Le Gnostique
de saint clement d’alexandrie
La Tradition secrete
des mystiques
François de Fénelon
Eté 1694 : Fénelon a quarante-trois ans, il est précepteur du Dauphin et protégé de Bossuet. Mais depuis six ans, il a fait la connaissance de madame Guyon, qui a bouleversé sa vie en l’introduisant dans la vie mystique. Le groupe dont elle assume la direction spirituelle, comprend des Grands de la Cour et des filles de Saint-Cyr1.
On les qualifie de « quiétistes » , comme le mystique Molinos, en prison à Rome. Leur influence sur le précepteur et leur indépendance intérieure inquiètent les pouvoirs royal et ecclésiastique. Madame de Maintenon et Bossuet vont remettre de l’ordre : madame Guyon est soumise à un contrôle concernant ses opinions et ses mœurs. Les examinateurs, dont Bossuet, se réunissent à Issy dès le mois de juillet.
Fénelon, fidèle à son expérience intérieure et au lien mystique qui l’unit à madame Guyon, refuse de la condamner. Ils passent l’été à chercher dans les écrits reconnus par l’Eglise la confirmation de leur expérience personnelle, dans l’espoir de « faire taire tous ceux qui osent parler sans expérience d’un don de Dieu2 ». Tout le mois d’août, ils collationnent des milliers de pages de textes, qui conduiront aux Justifications signées par madame Guyon et à deux mémoires de Fénelon, le premier sur Cassien, le second, rédigé en septembre, sur Clément d’Alexandrie.
Fénelon veut démontrer que les « nouveaux mystiques » s’inscrivent dans la tradition chrétienne, en remontant le plus loin possible dans le temps et retrouvant une tradition apostolique reliée par filiation à Jésus-Christ. En septembre, il lit le texte grec des Stromates de saint Clément d’Alexandrie et s’enthousiasme immédiatement. Il lui semble retrouver chez cet ancien Père l’expérience vécue par les « nouveaux mystiques ». Il reconnaît dans sa « gnose », aboutissement mystique suprême chez Clément, un état identique à l’état passif que décrit madame Guyon dans son Moyen Court.
Clément d’Alexandrie, né vers 150, disparu avant 215, est une figure vénérable et le premier Père dont nous puissions lire des ouvrages entiers. Grec converti, il est le maître d’Origène. Son œuvre se fait l’écho des voix chrétiennes et païennes. Le vieux maître, dans ses Stromates, transmet à son tour à ses disciples « la vraie tradition de la bienheureuse doctrine, qu’ils avaient reçue immédiatement des saints apôtres, de Pierre, de Jacques, de Jean, et de Paul, chacun comme un fils de son père3. » Il présente et défend aussi le « travail préparatoire » de la philosophie grecque, dans une vision trop rare de l’universalité du salut4. Il possède la fraîcheur et l’enthousiasme qui animaient les enfants de la première Eglise.
Ecrit dans la fièvre, le commentaire de Fénelon sur Clément dit tout son bonheur d’avoir trouvé un frère en expérience dans un passé si proche du Christ. Son exaltation est telle qu’il va livrer ingénuement toutes ses pensées pour convaincre Bossuet que l’expérience mystique est bonne, qu’elle existe identique à toute époque, et que les affirmations de madame Guyon sont vraies, puisqu’on les retrouve chez Clément. Il martelle ses convictions, multiplie les citations, s’indigne : « Selon saint Clément, ce qu’on écrit sur la gnose est, pour un grand nombre d’hommes, ce que le son de la lyre serait pour des ânes5 » ! Pour Fénelon, il ne s’agit pas de défendre des théories, mais de justifier un vécu personnel.
Nous possédons le texte tel que l’a lu Bossuet en 1694, émouvant par sa véracité, sa spontanéité, sa passion chez un prélat pourtant réputé pour sa froideur. Dans ce manifeste de la pensée guyonnienne, Fénelon retrouve sous la plume de Clément tous les thèmes chers à madame Guyon6. Le pivot en est le pur amour où l’âme se tient sans cesse sans désir autre, même de son propre salut : « Si quelqu’un, par supposition, demandait au gnostique ce qu’il choisirait, ou de la gnose de Dieu, ou du salut éternel, et que ces deux choses, qui sont la même, fussent séparées, il choisirait sans hésiter la gnose de Dieu7 », proclamait Clément bien avant le Grand Siècle. Cet amour anéantit l’âme et la met dans l’état passif, qui donne « une entière souplesse à toutes les volontés que Dieu imprime8 ».
Là, on est « consommé dans l’union inamissible et inaltérable, ayant passé au-delà des œuvres aussi bien que de toute purification. » Cette « habitude de contemplation et de charité perpétuelle » est l’état ultime du chrétien que Clément appelle « gnose ». Celle-ci implique un abandon total à Dieu : « Sa contemplation est infuse et passive, car elle attire le gnostique comme l’aimant attire le fer, ou l’ancre le vaisseau : elle le contraint, elle le violente pour de bon ; il ne l’est plus par choix mais par nécessité. » Le gnostique n’est mû que par l’Esprit Saint, sa liberté absolue est proclamée face aux « théologiens rigides » et à tous ceux qui n’ont aucune expérience mystique : « ...c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être entendu ni compris. » 9.
Bien que les mystiques partagent la vie commune des chrétiens, ils se transmettent une « tradition secrète » qui s’enseigne aux âmes choisies : « Le Seigneur a donné à ses apôtres la tradition non écrite d’une chose écrite, c’est-à-dire une explication secrète et de vive voix du sens le plus profond des Ecritures, où le mystère de la gnose se trouve renfermé10». Seul un mystique peut saisir le sens intime de l’Ecriture et transmettre ce sens à quelqu’un qu’il a choisi : la gnose « ne doit pas être ouverte ni populaire, puisqu’il ne s’agit pas d’une voie commune qu’il faille prêcher sur les toits ; il s’agit de la sagesse la plus profonde puisqu’elle n’est annoncée qu’entre les parfaits11».
En fait, Fénelon décrit là le rôle que joue madame Guyon pour lui. La passiveté entraîne un état apostolique qui permet au mystique de répandre la grâce autour de lui : « Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement il enseigne à ses disciples les profondeurs des Ecritures, mais encore il transporte les montagnes et aplanit les vallées du prochain ; il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères12».
Toutes ces affirmations, d’expérience pour Fénelon et ses amis, étaient scandaleuses pour leurs juges. Il en avait bien conscience : « Ce Père les surpasse tous dans ce qui scandalise le plus les docteurs13». Il comptait beaucoup sur la bienveillance et l’humilité du lecteur : « Que le lecteur qui lit ces choses n’entreprenne pas de les comprendre s’il n’en a aucune expérience ; et qu’il croie humblement cette sainte tradition, dont saint Clément est un témoin si vénérable14. »
Malheureusement, Bossuet n’était pas ce lecteur de rêve : il pensait que l’expérience mystique conduisait souvent à des chimères ; il était très attaché à un christianisme traditionnel pour tous, à la prière discursive, à la recherche du salut par le mérite ; toutes ces déclarations lui paraissaient manquer de foi, d’humilité et de simple prudence. Cette liberté de ton, ces certitudes le scandalisaient. Il était atterré de voir son jeune protégé subjugué par une femme qu’il jugeait exaltée.
Les juges essayèrent de ramener Fénelon à leur point de vue et de le tirer hors de l’influence de madame Guyon. Fénelon prendra conscience des excès de son texte, notamment sur la perfection impassible du gnostique, la volonté de secret et l’orgueil de se croire au-dessus du simple chrétien, qui font redouter le sectarisme, etc. Il écrira plus tard : « Je ne prétends pas que toutes les expressions puissent être également précautionnées, dans cette multitude d’écrits si longs que j’ai faits avec tant de hâte … Mais enfin la suite de mes écrits fait voir clairement ce que j’ai toujours pensé 15». Des discussions de plusieurs années vont user Fénelon. Mais il continuera à soutenir madame Guyon avec une fidélité absolue, tandis que les membres de leur groupe resteront indéfectiblement liés.
Le Gnostique fut un premier essai d’expression par Fénelon de la mystique guyonnienne. Cet affrontement témoigne de la difficulté pour les mystiques d’exister à l’intérieur de leur Eglise : face à des juges qui n’ont pas une expérience comparable, ils peinent à trouver un langage qui rende compte de leur vécu, surtout si celui-ci doit coïncider avec une théologie. Bossuet rendra son manuscrit à Fénelon, qui ne parlera plus jamais du thème du secret. Mais il approfondira inlassablement les points qu’il jugeait essentiels : pur amour et passivité. Il tentera, de façon mesurée et réfléchie, de prouver que le vocabulaire et l’expérience des mystiques « modernes » se justifient par les écrits des autorités reconnues de l’Eglise et que l’état passif est l’essence même du christianisme. Mais sans succès.
Si orgueil il y eut, il fut laminé par l’épreuve : n’étant qu’une simple femme et laïque, madame Guyon subira des interrogatoires éprouvants, puis des années de prison, avant d’être libérée, quittant la Bastille en 1703 sur un brancard, tant elle était affaiblie. Fénelon sera préservé, nommé archevêque de Cambrai, mais ainsi éloigné de la Cour. Il se distinguera par l’exercice de la charité lors des guerres de la fin du règne de Louis XIV. Parallèlement à madame Guyon, qui voyait en lui son successeur, il assumera la direction mystique de nombreuses personnes qui les considéraient comme leur « père et mère » spirituels. Mais tout ceci s’accomplira à la fin de leur vie dans le silence et la discrétion.
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Il nous a semblé que le titre de Gnostique…, qui ne suggère pas le contenu de l’œuvre, risque également d’induire en erreur le lecteur d’aujourd’hui sur l’intention de son auteur, car « gnostique » a pris de nos jours un sens technique étroit, en désignant surtout des sectaires qui vivaient aux premiers siècles.
Nous fondant sur le titre du chapitre 16, « La gnose est fondée sur une tradition secrète », et en écho au titre de l’ouvrage de Bossuet qui veut apporter une réfutation doctrinale intitulée La Tradition des nouveaux mystiques16, nous avons donné un sous-titre au présent texte : La Tradition secrète des mystiques. Il attire l’attention sur deux thèmes chers à notre auteur.
Le « christianisme intérieur » n’est secret que par suite d’un voile d’aveuglement et non par suite de la volonté des mystiques : « … ceux qui ne sont pas gnostiques, voient et ne croient pas, entendent et ne comprennent pas, et lisent les mystères de la gnose avec un voile sur le cœur17 ». Mais il est offert à tous et ne dépend que de la grâce divine.
Il s’inscrit dans une tradition chrétienne sous la forme d’un courant mystique qui traverse tous les siècles. Ainsi, le carme historien Honoré de Sainte-Marie (1651-1729), un contemporain de Fénelon, mit en valeur ce courant en décrivant siècle après siècle ses principales figures : pour lui, « Jésus apparaît comme le premier des mystiques, ayant connu toutes les manières de contempler18 ».
Dominique et Murielle Tronc.
1. Idée générale de la Gnose
Comme le Pédagogue est fait pour représenter celui qu’on introduit dans le christianisme, les Stromates sont destinées à dépeindre le gnostique qui est le parfait chrétien19. Si saint Clément n’en parle pas toujours, c’est qu’il veut, comme les tapissiers, mélanger et varier les objets20 ; mais il ne s’écarte jamais un peu de son gnostique que pour y revenir bientôt ; ce qu’il dit, quand il n’en parle point, n’est qu’une digression pour délasser le lecteur et pour cacher mieux son dessein.
En parlant du gnostique, dont il veut donner une haute idée et montrer aux païens qu’il n’est pas athée, il avertit qu’il ne peut dévoiler les mystères de la gnose. Il ne faut donc pas être étonné qu’il n’explique pas nettement le fond de cet état ; il faut au contraire être surpris de ce qu’il en dit certaines choses, qui signifient beaucoup, comme nous le verrons dans la suite, pour ceux qui connaissent déjà cet état. Saint Clément parle, dans cet ouvrage, non seulement à des fidèles imparfaits, mais encore aux païens, aux philosophes, aux impies. Il donne toujours, comme les autres Pères grecs, un tour philosophique au christianisme, pour l’insinuer21 mieux ; ainsi, il ne veut dire de la gnose que ce qui peut passer pour une philosophie. Il en dit même plusieurs choses, qui, prises à la rigueur, ne conviendraient pas avec d’autres qu’il dit ailleurs. Ces espèces de contradictions, comme il le dit lui-même, sont donc un art pour cacher le secret de la gnose.
Il faut observer soigneusement les endroits qui sont les clés d’un état secret et singulier. Ces endroits-là doivent être pris à la lettre ; autrement, ce serait un mystère ridicule, qui se réduirait aux choses les plus vulgaires ; et c’est une conduite insensée, qu’il n’est pas permis d’imputer à un Père si éclairé. Les autres passages, qui retombent dans l’état commun et qui ne sont qu’une description philosophique des vertus pour les philosophes, doivent être pris avec une certaine modification ; et on doit les réduire à un sens qui les accommode aux autres passages essentiels du système secret, afin d’éviter une formelle contradiction. C’est la règle qu’on suit, pour le même auteur, quand il s’agit de la divinité du Verbe et de l’Eucharistie. Cette règle ne doit donc pas être suspecte, puisqu’on l’admet déjà pour les plus grands mystères. Sans elle, saint Clément se contredit, ne peut être entendu et n’a aucun sens supportable.
II avertit lui-même partout qu’il n’a garde de parler clairement et précisément sur la matière particulière de la gnose. Il commence et finit son ouvrage, en assurant qu’il écrit avec le dessein formel d’obscurcir et d’envelopper ce mystère. Le lecteur doit donc se tenir pour averti, afin d’entendre à demi mot, et de juger de tout ce qui est dit pour les philosophes, par certains endroits qui sont singuliers et décisifs. Le lecteur gnostique entend tout à demi mot ; le lecteur qui ne l’est pas est toujours embarrassé par un mélange affecté de voies extraordinaires et de voies communes.
Saint Clément, qui a eu quelque opinion singulière sur d’autres choses, ne peut être soupçonné de favoriser les hérétiques gnostiques ; il les combat ouvertement en plusieurs endroits ; et il n’élève son vrai gnostique qu’en réfutant le faux avec beaucoup d’horreur. En parlant même du véritable, il dit sans cesse qu’il ne peut être tel, sans être bon, juste, chaste, modéré, orné de toutes les vertus et maître de sa chair.
On peut donc regarder saint Clément comme un témoin irréprochable de la tradition sur la gnose ; d’autant plus qu’il ne parle jamais de cet état comme de son état propre, ou d’une chose sur laquelle il avance son sentiment particulier; c’est toujours la tradition apostolique sur laquelle il se fonde, comme un homme qui sait bien que personne n’oserait la contredire.
Il ne reste donc plus qu’à bien examiner, par certaines paroles de saint Clément, en quoi consiste cette gnose qu’il déclare partout qu’il enveloppe22, et qu’il n’a garde de découvrir. La gnose, selon saint Clément, n’est point l’état des chrétiens ordinaires qui ont reçu la foi et la grâce de Dieu dans le baptême ; c’est quelque chose de bien plus pur et de plus sublime. À la vérité, ce n’est rien de distingué23 du christianisme ; mais c’est le comble de la perfection du christianisme où un petit nombre d’âmes est élevé ; c’est un état où tous sont appelés et peu sont élus ; peu d’âmes ont assez de fidélité à la grâce pour y parvenir. Remarquez que le secret de saint Clément ne tombe point en général sur les vérités communes du christianisme ; il s’agit d’un secret particulier et inviolable, sur la gnose, qui est un état de perfection, distingué de l’état de grâce des justes ordinaires.
Quoique la perfection des vertus fût une chose si belle à montrer aux païens, pour la gloire du christianisme, et que les Pères prissent tant de soin d’en montrer l’éclat, néanmoins il y a, dans la gnose, outre les vertus sublimes que saint Clément y dépeint, un fond caché, un profond mystère, qu’il n’est pas permis de dévoiler, et qui demande la même économie que les mystères fondamentaux du christianisme. La gnose est au-dessus de l’état de foi des justes ordinaires, comme la foi des justes ordinaires est au-dessus de la sagesse des philosophes païens. Voilà sans doute un état bien digne d’attention ; et le secret avec lequel il est voilé doit bien encore redoubler notre zèle pour l’approfondir.
Ce gnostique, distingué du juste, paraît déjà avoir une grande conformité avec l’homme spirituel de saint Paul24 ; avec l’homme à qui, selon saint Jean25, l’onction seule enseigne toutes choses ; avec le contemplatif déiforme de saint Denis ; avec les solitaires de Cassien, qui étaient dans l’oraison continuelle et dans l’immobilité de l’âme ; avec ces hommes sublimes, dont saint Augustin dit qu’ils sont instruits de Dieu seul ; avec l’âme passive et transformée du bienheureux Jean de la Croix ; avec le contemplatif de saint François de Sales, qui est toujours dans la sainte indifférence. Chacun donne des noms différents ; mais le fond de la chose est le même, dans les anciens et dans les modernes.
C’est une chose très remarquable de voir que saint Clément parle sans cesse de tradition apostolique, et de secret sur la gnose, comme Cassien parle de tradition secrète pour cette oraison plus sublime que la dominicale. Saint Clément ne parle que de paix, d’impassibilité, d’immobilité ; et Cassien parle de paix, d’immobilité ; et l’un et l’autre assure que tout ce que fait l’âme alors est de Dieu même. Saint Denis et les autres parlent le même langage. On ne peut donc douter, si peu qu’on les lise attentivement, qu’ils n’aient tous voulu désigner la même chose. Saint Denis et saint Clément déclarent qu’il y a en cela un profond mystère, qu’il ne faut pas dévoiler ; mais Cassien, qui rapporte les entretiens d’un solitaire à d’autres solitaires, s’explique avec moins de précaution, et avec un peu plus de suite et d’ordre, quoiqu’il reconnaisse néanmoins que c’est une tradition mystérieuse26.
On ne peut point dire que, selon saint Clément, le gnostique n’est autre chose que le bon chrétien, qui est d’ailleurs docte et philosophe. On pourrait se prévenir de cette pensée, sur ce que le mot de gnose signifie connaissance ; et que ce Père représente sans cesse le gnostique, comme sachant, par démonstration et avec certitude, toutes les vérités. Cependant il est aisé de voir qu’il ne s’agit pas de philosophie et de science spéculative dans le fond de la gnose ; quoiqu’il lui donne, pour ceux de dehors, une apparence philosophique autant qu’il le peut. D’ailleurs, il donne de la gnose aux femmes, aux esprits simples et ignorants ; il veut que les deux extrémités de la religion : savoir la simple foi des catéchumènes et la gnose des parfaits, consistent à croire sans voir ; il veut que la gnose laisse la foi, l’espérance, pour être toute dans l’amour ; enfin, il fait de son gnostique un homme inspiré, un prophète, un homme tout miraculeux ; ce qui ne convient point à la philosophie.
Le lecteur conclura donc par nécessité que le gnostique n’est autre chose que le parfait chrétien ; et moi je conclurai aussi que le parfait chrétien est l’homme passif des mystiques modernes ; parce qu’il est certain que le gnostique de saint Clément et l’homme passif des mystiques de ces derniers siècles ne sont que deux noms donnés à une seule et même chose. C’est ce que je vais prouver en détail par l’examen des passages.
2. De la fausse Gnose
La première chose que j’ai à prouver est que saint Clément a bien connu l’abomination des faux gnostiques ; et qu’il n’a eu garde de rien dire qui ait pu les favoriser indirectement. Un saint très éclairé, qui est averti, qui parle dans un temps où une erreur est répandue, qui parle aux païens les plus faciles à scandaliser, ne dit rien de trop et n’avance rien qu’avec une extrême précaution. Voyons donc si saint Clément connaissait les gnostiques que l’Église déteste.
« J’ai connu une hérésie, dit-il ; celui qui en était le chef disait qu’il fallait combattre la volupté par l’usage de la volupté même. Ce merveilleux gnostique se jetant lui-même dans les bras de la volupté, sous la fausse apparence de la combattre, prétendait être un véritable gnostique. Il disait qu’il n’y avait rien de grand à s’abstenir de la volupté, quand on ne l’éprouve point ; mais que la force consiste à n’en être point vaincu, quand on est au milieu d’elle ; que c’était pour cette raison, qu’il s’exerçait dans la volupté contre la volupté. Il ignorait, ce malheureux, qu’il se trompait lui-même, par cette discipline qui ne tendait qu’à rechercher les plaisirs. Aristippe a été du même sentiment que ce sophiste qui se glorifie d’avoir trouvé la vérité. Comme on lui reprochait qu’il était continuellement avec une courtisane de Corinthe, il répondait : “Je possède Laïs et elle ne me possède pas.” Tels sont ceux qui disent qu’ils suivent Nicolas ». En effet, nous croyons que les gnostiques sont une branche des nicolaïtes, qui étaient connus longtemps avant l’âge de saint Clément. « Ils abusent de ce qu’il a dit qu’il fallait se servir de la chair. Car il entendait qu’il faut réprimer les passions et l’amour des plaisirs, et qu’il faut, par cet exercice, amortir les saillies de la chair. Mais ceux-ci se plongent, comme des boucs, dans la volupté, goûtent les plaisirs, croyant par là humilier leurs corps. Leur âme est plongée dans un bourbier d’iniquité. Ils suivent le dogme de la volupté et non celui d’un homme apostolique27. »
Voilà Nicolas, disciple des apôtres, véritable gnostique, qui est justifié. Voilà ses paroles prises de travers, dans un sens égaré et corrompu, qui est précisément celui qu’on attribue aux quiétistes. Notre auteur défend et explique la doctrine de Nicolas28. Quoique saint Épiphane29 parle autrement de ce diacre et qu’il rapporte l’histoire de sa chute, il est aisé de voir que saint Clément doit être bien plutôt cru, non seulement parce qu’il est si près du temps où Nicolas a vécu, mais encore parce qu’il est bien plus sûr en toutes choses que saint Épiphane. Et ainsi, voilà la fausse gnose tirée de la véritable, qui la précède dès les temps apostoliques, comme la vérité précède toujours l’erreur. Voilà les illusions impies et les infamies des faux gnostiques, découvertes dans toute leur étendue.
