilles, et considérant que quelque temps après ces feuilles paraîtraient de nouveau, puis des fleurs et des fruits, il reçut une haute vue de la providence et de la puissance de Dieu, qui ne s’est jamais effacée de son âme ; que cette vue le détacha entièrement du monde, et lui donna un tel amour pour Dieu qu’il ne pouvait pas dire s’il était augmenté, depuis plus de quarante ans qu’il avait reçu cette grâce64.
Il se plaint souvent de notre aveuglement et il s’écrie sans cesse que nous sommes dignes de compassion de nous contenter de si peu. Dieu, dit-il, a des trésors infinis à nous donner... [123] lorsqu’il trouve une... foi vive, il lui verse des grâces en abondance. C’est un torrent arrêté par force contre son cours ordinaire qui, ayant trouvé une issue, se répand avec impétuosité et avec abondance... rentrons en nous-mêmes, rompons cette digue, faisons jour à la grâce, réparons le temps perdu. 65.
17e siècle 1648-1717 66
Des Communications spirituelles et divines [2.67].
Lorsque l’âme est mise dans l’état apostolique et que le parler du Verbe lui est donné, elle communique aux autres en deux manières, et par les paroles et par le silence. La première manière est pour tous et elle est la moins parfaite, la seconde est pour les personnes attirées à une plus grande simplicité.
La communication se fait de loin aussi bien que de près, lorsque les âmes sont assez perdues pour cela ; mais cette communication de loin n’est ordinairement ni si intime ni si prompte que celle de près.
Il est aussi difficile de reprendre le distinct en Dieu, et même plus, qu’il a été difficile de le perdre en Lui. Ce distinct est pour les autres, cette âme ne sortant pas par là de son anéantissement. Jésus-Christ Se communiquait de la sorte à Ses plus familiers et comme, pressé qu’Il était de répandre Sa plénitude, Il allait chercher des âmes disposées auxquelles Il le pût faire. Cette femme hémorroïsse67 ne reçut qu’en s’approchant de Lui l’effet de la vertu qui s’écoulait de Lui parce qu’elle était autant pleine de foi qu’anéantie et honteuse de son ordure et de sa maladie. Les communications ne sont de cette sorte que pour un temps, non par rapport de la personne de qui elles sortent mais par rapport à celui qui les reçoit. Plus son cœur est étroit, plus il faut d’approche pour se communiquer et la communication ne se fait que peu à peu.
Mais quand le cœur est devenu étendu et qu’il participe à l’immensité de celui qui lui communique, alors on se communique aussi bien à cent lieues que proche. Mais ces sortes de communications veulent une correspondance immense car c’est l’Immensité qui Se communique dans l’Immensité même. Et alors il n’y a plus de souffrance pour celui qui communique car il est reçu autant qu’il peut communiquer : et c’est alorsque se fait le commerce ineffable de la Ste Trinité où l’Immense est reçu dans l’Immensité même, où ne trouvant rien qui retienne sa communication, il68 est autant large dans les autres qu’il l’est en lui-même. Ceci est relevé, je crois pourtant que vous m’entendrez.
Dieu Se communique à toutes les créatures, mais il ne Se communique avec autant d’abondance que de délectation sinon dans les âmes bien anéanties, parce qu’elles ne résistent plus et que, Dieu étant Lui-même leur fond, Il Se reçoit Lui-même en Lui-même. De là vient que la communication que nous recevons de Dieu même au-dedans est d’autant plus sensible qu’elle est plus resserrée ; et par la même raison, elle est d’autant plus insensible qu’elle est plus immense car Dieu ne Se communique point autrement par Lui-même que par le néant69, puisque c’est la même chose. Marie, pour faire entendre qu’elle comprenait que c’était le Verbe, Fils unique du Père, qui devait S’incarner en elle et qu’elle devait communiquer aux autres hommes, dit : Il a regardé la bassesse de sa servante70, c’est-à-dire son profond anéantissement. Et comme la communication du Verbe en nous se fait par le regard de complaisance de Dieu sur l’âme bien anéantie, aussi la communication du Verbe se fait par nous à d’autres dans notre anéantissement.
La communication se fait par approche pour les âmes qui ne sont pas anéanties et par simple regard ou pensée pour celles qui le sont. Un exemple de ceci est en saint Jean Baptiste : les premières communications se firent par voie d’approche ; et ce fut la raison pourquoi la Sainte Vierge demeura trois mois chez Sainte Élisabeth, après quoi Saint Jean n’eut plus besoin de s’approcher de Jésus-Christ dès qu’il fut fort. Aussi n’eût-il point d’empressement pour Le voir, quoique, lorsqu’ils s’approchèrent, il y eut encore un renouvellement de grâce.
Ces communications sont claires dans l’Écriture. Jésus-Christ sentait plus fortement ce désir (sans désir) de communication pour les âmes imparfaites parce qu’elles mettaient plus d’obstacles. « J’ai soif », dit-Il, et à la Samaritaine et aussi sur la Croix : la même soif qu’Il déclare à la Samaritaine est la même dont Il Se plaint à la Croix. Il a soif : et de quoi, ô Divin Sauveur ? De communiquer le don de Dieu : O si tu savais le don de Dieu, et qui est Celui qui te demande à boire, tu Lui en eusses demandé, et Il t’eût donné à boire une eau vive71. O c’est Lui-même ! Pressé qu’Il est de cette même soif, ne crie-t-Il pas : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne, et des fleuves de paix couleront dans ses entrailles72 mais des fleuves qui montent jusque à la vie éternelle, c’est-à-dire qu’ils produisent l’effet de mettre l’âme en vie éternelle et qu’elle puisse recevoir les communications immenses de Dieu même.