Mais écoutons encore saint Clément dans un autre endroit : « Je me ressouviens ici, dit-il, que quelques hétérodoxes, qui suivent l’hérésie de Prodicus, disent qu’il ne faut point prier. Mais afin qu’ils ne se glorifient point d’être les auteurs de cette doctrine impie, qu’ils sachent qu’ils la tiennent des philosophes cyrénaïques. Cette gnose impie sera réfutée en son lieu. »
Vous voyez qu’il parle ici de cette fausse gnose, comme dans l’endroit précédent ; il la rend odieuse, en lui attribuant la philosophie, décriée et impudente, de la secte cyrénaïque et d’Aristippe30. II dit que ces faux gnostiques soutiennent qu’il ne faut point prier. Selon les apparences, ils avaient pris de travers l’apathie, que nous verrons dans la véritable gnose31, comme ils avaient pris de travers la maxime de Nicolas sur l’usage de la chair. Leurs discours et leurs mœurs exécrables, dont saint Épiphane nous a laissé un détail qui fait frémir, avaient apparemment fait conclure aux païens que les gnostiques s’abandonnaient aux plus monstrueuses infamies, qu’ils ne priaient point, qu’ils ne croyaient ne devoir se soucier de rien et ne demander jamais rien à la Divinité. C’est pour justifier là-dessus le véritable gnostique que saint Clément, après avoir condamné le faux avec horreur, a entrepris, dans ses Stromates, de montrer aux païens l’excellence de la gnose. « Le chrétien, dit-il, n’est donc pas athée – car c’est là ce que je voulais faire voir aux philosophes – en sorte qu’il ne fera, en aucune manière, rien de mauvais, de honteux, ni d’injuste32. » Voilà ce qui l’oblige à dire si souvent qu’il n’y a que le gnostique qui soit pieux et qui honore Dieu d’une manière qui soit digne de Lui ; il répète que c’est là ce qu’il se propose de montrer.
On ne saurait donc plus douter que saint Clément n’ait écrit sur la gnose dans le fort du scandale, dans un temps où la gnose était décriée comme une impiété et une infamie, dans des circonstances où l’on avait besoin d’une apologie aussi étendue que ces Stromates, enfin dans des circonstances où il ne fallait dire d’elle que ce qu’on ne pouvait pas s’empêcher d’en dire et que les hommes du dehors étaient capables de porter. Par conséquent, jamais homme n’a été plus pressé que lui de retrancher toutes les exagérations, de lever toutes les équivoques, dont les faux gnostiques avaient si indignement abusé ; d’adoucir même les expressions nécessaires ; de rapprocher le plus qu’il pouvait la gnose de la voie commune, en lui attribuant toutes les vertus et toutes les pratiques que les païens pouvaient comprendre et estimer dans le christianisme33. Examinons donc dans cet esprit les paroles de saint Clément ; et voyons, suivant cette idée, celle qu’il nous donnera de son gnostique.
3. De la vraie Gnose
Après avoir bien cherché dans saint Clément la différence essentielle qu’il met entre le juste ordinaire et son gnostique, il me semble qu’il la met certainement dans l’habitude du pur amour, où son gnostique est établi, quand il est arrivé au dernier degré de la gnose. Cette espèce de définition explique nettement toutes les diverses expressions de l’auteur et il n’y en a aucune qui soit contraire à cette définition. Tout vient de là, tout se rapporte là, toutes les choses qui paraissent les plus éloignées les unes des autres reviennent également à ce point, qui est comme le centre34.
Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré ; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. Il faut toujours se souvenir que mon soin doit être de démêler ce que saint Clément a brouillé à dessein, et de découvrir, par la liaison des principes et par le rapport des expressions, un système suivi, dans un ouvrage très long et très varié où l’auteur déclare lui-même qu’il n’a voulu laisser aucun tissu, aucune suite, aucun vestige de système, à ceux qui ne sont pas dans l’état dont il veut parler. Je dois donc montrer : 1° que la gnose n’est point le simple état du fidèle ; 2° qu’elle consiste dans la contemplation et dans la charité ; 3° que c’est une contemplation et une charité habituelle et fixe ; 4° que c’est une charité pure et désintéressée.
« Le premier pas vers le salut, dit saint Clément, est la foi ; ensuite la crainte, l’espérance et la pénitence qui, nous disposant par la tempérance et la patience, nous conduisent à la charité et à la gnose. »
« Le premier degré du corps, dit-il ailleurs, est l’instruction avec la crainte par laquelle nous nous abstenons de l’injustice ; le deuxième est l’espérance par laquelle nous désirons les choses qui sont très bonnes. Mais la charité met le comble de la perfection, comme il convient, en instruisant gnostiquement35. »
« Ceux qui s’exercent à la perfection ont la gnose devant eux, dont le fondement est la foi, l’espérance et la charité ; mais la charité est la plus grande des trois36. »
Vous voyez qu’il marque divers degrés, sur lesquels ses expressions varient assez souvent ; mais ce qui est le plus marqué et le plus suivi, dans son ouvrage, est que la foi fait le premier degré de l’âme convertie et justifiée ; le second est l’espérance qui excite aux vertus ; le troisième est la charité, qui est la gnose ou qui est unie à elle. La charité, selon la parole de saint Paul, est la plus grande de ces trois vertus, c’est elle qui absorbe, qui consomme tout. Aussi voyons-nous que saint Clément dit positivement que « la gnose finit en la charité ». II avait dit un peu au-dessus : « On donnera à celui qui a la foi, la gnose ; à la gnose la charité37. »
C’est pourquoi, en parlant du Verbe divin qui enseigne les hommes, il dit : « Le maître instruit le gnostique par les mystères, le fidèle par de bonnes espérances, et celui dont le cœur est encore dur par une discipline capable de corriger38 »
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« La foi, dit-il ailleurs, est une gnose abrégée pour les choses les plus nécessaires ; la gnose est une démonstration ou compréhension forte et solide des choses vénérées par la foi ; elle est édifiée sur la foi. » Il dit encore, au même endroit : « Il y a un premier changement salutaire de l’idolâtrie à la foi, et le second de la foi en la gnose39. » Mais il serait trop long de rapporter le grand nombre d’endroits où il représente comme des degrés, pour distinguer la foi du commun des fidèles et la gnose qui est la perfection.
Afin qu’on ne se trompe pas, quand il parle de la foi, il explique ce que c’est que son fidèle. L’homme, selon lui, « en tant qu’il est juste est fidèle. » La foi dont il parle n’est donc pas une foi morte et stérile ; c’est une foi de justice, qui rend le fidèle juste et agréable à Dieu. Mais il ajoute les paroles suivantes : « En tant que fidèle, il n’est pas juste dans la perfection ; j’entends parler de la justice selon laquelle le gnostique est appelé juste40. » Celui qui a la foi est juste, mais il ne l’est point de cette justice parfaite du gnostique. Aussi dit-il expressément ailleurs : « Nous savons que nous avons tous une foi commune, pour les choses communes, qui est qu’il n’y a qu’un Dieu ; mais la gnose n’est pas dans tous, elle est donnée à peu41. » Quand il dit : « Nous avons tous une foi commune », il parle des chrétiens qui étaient dans l’actuelle communion de l’Église ; et par conséquent de ceux qui sont nommés saints par saint Paul. Mais, parmi ces saints qui ont une foi commune, sur les mystères de la religion, il y en a peu qui soient élevés jusqu’à la gnose. De même que, parmi les solitaires qui vivaient comme des anges dans le désert, il y en avait fort peu qui fussent dans l’immobilité de l’âme dont parle Cassien.
Pour montrer combien cette doctrine de divers degrés parmi les chrétiens est suivie de notre auteur, je remarquerai encore qu’il dit que l’instruction de la foi n’est que l’instruction de la gnose ; c’est, ainsi qu’il explique ces paroles de saint Paul : Odorem notitiae. Selon lui, la connaissance des mystères de la foi, de la substance des sacrements, en un mot tout ce qui formait, après tant d’épreuves et de catéchèses, un vrai chrétien, n’est encore qu’une odeur de la gnose, qu’un abrégé des choses plus nécessaires et les plus pressées. « C’est par elle, dit-il ailleurs, que la foi se perfectionne ; et c’est par elle seule que le fidèle est parfait ». « Car la perfection de la foi, dit-il, est distinguée de la foi commune42. »
C’est pourquoi il remarque « que la gloire de Moïse avait été plus découverte à Josué qu’à Caleb ; et que Josué raconta ce qu’il avait contemplé, étant plus capable de voir que l’autre, et étant plus purifié que lui; l’histoire nous montrant par là que tous n’ont pas la gnose. »
Enfin il rapporte des paroles de saint Paul aux Corinthiens, où cet apôtre dit : « J’espère que votre foi augmentera et que j’aurai un sujet plus abondant de me glorifier en vous par votre perfection, afin que je puisse vous annoncer les choses qui sont au-dessus de vous. » Par là, saint Paul nous montre « que la gnose, qui est la perfection de la foi, s’étend au-delà de l’instruction ordinaire, comme il convient à la majesté de la doctrine du Seigneur et à la règle de l’Église43. »
Vous voyez par ce passage qu’on gardait à l’égard des fidèles, sur la gnose, la même économie qu’à l’égard de ceux de dehors, pour les mystères de la foi. Je crois qu’en voilà assez pour être bien persuadé que la gnose est un degré de la perfection chrétienne, très distingué de la perfection commune de ces justes de la primitive Église, qui étaient néanmoins nommés saints et qui étaient effectivement des anges dans des corps mortels. Nous verrons même encore dans la suite, par d’autres circonstances encore plus fortes, l’éminence de l’état gnostique.
Il est temps de montrer que c’est par la charité que le gnostique est distingué du simple juste.
4. La gnose consiste dans une habitude d’amour et de contemplation.
Notre auteur, parlant aux philosophes, emploie l’autorité de Platon dont il rapporte ce sentiment tiré du Théétète : « Le commencement de l’amour qui rend sage, est d’admirer les ouvrages de la sagesse. » Pour s’insinuer, il montre aux païens que saint Mathias a pensé comme Platon44 : « admirez, dit cet apôtre, dans ses traditions, les choses que vous voyez » ; posant l’admiration comme le premier degré d’une gnose plus avancée et ultérieure.
Tous ceux qui ont lu ce que divers auteurs ont écrit de la contemplation, ne peuvent ignorer qu’ils l’ont représentée comme une admiration amoureuse, sans raisonnement ; pour la distinguer de la méditation discursive par actes réfléchis. Ainsi voilà le gnostique, dont le partage est de contempler et non de méditer.
« Le gnostique, dit ailleurs saint Clément, s’applique autant qu’il peut à acquérir cette puissance de la contemplation perpétuelle. » Mais comment peut-on l’acquérir ? Le même auteur l’explique en divers endroits. « Par un exercice gnostique, dit-il, il se forme une habitude. » Et ailleurs : « de serviteur il devient ami, à cause de la perfection de l’habitude qu’il a acquise par l’instruction et par le grand exercice vrai et pur45. Notre auteur mêle partout la contemplation avec l’habitude. Il dit « que le gnostique prie en tous lieux, sans que cela paraisse, en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant toutes les choses raisonnables46. » Comment cela se fait-il ? « Par l’habitude qui vient de l’exercice, il s’en approche plus aisément », dit-il. « Il convient, dit-il encore ailleurs, à celui qui est parvenu à cette habitude, d’être saint. » Et ailleurs : « La ressemblance avec Dieu consiste, autant qu’il est possible, à conserver son esprit dans une seule disposition à l’égard des mêmes choses47. » Il n’y a donc ni actes passagers, ni méditation discursive, dans cette contemplation qui exclut toute variété de dispositions et d’objet. Il dit encore ailleurs : « S’étant exercé dans cette stabilité égale de l’esprit48. »
Vous voyez partout que le chemin de la gnose est de s’exercer activement à la contemplation, et de parvenir à l’habitude, qui est la fin de cet exercice. On commence par admirer, ce qui est sans doute une contemplation ; puis on la rend peu à peu continuelle, par l’habitude qui résulte de la fréquente répétition des actes. En lisant ces choses, je crois voir et entendre les solitaires dont parle Cassien, lesquels, à force de demeurer indéclinablement fixés dans leur verset : Deus in adjutorium, etc...49 s’exerçaient pour parvenir à l’habitude de la perpétuelle contemplation, sans image ni discours, qui est l’immobile tranquillité de l’âme50. C’est sans doute à cause de cet exercice de contemplation que les contemplatifs étaient nommés des exercitants.
Mais cette ressemblance du gnostique qui s’exerce à la contemplation, avec les solitaires de Cassien, qui ne cessent de s’occuper du même verset, frappe encore plus sensiblement, lorsqu’on entend dire à saint Clément : « Soit donc qu’on dise que la gnose est une habitude ou qu’elle est une disposition, ce qui conduit en elle demeure inaltérable; les différentes pensées n’y entrant point, il ne reçoit point la diversité des images, ne songeant pas même pendant le sommeil aux images que forment les occupations du jour. » Voilà sans doute ce vide de l’esprit, cette inattention aux images, cette inaction des puissances, dont les mystiques parlent tant. Et c’est ainsi qu’Isaac, dans Cassien, veut que l’oraison pure se conserve même pendant le sommeil. Il dit que, pour arriver à la gnose, il faut « exclure ce qui appartient au corps, même aux choses incorporelles » ; qu’il faut « se jeter dans la grandeur de Jésus Christ, avançant par la sainteté dans cette immensité, pour être conduit à la connaissance du Tout-Puissant, connaissant, non ce qu’il est, mais ce qu’il n’est pas51. »
Pour justifier cette contemplation qui exclut toute image des choses corporelles et incorporelles, il cite Zénon, chef des Stoïciens, qui disait, dans le livre de sa République, qu’il ne fallait ni des temples, ni des statues qui sont indignes des dieux. Il cite aussi Platon, qui veut que personne n’ait en particulier aucune image de nulle divinité.
Il y a, dans saint Clément, un grand nombre d’autres endroits semblables, où il représente toujours la gnose, comme une disposition fixe ou une habitude de contemplation sans images, et par conséquent sans discours, où l’on parvient par l’exercice. « Heureux, dit-il, celui qui a la science de la contemplation. Contemplant la beauté toujours subsistante de la nature immortelle, comment ou de quelle manière jamais la pensée d’une mauvaise action entrerait-elle dans ces hommes ? Platon a eu raison de dire de celui qui contemple les Idées que c’est un dieu qui vit parmi les hommes. L’esprit est le lieu des idées et Dieu est le lieu de l’esprit. Il appelle celui qui contemple un dieu caché, un dieu vivant parmi les hommes. Dans le Sophiste, Socrate appelle dieu l’étranger Éleate, qui était dialecticien, comme les dieux qui viennent dans les villes sous la figure des étrangers. Quand donc l’homme, s’élevant au-dessus de sa nature est avec elle-même et converse avec les idées, comme le chef du chœur dans le Théétète ; cet homme, devenu semblable à un ange, sera avec Jésus-Christ occupé de la contemplation, considérant toujours la volonté de Dieu. Celui-là est le seul sage, les autres voltigent comme les ombres52. »
Mais il serait inutile de rapporter tous les passages de saint Clément ; ce ne serait qu’une répétition sans fin ; d’ailleurs, nous reverrons encore assez cette matière, quand nous parlerons de l’immutabilité de la gnose.
Ce grand « exercice vrai et pur », dont il parle, et qui fait la continuelle contemplation, est l’amour de Dieu, parce que, comme nous l’avons déjà vu, le commencement de la justice chrétienne consiste dans la foi, dans la crainte, dans la pénitence ; le progrès consiste dans l’espérance qui anime, pour les vertus et pour les œuvres ; la perfection consiste dans la gnose et dans la charité, qui sont toujours mises ensemble comme inséparables. Ainsi l’état de la gnose, élevé au-dessus de la foi, de l’espérance, se trouve dans. une habitude de charité et de contemplation perpétuelle. Il exprime encore cette contemplation, en disant, « qu’à l’égard de ceux qui ont le sens exercé, comme dit l’apôtre, et qui sont les gnostiques, leur culte est un soin continuel de l’âme et une occupation perpétuelle de la Divinité, par une charité qui ne cesse jamais53. » Voilà partout la contemplation amoureuse des mystiques.
Voilà sans doute des degrés qui ressemblent bien à ce que les mystiques nous représentent des trois voies : savoir, de la purgative, de l’illuminative, de l’unitive ou contemplative. La purgative répond à cet état de foi où notre auteur dit que l’âme est occupée de la crainte et de la résistance à ses passions ; la voie illuminative ou effective répond à cet état d’espérance, où l’on s’anime aux vertus et aux bonnes œuvres ; enfin la voie unitive ou contemplative répond à la gnose, où notre auteur veut que l’âme soit, par habitude, dans la charité et dans la contemplation perpétuelle ; c’est alors qu’elle a outrepassé toute purification, et toute œuvre de vertu pénible.
Le même Père marque encore ces trois états, sous la figure de trois journées d’Abraham. « Le premier jour, dit-il, est la vue des choses belles ; le deuxième est le désir d’une âme excellente ; le troisième, l’esprit voit les choses spirituelles, les yeux de l’intelligence étant ouverts par celui qui est ressuscité54. » D’abord il montre la foi dans la conversion, puis le désir de la perfection, enfin la contemplation pure.
Quand on lit ces choses, dans un Père aussi ancien et aussi savant que saint Clément, on les respecte, sans les approfondir. Quand on les trouve dans les modernes, on n’en remarque point la conformité avec saint Clément, avec Cassien et avec les autres ; et on les méprise, comme imagination de dévots ignorants, qui ont voulu, dans les derniers siècles, raffiner sur l’Évangile.
5. La gnose est une habitude de charité
pure et désintéressée
On me demandera sans doute : pourquoi cet état de perfection, où la gnose est la charité plutôt que les autres vertus ? La foi y est-elle éteinte ? L’espérance y est-elle détruite ? Est-ce que dans les degrés précédents où l’âme était déjà justifiée, il n’y avait point de charité ? Pourquoi donc distinguer ainsi ces trois degrés par ces trois vertus théologales ?
À cela je réponds que, dans tous les divers degrés, le juste n’est point sans charité. Mais, quoique ces trois vertus se trouvent dès le premier degré, cependant la foi domine dans le degré des commençants, c’est-à-dire cette foi qui remue le cœur pour le détromper de ses erreurs passées, pour lui faire embrasser le christianisme, pour le tourner à la pénitence, et pour le détacher de ses passions. L’espérance domine dans le second, pour animer à la pratique des vertus et des bonnes œuvres. Le troisième est la gnose, qui se consomme dans la charité pure et sans retour, sans aucun intérêt propre. Alors l’homme est uni à Dieu seul, dans une contemplation pure et fixe. C’est ce que nous voyons qu’il a déjà exprimé par ces trois journées : la première, on commence par la foi à voir le beau qu’on ne voyait pas ; la seconde, on désire une âme excellente : voilà les désirs de perfection du second degré qui est la vie affective ; enfin, on entre dans un troisième état où les yeux de l’intelligence et de la contemplation sont ouverts par celui qui a ressuscité.
L’amour pur, nourri par cette contemplation, a deux caractères qui le distinguent de la charité des deux premiers états. Premièrement, cette charité est affermie par l’habitude de la contemplation ; en sorte que, comme nous le verrons dans la suite du système de saint Clément, elle n’unit plus l’âme à Dieu par des efforts ou actes passagers et interrompus, mais elle le tient toujours uni d’une union stable et non interrompue. Secondement, elle est pure et sans intérêt propre ; car, en cet état, l’âme ne veut plus rien pour elle, comme je vais le montrer par les paroles mêmes de saint Clément. Ainsi la gnose est l’état de charité par excellence à cause de la perfection et de la permanence de cette charité du véritable et parfait gnostique.
Voici comme il parle de cet amour désintéressé, qui ne regarde plus rien par rapport à soi ; nous y reconnaîtrons sans peine, à travers ces obscurités affectées, tous les caractères de l’amour pur et de l’abandon des mystiques. Il dit d’abord : « Si vous ôtez le péché, qui est la cause de la crainte, vous ôtez la crainte et à plus forte raison la punition, parce que vous avez retranché ce qui de sa nature cause les désirs ». Selon lui, c’est le péché qui cause les désirs ; quand l’âme est entièrement purifiée du péché, elle est exempte de désirs ; qui n’a plus de péché, ni de désirs, ne craint plus la punition. Il ajoute aussitôt : « car la loi, selon l’ Écriture, n’est pas établie pour le juste ». Puis il cite Héraclite, qui confirme ce sentiment ; et Socrate qui dit que la loi n’a point été faite pour les bons55.
Après avoir posé ces fondements, il dit : « Je crois qu’il faut ne s’approcher du Verbe salutaire, ni par la crainte du châtiment, ni à cause de la récompense des dons, mais à cause qu’il est bon simplement.» Voilà sans doute une exclusion formelle et absolue de toute crainte des peines et de toute espérance des récompenses. L’amour du vrai gnostique est bien simple et bien exempt de tout retour sur soi, puisqu’il ne lui est permis ici d’aimer sinon ce qui est bon, mais peut-être que ce Père ne parle que des peines et des récompenses périssables de cette vie ; la suite montre évidemment le contraire. « Ceux qui sont tels, dit-il, sont à la droite du sanctuaire ; mais ceux qui, par le don qu’ils font des choses périssables, espèrent de recevoir en échange les biens de l’incorruptibilité, sont appelés mercenaires, dans la parabole des deux frères56. » Ceux qui renoncent aux biens temporels pour la récompense céleste sont donc, selon lui, mercenaires, exclus de l’amour pur de la gnose, et relégués au côté gauche du sanctuaire.