Lorsqu’Il a soif sur la Croix, c’était de laisser cet Esprit sur la terre qui, Se communiquant tout en tous, consommât tout le monde dans l’Unité de Son Principe. Mais ne trouvant presque personne en état de Le recevoir, Il Le remet entre les mains de Son Père, comme pour Lui dire : « Mon Père, préparez-y les cœurs, et Le communiquez Vous-même ; car Je meurs sans pouvoir Me communiquer en plénitude. » Ce fut là sa douleur extrême dans le jardin73 où ne pouvant communiquer l’Esprit dont Il était rempli, Il communique Son sang par les mêmes endroits par où se fait la transpiration des esprits, c’est-à-dire par les pores ; enfin, après Sa mort, Il veut que l’on ouvre Son cœur pour communiquer la vie. O mystère ineffable compris de peu ! car il y a peu de petits enfants. Jésus-Christ prenait les petits enfants pour Se soulager, et les mettait sur Sa poitrine74.
Il y a deux passages admirables de ces communications dans le Cantique où l’Épouse dans sa plénitude compare ses mamelles à la tour75, et où elle dit qu’elle est devant l’Époux comme celle qui a des peuples. Saint Jean l’Évangéliste en recevait de son Maître à la Cène et il était accoutumé à en user de la sorte. Sur la Croix, Jésus-Christ lui communiqua Sa propre vie : c’est pourquoi Il lui dit que Marie était sa mère et qu’il était son fils.
Lorsque les personnes auxquelles on se communique sont d’un degré inférieur, cela est plus sensible : c’est comme lorsqu’une rivière se décharge dans une autre beaucoup plus bas, cela fait beaucoup de bruit et est bien plus marqué. Mais quand ces eaux sont à niveau et quand il n’y a plus du tout de pente, cela est fort tranquille : c’est alors comme une mer immense où il se fait un flux et reflux de communications. Les Bienheureux se communiqueront de cette sorte, qui s’appelle pénétration. Et ce sera dans le Ciel une Hiérarchie, lorsque les esprits du même ordre auront ensemble un flux et reflux en participant aux communications de la Trinité, où tout sera consommé.
Dieu peut donner à une âme les mêmes grâces qui opèrent l’extase, quoique pour cela cette âme ne perde pas l’usage des sens extérieurs comme on les perd dans l’extase, perte qui ne vient que de faiblesse. Mais elle perd tellement toute vue de soi-même dans la jouissance de son divin objet qu’elle s’oublie de tout ce qui la concerne ; c’est alorsqu’elle ne distingue plus nulle opération de sa part. L’âme semble alors ne faire autre chose que de recevoir ce qui lui est donné avec beaucoup de profusion. Elle aime, sans pouvoir rendre nulle raison de son amour et sans pouvoir dire ce qui se passe en elle dans ce moment. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que Dieu opère dans une âme qui Lui est fidèle. Elle correspond en recevant de tout son cœur, autant qu’elle en est capable, les opérations de son Dieu, Le regardant quelquefois faire avec complaisance et amour. D’autres fois elle est si perdue et si cachée en Dieu avec Jésus-Christ qu’elle ne distingue plus son objet, qui semble l’absorber en Lui-même.
17e siècle 1652-1715 76
Choix de citations extrait de la série des lettres adressées à Charlotte de Saint-Cyprien (~1670-1747) 77
Janvier 1689 : Charlotte craint son engagement et s’embarrasse de ses défauts : « Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. […] Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu. »
Au mois de mai elle fait profession dans une cérémonie « rehaussée par un sermon de Bossuet ».
Août 1695 : Charlotte est encore une intellectuelle, mais « vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. » « Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. »
Novembre : « N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous […] Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir du côté de l’esprit ! »
Décembre : « Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. »
Décembre toujours, où Fénelon enfonce le clou : « J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection. »
Mars 1696, la plus longue lettre, petit traité intérieur : « L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation » « il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. » « L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. » « L’activité que les mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. / L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre. / La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature. » « Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. » « Ce n’est pas leur force [des désirs] qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. » Et conclus : « Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. »
Août : « Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné » « Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. »
Décembre : « En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. »
Décembre encore ? : « Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. »
Quinze ans passent des débuts à la maturité. Charlotte est devenue une confidente :
Janvier 1711 : « Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. […] Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. »
Décembre de la même année à « ma très honorée sœur » : « A l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. » «Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. » « Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. » « je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle »
Mars 1714 : « Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains ; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux, qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous. »
19e siècle
Le cerveau - est plus vaste que le ciel –
Car - posez-les côte à côte –
Le premier contiendra l’autre
Facilement - et Vous - aussi
Le cerveau est plus profond que la mer –
Car - comparez-les - Bleu sur Bleu
Le premier absorbera l’autre
Facilement - et Vous aussi –
Le Cerveau a juste le poids de Dieu –
Car - pesez-les - à un Gramme près –
Et - ils différeront - s’ils diffèrent -
Comme le fait la syllabe du son – 78.
20e siècle
LA DISCIPLINE MENTALE79
D - Comment puis-je discipliner mon esprit ?
M — Aucun esprit n'est à discipliner, si l'on réalise le Soi. Le Soi resplendit lorsque le mental disparaît. Le mental d'un Réalisé peut être actif ou inactif, chez lui le Soi existe seul. Car le mental, le corps, et le monde ne sont pas séparés du Soi. Ils ne peuvent demeurer en dehors du Soi. Pourraient-ils être quelque chose d'autre que le Soi ? Lorsqu'on en est conscient, lorsqu'on a compris cette vérité, pourquoi se tourmenter de ces ombres vaines ? Comment pourraient-elles affecter le Soi ?