Il va bien plus avant. Car il fait divers degrés d’hommes qui servent Dieu. Et parlant de celui qui, selon saint Paul, livre son corps pour être brûlé, il dit: « Je distribue tous mes biens, non selon la règle de la communication de la charité, mais selon la règle de la récompense, regardant ou le bienfait à recevoir, ou le Seigneur qui promet. Quand j’aurais toute la foi en sorte que je transportasse les montagnes, si je ne suis pas fidèle au Seigneur par la charité, je ne suis rien et je ne suis compté pour rien, en comparaison de celui qui rend témoignage gnostiquement devant la multitude57. » Il paraît manifestement, par cet endroit, qu’il met la gnose infiniment au-dessus de toutes les bonnes œuvres, des dons miraculeux, et du martyre même séparé de l’état gnostique.
Vous voyez que les plus grands sacrifices de la religion, faits par l’attente de la récompense, même promise par le Seigneur, lui paraissent défectueux ; et qu’il les compte pour rien, en comparaison des œuvres du gnostique qui n’agit que par le pur amour, sans intérêt. Saint Clément pousse cette pensée jusqu’à un point qui a besoin d’être adouci par quelque explication ; car il veut que Dieu ait préparé au vrai et pur amour du gnostique ce que l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a point entendu, ce qui n’est point montré dans le cœur de l’homme ; et que, pour le fidèle qui n’a eu qu’une simple foi, il lui assure seulement le centuple de ce qu’il a laissé. « Quel est, dit-il encore, un peu plus loin, le gnostique? Son ouvrage ne consiste pas à s’abstenir du mal, car ce n’est là que le fondement d’un plus grand progrès ; ni d’agir pour la récompense promise selon qu’il est écrit : voilà le Seigneur et sa récompense est devant sa Face afin qu’Il rende à chacun suivant ses oeuvres. Faire le bien, uniquement par amour et à cause du beau même, c’est le partage du gnostique. »
Il dit au même endroit : « II ne lui faut point d’autre cause ou motif de contemplation que la gnose même ; et je ne crains point de le dire : celui qui suit la gnose par cette science divine ne la choisit point pour vouloir être sauvé. L’habitude qu’il a de connaître s’étend à connaître toujours ; connaître toujours est la substance du gnostique ; elle est sans interruption : c’est une contemplation continuelle et une vive substance qui est permanente. Si quelqu’un, par supposition, demandait au gnostique ce qu’il choisirait, ou de la gnose de Dieu ou du salut éternel, et que ces deux choses qui sont la même fussent séparées, il choisirait sans hésiter la gnose de Dieu, jugeant qu’il faudrait choisir cette gnose pour elle-même, puisqu’elle surpasse la foi par la charité58. »
Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps, et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. Il sait bien que la vertu et la récompense ne peuvent être réellement séparées ; mais il ne sait pas moins que le motif de servir Dieu, uniquement pour son bon plaisir, sans aucune vue de la récompense, et le motif de le servir pour être récompensé, sont très différents. Et ainsi, c’est avec raison qu’il sépare, du côté des motifs, ce qui ne peut être séparé, du côté de l’objet.
Mais reprenons les paroles de notre auteur : « Celui qui est parfait, dit-il, fait le bien, mais ce n’est point à cause de son utilité. Quand il a jugé qu’il est bon de faire une chose, il s’y porte sans relâche, non en négligeant ceci et en faisant cela ; mais, étant établi dans l’habitude de faire le bien sans discontinuer, non à cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée, ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu, il rend sa vie parfaite selon l’image et la ressemblance du Seigneur. » Saint Clément conclut, en cet endroit, que celui qui est véritablement bon, et établi dans cette habitude, imite la nature du bien, c’est-à-dire « qu’il se communique et qu’il n’agit que selon sa nature, sans autre pente que celle de bien faire ».
Il reprend encore, un peu au-dessous, la même matière, sur les mêmes principes : « Celui qui s’abstient de faire l’injustice, à cause de l’espérance de la récompense que Dieu a promise aux justes, n’est pas bon par un pur mouvement de sa volonté, parce qu’Il doit être choisi et aimé pour lui-même59.» Il met encore ailleurs une très notable différence entre celui qui sert Dieu avec un amour d’espérance, et le pur gnostique, , qui est conforme à ce qu’il avait déjà dit du côté droit et du côté gauche du sanctuaire, du bonheur que l’œil n’a point vu et du centuple de ce qu’on a quitté. « Celui-là, dit-il, est le serviteur de Dieu, qui se soumet de lui-même aux préceptes, mais celui qui est pur de cœur, non à cause des préceptes, mais à cause de la gnose, est l’ami de Dieu60. »
Remarquez les deux degrés du serviteur et de l’ami. L’un obéit à cause du commandement. Il obéit pourtant de lui-même et de bon cœur ; par là, il est bien au-dessus de celui qui ne s’abstient du mal que par la crainte. Cependant, il n’est rien en comparaison de celui qui agit sans être touché de la récompense. Ce dernier est pur, par l’amour de la pureté qui est la gnose. Ce serait affaiblir l’évidence de ces passages sur l’amour qui exclut autant l’espérance intéressée que la crainte, que de vouloir les expliquer.
Il dit encore dans la suite : « Il faut choisir la charité pour elle-même, et non pour autre chose. » Et encore un peu au-dessous : « Quand donc on est juste, non par nécessité, ni par crainte, ni par espérance, mais par choix, cette voie est appelée royale. Par elle marche une nation royale. Les autres voies sont sujettes aux chutes, on peut en être renversé et elles ont des précipices61. »
La voie royale et de liberté, dont parle saint Jacques62, est donc selon saint Clément, cette voie de leur amour, sans espérance ni crainte pour soi-même. Bien loin que cette voie de liberté porte au relâchement et à l’illusion, l’âme n’est jamais tant en sûreté que quand elle ne fait le bien que par l’amour du bien même, sans y être excitée ni par la crainte de l’enfer, ni par l’espérance du paradis. L’état qui est à craindre est celui des âmes qui ne sont point encore dans cette liberté de la gnose, et dans ce désintéressement absolu et tranquille sur leur éternité. Cette voie moins parfaite des mercenaires est sujette à des chutes et pleine de précipices. La gnose, comme il le dit ailleurs, n’enfle point, mais elle remplit d’un culte plus élevé.
On subtilisera, si on veut, là-dessus, pour éluder les paroles expresses de saint Clément qui exclut tout motif, non seulement de crainte des peines, mais d’espérance des récompenses éternelles. Ce qui est manifeste, c’est que les mystiques, dont les expressions ont le plus scandalisé sur cette matière, n’ont rien de plus fort que les termes dont saint Clément se sert. Il regarde le motif du salut et de la béatitude comme un motif intéressé et imparfait, qui n’est point la vraie vertu, ou du moins qui n’en est que le plus bas degré, qui expose à des chutes et à des précipices ; et il met ceux qui servent Dieu, par ce motif, dans un rang, parmi les bienheureux, entièrement séparé de celui des vrais gnostiques, qui n’ont d’autre motif, en aimant Dieu, que d’aimer ce qui est uniquement aimable.
Qu’il est maintenant aisé d’entendre pourquoi ce Père a fait trois classes de fidèles : les premiers, qu’il met dans l’état de la foi, pour croire les vérités de la religion, pour se convertir et pour s’abstenir de tous les vices par ce principe de foi (c’est la vie purgative). Les seconds sont dans l’espérance, qui les anime pour cultiver en eux avec ferveur toutes les vertus (et c’est la vie qu’on nomme illuminative). Les troisièmes sont au-dessus de cette espérance intéressée de la récompense ; ils sont établis, par l’exercice des actes, par une habitude toute formée, dans un amour fixe et permanent, qui n’a d’autre motif que l’amour même, sans envisager ni réprobation à éviter, ni salut, ni félicité à attendre (et c’est sans doute la vie unitive) ; ils n’aiment Dieu que pour Dieu même, sans retour d’intérêt propre. Les autres ne sont que les serviteurs, ceux-là sont les amis qui suivent la loi royale de la liberté. Les autres aiment, parce qu’ils sont fidèles et justes, mais ils aiment par l’espérance d’être récompensés ; ceux-ci aiment, sans songer à eux : ils ne craignent ni n’espèrent rien pour eux, en aimant. Voilà ce qui fait que leur état est nommé l’état d’amour par excellence.
Tel est le véritable gnostique. Il contemple sans cesse la même chose, sans images, ni discours ; il contemple par la foi, observe sans rien voir de distinct, car il passe au-delà de tout ce qui peut être conçu même de plus incorporel, et ne s’arrête qu’à Dieu seul et incompréhensible ; il contemple, en tous temps et en tous lieux. Sa contemplation se fait par amour ; et son amour est pur et permanent. Il est permanent, comme nous le verrons dans la suite, et cette permanence s’acquiert par l’exercice et par l’habitude ; il est pur, parce que le gnostique, en aimant, ne se regarde plus même pour l’éternité. Peut-on voir attentivement toutes ces circonstances et ne pas reconnaître, dans le gnostique de saint Clément, l’homme passif63 des mystiques ?
Mais entrons encore davantage dans le détail ; et après avoir vu que cette contemplation est fondée sur le pur amour, sans intérêt propre, considérons le second caractère de cette contemplation, qui est d’être fixe et permanente.
6. La gnose est une
contemplation permanente
Saint Clément, qui nous a dit qu’il y a plusieurs degrés dans la gnose, et que le gnostique tend à une gnose ultérieure, assure que le gnostique s’applique, autant qu’il le peut, à posséder la puissance de la contemplation permanente. Voilà le gnostique qui n’est encore que dans ses commencements ou dans son progrès ; il tend à la permanence et n’y est pas encore arrivé. II est devenu le maître de ce qui combat contre l’esprit ; et demeurant perpétuellement dans la contemplation, voilà l’état où il arrive : il est sorti de l’état de combat contre les sens, il a dompté tout ce qui s’oppose à l’esprit. C’est ce que le Bienheureux Jean de la Croix appelle être sorti de l’abnégation64 sensitive.
« Celui qui s’est ainsi exercé, continue saint Clément, peut arriver à la sublimité de la gnose et de l’homme parfait65. » Ce n’est donc pas un terme auquel l’on tend toujours, et auquel on n’arrive qu’après la mort ; au contraire, on y arrive dès cette vie. Tous les temps, dit-il, et tous les lieux lui conviennent, ayant une fois choisi de mener une vie exempte de chutes et s’étant exercé par cette stabilité égale de l’esprit.
Mais cette contemplation perpétuelle et immuable est-elle une considération perpétuelle de divers objets qui se présentent successivement ? Non. « C’est un état de ressemblance avec Dieu, autant qu’il est possible ; en ce que le gnostique conserve son esprit dans une même disposition, à l’égard des mêmes choses66. » Il n’admet ni les images, ni la diversité des pensées.
Voilà donc une contemplation, qui exclut toutes variétés d’actes, de dispositions et d’objets, hors ce qui est incompréhensible en Dieu, excluant tout ce qui est intelligible, même dans les choses incorporelles. C’est sans doute la contemplation négative, le rayon ténébreux et l’inconnu de Dieu dont parle saint Denys67. C’est sans doute cette nuit de la foi, dont parle le Bienheureux Jean de la Croix68, où l’âme outre-passant tout ce qui peut être compris, elle atteint jusqu’à Dieu même, au-dessus de tout savoir.
Mais cette contemplation se fait-elle par l’effort de l’esprit ? Non. Elle a commencé, comme nous l’avons vu, par un exercice actif qui a produit l’habitude et l’état fixe. Cet état fixe de contemplation n’est point une saillie et un effort continuel de l’esprit.. C’est cette oraison du cœur, dont Tertullien dit que les chrétiens prient. C’est cet amour pur qui prie et qui contemple sans cesse le bien-aimé. C’est cette contemplation ou regard amoureux, dont parlent tous les mystiques, qui ne consiste point, dans le travail des puissances de l’âme, mais dans l’union habituelle de l’âme avec Dieu.
Le gnostique, dit saint Clément, « demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement69. » Remarquez en passant combien l’amour gnostique, qui est le désintéressé, est au-dessus de l’autre amour.
Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, qui empêche les occupations communes de la vie ? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met. Écoutez saint Clément : « Ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose. » Il ajoute encore que « le gnostique est toujours présent avec Dieu sans interruption ». « Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête, persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges. » Il prie, dit encore ce Père, « en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs ; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables ; il prie en toutes manières70 » ; c’est à quelque chose qu’il fasse.
Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle, sans actes réfléchis et distincts, sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière : les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assure notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit ; de l’amour, et non pas du raisonnement. Aussi saint Clément dit-il que son gnostique « est attaché à la force toute-puissante, s’appliquant à être spirituel par une charité sans bornes ». Qui dit sans bornes dit tout.
Voilà cet amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul71, il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu ; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, « et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu. »
Il dit encore ailleurs72 que l’état où le gnostique est affermi est « une compréhension des choses futures ». Voilà l’esprit de prophétie. Mais comment est-ce que le gnostique connaît l’avenir ? Est-ce par des visions et des révélations sensibles ? Non, c’est par un état nu, de pure foi et de pur amour. « Il va, dit-il, par l’amour au-devant de l’avenir. » Voilà précisément ce que disent les spirituels modernes, qui veulent une contemplation de pure foi et d’une entière nudité d’esprit, où l’âme est enseignée par la seule onction du pur amour.
Nous voyons donc une contemplation, qui ne consiste point dans des ravissements, ni dans des extases, ni dans des paroles intérieures, ni dans des communications qui ne peuvent être que passagères ; tout au contraire, c’est une contemplation d’amour habituel, qui consiste dans la préparation du cœur, que nulle affaire n’interrompt depuis le matin jusqu’au soir. Tout ce qui est raisonnable et innocent, tout ce qui n’est point contraire à la raison souveraine qui est le Verbe, loin d’interrompre cette oraison, en est l’exercice et le fruit. On y est arrivé par les actes qui ont produit l’habitude ; mais elle ne consiste point en actes réfléchis et passagers, ce qui renfermerait des retours et des interruptions. Au lieu que cette contemplation est simple, unie, non interrompue ; c’est une union d’amour avec Dieu, toute établie et toute fixe ; et non pas un effort du cœur, réitéré de temps en temps pour parvenir à l’union.
Saint Clément veut tellement établir cette union immobile et permanente du gnostique avec Dieu, qu’il use de plusieurs expressions qui ont besoin d’être adoucies et tempérées. L’excès de ces expressions, loin d’affaiblir la vérité qu’il veut établir, montre au contraire combien les merveilles de cet état intérieur surpassent toutes les expressions communes, auxquelles les théologiens rigides et scrupuleux veulent que les spirituels se bornent. Qu’on ne trouve donc pas mauvais que les mystiques paraissent un peu exagérés, sur une matière où les Pères les plus autorisés le paraissent encore plus qu’eux.
Saint Clément dit que l’âme, « par cet exercice gnostique, a acquis une vertu qui ne se peut perdre ; et comme la pesanteur ne peut être séparée de la pierre, de même le gnostique ne peut perdre la gnose ». Elle est affermie « volontairement, et non involontairement » ; elle parvient à « ne pouvoir être perdue ». C’est donc une grande chose, continue-t-il, que la gnose, puisqu’elle conserve « ce qui rend la vertu inamissible73 ». Il dit aussi a que « la gnose fondée sur la foi, par l’instruction du Seigneur, conduit à un état où l’homme connaît, comprend et est inébranlable74 ». Nous avons vu ailleurs que « connaître toujours est la substance » du gnostique, que cet état est sans interruption, que c’est une contemplation continuelle et « une substance vive qui est permanente75 ». Il va encore plus loin, et semble se contredire lui-même, car nous avons remarqué qu’il avait dit, parlant de la gnose : « elle est affermie volontairement, et non involontairement ». À quelques pages au-dessous, il ajoute : « Le gnostique ne loue pas seulement les bonnes choses, mais il est contraint lui-même d’être bon ; de serviteur bon et fidèle, devenant ami, par la charité, à cause de la perfection de l’habitude qu’il a acquise par l’instruction et par le grand exercice vrai et pur76. » Quand saint Clément paraît se contredire, il faut se souvenir qu’il ne fait que tenir parole à son lecteur, puisqu’il a promis qu’on ne pourrait développer ce qu’il dit avec une obscurité affectée, sur les mystères de la gnose. Mais ce que nous voyons clairement, c’est que le gnostique est distingué du simple juste par deux choses : la première est le pur amour sans crainte, ni espérance pour soi-même ; et la seconde est la permanence acquise par l’habitude, qui établit l’âme dans une contemplation continuelle et dans une union à Dieu qu’il ne craint pas de nommer « inamissible. »
Mais, continuons. « S’il arrive, dit-il, quelque accident, le gnostique n’est jamais ébranlé de sa disposition propre, car la possession éclairée de ce qui est excellent est ferme et inébranlable ; la gnose ne devient jamais ignorance et l’excellent ne se change point en mal. C’est pourquoi il boit, il mange, il se marie, si la raison le dit, non par choix, mais par nécessité, c’est-à-dire qu’il se marie, si la raison le dit. »
Dans la suite, il dit encore que « le gnostique mangeant, buvant et se mariant si le Verbe le dit, et dans les songes mêmes qu’il voit en dormant, fait et pense des choses saintes, étant ainsi toujours pur pour la prière. Car il prie avec les anges, étant déjà égal à eux ; il n’est jamais hors d’une sainte garde ». Enfin, pour marquer que la perfection du gnostique est dans un état de consistance, il dit que, par l’amour, il est véritablement parfait ; et qu’il « a crû jusqu’à la mesure de l’âge de l’homme parfait77. »
Que si quelqu’un résiste encore à tant d’expressions étonnantes, qui marquent avec évidence une contemplation continuelle et permanente, qu’il écoute le même Père qui assure que ceux dont les sens sont exercés, comme dit l’apôtre, sont les gnostiques. « Le culte de Dieu est, dit-il, le soin continuel de leur âme et une occupation perpétuelle de sa divinité, par un amour qui ne cesse jamais ». « Il ne souhaitera point, dit-il ailleurs, de ressembler aux bons et aux bonnes choses, ayant par l’amour l’être de la beauté même78. » Vous voyez qu’il donne au gnostique la substance même de la vertu, de la beauté et de la bonté, et non pas des actes passagers qui y tendent. Le gnostique possède tellement le bien, ou pour mieux dire, il l’a tellement converti en sa propre substance, il est tellement devenu lui-même le bien, par la perfection et la stabilité de son amour, qu’il ne lui reste pas même à désirer quelque chose de plus permanent. Cet endroit est si fort que nous ne pouvons l’appliquer qu’au seul gnostique qui est arrivé au dernier degré de la gnose, par l’amour ; puisque la gnose a bien des degrés, selon saint Clément.
II dit enfin que l’âme du gnostique « s’étant avancée dans ce qui lui est naturel, demeure dans le repos de Dieu79. » Il faut observer qu’il représente, au milieu de la vraie Église, une portion plus pure que le reste, qu’il nomme « l’Église spirituelle », c’est-à-dire mue et agie par le Saint-Esprit. Cet état d’inspiration et de repos de Dieu est un état, non seulement permanent, mais devenu naturel au gnostique.
Si toutes ces expressions ne suffisent pas pour convaincre qu’il a voulu marquer un état très permanent, je demande quels termes peuvent rester, dans le langage des hommes, pour signifier cette permanence, quand on veut l’exprimer.
Mais, pour trancher les difficultés, il n’y a qu’à montrer ce qui reste de cet auteur.
7. La gnose est un état d’impassibilité
Saint Clément, qui cherche à se proportionner aux idées des philosophes dont il était rempli et pour lesquels il écrivait, représente son gnostique comme le sage des Stoïciens ; et il veut montrer que ce qui n’a été chez eux qu’une vaine idée est une réalité dans la gnose. Il dit que le gnostique est dans l’apathie.80 C’est que, selon lui, le parfait gnostique ayant passé au delà de toute purification, de toute œuvre de vertu, de tout exercice (qui est ce que les mystiques nomment l’abnégation sensitive), il n’est plus sujet aux mêmes inconstances qu’auparavant, l’exercice des vertus et de l’oraison l’avant affermi dans l’union avec Dieu.
« Quel besoin, dit saint Clément, le gnostique peut-il avoir de courage et de désirs, lui qui a vécu par l’âme, la conjonction, l’union, la familiarité avec un Dieu impassible et qui par là, s’est inscrit au nombre de ses amis ? Il faut donc séparer le parfait et le gnostique, de tout mouvement de l’âme. Cet état produit l’apathie, et non une modération de désirs ; l’apathie est le fruit du retranchement total des désirs81. »
Rien ne me paraît plus digne d’attention que cet endroit. Quand on a une fois établi l’amour pur, qui ne s’intéresse plus pour soi-même, qui ne craint ni n’espère plus pour soi, ni les biens, ni les maux éternels, qui se perfectionne pour obéir à Dieu et non pour l’intérêt de sa propre perfection, on a coupé la racine de tous désirs. C’est la sainte indifférence de saint François de Sales82. On fait excellemment toutes les choses qui mènent au salut, par la voie la plus droite ; mais on ne le fait jamais par le désir de se sauver et de s’assurer une gloire éternelle. « On a soin de son âme, comme dit saint Clément, mais c’est sans s’occuper du salut de son âme et par un culte continuel de Dieu. » On sait bien que la gloire et la félicité résultent infailliblement de la fidélité et de la pureté de l’amour ; mais ce n’est point à cause de la gloire attachée à l’amour, qu’on aime. « On aime, comme dit saint Clément, uniquement pour aimer, sans autre raison de son amour que son amour même83. »
Voilà la véritable et parfaite apathie, dont celle des Stoïciens n’était qu’une fausse image. Que reste-t-il à désirer pour les biens temporels puisqu’on n’a plus même aucun désir des biens de l’éternité ? À la vérité, on aime souverainement ces biens, en tant qu’ils sont Dieu même : car l’amour ne se dément ni ne se détruit point par une perfection chimérique ; mais on ne désire plus ces biens pour soi et pour s’intéresser à soi-même. Ce n’est plus le motif de ce qui attache l’âme à Dieu. Quand Dieu ne serait point béatifiant, on ne L’en aimerait pas moins ; et on ne L’aime point davantage, à cause qu’Il est la béatitude de l’âme. Ainsi le motif de la béatitude n’entre point dans le cœur du gnostique. L’amour pur met l’âme dans une extinction universelle de tous désirs, même spirituels ; et c’est cette sainte indifférence qui, ôtant à l’âme tous mouvements propres, la rend souple ou passive pour recevoir toutes les impressions divines. Ne voulant plus rien par son propre choix, ni au ciel ni en la terre, elle ne veut plus rien que ce que Dieu veut en elle et lui fait vouloir.