D — Mais si le mental n'est qu'une ombre, comment fera-t-on pour connaître le Soi ?
M — Le Soi, c'est le Coeur *, qui brille de sa propre lumière. L'illumination vient du Coeur et se rend au cerveau, siège du mental. On voit le monde avec le mental, donc par la lumière réfléchie du Soi. Le monde se perçoit par un acte du mental. Lorsque ce dernier est illuminé, il est conscient du monde ; lorsqu'au contraire il est dans la nuit, il n'a connaissance de rien.
Si l'on dirige le mental vers l'intérieur, vers la source de l'illumination, la connaissance objective cesse et le Soi brille seul dans le Coeur.
La lune brille parce qu'elle réfléchit la lumière du soleil. Lorsque le soleil est couché, la lune permet de distinguer les objets grâce à la lumière qu'elle reflète. 46 Mais quant à nouveau le soleil se lève, personne n'a plus besoin de la lune, dont le disque est pourtant visible dans le ciel. On peut leur comparer le mental et le Coeur. Le mental nous est utile grâce à la lumière qu'il reflète. On l'emploie pour voir les objets. Lorsqu'on le tourne vers l'intérieur, il s'immerge dans la Source d'illumination, laquelle brille par elle-même. Le mental est alors comme la lune pendant le jour.
Lorsqu'il fait sombre, on a besoin d'une lampe pour s'éclairer. Mais quand le soleil est levé, toute lampe devient inutile, car les objets sont visibles. Pour voir le soleil, aucune lampe n'est nécessaire, il suffit de diriger le regard vers l'astre lumineux du jour. De même, pour voir les objets, la lumière que le mental réfléchit est nécessaire. Pour voir le Coeur, il suffit que notre esprit se dirige vers lui. Alors le mental ne compte plus et le Coeur brille seul, de sa propre lumière.
§
LA RÉALISATION DU SOI
D — Comment puis-je obtenir la Réalisation du Soi ?
M — La Réalisation n'est pas quelque chose qu'il faille obtenir ; elle est déjà là. Ce qu'il faut faire, c'est rejeter l'idée : « Je n'ai pas réalisé. »
La sérénité, ou paix, c'est la Réalisation. Il n'y a aucun moment où le Soi n'existe pas. Tant qu'il se présente des doutes, ou le sentiment qu'on n'a pas réalisé, il faut s'efforcer d'extirper ces pensées. Elles sont dues à la confusion entre le Soi et le non-Soi. Lorsque ce dernier disparaît, le Soi seul demeure. Pour faire de la place, il suffit d'enlever l'encombrement : nul besoin d'apporter l'espace nécessaire en le prenant ailleurs.
20e siècle 80
Permettez-moi de vous raconter une étrange expérience que j'ai vécue l'an passé [1971]. Au mois de mars, [302] à cette époque, j'étais très malade. J'étais en train de mourir. Pendant une semaine environ j'étais inconscient et je délirais. D'une part, je disais des choses dépourvues de sens aux personnes autour de moi. Mais tout le temps, il y avait le développement d'une sorte de dialectique à l'intérieur de moi, dont j'étais conscient et qui tenait la route. Il s'agissait de l'extension d'un rêve ou d'une vision, que je vais vous raconter maintenant.
Le premier jour de ma maladie, j'avais rendu visite à une femme persane qui avait une enfant handicapé moteur (spastique). Je lui rendais visite avec mon médecin. Je vis cet enfant bouger sur le lit, émettant des gémissements, essayant de faire des mouvements, mais incapable de les coordonner. Il tenait simplement une bouteille de lait en main, gémissant et cherchant quelque chose. Ensuite, quelques personnes sont arrivées ainsi qu'une famille persane. La situation était plutôt drôle : la mère ennuyée, ça sautait aux yeux, aurait préféré qu'elles partent. Soudain, l'enfant spastique semblait prendre conscience de la situation et se leva quelque peu disant : « Maman, kawa ! » Cela voulait dire que l'enfant savait que l'on offre du café à tout hôte ; il rappelait à sa mère de leur présenter du café. Ce qui était frappant, profondément émouvant, était de voir cet enfant sortir tout à coup de ses limites, sa prison d'enfant spastique, et de manifester un intérêt altruiste pour ces personnes. J'en étais fortement impressionné.
La nuit suivante, je devins très malade ; je commençai à perdre conscience. Puis j'eus un rêve — ou bien le vis-je d'une façon imaginaire ? — je ne sais. Je me vis sur une plaine très blanche pendant une nuit noire ; j'étais couché sur le sol. Je ne pouvais voir aucune lumière ni à droite ni à gauche, pas de maison, rien, sauf sortant de terre, par-ci par-là, de petits êtres spastiques semblables à des vers de terre. Certains d'entre eux prononçaient le mot « café » (kawa en perse) ; ils portaient une très petite lumière, comme des vers luisants. Soudain j'avais l'impression d'avoir une vision de l'univers entier : notre univers est tel où chacun, jusqu'à un certain degré, est un enfant spastique. Chacun se meut selon son propre spasme, qui peut être l'ambition, l'argent, le sexe, n'importe quoi. Chacun est prisonnier de son propre spasme comme cet enfant spastique. Mais il arrive que soudain certains d'entre eux prennent conscience de réalités en dehors d'eux-mêmes et commencent à demander du café pour les autres.