« Le gnostique, continue saint Clément, n’a point de part avec les bons qui sont agités par des sentiments, avec les bons qui sont encore pathiques84 : il n’est sujet ni à la joie, ni au plaisir, ni à la tristesse, ni à l’affliction, ni aux soucis, ni à la crainte, ni à la véhémence, car elle est proche de la colère. Celui qui est consommé par l’amour, qui se nourrit perpétuellement, d’une manière insatiable, de la joie de la contemplation, ne peut jamais trouver de joie dans des choses petites et basses : il a reçu une lumière inaccessible, ce n’est ni pour le temps ni pour le lieu qu’il l’a reçue ; il l’a reçue par cet amour gnostique qui donne l’héritage, la parfaite constitution et la stabilité. II n’est plus dans le pèlerinage, à l’égard du Seigneur, par l’amour qu’il a pour lui, quoique sa demeure paraisse sur la terre. Il ne se délivre point de cette vie (car cela ne lui est pas permis) ; mais il a tiré son âme des passions (car cela lui est permis). Il vit, ayant fait mourir ses désirs ; il ne se sert plus de son corps ; il lui permet seulement l’usage des choses nécessaires, de peur de causer sa destruction.»
« Comment cet homme a-t-il encore besoin de courage, n’étant plus dans les maux ; n’étant plus présent, mais étant tout entier avec Celui qu’il aime ? Quel besoin a-t-il de la tempérance ? Il n’en a que faire. Avoir encore des désirs qui rendent la tempérance nécessaire pour les vaincre, ce n’est pas l’état d’un homme pur, mais d’un homme sujet aux mouvements, la force n’est nécessaire qu’à cause de la crainte ; or il ne convient plus que celui que Dieu a choisi, avant la création du monde, pour le faire entrer dans la parfaite adoption, soit encore sujet aux craintes et aux plaisirs et qu’il soit encore occupé à vaincre ses passions85. »
Voici la raison pour laquelle il exclut ainsi les vertus ou forces de l’âme pour combattre. C’est qu’elle n’a plus de mal à réprimer, « c’est que Dieu est impassible. Dieu n’est pas tempérant, pour commander à ses cupidités ; sa nature ne peut tomber dans rien de pénible. II n’a point de peur à vaincre, ni de désirs à dominer86. » L’homme donc, divinisé jusqu’à l’apathie, n’ayant plus de souillure, « devient unique », c’est-à-dire qu’il imite par grâce la nature simple, paisible et impassible de Celui dont il est l’image.
Qu’on se mette un peu à la place des gens dont on veut juger. Si un mystique de notre temps écrivait que l’homme passif n’est plus dans le pèlerinage, et qu’il n’a plus besoin de vertus, parce qu’il n’a plus aucun mal à réprimer, quelle horreur, quel scandale ne causerait-il pas dans l’esprit du lecteur ! Cependant il ne parlerait que comme saint Clément qui parlait aux philosophes païens, et qui parlait dans un temps où la précaution en cette matière n’était pas moins importante que dans notre siècle, puisqu’il y avait alors de faux gnostiques qui étaient abominables et contagieux.
Au reste, ce Père ne se contente pas de donner à son gnostique l’apathie, il lui donne aussi l’imperturbabilité. « Il est austère, dit-il ailleurs, non seulement à cause qu’il n’est point corrompu, mais encore parce qu’il n’est point tenté ; car la tristesse ni la volupté ne peuvent ni le vaincre, ni même trouver entrée dans son esprit » ; c’est ce que signifie le mot διχαστήζ. « Il ne donne rien au mouvement de l’âme, allant, d’une manière immuable où la justice le demande. Il se complaît dans tout ce qui arrive, étant persuadé que tout ce qui regarde le monde est bien conduit. »
« La tempérance, dit-il ailleurs, qui doit être choisie pour elle-même, étant perfectionnée par la gnose qui est toujours permanente, rend l’homme maître de lui-même, en sorte qu’il est un gnostique tempérant, et impassible à l’égard de la volupté ; il ne peut être touché par les afflictions, comme on dit que le diamant ne le peut être par le feu87. »
« Comme la mort, dit-il encore, est la séparation de l’âme d’avec le corps, ainsi la gnose est comme la mort spirituelle, séparant l’âme, et l’attirant avec force hors des passions pour la conduire dans la vie où l’on fait le bien ; en sorte qu’elle dit alors à Dieu avec assurance : je vis comme vous voulez. » Il dit ailleurs que « le gnostique fait de son tombeau un temple au Seigneur ». Il ajoute, dans la suite : le gnostique « ne tombe d’aucune manière dans aucunes passions, il est déjà comme sans chair et ne se ressent plus de cette terre88. »
Il est évident que toutes ces expressions, loin de ne pas prouver ce que nous en voulons conclure, disent au contraire en rigueur beaucoup plus que nous ne voulons ; et que si on les prenait aussi rigoureusement que celles des mystiques modernes, il faudrait les condamner, pendant que les mystiques, beaucoup plus précautionnés que saint Clément dans leurs expressions, demeureraient absous.
Cependant, il faut remarquer que la gnose, qui est un si grand mystère, est, selon saint Clément, cette mort spirituelle dont les mystiques ont tant parlé, et que les savants s’imaginent que les dévots modernes ont inventée sur des expériences visionnaires. Ce qu’il résulte de cette impassibilité, c’est que l’âme, après avoir passé par l’abnégation sensitive du Bienheureux Jean de la Croix, qui est la pénitence active89, et après avoir passé aussi dans toutes les purifications passives, qui sont une espèce de purgatoire en cette vie, l’âme entre dans une union paisible avec Dieu, où le corps est soumis à l’esprit, quoique la concupiscence ne soit point déracinée et que l’âme demeure toujours libre pour pécher et pour déchoir de son état. C’est sans doute la conclusion la plus tempérée qu’on puisse tirer des termes de saint Clément et voilà à quoi les mystiques se bornent.
8. La gnose est la passiveté des mystiques
Nous avons déjà vu plusieurs choses de saint Clément qui marquent l’état passif90. Il dit que le gnostique est spirituel, c’est-à-dire mû par l’Esprit de Dieu ; il est fait une même chose avec cet Esprit. Cette unité avec l’Esprit est cette immobilité de l’âme dont parle Cassien, par laquelle s’accomplit ici-bas cette demande de Jésus-Christ à son Père : qu’ils soient un et qu’ils soient consommés dans l’unité ! C’est le mariage mystique, dont le Bienheureux Jean de la Croix et les autres parlent, qui fait que l’âme et Dieu ne sont qu’un même esprit, comme l’époux et l’épouse, dans les mariages sensibles, ne sont qu’une même chair. C’est dans ce mélange de l’âme avec Dieu qu’elle s’accoutume, comme dit notre auteur, à contempler la volonté par la volonté, et le Saint-Esprit par le Saint-Esprit, parce que « l’esprit sonde les profondeurs de Dieu, et que l’homme animal ne comprend point les choses de l’Esprit 91».
Les expressions de saint Clément, qui sont si étonnantes, marquent au moins un état où l’âme est mue et déterminée par l’Esprit de Dieu. Il dit que la gnose est inamissible, que le gnostique est contraint d’être bon : qui dit contraint, dit au moins une impulsion étrangère et efficace. Le bien qu’il fait, dit-il, il le fait par nécessité et non par choix. Mais remarquez comme il explique cette nécessité qui ne leur laisse aucune volonté propre ni aucun choix, qui le prévient et qui le détermine sans cesse, en sorte qu’il est dans l’état de sainte indifférence que certains mystiques ont appelé involonté propre. Voici son explication qui décide : c’est, dit ce Père, que « le gnostique se marie, boit et mange, si le Verbe le dit ». C’est donc l’inspiration continuelle du Verbe, qui ne lui laisse aucun mouvement propre, et qui le tient dans une nécessité, sans interruption, pour tout le détail de la vie. Tantôt il représente la gnose comme « une lumière qui s’unit à l’âme par une charité inséparable, qui porte Dieu et qui est portée par Lui ». Tantôt il assure que les « pensées de ces hommes vertueux se forment par l’inspiration divine, l’âme étant, en quelque manière, affectée et le vouloir divin étant répandu en elle92. » Peut-on rien voir de plus passif dans les auteurs mystiques qui ont écrit sur la passiveté ? Voilà sans doute un état où l’âme est agie.
Cet état où le Verbe parle et décide sans cesse n’est pas même interrompu pendant le sommeil. Voilà ce que plusieurs mystiques ont dit et ce qui leur a attiré la risée des savants, encore plus que des libertins, et que l’on trouve néanmoins dans un des plus anciens et des plus savants Pères de l’Église.
Il dit ailleurs que « comme le plus petit morceau de fer est attiré et mû par l’aimant, à travers plusieurs anneaux de fer, de même ceux qui sont attirés par le Saint Esprit habitent dans la première demeure93. » Ceux qui sont accoutumés à la valeur des termes, dans les écoles de théologie, savent combien une telle expression serait censurée dans un théologien particulier ; on ne manquerait pas de croire que cette comparaison de l’aimant, qui attire le fer, jointe aux autres expressions que nous avons rapportées, marquerait, non seulement un état passif, mais encore une extinction de toute liberté et une absolue inaction de la volonté de l’homme qui serait mue par l’Esprit de Dieu.
Il se sert encore d’une autre comparaison très forte, pour exprimer l’attrait divin et ce que les mystiques nomment l’entraînement de l’âme. L’homme divinisé, dit-il, jusqu’à l’apathie, n’ayant plus de souillure, devient unique. De même donc que ceux qui sont sur la mer jettent l’ancre qui les affermit, en sorte qu’ils sont attirés vers l’ancre et qu’ils ne l’attirent point à eux, de même ceux qui attirent Dieu par la vie gnostique ne s’aperçoivent pas qu’ils sont attirés eux-mêmes vers Dieu.
Qu’on en rabatte tout ce qu’il faudra pour sauver le dogme de la foi, il nous en restera encore assez pour établir, par de si fortes expressions de saint Clément, que l’âme du gnostique est dans une désappropriation d’elle-même par le pur amour sans intérêt ; et dans une si entière souplesse de volonté par ce détachement universel, que Dieu veut en elle, sans aucune résistance, tout ce qui lui plait.
C’est ce que les mystiques nomment passiveté. Il ne faut point disputer des termes, ni vouloir faire dire aux gens plus qu’ils ne prétendent ; je suis sûr de n’être désavoué par aucun des mystiques un peu éclairés. Encore une fois la passiveté de l’âme ne consiste que dans ce pur amour, qui fait une espèce d’involonté, pour tout ce que Dieu, par l’inspiration intérieure, ne fait pas vouloir ; et par une entière souplesse à toutes les volontés qu’Il imprime. Quand je parle d’inspiration intérieure, je ne veux point parler d’une inspiration prophétique et miraculeuse. Je ne parle ici que de cette inspiration commune et journalière, par laquelle il est de foi que l’esprit de grâce agit et parle sans cesse au-dedans de nous pour nous faire accomplir sa volonté. Plus l’âme est morte à elle-même, souple et attentive, plus la voix du Saint Esprit demande en nous l’accomplissement « de la volonté de Dieu bonne, agréable et parfaite94. » Voilà à quoi se réduit cette passiveté qui fait tant de peur à ceux qui ne la connaissent pas. On n’en connaît, on n’en soutient point d’autre ; c’est nier la perfection chrétienne que de la nier.
Saint Clément nous la montre dans le gnostique, qui ne fait en chaque moment que ce que le Verbe lui fait faire, par une espèce de contrainte, de violence et de nécessité, en sorte qu’il ne laisse jamais rien à son choix. Il dit ailleurs que son gnostique, « qui est un holocauste, est éclairé ou enlevé jusqu’à l’union qu’on ne peut discerner. » Ailleurs, il se sert de l’exemple de l’enthousiasme et de l’esprit sacré des poètes païens pour représenter l’inspiration prophétique de la gnose. Il ajoute ailleurs que « toutes choses sont données gnostiquement aux gnostiques. » II dit, en un autre endroit, qu’il parvient à la contemplation par une « efficace gnostique95. » Le mot de vertu efficace est lui seul très fort. Il ne faut pas douter que le terme de gnostique qui y est ajouté ne signifie quelque chose de considérable et de très mystérieux, dans un auteur qui donne la gnose pour un si profond mystère.
Il dit, au même endroit, que le gnostique a compris le psaume où il est écrit : Entourez Sion, environnez-la, racontez sur ses tours. Il assure que ceux qui reçoivent le Verbe d’une manière élevée seront comme de hautes tours et qu’ils seront affermis dans la foi et dans la gnose. Il exprime encore que la contemplation du gnostique est passive, quand il dit qu’il « contemple saintement le Dieu saint », et que, « la Sagesse qui l’assiste, Se considérant et Se contemplant elle-même sans relâche, il devient semblable à Dieu autant que cela est possible96. »
Vous voyez que le Verbe imprime continuellement à l’âme gnostique tout ce qu’il faut qu’elle connaisse ou qu’elle fasse et que l’âme ne fait que suivre par une espèce de nécessité cette impulsion efficace et continuelle, ne la prévenant jamais.
Vous voyez que l’âme et son action propre disparaissent, en quelque sorte, et que c’est Dieu qui se contemple Lui-même.
Voilà précisément l’état où Cassien assure que s’accomplit, dans l’âme du solitaire, la parole d’Isaïe par une unité consommée avec Dieu : Il sera toutes choses en toutes choses – et erit Deus omnia in omnibus – ; c’est-à-dire que Dieu, dans chaque action et en chaque moment, fait tout dans l’âme, et que l’âme ne fait plus d’autre usage de sa liberté que de ne résister point à Dieu et de se livrer, par un choix très libre et par conséquent très actif, à l’impulsion de la grâce97.
C’est ce que notre auteur appelle agir, penser, parler gnostiquement, et c’est ce que les mystiques appellent l’état passif.
9. La gnose est un état
où l’âme n’a plus besoin des pratiques
de la piété ordinaire
Ce que les spirituels appellent pratiques doit être d’abord défini. Ils appellent pratiques certains exercices de vertu excitée et méthodique, très saints en eux-mêmes, qui auront été longtemps le soutien et la nourriture de l’âme lorsqu’elle avait un besoin continuel de règles précises et d’arrangements dans tous ses exercices. Ces pratiques, si essentielles en un temps, deviennent inutiles dans un autre plus avancé, où Dieu, se communiquant davantage à l’âme, la fait entrer par ces communications dans une voie plus simple et plus libre. C’est ainsi que tous les spirituels, même les plus opposés aux voies mystiques, s’assujettissent moins aux méthodes d’oraison, et à quelque autre règle des commençants, quand ils sont affermis dans une longue habitude de la vertu et de l’oraison. On ne peut pas douter qu’il n’y ait, dans les voies intérieures, le lait des enfants et le pain solide des forts98.
Quand même quelqu’un en voudrait douter, pour les pratiques, saint Clément l’en convaincrait. Le gnostique, suivant ce Père, « n’a plus de part avec les bons qui sont encore agités par des sentiments », avec les bons pathiques ; et ainsi, il n’a plus besoin des pratiques qui leur sont nécessaires : il est consommé par l’amour, et « se nourrit perpétuellement d’une manière insatiable, de la joie de contemplation ». Il ne saurait donc, au milieu de cette joie que rien n’interrompt, rentrer dans les actes de tristesse, de componction, de crainte et de gémissement sur soi-même, qui sont essentiels au commun des fidèles. Ce n’est « ni pour le temps, ni pour le lieu qu’il a reçu la lumière inaccessible » ; il l’a reçue par « l’amour gnostique » qui donne la stabilité entière. « Il n’est plus dans le pèlerinage, à l’égard du Seigneur, quoiqu’il paraisse encore sur la terre. » Le voilà donc exempt des vicissitudes et des précautions du pèlerinage99.
Aussi voyons-nous saint Clément, appuyé sur ce principe, entrer dans le détail, pour montrer que le gnostique n’est point assujetti aux règles des autres fidèles. « Les autres, dit-il, prennent des heures marquées pour l’oraison, la troisième, la sixième ou la neuvième ; mais le gnostique fait oraison pendant toute sa vie, étant appliqué à y rester avec Dieu. Celui qui est en cet état laisse toutes les choses qui ne sont pas utiles, étant parvenu à la perfection de ce qui se fait par l’amour. » Ne voit-on pas que cette régularité, qui est d’ordinaire si utile et si sainte au simple fidèle pour les heures d’oraison, devient inutile au gnostique qui est entré dans la perfection et dans la liberté de l’esprit, en sorte qu’il n’a plus, dans son amour pur, d’autre règle que son amour même ? Alors il laisse toute cette régularité d’exercices actifs. Toutes ces choses ne sont plus utiles, le gnostique « étant parvenu à la perfection de ce qui se fait par l’amour100. »
La raison fondamentale de cette liberté, c’est que le gnostique a achevé la victoire sur ses passions, c’est-à-dire la vie purgative des mystiques, qui est nommée abnégation sensitive par le Bienheureux Jean de la Croix. Saint Clément dit qu’il a délivré son âme des passions. D’où il tire cette étonnante conclusion : « Comment cet homme aurait-il encore besoin de courage, n’étant plus dans les maux, n’étant plus présent, et étant tout entier avec Celui qu’il aime ? » Voilà évidemment l’homme passif, mort à lui-même, sorti de soi-même et passé en Dieu, selon le langage des mystiques tant contredit par les savants. « Quel besoin a-t-il de la tempérance ? ajoute saint Clément, il n’en a que faire. » Le voilà donc ce gnostique au-dessus des pratiques des plus excellentes vertus. Il ne lui permet pas même d’avoir besoin de vaincre la tentation : « La force, dit-il encore, n’est nécessaire qu’à cause de la crainte » ; et il ne veut pas que le gnostique soit encore sujet ni à la crainte, ni à la volupté. Sans doute, un tel homme est bien éloigné des retours continuels sur soi-même et des combats journaliers qui sont essentiels dans la voie de la vigilance et de la pénitence active des pécheurs convertis. Saint Clément ne veut pas même qu’il lui reste ni courage, ni force, ni tempérance, parce qu’en perdant, comme disent les mystiques, toutes ressources en lui-même, il doit tout retrouver en Dieu sans propriété.
Ce langage, qui serait scandaleux dans tout auteur moderne, est d’une merveilleuse autorité pour les mystiques, dans un Père du second siècle. Ne doit-on pas être étonné de lui entendre dire que le gnostique n’a plus besoin des vertus, parce qu’il n’y a plus en lui aucun mal à réprimer ? Voilà sans doute ce qu’on ne peut souffrir dans les mystiques, qui est de prendre les pratiques méthodiques des vertus pour les vertus mêmes, et de regarder les vertus comme imparfaites, parce qu’on les conçoit comme des pratiques d’un état où l’âme est encore à elle-même et n’est point consommée dans l’unité par la mort spirituelle.
C’est pourquoi nous lisons, dans notre auteur, une chose qui achève de confirmer tout ce que nous venons de dire : c’est que toutes les vertus de l’état actif, qui est l’état des simples fidèles, ont besoin d’être renouvelées et purifiées. Alors, dit-il, « tout ce qui est vertueux est changé en mieux, ayant pour cause de ce changement le choix de la gnose101. » Faut-il donc s’étonner si les mystiques qui ont eu besoin de distinguer les choses pour les mieux expliquer, ont donné le nom de vertus humaines et naturelles aux actions de forces, de courage et de tempérance, qu’on pratique dans la voie active ; et s’ils ont exclu ce terme, des actions qu’ils ont nommées surhumaines et divines, qu’on fait lorsqu’on a passé en Dieu par cette mort spirituelle et cette unité consommée, dont saint Clément parle ?
Il est vrai que saint Clément dit « qu’il arrivera peut-être que quelqu’un des gnostiques s’abstiendra de viande, de peur que la chair ne soit trop portée au plaisir ». Mais ces termes de « quelqu’un d’entre les gnostiques » et celui de « peut-être » marquent une pratique rare ; et il est évident qu’il s’agit là d’un gnostique qui n’est point encore parvenu, au travers des progrès mystiques, jusqu’à l’apathie où il n’y a plus ni vertus à exercer, ni tentations à vaincre.
Le même Père assure qu’il est permis « à celui qui a appris suffisamment les choses qui conduisent à la gnose, de demeurer ensuite dans la quiétude en se reposant102. » Quand je voudrais faire un passage, pourrais-je le faire plus formel pour lever toute équivoque, pour prévenir toutes les subtilités, et pour faire taire tous ceux qui osent parler sans expérience d’un don de Dieu ? Il n’y a plus de pratiques des vertus méthodiques à suivre, pour ce gnostique suffisamment instruit et purifié ; il ne lui reste plus qu’à demeurer uni à Dieu, dans le repos inaltérable d’une perpétuelle contemplation. Tout ceci est une suite du principe que saint Clément a posé d’abord, qui est que la purification et les pratiques sont pour les deux états précédents.
« Le Verbe, dit-il ailleurs, est le Maître qui instruit « le gnostique par les mystères, le fidèle par de bonnes espérances, et celui dont le cœur est encore dur, par une discipline capable de le corriger ». Le premier état est celui du pécheur pénitent, qui a encore besoin d’être frappé sensiblement, par la crainte des peines et par la discipline austère de l’Église. Le second est celui des chrétiens fervents, que les bonnes espérances des biens célestes excitent aux vertus. Le troisième est celui du gnostique que le Verbe, Maître intérieur, instruit des mystères, et qui n’a plus d’autre loi que celle de l’onction et de l’amour pur. Vouloir mettre dans l’état supérieur ce qui convient aux inférieurs, c’est renverser l’ordre ; c’est gêner l’Esprit de Dieu, c’est ignorer ces voies.
Je ne puis m’empêcher d’ajouter encore ici un autre endroit de saint Clément, où il dit que l’âme du gnostique, « entrant clans l’unique demeure du Seigneur qui est la Sainte Semaine, doit être, pour ainsi parler, dans une lumière stable et proprement permanente, qui ne peut, en quelque manière que ce soit, être sujette à aucun changement ». C’est dans le même endroit, un peu au-dessus, qu’il avait dit : « nous vivrons selon Dieu avec les dieux, étant délivrés de toute peine et de tout châtiment que nous souffrons de nos péchés pour une instruction salutaire. Après laquelle purification, les prix et les récompenses sont donnés aux parfaits, qui ont cessé de se purifier, et qui cessent alors de faire aucune autre fonction sainte dans les choses saintes. »
Il ne me reste plus qu’à rapporter encore là-dessus un passage de notre auteur. « Les apôtres, dit-il, ayant surmonté, par l’instruction gnostique du Seigneur, la colère, ils n’eurent plus en eux les suites des passions qui semblent avantageuses comme le zèle, la joie, la hardiesse ou courage, et l’ardeur. Par la constitution ferme de leur esprit, ils ne pouvaient plus éprouver aucun changement ; par l’habitude de l’exercice, ils demeurèrent toujours inaltérables, depuis la résurrection du Sauveur. Quoiqu’on regarde ces choses comme bonnes, on ne doit pas les admettre dans l’homme parfait, il n’a point de courage car il n’a point de quoi être courageux, car il ne se trouve point dans les choses fâcheuses103. »
Il faudrait se fermer les yeux tout exprès, pour ne pas voir qu’après cette entière purification du gnostique, il exclut non seulement les craintes et les peines du premier degré, qui est la pénitence, et l’éloignement des vices, mais encore toutes les pratiques des vertus actives, fondées sur une espérance intéressée du second degré. Il ne lui reste plus que son repos de la Sainte Semaine, sa contemplation, son amour libre, son union stable. II n’y a plus d’autres fonctions saintes, pour le gnostique, même dans les choses les plus saintes. La raison de cette liberté, c’est qu’il a achevé et cessé de se purifier.
10. La gnose parfaite
exclut tout désir excité
Jusqu’ici la conformité entre la gnose de saint Clément et la
Jusqu’ici, la conformité entre la gnose de saint Clément et la voie des mystiques est entière. Cette conformité ne se dément en rien : tous les morceaux que nous trouvons épars çà et là, comme les débris d’un édifice, quand on les rassemble, composent aussitôt d’eux-mêmes une architecture parfaite. C’est, du premier coup d’œil, le système de l’état passif que l’on reconnaît sans qu’on n’ait besoin de rien ajouter.
Il n’y a dans toute l’étendue du système qu’une seule objection à faire, la voici : l’homme passif, dira-t-on, ne fait point d’acte, il ne demande ni ne désire rien ; tout au contraire, le gnostique de saint Clément fait des actes pour remercier Dieu, car il rend grâce de tout ce qui arrive ; et il forme plusieurs désirs et fait plusieurs demandes. Il a soin de son âme ; il craint d’être tenté et se prive de manger de la viande, pour éviter la tentation ; il demande la persévérance et l’accroissement de sa charité ; il demande pour lui-même la rémission de ses péchés, il la demande pour son prochain. Il fait encore plusieurs autres prières distinctes, qui sont incompatibles avec cet état de passiveté et d’inaction, que les mystiques décrivent. Le gnostique et l’homme passif ne sont donc pas entièrement la même chose.
Pour éclaircir cette difficulté, il ne faut que s’entendre les uns ales autres à bien prendre la voie passive. L’on y fait presque sanscesse des actes, mais en deux manières bien différentes : il y a les
Pour éclairer cette difficulté, il ne faut que s’entendre les uns les autres à bien prendre la voie passive. L’on y fait presque sans cesse des actes, mais en deux manières bien différentes : il y a des actes excités, que l’on fait faute d’être entièrement passif ; il y a ceux que l’on fait ensuite, non en s’excitant, mais en les recevant de Dieu d’une manière passive.
L’âme, disent tous les mystiques, n’est encore qu’imparfaitement passive jusqu’à ce qu’elle soit désappropriée d’elle-même et transformée en Dieu. Tandis qu’elle n’est encore qu’imparfaitement passive, quoiqu’elle ne l’aperçoive pas, elle s’excite aux actes ; et par conséquent il y a encore en elle quelque mélange d’actes passagers et excités quoique plus simples et moins aperçus.
Quand la passiveté est consommée par la transformation, il n’y a plus rien d’actif, c’est-à-dire rien de l’action propre et excitée ; il ne reste que l’usage de la liberté, pour laisser agir la grâce et pour vouloir tout ce que Dieu fait vouloir. Alors l’équilibre de l’âme, dont parle saint François de Sales104, est parfait, pour ne se donner à elle-même aucun penchant. Alors les actes et les désirs sont encore d’usage, mais d’une autre façon que dans la voie active : ce sont des actes faits passivement et des désirs imprimés. Ainsi, à proprement parler, l’âme n’est jamais sans désirs, quoiqu’elle ne l’aperçoive pas. Elle en a toujours, par un reste d’activité, jusqu’à ce que la passiveté soit consommée en elle ; alors tous les désirs excités sont éteints, elle ne s’excite plus, même pour les meilleures choses. On quitte toute fonction sainte, même dans les choses les plus saintes, comme l’assure notre auteur, parce que la fidélité de l’âme consiste à suivre sa grâce et l’attrait divin. En cet état, elle est morte à tous désirs propres pour ne plus vouloir que ce que Dieu veut en elle ; d’autres désirs plus purs renaissent dans son cœur : c’est Dieu qui les lui imprime, de moment à autre, comme il Lui plaît, sans que l’âme y mette autre chose qu’une non-résistance très simple et très libre à l’opération de Dieu en elle.
De là vient que les mystiques appellent les désirs actifs et excités, des désirs humains et vertueux ; au lieu qu’ils appellent les désirs reçus et imprimés passivement des désirs surnaturels et divins. Mais enfin, dans toutes les voies, on a presque toujours des désirs qui s’expriment, même par des actes et par des demandes.
Il ne reste plus maintenant qu’à examiner si l’on peut objecter, comme une chose incompatible avec un système, ce qu’il renferme formellement et essentiellement. Le système de la voie passive renferme essentiellement des désirs actifs, qui vont toujours diminuant jusqu’à ce que la passiveté soit consommée ; il renferme encore d’autres désirs passifs, après la consommation. On ne peut donc alléguer les désirs du gnostique, comme une preuve de différence entre lui et l’homme passif. Ce serait faire une objection absurde, faute de savoir le système que l’on veut combattre. Cela paraîtra encore plus par le détail des passages de saint Clément.
Nous avons vu, par plusieurs passages, que la gnose, de même que la voie passive, a plusieurs degrés. Nous avons vu que le gnostique tend à une gnose ultérieure. Et, au travers des progrès mystiques, il marque aussi le gnostique qui est arrivé au comble de la gnose. Enfin, nous voyons que, suivant ce Père, l’homme n’est point encore unique, exempt de toute souillure et divinisé, jusqu’à ce qu’il arrive à l’apathie qui est le comble de la gnose. Dès qu’on a posé les divers degrés de la gnose, aussi bien que de la voie passive, il est aisé de conclure que le gnostique, en certains degrés, est encore imparfait, et qu’il désire encore pour lui-même la rémission du péché, comme le marque saint Clément. Vous voyez même les degrés qu’il marque : premièrement, dit-il, il demande la rémission des péchés, ensuite de ne plus pécher, puis de pouvoir bien faire et de connaître les ouvrages et l’économie du Seigneur, afin qu’étant rendu pur de cœur par l’épignose105 qui vient du Fils de Dieu, il soit initié à l’heureuse vision de face à face. Il est donc manifeste que ce gnostique, quand il fait de telles demandes, n’est point encore arrivé à l’apathie inamissible, où il ne reste plus ni exercice des vertus, ni force, ni courage, ni maux à réprimer, ni purgation à faire : il n’est encore ni pur de cœur, ni arrivé par l’épignose, ni initié à l’heureuse vision de face à face, il n’est point encore dans l’habitude de l’apathie qui est selon saint Clément l’état de l’homme parfait, le comble de la gnose et de l’héritage.
En voilà assez, pour montrer évidemment aux gens de bonne foi que les désirs actifs du gnostique, qui est commençant, sont entièrement conformes avec ceux de l’homme passif qui n’est point encore consommé. C’est ainsi qu’il faut entendre les différentes demandes que saint Clément attribue aux gnostiques. Il demande la permanence des choses qu’il possède, l’aptitude pour celles qui doivent arriver et la perpétuité de celles qu’il recevra106 ; il demande aussi d’être dans la chair en gnostique et en homme qui n’a point de chair. Ces demandes sont sans doute du gnostique commençant, ou du moins qui n’est point encore unique, imperturbable, immobile, à la même disposition à l’égard des mêmes choses, parvenu à l’union stable, abandonnant toutes fonctions saintes même dans les choses les plus saintes et n’ayant plus dans cette union inaltérable que le repos de la sainte semaine. Au contraire, le gnostique, tandis qu’il n’est pas consommé dans la charité stable, est encore dans les jours pénibles et laborieux de la semaine ; et ce n’est qu’au dernier qu’il entrera dans le parfait repos.
Saint Clément dit encore ailleurs que « le gnostique demande le vrai bien de l’âme, coopérant ainsi lui-même pour arriver à l’habitude de la bonté, afin qu’il n’ait plus les biens comme des instructions proposées, mais qu’il soit bon ». Il est manifeste que ce gnostique coopérant dans ses demandes n’est encore ni bon par état, ni parvenu à l’habitude de la bonté qui est la parfaite gnose, et qu’il est encore pathique.
Il est vrai que ce Père dit encore que « le gnostique Coryphée demande que la contemplation croisse et soit permanente, comme le fidèle commun demande la santé du corps107. » La difficulté de ce passage roule sur le mot de Coryphée, qui signifie celui qui porte la parole pour les autres dans un chœur, ou celui qui excelle au-dessus des autres. Ainsi, il semble que saint Clément attribue des demandes pour sa propre perfection, au gnostique, après même qu’il est parvenu au degré plus sublime de la gnose. Voilà sans doute l’objection dans toute sa force ; et on ne peut pas se plaindre que je dissimule rien de tout ce qui peut le fortifier. II est aisé de voir que ce gnostique, quoiqu’il le nomme Coryphée, n’est point parvenu par la gnose jusqu’à l’habitude de l’amour pur, qu’il nomme inamissible. Ce gnostique n’est point encore en cet état où saint Clément assure que le gnostique ne désire plus rien, parce que rien ne lui manque alors pour ressembler au beau ; et il n’a plus aucun désir, n’ayant plus besoin de rien même pour l’âme. Voilà tous les désirs pour l’accroissement des biens spirituels formellement exclus.
Saint Clément ajoute qu’il est heureux à cause de l’abondance de ces biens, qu’il ne désire rien de ce qu’il n’a pas, étant content de ce qu’il a, car il ne manque point des biens qui lui sont propres, étant suffisant à lui-même, et, dans cette suffisance, n’ayant pas besoin d’autre chose. Ce même gnostique passe, dit notre auteur, des progrès mystiques jusqu’au lieu le plus éminent du repos, où il contemple Dieu face à face, avec connaissance et compréhension. « Il doit avoir surmonté l’obstacle de tout désir, pour ne plus voir la gnose de Dieu avec un miroir. » On ne saurait lire ces passages de bonne foi, et douter qu’ils n’excluent sans réserve tous désirs pour l’âme, c’est-à-dire pour l’accroissement de la perfection ou pour la persévérance.
Il faut donc que le gnostique nommé Coryphée par saint Clément ne soit pas dans le dernier degré qui est le lieu le plus éminent du repos. Celui qui demande l’accroissement de sa contemplation n’est pas encore heureux et suffisant à lui-même ; il n’a pas encore surmonté tous désirs pour contempler Dieu face à face, avec compréhension ; il lui manque quelque chose pour ressembler au beau ; il a encore quelque désir et quelque besoin pour son âme. Ce Coryphée n’est donc pas dans le dernier degré qui est le lieu le plus éminent du repos ; il lui reste encore quelques vertus à pratiquer, quelque œuvre sainte à faire. Ce Coryphée demande la persévérance, il n’est donc pas encore dans cet état de repos où il est forcé d’être bon, où il est l’être même de la bonté par une substance vive et permanente. En un mot, il n’est pas encore dans la permanence puisqu’il la demande ; ou s’il la demande y étant déjà, il faut que ce soit une demande sans actes formels et réfléchis, une demande de l’esprit qui prie sans cesse secrètement en nous et pour nous former en lui sans qu’il y réfléchisse.
Ce qui confirme ce sentiment est ce que nous voyons partout dans les livres de saint Clément. Le gnostique, selon lui, prie ; mais qu’est-ce que sa prière ? Elle consiste dans toute sa vie qui est un commerce familier avec Dieu ; son genre de prière est l’action de grâces, laquelle action n’est qu’une simple complaisance dans tout ce qui arrive. D’ailleurs, il faut observer que saint Clément, quand on l’examine de près, ne représente point la gnose comme le terme de la perfection, mais seulement comme la voie qui y conduit : le terme, c’est l’amour pur et permanent. Nous avons vu qu’il dit souvent que la gnose finit en la charité. Ailleurs il dit : il est donné à celui qui a la foi la gnose, et à la gnose la charité. Il semble mettre la charité pure et permanente autant au-dessus de la gnose que la gnose est au-dessus de la foi commune. On trouve souvent, dans ce Père, de semblables expressions. Et ainsi, le Coryphée de la gnose pourrait bien être au-dessous du gnostique divinisé et consommé dans l’amour pur et permanent. Le moins qu’on puisse faire pour n’imputer pas à un si grand docteur des contradictions extravagantes, c’est de peser ainsi chaque terme dont il s’est servi. D’autant plus qu’il parle si mystérieusement et qu’il assure que le lecteur ne le pourra jamais entendre, s’il n’est point gnostique.
Tout ce que je viens de marquer me paraît démonstratif pour prouver que le gnostique Coryphée de saint Clément ou n’est point encore divinisé et dans la consommation de l’amour pur et permanent, ou que ses demandes ne sont point des actes formels excités et réfléchis, tels qu’on les fait dans la voie active. Cela paraîtra encore plus clair lorsque nous verrons, dans la suite, ce que saint Clément dit pour montrer que, quand on entre dans le divin de l’amour, cet amour parfait n’est plus un désir, mais une union fixe.
Cependant je reconnais, avec le Bienheureux Jean de la Croix, que l’homme passif et transformé peut avoir des désirs, pour voir croître et continuer sa contemplation. Remarquez qu’il y a une extrême différence entre désirer l’accroissement de la contemplation et la persévérance finale par la recherche intéressée de sa perfection et de son salut, et désirer l’accroissement et la durée de la contemplation par l’amour pur et désintéressé des vérités divines que cette contemplation découvre. Le second désir convient au gnostique divinisé ; et le premier ne peut point lui convenir, puisqu’il n’est point gnostique, comme dit saint Clément, pour vouloir être sauvé. L’amour pur de la contemplation des vérités divines est aussi loin de la demande de la persévérance pour sa sûreté propre, que le ciel est au-dessus de la terre. Quand j’entends parler saint Clément des désirs du gnostique pour pénétrer les vérités et les mystères de Dieu, loin d’être embarrassé de cette objection, je suis consolé de voir la conformité de ce Père avec les plus grands saints d’entre les mystiques modernes.
Je m’imagine entendre le Bienheureux Jean de la Croix qui dit que, l’âme étant déifiée, l’épouse et l’époux ne font plus qu’un même esprit selon la loi des noces spirituelles ; que l’épouse désappropriée d’elle-même forme alors des désirs, sans mêler aucun propriété dans ces désirs, qu’elle reçoit de Dieu ; et qu’usant de ces droits sur l’esprit de l’époux, elle veut que tout soit commun entre eux, pour jouir de tous les trésors de la sagesse divine. L’amour de l’épouse veut tout avoir et l’amour de l’époux ne lui saurait rien refuser. Aussi voyons-nous, dans saint Clément, que de tels désirs sont toujours efficaces : « Dieu, dit-il, accorde les demandes de ceux qui n’ont pas toujours cru fermement et qui se sont repentis de leurs péchés ; mais, pour ceux qui vivent sans péché et gnostiquement, Dieu leur accorde lorsqu’ils ne font plus que penser. »
Il dit, en un autre endroit, que si « le gnostique pense seulement et invoque le Père par des gémissements inénarrables, il est auprès de Lui dès qu’il parle. » Dieu, dit-il encore, « n’attend point la voix du gnostique dans la prière, Lui qui a dit : demandez et je ferai, pensez et je donnerai. » Ailleurs, il dit : « Au seul gnostique est accordé ce qu’il demande, selon la volonté de Dieu, soit qu’il demande, soit qu’il ne fasse que penser108. » Il ne demande pas, dit-il ailleurs, mais « il exige » du Seigneur. Cette expression marque l’autorité de l’épouse sur l’époux, après la communication de l’unité spirituelle.
Une chose qui marque combien le gnostique est incapable de faire des actes réglés pour désirer les vertus, c’est que saint Clément dit que le gnostique ne doit point savoir qui il est, ni ce qu’il fait. Par exemple, « celui qui fait miséricorde ne doit point savoir qu’il est miséricordieux109» ; quelquefois il aura ce sentiment de miséricorde et quelquefois il ne l’aura pas. Vous voyez qu’il n’a rien de réglé, ni de sûr, et qu’il est tel que Dieu le fait être, dans chaque moment.
Voulez-vous savoir encore de saint Clément comment son gnostique fait des demandes ? Il est dans une entière indifférence par lui-même, pour les choses que l’esprit intérieur lui fait demander, étant, préférablement à tout, aussi prêt de n’obtenir pas ce qu’il demande que d’avoir ce qu’il ne demande pas. Toute sa vie et son commerce avec Dieu sont pour lui une prière. Vous voyez que son repos même en Dieu est pour lui une demande éminente de tout ce qu’il ne demande point par des actes formels.
Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ? Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est « l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi. » Mais cette action de grâces, comment se fait-elle ? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se « complaire simplement dans tout ce qui arrive110. » Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive.
Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : « Toute union, dit-il, avec les choses belles et excellentes se fait par le désir ; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau ? » Voici sa réponse : « Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour ; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni de temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable111. »
Pour donner le dernier degré d’évidence à notre matière, nous n’avons plus qu’à examiner, de suite et en détail, les trois genres auxquels tous les désirs de l’homme se réduisent. Il ne peut désirer que les choses sensibles et passagères, ou les biens invisibles et éternels, ou enfin sa persévérance et son accroissement dans la charité. Il est évident que le parfait gnostique ne peut plus désirer aucuns biens sensibles et passagers, puisqu’il est dans l’apathie qui est l’extinction de tout désir sensible ; et qu’il est distinct des fidèles simplement vertueux, que saint Clément appelle les bons pathiques. Ce Père dit même en termes formels « que le gnostique ne désire aucune des choses nécessaires à la vie, persuadé que Dieu qui connaît tout donne aux bons ce qui leur convient sans qu’ils le demandent112. » Le gnostique ne demande donc point, pour lui-même, avec l’Église, la santé, les fruits de la terre et les autres propriétés, parce que Dieu donne sans qu’on Lui demande. Et cette maxime générale tombe sur toutes choses sans restriction, car toutes choses sont données gnostiquement au gnostique. Secondement, il ne peut désirer les biens invisibles et éternels puisque nous avons vu que l’amour gnostique est si pur qu’il ne peut admettre aucun désir de récompense, et qu’en choisissant la gnose, il ne veut point être sauvé. Il ne reste donc plus que la persévérance et l’accroissement dans l’amour qu’on puisse faire désirer au gnostique. Mais, outre que le désir de la persévérance est exclu par l’exclusion formelle de tous désirs pour le salut, d’ailleurs ce désir de salut trompe beaucoup de personnes sans expérience : ils s’imaginent que, plus on aime Dieu, plus on craint de ne L’aimer pas toujours et qu’on désire de plus en plus que cet amour augmente. Ces personnes jugent absolument de tout amour par le leur, qui est très imparfait. Comme elles sont encore dans une voie multipliée d’actes fervents, excités et réfléchis, elles sont sans cesse occupées de leur amour, encore plus que du Bien-aimé ; au lieu que l’âme qui aime avec une pureté et une simplicité entières, regarde, comme dit saint François de Sales113, non son amour, mais son Bien-aimé. Aussi voyons-nous que saint Clément parle dès le second siècle comme saint François de Sales a parlé dans le nôtre : ceux qui raisonnent ainsi, dit-il, ne connaissent point ce qu’il y a de divin dans l’amour. Vous voyez que ces personnes qui n’ont qu’un amour fervent et excité, ignorent les voies du pur amour, qui est une opération toute divine dans l’âme gnostique ou passive. Cette âme est trop simple et trop aimante, pour prévenir, au-delà du moment présent, si elle aimera plus ou moins dans la suite. Bien loin de prévenir l’avenir, elle n’aperçoit pas même le présent. Non seulement elle aime sans songer si elle aimera toujours, mais elle aime sans penser si elle aime actuellement.