Pour moi, c'était une forme de dialectique qui se développa pendant toute une semaine dans mon inconscient alors que je délirais aux yeux des autres personnes. Il me sembla que tout l'univers était ainsi. Le sens de tout progrès dans le monde était que nous devrions aider toutes ces personnes spastiques autour de nous de façon à devenir capables, à certains moments, de demander du café pour les autres. Ceci dura toute une semaine avec des développements que je ne préciserai pas maintenant. Il y avait une séquence dialectique dans tout ceci.
Je pense maintenant que vous avez raison, quand vous avez dit qu'il y a des personnes qui, à moins de faire une crise, ne sont pas conscientes de tout ceci. Ce sont en effet des personnes spastiques, qui se meuvent [304] seulement de façon quelque peu mécanique, jusqu'au moment où leurs yeux s'ouvrent tout à coup et ils prennent conscience des autres.
20e siècle 1914-1942 81
Aujourd’hui, mon cœur a connu plusieurs morts et plusieurs résurrections aussi. De minute en minute, je prends congé et me sens détachée de toutes choses extérieures. Je romps les amarres qui me retiennent encore, je hisse à bord tout ce dont je crois avoir besoin pour entreprendre le voyage. Je suis assise au bord d’un canal paisible, mes jambes pendent le long du mur de pierre et je me demande si, un jour, mon cœur ne sera pas trop las et trop usé pour continuer à voler à son gré avec la liberté de l’oiseau.
Les hommes au crâne rasé, battus et maltraités, qui déferlèrent ce jour-là chez nous, portés par la même vague que les catholiques, avançaient en trébuchant dans ce hangar de bois, le geste mal assuré, et tendaient leurs mains vers le pain, qui ne suffisait pas.
Un jeune juif s’arrêta devant nous, il flottait dans sa veste, mais un indestructible sourire moqueur perça à travers le maquis noir de sa barbe lorsqu’il nous dit : « Ils ont fait mine de casser le mur de la prison avec ma caboche, mais elle était plus dure que le mur ! »
3 juillet 1943.
Je voulais seulement vous dire : oui, la détresse est grande, et pourtant il m’arrive souvent, le soir, quand le jour écoulé a sombré derrière moi dans les profondeurs, de longer d’un pas souple les barbelés, et toujours je sens monter de mon cœur — je n’y puis rien, c’est ainsi, cela vient d’une force élémentaire — la même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande, après la guerre nous aurons à construire un monde entièrement nouveau et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. Nous avons le droit de souffrir, mais non de succomber à la souffrance. Et si nous survivons à cette époque indemnes de corps et d’âme, d’âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons aussi notre mot à dire après la guerre. Je suis peut-être une femme ambitieuse : j’aimerais bien avoir un tout petit mot à dire.
Tu parles de suicide, tu parles de mères et d’enfants. Bien sûr, je comprends tout cela, mais je trouve ce sujet malsain.
9 juillet 43
cet après-midi, pour changer, je suis tombée dans les pommes en visitant une grande baraque où l’air manquait ; ces petites faiblesses ont leur utilité, elles vous rappellent que votre énergie physique a ses limites. Il faut dire aussi que cela commençait à dépasser les bornes. En plus de mes baraques hospitalières, on m’a donné la responsabilité de la baraque pénitentiaire. […] quand on est parvenu aux limites extrêmes du désespoir et que l’on se croit incapable de continuer, le fléau de la balance rebondit dans l’autre sens et l’on se sent de nouveau capable de rire et de prendre la vie comme elle vient.
24 août 43
« Mais c’est justement là ce qui est incompréhensible, éclatai-je. Pour l’instant, nous sommes encore avant la catastrophe. » Lorsqu’un accident se produit quelque part, un instinct naturel à l’homme le pousse à porter secours et à sauver ce qui peut l’être. Mais, cette nuit, je vais habiller des bébés et tenter de calmer des mères et c’est cela que j’appelle « porter secours ». Je pourrais me maudire. Nous savons très bien que nous abandonnons nos malades, nos pensionnaires sans défense, à la faim, à la chaleur, au froid, au dénuement, à l’extermination et, pourtant, nous les habillons nous-mêmes et nous les conduisons nous-mêmes jusqu’aux wagons à bestiaux de bois nu — au besoin sur des brancards lorsqu’ils ne peuvent pas marcher. Mais que se passe-t-il donc, quelles sont ces énigmes, de quel fatal mécanisme sommes-nous prisonniers ? Nous ne pouvons nous tirer de ces contradictions en disant que nous sommes tous lâches. Et d’ailleurs nous ne sommes pas si mauvais. Nous nous trouvons ici en face de questions plus profondes…
Cet après-midi-là, la veille du convoi, j’ai fait encore une fois le tour de ma baraque hospitalière, passant de lit en lit. Lesquels seraient vides le lendemain ? Les listes ne sont rendues publiques qu’au tout dernier moment, mais certains savent d’avance s’ils doivent partir. Une jeune fille m’appelle. Elle est assise toute droite dans son lit, les yeux grands ouverts. C’est une jeune fille aux poignets grêles, au petit visage fin et diaphane. Elle est partiellement paralysée, elle venait juste de réapprendre à marcher entre deux infirmières, pas à pas. « On vous l’a dit ? Je dois partir. — Comment, toi aussi ? » Nous nous considérons un moment, la gorge nouée. Elle n’a plus du tout de visage, elle n’a plus que deux grands yeux. Elle finit par dire, d’une petite voix terne et monocorde : « Quel dommage, hein ? Dire que tout ce qu’on a appris dans sa vie n’aura servi à rien. » Et : « Comme c’est difficile de mourir, hein ? » Soudain l’expression étrangement figée de son petit visage se brise, elle laisse couler ses larmes et échapper un cri : « Oh ! d’être obligée de quitter la Hollande, c’est cela le pire ! » Et : « Oh ! pourquoi n’ai-je pas pu mourir avant... » Plus tard dans la nuit, je la reverrai une dernière fois.