Nous en portons un exemple bien sensible et bien continuel au-dedans de nous-mêmes : nous n’examinons point si nous aimerons toujours, ni si nous aimons actuellement une personne, pour qui nous avons la plus tendre et la plus forte amitié. Tout de même, l’âme gnostique ou passive, en aimant, ne songe qu’à aimer ; ou plutôt, elle aime, sans penser si elle aime, par un amour direct dont elle suit sans réflexion l’attrait tout-puissant. Et le moindre examen de son amour lui paraîtrait une distraction. Comme elle aime sans réfléchir sur son amour, elle aime aussi sans désirer d’aimer. De là vient cette grande et décisive parole de saint Clément, car « l’amour, dit-il, n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction » qui établit le gnostique dans l’unité de la foi. Il y a seulement une pente directe de tout le fond de l’âme à contempler sans cesse et de plus en plus le Bien-aimé. Mais cette pente n’est ni un désir formel ou actif, ni une demande distincte, à moins que l’époux ne l’imprime dans le cœur de l’épouse où il fait tout ce qui lui plaît. Ce gnostique n’a plus besoin ni de temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi « par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable. »
Vous voyez que saint Clément, après avoir exclu tous les désirs sensibles par l’apathie, et tous ceux des récompenses éternelles par l’amour gnostique, qui est tout désintéressé, finit par exclure encore, de la parfaite gnose, cet amour inquiet qui craint de n’aimer pas toujours, et qui désire d’aimer de plus en plus. « L’amour, dit-il, n’est plus le désir de celui qui aime ; c’est une ferme conjonction du gnostique dans l’unité de la foi ; il a reçu son espérance par la gnose », c’est-à-dire que sa pure charité absorbe son espérance et contient éminemment tout ce qu’elle avait de meilleur ; « il ne désire plus rien parce qu’il a ce qui est désirable. » En juger autrement, c’est « ne pas connaître, dit saint Clément, ce qu’il y a de divin dans l’amour114. »
Après cet éclaircissement, fait avec tant d’exactitude, je ne crois pas qu’on puisse douter que saint Clément n’ait exclu tout désir actif et excité, de son parfait gnostique. Quand même il ne l’aurait pas dit en termes formels, comme j’ai montré qu’il l’a fait, son système entier le montrerait. Évidemment, pour lui, nous avons vu que ce Père assure que le Verbe fait en chaque moment dans l’âme gnostique, par la parole intérieure, toutes les choses les plus communes et les plus indifférentes de la vie : le gnostique se marie, se promène, boit, mange, se repose, si le Verbe le dit. A plus forte raison, ne fera-t-il point les actes intérieurs les plus importants, si le Verbe ne le dit par son inspiration intérieure. Obéir à cette parole, c’est ce qu’on appelle agir passivement.
Au reste, il faut observer que Prodicus, et les autres faux gnostiques, ayant abusé des principes de la gnose, comme nous l’avons vu, jusqu’à l’excès horrible de rejeter toute prière, tout culte et tout recours à la divinité, saint Clément entreprit de justifier la véritable gnose, que la fausse avait rendu odieuse. Son but, comme il le dit lui-même, est de montrer, dans les Stromates, que le gnostique n’est ni impie, ni athée ; et qu’au contraire il est le seul qui honore Dieu parfaitement. Le moins qu’il pouvait faire, dans ce dessein, était de dire ce qui est véritable, à la lettre, qui est que le gnostique, ou fidèle passif, forme des désirs et des demandes conformément aux divers états où il se trouve, c’est-à-dire activement, tandis qu’il lui reste encore quelque activité ; et enfin passivement, après qu’il est entièrement sorti de l’état qu’on appelle actif.
Ce qui est remarquable, c’est ce que saint Clément a cru nécessaire de nous avertir que « le gnostique ne laisse pas de prier avec ceux qui sont nouveaux dans la foi et que sa vie est une fête115 ». Après nous avoir montré la prodigieuse disproportion entre l’intérieur du gnostique et celui du simple fidèle, il avait besoin de nous faire entendre que ces deux hommes ne laissent pas de vivre, dans une société extérieure de religion, et même dans une communion réelle et intérieure de prière. En effet, l’Église, toujours mue par le Saint-Esprit, ne forme aucune demande, non plus que le gnostique, qui ne soit selon Dieu et inspirée par Lui. Ces demandes sont toujours efficaces pour quelques-uns ; si les uns n’en profitent pas à cause de leur indisposition, d’autres, mieux disposés, en reçoivent l’effet.
Ainsi le gnostique, que l’esprit intérieur mène, est toujours uni à l’Église, pour les demandes générales que l’esprit de grâce lui met dans la bouche. Et quoique cet homme divin n’ait plus ni règles, ni pratiques, ni exercices, ni demandes à faire pour lui, il ne laisse pas d’aller aux assemblées et de s’y accommoder même à ceux qui sont plus nouveaux dans la foi. Vous voyez que saint Clément va au-devant de toutes les difficultés qu’on fait contre l’état passif ; et qu’il entre dans un détail précis, comme s’il écrivait de notre temps.
11. Le gnostique est déifié
Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié paraît une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. « Celui, dit saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, un Dieu conversant dans la chair ». « Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu116. » La traduction latine dit : Deo afflat et afflatur ; quand il parle de prophétie, il entend celle du gnostique, qu’il représente comme prophète, ainsi qu’il paraîtra dans la suite.
« Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie, à la vérité devient en quelque manière Dieu, d’homme qu’il était ». « Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable, autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement ». Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. Le même Père dit encore qu’il y a une espèce d’égalité entre Dieu et l’âme du gnostique en sorte que, « comme Dieu prédestine l’âme, l’âme prédestine réciproquement Dieu, c’est-à-dire que, comme Dieu a élu cette âme par un choix éternel, de même, à son tour, cette âme a choisi Dieu117 » et Le préfère à tout par un choix immuable.
Voulez-vous savoir comment la créature peut être ainsi divinisée ? C’est, dit saint Clément, que « l’esprit pur et délivré du mal devient capable de recevoir la puissance divine, l’image de Dieu se formant en lui ». Remarquez que ce Père parle précisément comme les mystiques. Dieu cherche tellement à se communiquer à l’âme et à n’être qu’un même esprit avec elle, qu’Il la rend déiforme, dès le moment qu’elle est purifiée. La voie de la pure foi et de la mort entière à tout amour propre est celle qui nous communique, sans danger d’illusion, cette sagesse et cette puissance qui divinisent l’âme. Le même Père dit encore que l’âme étant dans cette excellence, « l’homme devient déiforme et semblable à Dieu ; et Dieu devient aussi semblable à l’homme» ou homiforme, s’il est permis de parler ainsi118.
Ce n’est pas même assez que d’avoir démontré combien ce Père les surpasse tous dans ce qui scandalise le plus les docteurs. Il faut observer encore que ces expressions, si outrées et si fréquentes, ne sont point des exagérations, mises au hasard, mais des expressions choisies, pour composer un système régulier et suivi, qui est précisément, dans toutes ses parties, celui des mystiques. Saint Clément ayant établi que l’âme devient un même esprit avec Dieu dans la gnose, remarquez que cette union est bien différente de celle qui se fait d’un homme avec une créature mortelle : qui adhaeret meretrici unum corpus efficitur119. Il dit qu’il arrive tout au contraire dans le gnostique que « son corps même devient spirituel. » Le commun des théologiens est bien persuadé qu’après la résurrection, les corps glorieux des justes deviendront en quelque sorte spirituels : surget corpus spirituale. Mais où sont les théologiens qui permettent de dire que le corps spirituel soit formé dès cette vie ?
Saint Clément ajoute qu’en cet état « le gnostique reçoit, avec l’apathie, la parfaite adoption et qu’il est fils ». Il dit encore ailleurs : « L’homme divinisé jusqu’à l’apathie, n’ayant plus de souillure devient, unique120. » Vous voyez que l’homme étant ainsi passé de l’état vertueux et actif, où il combattait contre lui-même et contre les tentations, en cet état divin où il n’a plus aucune résistance dans son propre fonds, il devient unique ; c’est-à-dire, qu’étant auparavant composé de deux natures, dont l’une était charnelle et animale et l’autre spirituelle, alors tout se réunit à l’esprit ; et la chair même, purifiée, entre dans les inclinations de l’esprit divinisé. L’homme, n’ayant plus de vertus à pratiquer parce qu’il n’a plus rien à vaincre en lui, se repose dans un amour simple, unique et tranquille du Bien-aimé.
On ne saurait réduire ces expressions à une doctrine plus modérée que celle des mystiques, qui veulent qu’après les épreuves de la purification passive, il y ait, dans l’état de transformation, non pas une extinction entière, mais une simple suspension de la concupiscence. La chair ne s’est révoltée contre l’esprit qu’à cause que l’esprit, s’aimant lui-même, rapportait les créatures à soi. Ainsi, quand l’esprit cesse de s’aimer et de se chercher dans l’usage des créatures, Dieu rappelle l’ancienne subordination. L’esprit uni à Dieu commande sans peine à la chair ; et ce qui était d’abord un état naturel à l’homme innocent, dans le paradis terrestre, n’est qu’une grâce journalière dans l’homme réparé. La distinction de ces deux états dont l’un est vertueux et encore pénible, l’autre tranquille et divin, est très remarquable. C’est pourquoi, quand saint Clément parle du dernier degré de la gnose, il en exclut toutes les vertus et veut que le gnostique consomme sa perfection seulement dans ce qui est divin.
12. Le gnostique voit Dieu face à face
et est rassasié.
Nous avons vu que le gnostique, étant purifié par l’épignose qui vient du Fils de Dieu, doit être initié à l’heureuse vision de face à face. Le même Père dit, ailleurs, que la gnose fait passer l’homme à travers les progrès mystiques jusque dans le lieu le plus éminent du repos, en apprenant à contempler Dieu face à face avec connaissance et compréhension. La perfection de l’âme gnostique, continue-t-il, consiste à être avec le Seigneur, ayant outre-passé toute purification et toute œuvre ; c’est ce qui lui fait dire que son gnostique doit avoir surmonté l’obstacle de tous désirs, pour ne plus voir la gnose de Dieu avec un miroir. La conséquence de cette doctrine est que l’âme, voyant Dieu face à face, est rassasiée. De là vient ce que nous avons déjà vu tant de fois, que l’homme ne souhaite plus de ressembler aux bons ni aux bonnes choses, ayant, par l’amour, l’être même de la beauté. De là vient encore qu’il rapporte le sentiment des philosophes pour montrer que, « quiconque n’est encore que vertueux ne jouit ni du bonheur, ni de la perfection. Car le sage qui souffre, qui tombe dans plusieurs accidents contraires à la volonté, et qui, pour en être délivré, voudrait sortir de la vie, n’est point heureux121.»
Voilà manifestement un état, que l’on croit communément d’une sublime perfection, et qui est imparfait, selon saint Clément, en comparaison de celui du gnostique. Je veux dire l’état du fidèle, qui soupire après la mort, pour fuir les dangers et les imperfections de la vie. Quand on a parlé dans ces derniers temps d’un état plus avancé où l’âme est indifférente, les docteurs spéculatifs l’ont regardé comme une illusion et une nouveauté dangereuse.
Saint Clément ne s’arrête point là : « Le gnostique, dit-il, ne désire rien de ce qu’il n’a pas, étant content de ce qu’il a ; car il ne manque point des biens qui lui sont propres, étant suffisant à lui-même par la divine grâce et, par la gnose, étant dans cette suffisance et n’ayant pas besoin des autres choses ; ayant et priant tout ensemble, il est uni à l’esprit ». Il parle encore ainsi ailleurs : « il ne désire rien, car rien ne lui manque pour ressembler au beau et air bon ; il n’aime personne d’une amitié commune, mais il aime le Créateur dans les créatures ; il n’a besoin de rien pour l’âme122. » Remarquez en passant cette exclusion de tous désirs : elle est absolue et sans réserve, même pour les biens spirituels et pour la perfection. Étant par l’amour avec son Bien-aimé, avec qui il demeure familièrement, il est heureux à cause de l’abondance de ces biens. La raison pour laquelle tout désir est exclu d’un amour si parfait, c’est, comme nous avons déjà vu clans le même Père, que quand on entre dans ce qu’il y a de divin dans l’amour, alors l’amour n’est plus un désir dans celui qui aime : c’est une « ferme conjonction » qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Ceux qui s’imaginent qu’aimer, c’est désirer le beau, ne connaissent point le divin de l’amour. Le gnostique n’a plus besoin ni de temps ni de lieu ; ayant reçu son espérance par la gnose, il ne souhaite plus rien ; possédant, autant qu’il est possible, tout ce qui est désirable. Voilà ce qui fait que l’âme n’a plus qu’à se reposer en Dieu, selon le même Père, dans le sabbat mystique, qui est la fin de la semaine. Voilà ce qui fait qu’il quitte toutes les choses devenues inutiles pour lui-même, les fonctions les plus saintes et dans les choses les plus saintes. En un mot, voilà ce rassasiement, et cette béatitude commencée, dont les mystiques ont tant parlé. C’est ce qui résulte de la vision que saint Clément appelle face à face, et que les mystiques ont appelée union immédiate ou essentielle.
Il est bon de remarquer que les mystiques ont parlé moins hardiment que ce Père. Ils n’ont parlé ni de vision face à face, ni de compréhension, ni d’un état de béatitude et de possession où l’on n’est plus dans le pèlerinage. Tous ces termes, si propres à effaroucher les théologiens, et dont saint Clément est rempli, ne se trouvent point dans les spirituels modernes. Il est vrai qu’ils parlent de béatitude commencée ; mais ce langage est apostolique. Nous sommes, selon saint Jacques, un « commencement de la nouvelle créature123 » ; nous avons, selon saint Paul, « les prémices de l’Esprit » ; ce même apôtre dit que « la gloire de Dieu doit être révélée en nous124 » ; il représente cette gloire comme étant déjà formée et cachée dans notre fond ; il ne faudra que lever le voile pour la faire éclater.
Il est vrai que les mystiques parlent d’une union essentielle et immédiate. Ils la nomment essentielle, seulement pour la distinguer des unions passagères qui se font par les actes réfléchis et interrompus des puissances, ce qui ne fait point une union aussi intime et aussi permanente. Mais ils n’ont jamais songé à prétendre qu’elle fût essentiellement la même que celle des saints dans le ciel. Il n’y a que des gens sans lecture et sans expérience sur cette matière, qui puissent leur imputer ce sentiment. Ils la nomment union immédiate pour marquer que l’âme ne tient plus à Dieu par aucun de ces dons distingués de Lui et de son pur amour, ni par aucun moyen, ni par aucune pratique extérieure et méthodique. Cette union, qu’ils nomment immédiate, n’empêche point la médiation de Jésus-Christ ; car l’union, quoique immédiate, ne se fait que passivement, par l’opération plus efficace que jamais du Médiateur. Cette union immédiate n’empêche pas que le voile de la foi ne couvre l’objet ; car il y a une grande différence entre tenir immédiatement à Dieu par la pure volonté, ou voir Dieu immédiatement Lui-même dans son essence, sans aucun voile. Les mystiques croient le premier, et déclarent sans cesse qu’ils aimeraient mieux mourir que de croire le second. Ainsi on ne peut leur imputer les erreurs des Bégards condamnés dans le Concile de Vienne, qu’en ignorant, avec un excès inexcusable, leur doctrine et leur langage.
Si on demande en quoi consiste ce fond intime de l’âme unie à Dieu, je réponds que c’est une manière de parler. En rigueur de philosophie, une substance spirituelle n’a ni fond ni superficie. Mais cette allégorie n’est point particulière aux mystiques ; elle est également répandue dans le langage de tous les hommes. Les docteurs les plus opposés aux mystiques diront tous les jours, quand ils parleront naturellement : la pénitence suivie de rechute n’était que superficielle ; la contrition qui opère une conversion stable est plus profonde ; l’amour qu’on doit à Dieu doit être dans le plus intime du coeur et dans le fond de l’âme. S’il y a de la difficulté à expliquer philosophiquement ces expressions si vulgaires et si naturelles, cette difficulté, qui est de pure philosophie, est commune à tous les docteurs, autant à celui qui la fait qu’à celui contre qui elle est faite. L’embarras même qu’on trouve à expliquer le mot de « philosophique » n’empêche point que ces allégories ne renferment un sens réel et indubitable. Quand on dispute pour décider en quoi consiste la substance d’un corps, il est certain, par avance, indépendamment de la dispute, que ce corps est une substance. Quand les mystiques se sont servis d’une mauvaise philosophie, pour expliquer leur expérience, ils n’ont pas prétendu rendre leur expérience dépendante de ces explications ; ils ont déclaré, au contraire, que tous leurs termes expliquaient trop imparfaitement ce qui est ineffable et incompréhensible. Ce serait tomber dans le défaut qu’on leur reproche que de vouloir faire dépendre le sublime mystère de la grâce, et l’opération divine dans les âmes plus parfaites, des différents systèmes des philosophes. Ce grand secret de Dieu, que la théologie même ne peut démêler, n’est point du ressort de la philosophie. Celle qui est la plus vraisemblable n’a pas plus de droit que la plus fausse de décider là-dessus.
Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. L’opération que j’appelle superficielle en l’âme, c’est une opération excitée et réfléchie ; qui dit excitation réitérée, dit des efforts passagers pour sortir de son état naturel et ordinaire, pour entrer dans un autre où l’on ne sera point fixé. Ce que j’appelle le fond de l’âme, c’est un état que la nature ou l’habitude lui a donné ; c’est une opération uniforme, qui n’a plus besoin d’être excitée et qui se fait toujours sans réflexion.
En veut-on un exemple ?... Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis ; il ne craint point de ne s’aimer pas ; il ne s’excite point à s’aimer ; il ne songe point s’il s’aimera toujours ; il ne désire point de s’aimer encore davantage ; il n’examine pas s’il s’aime actuellement ; il s’aime trop pour l’examiner. Il s’aime, et ne fait que s’aimer ; il n’aime que soi, dans tout ce qu’il semble aimer ailleurs ; il n’est tout entier, en toutes choses, qu’amour de soi-même ; il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer. Il ne pense pas toujours à soi-même, d’une manière excitée, développée et réfléchie ; c’est au contraire une opération simple, directe et continuelle. Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis ; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. Mais, si vous regardez dans les affaires et dans les amusements journaliers, quelle est sa fin unique, directement connue et voulue sans relâche, vous trouverez qu’il s’est regardé et aimé, uniquement, sans interruption, dans tous les moments de la vie. Ces distractions n’ont donc rien de volontaires elles ne sont distractions que par rapport aux pensées réfléchies, qui sont les moindres ; elles n’interrompent jamais l’attention simple et intime, ni l’amour direct qui ne consiste point dans des actes réfléchis. Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme : au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même, car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.
Changez seulement les noms et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques ne sont plus d’usage. Souvenez-vous seulement de croire que rien n’est impossible à Dieu ; et qu’Il ne peut pas moins, par sa grâce, que la nature, par sa corruption.
13. Le gnostique a le don de prophétie
Il est temps de considérer quelle est la science du gnostique. Cette science n’est point naturelle et philosophique : « La contemplation, dit saint Clément, qui n’est encore que philosophique, souhaite la science divine ». Il paraît, par ces paroles, que le philosophe peut devenir gnostique ; mais que la gnose est au-dessus de toute philosophie. Nous avons vu, d’ailleurs, que le simple fidèle, l’artisan et le laboureur exercent dans leur travail la contemplation gnostique. Ce qui est à remarquer, c’est qu’il prend soin d’avertir que les femmes n’en sont pas exclues : « Pour cette perfection, dit-il, l’homme et la femme en sont également capables125. »
Il ne faut point demander comment est-ce que cette science gnostique peut s’acquérir. Cassien dit que c’est par l’appauvrissement de l’esprit qu’on parvient à l’oraison sublime et à tous les dons d’intelligence. De même, saint Clément assure que « l’esprit pur et délivré du mal devient capable de recevoir la puissance divine, l’image de Dieu se formant en lui ». Voici encore comment il parle : « L’Esprit de Dieu est un flambeau qui pénètre le plus profond des cœurs. Plus un homme accomplissant la justice devient gnostique, plus l’esprit illuminant lui est communiqué126 » : c’est-à-dire que, plus un homme est dans le pur amour et dans la mort à lui-même, au milieu d’une simple et obscure foi, plus Dieu se communique à lui. Il ne faut donc s’imaginer, dans le gnostique, ni extase, ni vision. Il suffit qu’il soit purifié. Dieu ne cherche qu’à se communiquer aux âmes purifiées en leur mettant simplement au cœur, pour chaque moment, tout ce qu’il Lui plaît. Après que cela est passé, il ne leur en reste aucune trace de lumière. Il les tire de l’obscurité de la pure foi ; c’est une sublimité toujours momentanée, et comme par prêt, avec une dépendance et une impuissance, une petitesse et une désappropriation incroyables.
« Le gnostique, dit saint Clément, comprend ce qui paraît incompréhensible aux autres, persuadé que rien n’est incompréhensible au Fils de Dieu et par conséquent que tout peut être enseigné, car Celui qui a souffert pour nous n’a rien omis pour l’instruction de la gnose127. » Remarquez qu’il suppose que l’âme gnostique est l’épouse du pur amour à laquelle l’ Époux ne peut rien refuser, ni cacher ses plus incompréhensibles mystères, comme saint Jean de la Croix nous l’assure128.