Dans la buanderie, une petite bonne femme tient sur son bras du linge encore dégoulinant. Elle m’agrippe au passage. Elle a l’air un peu égarée. Elle déverse sur moi un flot de paroles : « C’est impossible, comment est-ce possible ? Je dois partir, et mon linge ne sera jamais sec pour demain. Et mon enfant est malade, il a de la fièvre ; vous ne pouvez pas obtenir que je reste ici ? Et je n’ai même pas assez d’habits pour le petit, ils m’ont envoyé sa petite grenouillère au lieu de la grande, oh ! il y a de quoi devenir folle. Et dire qu’on ne peut emporter qu’une couverture, on va geler, hein, qu’est-ce que vous croyez ? J’ai ici un cousin, il est arrivé en même temps que moi, mais il n’est pas obligé de partir, parce qu’il a de bons papiers. Pensez-vous que je pourrais en profiter aussi ? Je vous en prie, dites que je ne dois pas partir ; qu’en pensez-vous : est-ce qu’ils laissent les enfants avec leur mère ? Oui, revenez cette nuit, peut-être que vous pourrez m’aider ; qu’en pensez-vous, est-ce que les papiers de mon cousin… »
Quand je dis : cette nuit j’ai été en enfer, je me demande ce que ce mot exprime pour vous. Je me le suis dit à moi-même au milieu de la nuit, à haute voix, sur le ton d’une constatation objective : « Voilà, c’est donc cela l’enfer. »
Impossible de distinguer entre ceux qui partent et ceux qui restent. Presque tout le monde est levé, les malades s’habillent l’un l’autre. Plusieurs d’entre eux n’ont aucun vêtement, leurs bagages se sont perdus ou ne sont pas encore arrivés. Des dames du « Bureau de bienfaisance » font le tour de la baraque et distribuent des habits, à la bonne taille ou non, peu importe pourvu que l’on ait quelque chose sur le dos. Certaines vieilles femmes se retrouvent ridiculement accoutrées. On prépare des biberons de lait à donner aux nourrissons, dont les hurlements lamentables transpercent les murs des baraques. Une jeune mère me dit en s’excusant presque : « D’habitude, le petit ne pleure pas, on dirait qu’il sent ce qu’il va se passer. » Elle prend l’enfant, un superbe bébé de huit mois, dans un berceau primitif et lui dit en souriant : « Si tu n’es pas gentil, tu ne partiras pas en voyage avec maman ! » Elle me parle d’amis à elle : « Â Amsterdam, quand les “Verts” les ont emmenés, les enfants ont pleuré à fendre l’âme. Alors, leur père a dit : “Si vous n’êtes pas sages, vous n’aurez pas le droit de monter dans le camion vert, ce monsieur en vert ne voudra pas vous emmener.” Et ça a marché, les enfants se sont calmés. » Elle m’adresse crânement un clin d’œil, cette petite femme mince et brune au teint olivâtre, au visage spirituel, vêtue d’un pantalon gris et d’un gros chandail de laine verte : « Je ris, mais je n’en mène pas si large. »
! à corriger v. Agnès ! µ
20e siècle
Mon guru était un homme parfait. Exempt de sensualité, de colère, d’attachement, de vanité et de jalousie, toujours gai, plein d’amour et de compassion pour tous, offrant aide pécuniaire aux étudiants pauvres de haute ou de basse classe et nourriture aux gens qui, de près et de loin, affluaient chez lui, il menait une vie admirable, bel exemple d’abnégation librement consentie. À tous, il nous enseigna à vivre et à mourir. Des vagues de paix et de félicité irradiaient de lui sur les personnes assises alentour et celles-ci les absorbaient selon leur capacité propre et le stade atteint dans leur quête. Cela durait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, y compris les deux seules heures du milieu de la nuit pendant lesquelles on pouvait dire que Guruji dormait. Même alors, certains s’étendaient près de son lit pour ressentir cette félicité.
Nous avions journellement la preuve qu’il pouvait connaître les pensées et les sentiments intimes de ses disciples, mais il ne les dévoilait jamais en public. Chaque fois que je venais le voir, préoccupé par tel ou tel problème, il le devinait et donnait sa réponse sans que la question eût été formulée. Il avait le pouvoir miraculeux d’enlever à ses disciples leurs difficultés et leurs souffrances. Jamais bénédiction venant de lui ne manqua de se réaliser.
Il pouvait communiquer son propre pouvoir de transmettre à autrui. Je sais que personnellement j’ai pu mettre des personnes en samādhi sans aucun effort de ma part, grâce au seul pouvoir qu’il m’avait ainsi transféré.
J’ai eu le privilège de connaître un autre homme doué d’une grande puissance spirituelle : le maître de mon guru. Puis, après la mort de ce dernier, j’ai eu comme guide son fils, disciple du même maître, qui a bien voulu m’accorder de temps à autre son tavajjuh82 et m’aider à progresser. C’est grâce à leur rayonnement que, débarrassé de beaucoup de mes erreurs et de mes imperfections, je jouis à présent de la paix de l’esprit et de la Félicité.
Le trait distinctif de cette école consiste en ceci : le pouvoir spirituel est transmis au disciple par la grâce du maître. C’est là un don merveilleux, car il permet, sans autre moyen que la grâce divine et la bénédiction du guru, non seulement de jouir soi-même de la félicité, mais de la transmettre aux autres sans effort. De nombreuses personnes en ont fait l’expérience.
20e siècle 83.
Les mystiques et les poètes. Gardons-nous bien de les confondre ! Bien que le mystique puisse être un poète et le poète un mystique — et l’on ne saurait rêver alliance plus heureuse —, en tant que tels cependant, ils se tiennent sur deux plans différents : les premiers étant connaturalisés à Dieu par la charité, les seconds aux puissances secrètes qui se jouent dans l’univers.; les premiers se voyant et voyant toutes choses dans la lumière de celui qui les a rachetés, recréés par sa grâce, les seconds à la clarté de celui qui, dans son éternel présent, les crée avec tout l’ensemble des êtres fluant comme lui de l’Être, et continue, à travers eux, l’œuvre de sa création.
Il y a dans l’homme, dans le plus secret de son âme comme dans ses relations avec le monde invisible et le monde visible, des profondeurs et des délicatesses que la parole est impuissante à exprimer et que la musique a mission de traduire. Comme la parole, elle puise aux sources du silence. Mais ce silence d’où elle émane et où elle nous ramène ne la quitte pas ; il l’enveloppe et la pénètre à la façon d’un grand océan. Aussi est-elle la patrie du mystère et l’écho d’un monde inconnu qui vit au-delà des idées claires et des sentiments définis. Elle est également un langage unique, irremplaçable, en raison de son efficacité, de la soudaineté avec laquelle elle nous saisit, nous charme, nous captive.
Il semble que c’est une véritable dépossession de nous-mêmes qu’elle réalise […] lorsqu’elle s’impose soudain à la façon d’une grâce et nous projette au-delà de la conscience de nous-mêmes vers un inconnu qui contient en lui toute plénitude. Voici, pour faire appel à une expérience récente, que telle pièce d’orgue de Nicolas de Grigny se développe, simple, majestueuse, étonnamment calme.
FIGURES MYSTIQUES
Sulami - Attar of Nishapur - Ghazali - François d’Assise - Dogen - « La Bhakti » - Hadewijch - Tauler – Ruusbroec - « Nuage d’Inconnaissance » - Julian de Norwich - Jami - Catherine de Gênes - « La Perle évangélique » - Kabir - Jean de la Croix - Constantin de Barbanson - La « bonne Armelle » - Jean-Joseph Surin - Marie des Vallées - Jean de Bernières - Monsieur Bertot - Marie de l’Incarnation (du Canada) - Baruch Spinoza - Catharina Regina von Greiffenberg - « Le Jour mystique » - Laurent de la Résurrection - Madame Guyon - Fénelon - Emily Dickinson - Ramana Maharshi – P. Lev Gillet - Etty Hillesum - Lilian Silburn - « Mystique des Origines » - « Mystère de la musique »
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Dominique Tronc is licensed under CC BY-NC-ND 4.0. To view a copy of
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[quatrième de couverture :]
1 Leurs œuvres sont souvent disponibles en lecture ou en téléchargement sur le site cheminsmystiques.fr sous « Master » (en haut à gauche de la page d’accueil).
2 Ne figurent en note que le nom du fichier-source.odt suivi du titre de l’ouvrage imprimé
3 Roger Caillois, Jean-Clarence Lambert, Trésor de la poésie universelle, Gallimard/Unesco 1987, « Complaintes mortuaires à deux voix (Afrique Équatoriale, Pygmées) », 44.
4 Blancs comme la neige, la « terre » de l’esquimau. – sur l’usage des ossements, seul matériau disponible, v. les huttes semi-souterraines des Tchouktches sibériens, in Jean Malaurie, Hummocks 2, Terre Humaine.
5 Roger Caillois & Jean-Clarence Lambert, Trésor de la poésie universelle, 509-510. (Recueilli par K. Rasmussen, Du Groenland au Pacifique, Plon).
6 Siècle du décès.
Sources disponibles en deux fichiers du répertoire /MASTER :
BB1+ Sulami Lucidité Implacable au8oct21web.odt = Sulamî, La lucidité implacable, épître des Hommes du Blâme, Traduit de l’arabe et présenté par Roger Deladrière, Arléa, 1991.
A7. Mystiques en terres d'Islam [tome] I au 11 août 23.odt, section Sulamî = ibid.
7 A7. Mystiques en terres d'Islam I au 11 août 23.odt, section Attar = Attar, Le Cantique des Oiseaux, trad. Leili Anvar, Diane de Selliers, 2012, « Les Sept Vallées & Simorgh »
8 Littéralement : « trente oiseaux ».
9 A7. Mystiques en terres d'Islam I au 11 août 23.odt, section Ghazali = Al-Ghazali, Al-Munqid min Adalâl, (Erreur et délivrance), Beyrouth, 1969.
10 Les tirets « - » signaleront dorénavant des omissions, allègement visuel à « [...] ».
11 F1+ François vu par ses disciples allégé révisé le 15sept22 web.odt = un choix dans l’ Édition du VIIIe centenaire, Cerf, 2010.
12 A11.Bouddhisme II Chine Japon au 19 juillet 23 pp421.odt, section Dogen = un choix dans Dôgen, Shôbôgenzô La vraie Loi, Trésor de l’Oeil, trad. Yoko Orimo, Sully, 2019.