Il parle encore ici : « Nous osons le dire, celui qui a la foi gnostique sait tout, comprend tout. Et quand il est véritablement gnostique, tels qu’ont été Jacques, Pierre, Jean, Paul et les autres apôtres, il pénètre, par une sûre compréhension, les choses sur lesquelles nous hésitons. La prophétie est aussi pleine de gnose, ayant été donnée par le Seigneur et découverte aux apôtres. » Voilà, suivant ce Père, la gnose qui est le fond de l’inspiration des apôtres et des prophètes. C’est pourquoi nous avons déjà vu qu’il dit ailleurs : « Celui qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie, devient parfaitement, selon l’image du maître, un Dieu conversant dans la chair ». C’est toujours l’amour pur, selon saint Clément, qui porte la lumière divine dans l’âme ; il n’en faut point chercher d’autre source. « Celui, dit-il, qui est consommé dans la charité, et qui se nourrit perpétuellement et insatiablement de la joie d’une contemplation inépuisable129. » Et un peu au-dessus, il ajoute encore ces fortes paroles : « Celui qui sait que l’état où il est affermi, est une compréhension des choses futures, va, par l’amour, au-devant de l’avenir ». « Touchant les choses futures, dit-il ailleurs, que le gnostique connaît et qui ne se voyaient pas encore, il en est si persuadé qu’il les croit plus présentes que celles qui sont proches de lui. » Enfin il dit de son gnostique que, « quand il a reçu la compréhension d’une contemplation éclairée, portant ses yeux sur les choses visibles, il croit voir le Seigneur, quoiqu’il paraisse voir ce qu’il ne veut pas voir. » « De même, dit-il encore, qu’il paraissait un rayon de gloire sur le visage de Moïse, à cause de sa vertu et de son entretien continuel avec Dieu, ainsi la force divine de la bonté qui s’attache à l’âme juste par l’inspiration, par la prophétie et par l’opération efficace et familière, imprime avec un sceau, sur elle, un caractère brillant de justice, qui est comme une splendeur intelligente ou comme la chaleur du soleil. C’est une lumière qui s’unit à l’âme, par une charité inséparable, qui porte Dieu et qui est portée par Lui130. »
Au reste, cette science divine et prophétique n’a, selon lui, aucune borne. Les choses, dit-il, que le Seigneur a enseignées sont claires et découvertes pour lui, quoiqu’elles soient cachées pour les autres ; car il a reçu la gnose de toutes choses. « La charité, dit-il ailleurs, persuade tout au gnostique qui ne connaît que Dieu. » Voici encore un passage étonnant : « Le gnostique, dit-il, n’a pas de peine à connaître l’avenir. Comme plusieurs, qui vivent en conjecturant, il comprend, par la foi gnostique, ce qui est inconnu aux autres ; et le futur est présent en lui, par la charité ; car il croit à Dieu qui ne trompe point. Et à cause de la prophétie et à cause de la présence, il a ce qu’il croit et il tient ce qui est promis131. » Vous voyez que le gnostique est sûr de n’être point trompé, non seulement à cause de la vérité qui promet, mais encore parce que les choses promises, quoique éloignées, dans l’avenir, sont déjà présentes en Dieu, pour celui à qui tout est présent dans la présence divine.
Nous avons déjà remarqué que le gnostique entend clairement, dans la parole divine, ce que les fidèles n’y entendent pas, son nom même de gnostique vient de γνώσις. Il nous a été donné, dit Jésus-Christ, de connaître les mystères du royaume des cieux, et aux autres seulement en paraboles. La gnose est l’intelligence des sens profonds et mystérieux, non seulement des paraboles manifestes, mais encore de toutes les allégories cachées. C’est ainsi que saint Paul nous a appris à trouver, dans l’Ancien Testament, beaucoup de figures allégoriques que la seule lettre ne nous aurait jamais fait soupçonner. Les plus anciens auteurs ecclésiastiques, entre autres saint Clément, sont les plus attachés à ces sens mystiques et allégoriques, dont les savants dédaigneux des derniers siècles ont un si grand dégoût et un mépris si déclaré, lorsqu’ils les trouvent dans les mystiques. Tous les fidèles, dit saint Clément, n’ont pas la gnose. Vous voyez en passant que comme la foi, selon saint Paul, n’est pas pour tous les hommes, ainsi la gnose n’est pas pour tous les fidèles. Les uns, dit-il, regardent le corps des Écritures, c’est-à-dire les dictions et la lettre, les autres en pénètrent le sens et ce qui est signifié par la lettre, cherchant comme Josué à découvrir Moïse caché avec les anges, pendant que Caleb moins éclairé ne pouvait pénétrer jusque-là132.
Saint Clément dit encore ailleurs que le gnostique entend toutes choses, dans l’Écriture, d’une manière véritable et élevée, comme comprenant la science divine. Il pousse la chose jusqu’à prétendre que son gnostique donne aux passages de l’Écriture les plus communs, et qui semblent ne pouvoir souffrir qu’un sens littéral, des sens profonds et mystérieux, qui sont plus propres et plus véritables. Par exemple, il assure que le gnostique seul entend le propre sens de ces paroles : vous ne commettrez point de fornication, vous ne tuerez point. Il sait de quelle manière cela est dit au gnostique, et non de la façon dont cela est compris par la multitude. « Les gnostiques, dit-il, dans un autre endroit, entendront bien en quel sens il a été dit par le Seigneur : devenez parfaits comme votre Père, remettant les offenses qu’on vous fait, en perdant le souvenir et vivant dans l’habitude d’impassibilité ». Le gnostique trouve son impassibilité dans ce passage : un docteur pathique, borné à la lettre, ne l’y trouverait jamais. Aussi ajoute-t-il, ailleurs, que « les Écritures inconnues aux hérésies et rejetées par elles comme stériles, ont été fécondes et ont conçu pour les gnostiques. » « Les hérétiques, continue-t-il un peu au-dessous, n’ayant point appris les mystères de la gnose de l’Église et ne comprenant point la grandeur de la vérité, négligent de pénétrer jusqu’à la profondeur des choses et, ne lisant que superficiellemont, ont rejeté les Écritures. » Il dit encore que le gnostique voit « comment les hérésies, c’est-à-dire les hérétiques, se sont égarés ; et comment la très exacte gnose,- et le choix véritablement excellent,- se trouve dans la seule vérité et dans l’ancienne Église133. »
Quand je lis ces choses dans saint Clément, je me rappelle aussitôt ce que Cassien a dit de ces solitaires, sans études et sans lettres, qui, par l’oraison simple et continuelle, devenaient des prophètes et entendaient les mystères de l’Écriture même134. Ils ne lisaient plus l’Écriture, ils la faisaient. Je crois voir Grégoire Lopez135 qui, sans aucune instruction, avait fait une explication historique de l’Apocalypse, si précise et si littérale. Nous avons vu que le gnostique comprend les choses que nul des autres fidèles ne peut comprendre, parce qu’il a reçu la gnose de toutes choses. Il en a même la compréhension, il sait tout, il comprend tout ; il pénètre, par une sûre compréhension, les choses sur lesquelles nous hésitons. D’où il s’ensuit, par une conséquence nécessaire, que le véritable gnostique, étant instruit immédiatement de Dieu, ne peut l’être par les hommes. Voilà l’homme spirituel de saint Paul qui juge de toute chose, et que personne ne peut juger ; voilà l’homme de saint Jean à qui l’onction enseigne tout et qui n’a besoin que personne l’instruise dans aucune chose ; voilà ces hommes que saint Denys nomme « déiformes »136; voilà ces âmes sublimes que Dieu a tellement élevées, dit saint Augustin137, qu’étant enseignées de Dieu, elles ne peuvent plus l’être par aucun des hommes.
Le même saint Clément nous montre encore que la vérité et la vertu ne viennent plus au gnostique par le dehors ; et que tous les biens qu’il reçoit lui viennent du dedans, par une inspiration immédiate, lorsqu’il dit que quand le gnostique est parvenu à l’habitude de la bonté, il ne reçoit plus les biens comme des instructions qui lui sont proposées, mais « qu’il est bon en lui-même et qu’il a l’être de la bonté. » De là vient encore qu’il dit que les biens du gnostique lui sont propres et naturels. Tout cela signifie un état consistant, une substance vive et permanente, comme il le dit lui-même, où le gnostique ne reçoit plus rien du dehors. « Étant devenu semblable à Dieu, dit saint Clément, il se crée et se forme lui-même,... par un commerce et une union avec le Seigneur, de laquelle il ne peut être arraché138. »
Nous avons vu aussi qu’il est suffisant à lui-mémo et que, dans cette suffisance, il est bienheureux. « À l’égard des grands mystères, dit-il encore ailleurs, on ne peut en instruire, il faut en contempler et en pénétrer la nature et les effets. » Ainsi, selon lui, quiconque n’a point contemplé les mystères de la gnose, ne peut en concevoir ni en juger. Il dit encore une chose qui est d’une grande profondeur : « Croire en Dieu, dit-il, sans doute est le fondement de la gnose. Il est tout ensemble le fondement et l’édifice, le principe et la fin. Les extrémités ne s’enseignent point139. » Vous voyez que, selon lui, le commencement de la foi et le comble de la gnose sont les extrémités, où l’on n’arrive point par la simple instruction et par un progrès de connaissance acquise : il y faut l’infusion du Saint-Esprit.
14. La gnose est un état apostolique
Nous avons vu, et nous verrons encore, que les apôtres et les prophètes ont été gnostiques. II paraît que saint Clément attribue réciproquement aux gnostiques les mêmes dispositions qu’aux apôtres. Il veut que les vertus ne se trouvent plus dans le gnostique non plus que dans les apôtres. Ce qu’il entend par vertus, c’est une force active pour le bien ; et par laquelle on s’excite à combattre terriblement contre le mal.
« Les apôtres, dit-il, ayant surmonté la colère, la crainte, les désirs par l’instruction gnostique du Seigneur, ils n’eurent plus en eux les suites des passions qui paraissent avantageuses comme le zèle, l’ardeur ; et par la constitution ferme de leur esprit, ils ne pouvaient éprouver aucun changement ; par l’habitude de l’exercice, ils demeurèrent toujours inaltérables, depuis la résurrection du Seigneur. Car quoiqu’on regarde comme de bonnes choses celles dont on vient de parler, quand elles sont conduites par la raison, on ne doit pourtant pas les admettre dans l’homme parfait. Il n’a point de hardiesse ou de quoi être hardi, car il ne se trouve point en des choses fâcheuses, ne regardant nulle des choses de la vie comme contraire ; rien ne peut le séparer de la charité de Dieu. Il n’a pas besoin de tranquillité, car il ne tombe point dans la tristesse ; et il est persuadé que tout ce qui arrive est bon. Et il ne s’irrite point, car rien ne le peut porter à la colère, lui qui aime toujours Dieu et qui est tourné tout entier vers Lui seul. Il ne désire rien ; car rien ne lui manque pour ressembler au beau et au bon ; il n’a aucun désir, car il n’a besoin de rien pour l’âme, étant, par la charité, avec son bien-aimé, avec qui il demeure familièrement. Il est heureux, à cause de l’abondance des biens et devient déiforme et semblable à Dieu ; et Dieu devient semblable à l’homme140. »
En voilà assez, pour montrer évidemment que le gnostique est dans les dispositions les plus parfaites où les apôtres ont été avant lui. Ce n’est que par l’instruction gnostique du Seigneur, et par l’habitude de l’exercice, comme parle saint Clément un peu au-dessus de ce passage, que les apôtres, s’élevant au-dessus des vertus actives et pénibles, entrèrent dans l’apathie gnostique et dans un état inaltérable, depuis la résurrection du Seigneur. Vous voyez que les apôtres n’ont été si parfaits qu’à cause qu’ils sont devenus gnostiques depuis la résurrection du Seigneur. Ce que saint Clément dit, au commencement du passage, pour les apôtres, il le dit ensuite, sans exception, pour tous les autres gnostiques en général. Le gnostique n’a plus rien à désirer pour l’âme, il est heureux, il est déiforme et semblable à Dieu.
Mais, outre cette perfection apostolique, saint Clément lui attribue encore le don de divination pour le prochain. « Le gnostique, dit-il, comprend ce qui paraît incompréhensible aux autres, persuadé que rien n’est incompréhensible au Fils de Dieu, et par conséquent que tout peut être enseigné, car celui qui a souffert pour nous n’a rien omis pour l’instruction de la gnose. » Nous avons vu que le gnostique sait tout, par une sûre compréhension des mystères, et qu’il pénètre la profondeur des Écritures, tout autrement que les fidèles ne peuvent la pénétrer. « Les nuées, la grêle et les charbons de feu, comme dit encore saint Clément, ont passé devant le Seigneur, nous enseignant que les discours saints sont cachés mais qu’ils sont clairs et éclatants pour les gnostiques, Dieu les envoyant comme une grêle innocente141. » Voilà, sans doute, la science apostolique attribuée à la gnose. Le Père dit encore expressément que le gnostique « connaît et comprend la loi, comme elle a été donnée aux apôtres par le Seigneur, de qui viennent les Testaments ».
Il est aisé de voir que cette science divine et infuse dans le gnostique doit se répandre sur le prochain ; car saint Clément dit que le gnostique a soin de lui et ensuite de son prochain, afin qu’il devienne excellent. Le voilà occupé à conduire son prochain pour le rendre parfait ; c’est manifestement ce qu’on appelle direction. Saint Clément assure encore qu’il y a « trois effets de la puissance gnostique : le premier, de connaître le fond des mystères ; le second, de faire tout ce que prescrit le Verbe, c’est-à-dire, sans doute, de suivre l’inspiration comme les apôtres la suivaient ; le troisième, c’est de transmettre d’une manière digne de Dieu les choses cachées dans la vérité142. » Le même Père remarque, en un autre endroit, que « le pasteur, qui a soin de ses brebis, a pourtant un soin principal de celles qui, par leur nature excellente, sont capables d’être utiles à la multitude. Ce sont les personnes qui sont propres pour conduire et pour enseigner. C’est par elles que l’évidence de la Providence paraît, quand Dieu veut, soit par l’instruction, soit par la place où Il les met faire du bien aux hommes ; et Il le veut toujours. C’est pourquoi Il meut ceux qui sont propres aux choses qui procurent la vertu et la paix143. » Vous voyez de simples brebis veiller à la multitude, propres à conduire et à enseigner, qui font du bien aux hommes, tantôt par l’instruction sans place et tantôt par la place où on les met. Enfin, ces personnes sont mises pour procurer la vertu et la paix au monde : ce qui marque une inspiration gnostique.
Le gnostique, dit encore saint Clément, « devenu semblable à Dieu, se crée et se forme lui-même ; et il forme aussi ceux qui l’écoutent. » Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués ; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. « Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres, vivant avec droiture, connaissant exactement ; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes144. » On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles, ce qui suppose nécessairement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.
Mais voici une chose bien remarquable et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avoir besoin de vertu, le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique « a des tentations » ; il ajoute aussitôt : « non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain145. » Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable ; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression.
C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. Il souffre, car le terme de tentations et d’épreuves comprend toutes sortes d’états violents et pénibles. Il souffre, et sa souffrance opère dans le cœur d’autrui, pour y faire germer la grâce146. Voilà un état bien gnostique, et bien conforme à celui de saint Paul147, qui souffrait une espèce de tourment de feu, et une impression de faiblesse, suivant que ses enfants en Jésus-Christ tombaient dans le mal ou éprouvaient quelque affaiblissement.
Mais pour revenir à cette clé générale dont j’ai parlé, il faut remarquer que saint Clément a voulu envelopper la gnose sous une espèce de paradoxe, quand il a dit : la gnose est une ; et là même, cependant, elle admet une multiplicité ; elle est sans aucun mouvement passionné et avec un désir perceptible ; elle est parfaite, et elle est défectueuse. Ceux qui connaissent par quelque expérience d’eux-mêmes, ou d’autrui, les états de la voix passive, sont bien éloignés d’être surpris par ces apparentes contradictions. Elles s’éludent toutes, comme celles que nous avons vues touchant les tentations du gnostique. Il est imperturbable, inaltérable pour lui-même, mais, quand Dieu le veut frapper pour autrui, il le rend sensible et faible comme un petit enfant, pour lui faire souffrir des peines inconcevables. Dans la tentation, il paye les dettes d’autrui et représente Jésus-Christ en portant les péchés des hommes. Voilà un genre de tentations passives.
Servez-vous de la même clé, pour les autres contradictions que j’ai rapportées. Le gnostique désire et ne désire pas ; il est toujours simple, toujours un, toujours le même ; cependant il admet la multiplicité ; la gnose en un sens est parfaite et en un autre est défectueuse. Tout cela s’accorde, si on considère les divers degrés et les diverses opérations de Dieu, pendant que l’âme meurt à tout, dans une passiveté qui n’est pas encore consommée. Elle perd de plus en plus tous les désirs actifs ; elle ne peut plus former ceux qu’elle formait autrefois avec tant de ferveur ; tout tombe peu à peu dans un abandon sans réserve, qui est l’amour sans bornes dont parle saint Clément.
Mais quand l’âme a passé au-delà de toute purification, et, qu’elle ressuscite, par sa transformation en Dieu, ces désirs ressuscitent aussi ; alors ce sont des désirs inspirés de Dieu, et vécus passivement par l’âme; alors il n’y a plus de désirs, de volonté propre, même vertueuse, c’est-à-dire excitée avec effort. La gnose est une et toujours la même ; cependant elle admet une multiplicité, c’est-à-dire que l’âme, réduite à une opération très simple qui exclut la multitude des actes excités et réfléchis, admet néanmoins passivement la multiplicité de tous les actes que Dieu imprime en elle. Elle ne sent plus rien par elle-même, et elle est dans une entière involonté , mais elle se laisse pour ainsi dire vouloir toutes les différentes choses que Dieu prend plaisir de vouloir en elle. Elle est toujours une, par son adhérence simple, directe et unique, au seul vouloir divin ; et elle est multipliée à l’infini par la variété des lumières et des dispositions qui lui sont infuses. En un mot, elle est comme la grâce, qui, étant très simple dans son principe, prend toutes les formes, comme dit l’apôtre multiformis gratiae a Dei148.
Enfin, la gnose est parfaite et défectueuse; défectueuse dans son commencement et dans tous ses degrés, jusqu’au dernier ; car saint Clément nous dépeint le gnostique qui passe au travers des progrès mystiques jusqu’à l’apathie ; elle est parfaite, quand l’âme est clans l’union inaltérable, où elle devient déiforme. En cet état même, si éminent, il reste encore un mélange de perfection et d’imperfection ; à parler en toute rigueur, l’âme n’est encore ni impeccable, ni infaillible. Bien loin de l’être, elle commet actuellement certaines fautes légères, comme celle de Moïse privé de la Terre Promise, et de saint Pierre repris par saint Paul. De plus, Dieu lui laisse certains petits défauts extérieurs, pour voiler les richesses de sa grâce. Enfin, cette âme éprouve encore, comme nous l’avons dit, des faiblesses et des tentations pour autrui. Et ainsi, elle est tout ensemble parfaite et défectueuse.
Quand je considère cet état prophétique et apostolique, attaché à la gnose, je me rappelle aussitôt avec étonnement qu’il doit y avoir des gnostiques, dans tous les siècles, pour suppléer à l’absence des apôtres ; que ces gnostiques sont de tous âges et de toutes conditions, laboureurs, artisans, gens sans lettres qui n’arrivent à cette sublimité que par le pur amour et point par leurs talents ; qu’ils sont de tous états, même gens mariés, et des deux sexes ; car les hommes et les femmes, dit saint Clément, sont également appelés à cet état apostolique. C’est une chose surprenante, et néanmoins bien manifeste dont notre auteur saint Clément, n’a parlé ainsi qu’après le prophète Joël, cité par saint Pierre, dans les Actes : « Je répandrai de mon esprit sur toute chair, sur mes serviteurs et sur mes servantes ; vos fils et vos filles prophétiseront et auront des songes149. »
Après cela, je ne m’étonne plus de voir un pauvre mendiant qui instruit et qui dirige le grand prédicateur Tauler150. Je ne suis plus surpris de voir sainte Catherine de Gênes, qui dirigeait un grand nombre d’enfants spirituels comme nous le voyons dans sa vie151. Je regarde de même la bienheureuse Angèle de Foligno, qui déclare en mourant, à tous ses enfants spirituels présents et absents152, qu’elle a été donnée de Dieu pour lui rassembler tous les élus de dessus la terre au deçà et au delà des mers. Enfin je ne m’étonne plus de voir sainte Thérèse qui dirige le bienheureux Jean de la Croix, le Père Antoine de Jésus et beaucoup d’autres prêtres et religieux, savants et vénérables. Remarquez que cette sainte a mérité que l’Église demande à Dieu d’être nourrie de sa céleste doctrine. Enfin je comprends par là avec quel esprit saint François de Sales révère, dans une mère religieuse, des conseils pour la vie intérieure et un genre d’oraison qu’il reconnaît être au-dessus de son expérience.