13 La rétribution des actes. (n. Yoko Orimo).
14 Extraits de La Bhakti par Lilian Silburn, Collège de France Institut de Civilisation Indienne, 1979.
15 Page 87 (sur 90 d’ « Introduction »).
16 B2+ Hadewijch Lilian & Lettres au 8oct21web.odt
17 A3 Moyen Age chrétien III au 11 août 23.odt, section Tauler.
18 Tauler, Sermons, Cerf, 1991, pp.16-17.
19 Ibid., 181-182.
20 A3 Moyen Age chrétien III au 11 août 23.odt
B3+ Ruusbroec A4 Oeuvres I II III IV prés trad dom Louf et d'autres au 20août23.odt
21 B5+ Nuage, Cloud & Epitre au 21août23.odt
22 A3 Moyen Age chrétien III au 11 août 23, section Julienne de Norwich = Julienne de Norwich, Une révélation de l’amour de Dieu…, Bellefontaine, 1977.
23 A8. Mystiques en terres d'Islam II au 13 août 23.odt = Jâmî, Les Jaillissements de Lumière, Texte persan édité et traduit avec introduction et notes par Yann Richard, Les Deux Océans, Paris, 1983, 1992.
[disponible en traduction anglaise : BB21. Jami Lawa'ih (Gleams = Lueurs] 25oct22.odt = Lawâ’ih, A treatise on Sûfism by Nûr-ud-dîn ‘Abd-ur-Rahmân Jâmî, […] translation by E.H.Whinfiels and Mîrzâ Muhammad Kazvînî, London, 1906]
24 Fm1+ de Rab'ia à Cath.de Gênes 760 A5 4janv23 web.odt, section Catherine de Gênes
25« quand il se tourne vers des choses finies, c’est alors qu’il s’humilie et qu’il avilit la dignité de sa nature »
26 A3 Moyen Age chrétien III au 11 août 23.odt = extraits de La Perle évangélique, traduction de 1602 par le chartreux Beaucousin, rééd. Millon, 1997, 292. L’auteur fut une béguine liée à la Chartreuse de Cologne et à ses amis jésuites ; elle a composé la Perle en flamand autour de 1535 et ce texte fut apprécié au début du Grand Siècle par tous les mystiques.
27 A9. Mystiques de l'Inde au 19 juillet 23 pp569.odt = Kabîr Granthavali (Doha), avec introduction, traduction et notes par Charlotte Vaudeville, Publications de l’Institut français d’Indologie N° 12, Pondichéry, 1957.
28 Traduction par Marie du Saint Sacrement, tome IV, 1937. Ici la reprise de l’édition use de « petites capitales pour tous les passages qui différencient le second texte du premier ».
E2+ Jean de la X Oeuvres (trad Marie du Saint Sacrement) REVISE 15sept22web.odt
A4. Chrétiens à la Renaissance IV au 18 juillet 23 pp601.odt, section Jean de la Croix
29
C4 Expériences II Ordres anciens au 8oct21web
30 Secrets sentiers, rééd. 1932, Première partie, Chap. I, 46.
31 Ibid., Ch. XI « De ce que Dieu a prétendu de l'âme… »
32 Ibid., Ch. XII « Du dernier état qui est de la parfaite union… »
33 Première des trois parties de l’Anatomie de l’âme, page 39.
34 B12+ La bonne Armelle (Arfuyen) au 8oct21web.odt
B12+ Armelle Nicolas Triomphe de l'Amour divin au 8oct21 en A5web.odt
Le Triomphe de l’amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas […] par une religieuse du monastère de Sainte-Ursule de Vannes [l’ursuline Jeanne de la Nativité] 1676, 2° éd., Vannes, 1678, 3° éd., Paris, 1683.
Le Triomphe de l’Amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu, Texte présenté par Dominique et Murielle Tronc, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2011.
35 B11+ Surin Florilège au 8oct21web.odt
36 Ibid., « La guérison d’octobre 1655 », 516, citant la Science expérimentale, II, 12.
37 Lettre 146 de 1653 pour la Mère Marie de la Trinité, carmélite, à Saintes.
38 G2++ !Influence mystique et postérité de M des V (Courances 1juin13).odt
G2+ MARIE_DES_VALLEES_Arfuyen_20oct2010 web.odt
G2+ MdV_DEFINITIF_3jan13_nettoyé_antidoté web.odt
39 « Influence mystique et postérité de Marie des Vallées », D.Tronc, Actes de la Journée du 1er juin 2013 à Coutances.
40 La Vie admirable de Marie des Vallées […] suivi des Conseils d’une grande servante de Dieu, 2013. [G2+ MdV_DEFINITIF...].
41 G4+ Cor. Bernières CHX revu avec add & thèmes formaté lulu web.odt
42 Mère Mectilde.
43 G12 Ecrits choisis de Monsieur Bertot RéDUIT + extraits 2janvier24.odt
44 81e lettre qui conclut la contribution de Bertot aux volumes du Directeur mystique. Le choix numérique de 81 lettres n’est probablement pas le fait du hasard : 81 = 3 x 3 x 3 x 3 (un tel intérêt numérique est universel, v. les 81 chapitres du livre de La Voie et la Vertu ou Tao Te King). Dans le même esprit suivent pour ce quatrième et dernier tome du DM : 21 lettres de Maur de l’Enfant-Jésus (lettres que nous avons reproduites précédemment), équilibrées par 21 = 7 x 3 lettres nommément attribuées à Madame Guyon (la finale ou 22e étant une conclusion ajoutée), mais sans dates. Poiret a donc probablement limité son choix dans un ensemble plus vaste qui était à sa disposition (depuis disparu avec sa bibliothèque).
45 C5 Expériences III Ordres et Figures au 8 oct21web.odt, section « Marie de l’Incarnation (1599-1672) ursuline et canadienne », 279-324.
46 Lettre 87, De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard, Sous-Prieure du monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644.
47 Allusion au Cantique des Cantiques.
48 Jean 14, 23.
49Lettre 216, De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665.
50 Lettre 267, De Québec, à son Fils, 25 septembre 1670.
51 Spinoza, Oeuvres complètes, Pléiade, 2022, « Traité de l’amendement de l’intellect et de la voie [...] » - Premier de ses écrit ! Ensuite prendra place son admirable entreprise...
52 … sur la possibilité de l’acquérir, … de le partager avec le plus grand nombre posssible d’autres. (n. B. Pautrat).
53 Poètes baroques allemands traduits et présentés par Marc Petit, Librairie François Maspero, Paris, 1977.
Issue de la noblesse protestante de Basse-Autriche, Catharina Regina von Greiffenberg refuse à la fois d’abjurer sa religion et de renoncer à ses biens. Ayant tenté en vain de convertir l’empereur, elle finit par s’exiler à Nuremberg où elle entre en contact avec Birken et les Bergers de la Pegnitz. Ses Sonnets spirituels, publiés en 1662, assurent son renom ; amie de Zesen, elle préside la Société des nymphes de l’Ister et est reçue, sous le nom de « la Vaillante », dans la Corporation filiale. À la fin de sa vie, elle se retire du monde, se plonge dans l’étude du grec et de l’hébreu et n’écrit plus que des méditations spirituelles.
54Le Jour mystique ou l’éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, par le Révérend Père P. de P. Provincial des Capucins de la province de Touraine, Chez Denys Thierry, 1671.
Ce grand traité de théologie mystique fut largement cité dans les Justifications [JM], 1694, de Madame Guyon et de Fénelon (v. relevés en notes).
« Le Jour mystique » de Pierre de Poitiers / La lumière mystique exposée par un farnciscain, présentée par Dominique Tronc, Lulu.com, 709 pages.
55JM 2-3-6-1, & J XXIII « Foi nue. »
56JM 2-3-6-1 et 2.
57Madame Guyon note : « Parce que rien n’y entre et que tout demeure à la porte. Heureux qui demeure enfermé dans son fond ! Il ne craint point ses ennemis. Malheureux qui en sort ! Car il est presque assuré de sa ruine. »
58 JM 2-3-10-8, & J X « Consistance ». Rapporté par Tauler, Sermon 2, dimanche 3 après la Trinité : « L’âme porte en elle-même une étincelle, un fond, dont Dieu, qui cependant peut tout, ne peut pas éteindre la soif, si ce n’est en se donnant soi-même. » (Sermons, Cerf, 1991, 281).
59 Terme générique pour la science de la mystique, pour laquelle la suprême référence est l’oeuvre de Denys l’Aréopagite, source de toute la mystique occidentale, et qui traite de la plus haute connaissance de Dieu dans la ténèbre et le silence.
60 Harphius, Théologie mystique, livre 3, préface.
61 JM 3-5-2-2, & J XIX « Expérience. »
62 JM 3-5-2-2.
63 JM 3-6-9-11.
64 Fr. Laurent de la Résurrection, L’expérience de la présence de Dieu, Seuil, 1948, Premier entretien, le 3 août 1666, 106.
65Conrad de Meester, Frère Laurent de la Résurrection, Écrits et entretiens sur la Pratique de la présence de Dieu, Cerf, 1991.
66 H6 Madame Guyon Ecrits sur la vie intérieure D & M Tronc (pour ~Arfuyen 2005) 159kcse.odt
HH13 Biographie & Etudes revu - 9février22 web.odt
67 Mc 5, 30.
68 Celui qui communique.
69 « C’est-à-dire : comme Dieu est une immensité de plénitude, le néant est une immensité de vide. » (note Poiret).
70 Lc 1, 48.
71 Jn 4, 10.
72 Jn 7, 37-38.
73 Lc 22, 44.
74 Mc 9, 35-36 : Et prenant un enfant, Il le mit au milieu d’eux, et leur dit en l’embrassant : / Quiconque reçoit en Mon nom un petit enfant comme celui-ci, Me reçoit ; et celui qui Me reçoit,ne Me reçoit pas, mais Celui qui M’a envoyé. (Poiret Explic.).
75 Ct 8, 10 : Je suis un mur : et mes mamelles sont comme une tour, depuis que j’ai été devant lui comme celle qui a trouvé la paix. (Poiret Explic.).
76 I2+ Fénelon_mystique + Canfield Un bref florilège 294 pages 7nov23.odt
77 Jeune intellectuelle convertie au point de rentrer chez les carmélites, elle bénéficiera de l’exigeante direction par Fénelon : ce dernier encourage puis – plusieurs années passent - coupe court à tout attachement.
78 Emily Dickinson, Poésies complètes, Traduction et présentation par Françoise Delphy, Flammarion, 2009, poème n° 598.
79L'évangile de Ramana Maharshi (Maharshi's gospel), Le Courrier du Livre, 1970.
80 Le Pasteur de nos âmes, Lev Gillet / Un moine de l’Eglise d’Orient, YMCA-Press / F.X. de Guibert, Paris, 2008, « Interview avec le père Lev Gillet », 297-329.
81 Etty Hillesum UNE VIE BOULEVERSÉE Journal 1941-1943 Traduit du néerlandais par Philippe Noble suivi des LETTRES DE WESTERBORK Traduites du néerlandais et annotées par Philippe Noble Éditions du Seuil.
82 De l'arabe lawadjoh : mise en présence face à face.
83 D. Elisabeth-Paule Labat Essai sur le mystère de la musique.
Moniale de l’abbaye Saint-Michel de Kergonan, Plouharmel, 2006.