15. Quelle est la sûreté de la voie gnostique
On dira que ces choses sont dangereuses ; et je répondrai qu’elles ne sont dangereuses que quand elles ne sont pas vraies. Ce qui est dangereux, « sujet à des chutes, et rempli de précipices », comme dit saint Clément, c’est d’être encore pathique ; et de n’être point dans la gnose. Il se fait encore ailleurs cette même objection, en parlant ainsi : « et il y en a qui disent que la gnose enfle ; mais, nous leur répondrons peut-être qu’il est dit que celle qui paraît gnose peut enfler, si toutefois quelqu’un croit, que φυσιοΰν signifie enfler ; mais comme le terme de l’apôtre, comme il est plus vraisemblable, signifie penser, véritablement et d’une manière élevée, le doute se trouve résolu153. »
Ce qu’il faut conclure, c’est que rien n’est plus mauvais, ni moins sûr que de vouloir être plus sage que Dieu, et de rejeter ces dons véritables, par une crainte excessive des faux. Il faut être prêt à tout, croire, avec simplicité et petitesse, sans ardeur dédaigneuse, ni respect humain, ni hésitation dans la foi. Ensuite il ne faut croire en particulier rien que ce qu’on aura éprouvé solidement, pour voir s’il vient de Dieu. Mais il ne faut être surpris de rien, et ce serait avoir peu de foi, et un cœur bien étroit, que de rejeter les dons de Dieu, par défiance ou par mauvaise volonté. « Nul don de Dieu n’est faible, comme dit saint Clément. La vérité sera persécutée jusqu’à la fin, mais elle demeurera sans que les hommes puissent l’en empêcher154. »
Voulez-vous savoir quelle est la perfection du gnostique ? Souvenez-vous que, selon saint Clément, il est à la droite du sanctuaire, pendant que les autres fidèles pathiques et mercenaires ne sont qu’à gauche. Souvenez-vous qu’il est « le seul qui honore Dieu d’une manière véritable et digne de lui155. » Souvenez-vous encore que la doctrine commune des fidèles n’est qu’une gnose abrégée pour instruire des choses les plus pressées, qu’une semence et une odeur de la gnose. Voulez-vous voir la différence que saint Clément met entre les divers degrés des fidèles ? « Les prophètes, dit-il, sont parfaits dans la prophétie » ; il faut se souvenir que, suivant ce Père, les prophètes et les gnostiques sont la même chose. « Les justes le sont, dans la justice. Les martyrs, dans la confession; les autres dans la prédication, n’étant pas privés des vertus communes et ayant de la droiture dans les degrés où ils sont établis156. » Vous voyez qu’il met les justes, les martyrs et les docteurs de son temps, au-dessous de son gnostique qui a le don de prophétie. Ces autres hommes si éminents sont mis dans un état bien inférieur, où il leur donne seulement les vertus communes avec une droiture proportionnée à leur degré.
Nous lisons ailleurs, dans le même ouvrage, que « la gnose est uniforme, toujours d’accord avec elle-même et avec le Verbe divin. » C’est pourquoi l’apôtre dit : « Je ne vous serais point utile si je ne vous parlais ou en révélation, ou en gnose, ou en prophétie, ou en doctrine ». Ceux qui ne sont pas gnostiques « ne laissent pas néanmoins de faire quelque chose de bien, comme il arrive dans ce qui regarde le courage, mais ce n’est pas selon le Verbe157. » Ces paroles supposent manifestement qu’il y a toujours quelque reste d’imperfection dans toutes les vertus pénibles et excitées des pathiques, dans l’état actif, jusqu’à ce qu’elles soient purifiées passivement par la gnose et par l’inspiration habituelle du Verbe.
Nous avons vu que toutes les vertus changent par la gnose, jusque-là que saint Clément ne veut pas que les gnostiques se réjouissent comme le simple fidèle. « Autre est la joie, dit-il, qu’il faut assigner à l’Église comme lui étant convenable ; autre est la douceur qu’il faut attribuer au véritable gnostique158. »
Nous avons vu que le gnostique a passé au-delà de toute purification ; qu’il n’a plus ni tache, ni souillure. Le même Père dit encore que, « marchant sur les traces des apôtres, les gnostiques doivent être sans péché. » Il dit encore ailleurs que son gnostique « est pur de toutes les taches de l’âme159. » Ces expressions sont conformes à celles des mystiques, entre autres de saint Jean de la Croix qui dit, en plusieurs endroits160, que l’âme retourne à sa pureté originelle. Les théologiens spéculatifs se scandalisent de cette proposition ; mais ils devraient songer qu’elle est dans toute la rigueur du dogme. La concupiscence est une peine du péché, et une source de péché ; mais elle n’est pas le péché même. Elle est un désordre dans la nature, mais elle n’est point une souillure dans l’âme. Il est, de foi, que rien qui soit tant soit peu souillé n’entrera au royaume du Ciel. Les petits enfants baptisés ont la concupiscence, ils entrent dans le Ciel sans passer par le purgatoire. Voilà un exemple décisif pour montrer qu’on peut être sans aucune tache et dans la pureté originelle, avec la concupiscence.
Il faut encore remarquer que saint Augustin nous dépeint trois sortes d’hommes161. Les premiers meurent si parfaits qu’ils n’ont pas besoin des prières de l’Église. Les seconds ont si mal vécu que les prières de l’Église leur seraient inutiles. Les troisièmes sont les imparfaits qui n’ont pas assez mal vécu pour être exclus de ces prières, et qui n’ont pas assez bien vécu pour n’en avoir aucun besoin. De ces trois sortes de fidèles, les derniers passent par le purgatoire et les premiers n’y passent point. Cette doctrine de saint Augustin est fondée sur une tradition constante de toute l’Église, de laquelle il résulte qu’un certain nombre de justes sont exempts de toute souillure avant que de mourir, quoiqu’ils aient la concupiscence, puisqu’ils ne passent point par le purgatoire. Être exempt de toute souillure et de toute tache, c’est arriver à la pureté de la création. En vain chicanerait-on sur le terme de pureté, il ne peut et ne doit jamais signifier qu’une exception de toute souillure.
Quand saint Clément dit donc que le gnostique a passé au-delà de toute purification, et qu’il n’y en reste plus aucune à faire en lui, il signifie clairement par là que le gnostique est dans la pureté de la création et qu’étant sans tache, il peut aller au Ciel sans passer par le purgatoire. Il est évident qu’il n’y a plus de purgatoire pour celui dans lequel il ne reste plus ni souillure à effacer, ni purification à faire. C’est pourquoi tant de saints ont cru que certaines âmes, rigoureusement éprouvées par les peines extérieures, souffrent un purgatoire d’amour en cette vie, en sorte qu’elles n’en souffrent point. d’autres après la mort. Sainte Catherine de Gênes et sainte Thérèse ont fait une vive expérience de ce feu intérieur qui consume les âmes, comme celui du purgatoire après cette vie.
Remarquez la conformité de ces deux états : c’est une peine involontaire, et imprimée sans qu’on sache comment ; on ne peut ni l’éviter, ni l’adoucir, ni lui résister par courage, ni s’aider pour son propre soulagement. On ne peut qu’acquiescer passivement, pour laisser faire la justice de Dieu. Il faut que ce feu vengeur travaille seul, et par lui-même, à dissoudre l’âme et à la renouveler, par une espèce de force universelle. Ce n’est qu’en la détruisant qu’il la purifie, et qu’elle passe par le creuset pour y consommer jusqu’au moindre reste de l’amour-propre. Il faut qu’elle coule comme le métal fondu et qu’elle perde toute consistance en elle-même pour recevoir, dans les divers moules, toutes les formes qu’il plaira à Dieu. C’est par cette destruction de tout ce qui résiste et qui a encore quelque consistance propre, que l’âme, renouvelée dans le pur amour, ne tient plus à soi et se rapporte uniquement à Dieu selon la fin de la création. Il faut que cette purification foncière, qui ne s’opère que par la souffrance paisible, se fasse en ce monde, ou en l’autre. Les âmes lâches et imparfaites meurent, sans avoir laissé faire à Dieu cette opération douloureuse. Un petit nombre d’âmes généreuses se livrent, dès cette vie, aux tourments inexplicables du pur amour.
C’est ce que saint Clément nous assure que son gnostique a fait, quand il dit qu’il n’a plus besoin de vertu, ni combat à soutenir, ni taches à effacer ; et qu’il a passé au-delà de toute purification. La plupart des docteurs, qui savent que certaines âmes ne passent point par le purgatoire de l’autre vie, ne songent point assez au purgatoire intérieur, par lequel elles doivent avoir été entièrement renouvelées en Jésus-Christ avant la mort.
Encore une fois, je sais bien qu’on dira que ces voies extraordinaires sont dangereuses. Ce qui est dangereux, ce n’est pas d’être dans ces voies, mais de s’imaginer faussement qu’on y est. Qu’on éprouve les âmes, et qu’on respecte toujours la voie. Ce ne sera jamais en confondant l’illusion avec le véritable attrait de Dieu, que l’illusion sera dissipée pour nous. Je ne vois rien de si indigne du christianisme et de si honteux, que de craindre la perfection comme un chemin bordé de précipices, et de chercher la pureté dans l’imperfection d’une vie commune. Pourquoi craindre de ne s’aimer plus soi-même, et de n’aimer que Dieu seul ? Pourquoi craindre de renoncer entièrement à soi, et de n’avoir plus d’autre volonté que celle de Dieu ? Pourquoi craindre d’être, comme les apôtres, livrés à la grâce ? La vraie sûreté n’est ni dans les moyens, ni dans les actes que nous pouvons choisir.
C’est pourquoi saint Clément met une espèce d’indifférence dans tous les états ; il ne s’attache qu’à la gnose. « La viande, dit-il, ne nous rendra pas recommandables, ni le mariage, ni le renoncement au mariage, sans gnose; mais la vertu qui consiste à agir gnostiquement. Toutes les choses créées pour notre usage sont bonnes, comme le mariage avec un usage modéré. Le plus grand des biens, c’est de parvenir, par une vertu impassible, à la ressemblance de Dieu162. » La sûreté ne consiste donc qu’à suivre l’attrait divin, et l’Esprit qui souffle où Il veut. En tout cela, il ne s’agit de rien faire contre la règle immuable de la loi écrite, ni contre le cours journalier de la providence. Il ne s’agit pas même de s’arrêter à des lumières ou à des révélations. Quand il ne s’agit que de mourir à tout soi-même, dans la plus obscure foi et dans l’amour le plus désintéressé, faut-il tant craindre l’illusion ?
On me demandera peut-être s’il y a beaucoup de gens dans cet état. Je réponds que Dieu seul sait leur nombre. Saint Clément dit souvent que la gnose n’est pas dans tous, et qu’elle est donnée à peu de personnes. En effet il n’est que trop visible qu’il y a peu de chrétiens morts à eux-mêmes. Ce n’est pas que Dieu refuse cette grâce aux hommes : Il ne cherche qu’à se communiquer. Saint Clément dit souvent que la gnose est le bien propre et naturel à l’homme. Ce qui marque que c’est sa vocation et la fin essentielle pour laquelle il est créé. En effet, il faut que tout prédestiné parvienne à cette grâce sublime, par le purgatoire d’amour en cette vie, ou par un autre purgatoire après la mort. Il y a beaucoup d’appelés, et on peut dire même que tous sont appelés en général. La plupart des âmes n’ont pas le courage de laisser faire Dieu et de se renoncer. Elles se reprennent toujours, sur de beaux prétextes, après s’être renoncées, et ne font que languir, sans achever leurs sacrifices. Elles résistent à Dieu par les réserves secrètes qu’elles font, et ne trouvent aucune paix. Celles mêmes qui paraissent les plus courageuses ne laissent pas d’avoir encore certains retours subtils et imperceptibles sur elles-mêmes, qui entretiennent une vie secrète et maligne, dans les derniers replis d’un cœur où Dieu ne demande que mort. Tout cela contriste le Saint-Esprit, tout cela affaiblit et retarde l’opération divine.
Ainsi la multitude des fidèles lâches s’exclut elle-même de la perfection où elle était appelée ; et le petit nombre d’âmes élues rend, par ces résistances secrètes, très long et très pénible un ouvrage que la grâce rendrait court et facile, si elle trouvait des cœurs simples et toujours prêts à la recevoir dans toute sa force. C’est pourquoi je ne crains pas de dire, après saint Clément, que « la gnose purifie promptement et qu’elle est propre pour faire recevoir facilement un changement en mieux. C’est pourquoi, continue-t-il, elle conduit avec facilité à l’état simple et divin, qui est fait pour l’âme, et qui lui est naturel. Elle y conduit l’âme, par une lumière qui lui est propre, la faisant passer au travers des progrès mystiques, jusqu’à ce qu’elle l’ait établie dans le lieu plus éminent du repos163. »
On ne saurait trop remarquer que, suivant ce Père, des dons si éminents sont propres et naturels à l’homme ; et que cette voie, quand notre infidélité ne l’allonge point, est courte et facile. C’est pourquoi ce Père dit que la « gnose est la perfection de l’homme en tant qu’homme », qu’elle est « la propriété de l’âme raisonnable », et que l’âme du gnostique, devenue toute spirituelle et s’étant avancée vers ce que lui est naturel dans l’église spirituelle, elle demeure dans le repos de Dieu. Peut-on exprimer plus fortement que tous les hommes sont pour la gnose ?
Si nous voulons reprendre maintenant les choses déjà éclaircies dans ce chapitre, voici ce que nous pourrons rassembler.
Premièrement, la gnose est la plus parfaite de toutes les voies, puisqu’il n’y a qu’elle seule qui honore Dieu d’une manière digne de Lui et qu’elle fait passer l’âme au delà de toute purification.
Secondement, elle est la plus sûre de toutes les voies : quand elle est véritable, elle n’enfle point ; loin de jeter dans l’illusion et dans l’erreur, elle est le préservatif contre toutes les hérésies. Ce n’est que faute de suivre la gnose que tant d’hérétiques ont abandonné les Écritures. Je m’imagine entendre saint François de Sales, qui disait que l’amour de Dieu changerait plus d’hérétiques que toutes les controverses : en effet, si les docteurs, au lieu de se remplir la tête de questions subtiles, de faits et de passages pour montrer l’érudition, lisaient simplement les Écritures, avec le même esprit qui les a faites, l’Église n’aurait pas tant d’erreurs à combattre.
Troisièmement, les pathiques et mercenaires, qui n’ont pas la gnose, sont dans une voie sujette à des chutes et pleine de précipices.
Quatrièmement, la gnose est propre et naturelle à tous les hommes, car elle n’est que la voie pour les ramener à la fin de leur vocation. Mais quoique tous soient appelés à cette perfection, peu sont élus, à cause de leurs indispositions volontaires ; la grâce ne manque pas aux hommes, mais les hommes manquent à la grâce. Pour la perfection évangélique, il est vrai qu’il est dangereux de vouloir mettre tout le monde dans cette voie et de vouloir élever tout à coup les fidèles imparfaits, mal instruits, aux degrés sublimes, avant qu’ils se soient exercés dans les inférieurs. Mais ce n’est pas la faute de la gnose, ni de la grâce qui les invite tous, et qui est la propriété de l’âme raisonnable. C’est la faute des hommes qui, par leur indisposition, se rendent incapables des perfections extérieures.
Cinquièmement, la gnose change l’homme, de bien en mieux, avec promptitude et facilité, par une lumière qui lui est propre et naturelle. Ainsi, cette voie est courte et facile en elle-même, quoique les hommes, lâches et indociles, la rendent difficile et longue. C’est ainsi que raisonne saint Clément. Et l’abbé Isaac, dans Cassien164, raisonne de même. L’oraison sublime et continuelle est un état dont les plus simples et plus ignorants sont capables. Cependant il ne faut communiquer ce secret qu’à ceux qui ont la vraie soif. Cette oraison demande des préparations et des exercices, qui conduisent à l’habitude ; elle est néanmoins plus courte et plus facile que la voie ordinaire des méditations variées. Cette conformité de saint Clément avec Cassien me rappelle aussi la conformité de leurs sentiments avec ceux du bienheureux Jean de la Croix, qui dit que165, quand les âmes sont solidement instruites et mortifiées, surtout en communauté, Dieu les appelle en peu de temps à cette oraison qui n’est plus discursive. Je conclus toujours que tout dépend de l’expérience du directeur, qui doit éprouver ce qui vient de Dieu.
16. La gnose
est fondée sur une tradition secrète
Nous avons déjà vu que les apôtres, Jacques, Pierre, Jean et Paul, étaient gnostiques. Nous avons vu aussi que Josué l’était, et à plus forte raison son maître Moïse. Nous avons vu aussi que sa prophétie est renfermée dans la gnose ; et par conséquent que les prophètes ont été gnostiques. II paraît que saint Clément a cru que la gnose était tout ensemble écrite et non écrite. Écrite, en ce que ceux qui en avaient l’intelligence et la pratique la trouvaient sans cesse dans les saints livres, et que ceux qui n’étaient pas gnostiques ne la trouvaient point. « La vie du gnostique, comme je le crois, dit-il, n’est autre chose qu’une suite d’actions et de discours conformes à la tradition du Seigneur. Mais la gnose n’est pas donnée à tous ; car je ne veux pas que vous ignoriez, mes frères, dit l’apôtre, que tous ont été sous la nuée, que tous ont eu part à une nourriture et à une boisson spirituelles, faisant voir par là clairement que tous ceux qui ont entendu la parole n’ont compris, ni en pratique, ni en spéculation, la grandeur de la gnose166. » Nous voyons déjà la tradition du Seigneur et de ses apôtres, qui remonte jusqu’aux prophètes et à Moïse. Mais elle est une tradition secrète et enveloppée, en sorte que ceux qui ne sont pas gnostiques, voient et ne croient pas, entendent et ne comprennent pas, et lisent les mystères de la gnose avec un voile sur le cœur. « Vous trouverez donc, si vous le voulez, dit saint Clément, la gnose dans les actions et dans les écrits des apôtres. » En effet, les actions des apôtres ne montrent pas moins que leurs écrits, cet état passif, qui est tout inspiré, puisque l’Esprit de Dieu les meut en chaque chose et fait en eux tout ce qu’ils font. Cette souplesse de l’âme, qui se laisse mouvoir sans cesse à l’esprit intérieur, n’est que la perfection de notre coopération à la grâce pour pratiquer l’Evangile. Ainsi saint Clément ne craint point de dire : vous trouverez, si vous le voulez, la gnose dans leurs actions et dans leurs écrits. C’est pourquoi nous avons vu qu’il dit encore que la vie du gnostique n’est qu’une suite d’actions conformes à la tradition du Seigneur. Mais, quand il dit : « Vous trouverez si vous le voulez », il fait entendre qu’on ne trouve la gnose, dans les saintes Écritures, que quand on veut l’y trouver et qu’on l’y cherche avec préparation.
De là vient qu’il dit, ailleurs, que la gnose n’est point écrite, c’est-à-dire qu’elle ne l’est pas clairement et qu’on ne la trouve pas en rigueur dans le sens grammatical de la lettre. « La gnose, dit-il, ayant été laissée par les apôtres à un petit nombre de fidèles, sans écriture, elle est parvenue à nous. » Il faut donc exercer la gnose ou sagesse pour parvenir à une habitude de contemplation continuelle, et inaltérable. Il semble encore dire la même chose, d’une manière un peu confuse, dans un autre endroit au-dessus. « Dieu, dit-il, commande à Isaïe de prendre un livre nouveau et d’y écrire certaines choses ; l’Esprit a prédit par là que la sainte gnose qui vient de l’explication de l’Écriture lui serait postérieure, la gnose n’étant point encore écrite en ce temps-là, parce qu’elle n’était point encore connue. Elle avait été communiquée, dès le commencement, à ceux qui avaient l’intelligence ; ensuite, le Sauveur ayant instruit les apôtres, la tradition non écrite d’une chose écrite nous est donnée écrite sur des cœurs nouveaux par la puissance de Dieu, selon la nouveauté de ce livre167. »
Il semble résulter de ce passage que la gnose a été donnée de Dieu dès le commencement, sans écriture, à ceux qui en avaient l’intelligence, c’est-à-dire aux patriarches et aux autres saints qui ont précédé la loi écrite ; qu’ensuite elle a été écrite d’une manière enveloppée et allégorique, en sorte qu’elle est plutôt dans l’explication de l’Écriture, que dans l’Écriture même ; qu’enfin le Sauveur a donné à ses apôtres la tradition non écrite d’une chose écrite, c’est-à-dire une explication secrète et de vive voix, du sens le plus profond des Écritures, où le mystère de la gnose se trouve renfermé.
Le même Père dit encore : « La gnose donnée par tradition, selon la grâce de Dieu, semblable à un dépôt, est mise dans les mains de ceux qui se rendent dignes de l’instruction par elle ; la grandeur de la charité brille de lumière en lumière, car il est dit : l’on donnera encore à celui qui a la foi, la gnose ; et à la gnose, la charité et l’héritage. C’est pourquoi la gnose est donnée, à la fin, à ceux qui y sont propres, et qui sont choisis ; car on a besoin d’une plus grande préparation et d’exercice précédent pour entendre les choses qui sont dites alors, pour disposer sa vie, et pour arriver avec connaissance à ce qui surpasse la justice de la loi168. »
Toutes ces choses signifient que la gnose est dans l’Écriture, mais d’une manière profonde et mystérieuse, dont on n’a la clé qu’à mesure qu’on avance, par les divers degrés de la gnose, jusqu’à la charité pure et permanente qui en est le comble.
Le même Père montre l’économie et la dispensation de ces mystères en parlant ainsi : « L’apôtre montre clairement que la gnose tient le lieu principal, pour ceux qui en ont l’intelligence, puisqu’il dit aux Corinthiens : “J’espère que votre foi augmentera et que j’aurai un sujet plus abondant de me glorifier en vous par votre perfection, afin que je vous puisse annoncer les choses qui sont au-dessus de vous.” Par là, il nous apprend que la gnose, qui est la perfection de la foi, s’étend au-delà de l’instruction ordinaire, comme il convient à la majesté, de la doctrine du Seigneur et à la règle de l’Église169. »
Les choses que saint Clément dit de la gnose sont si prodigieuses et si incroyables qu’il sent bien le besoin qu’il a d’une grande autorité pour appuyer tout ce qu’il dit. C’est pourquoi il allègue si souvent une tradition, qui a deux circonstances décisives : la première, de remonter sans interruption, par Jésus Christ, par ses apôtres et par les prophètes, jusqu’aux patriarches qui sont dès le commencement, et qui ont précédé tout ce qui est écrit ; la seconde circonstance est que saint Clément allègue une tradition constante, et reconnue de l’Église dans le temps même où il écrivait. Le moins qu’on puisse donner à ce grand docteur de l’Église apostolique d’Alexandrie, mère de tant d’autres Églises, c’est de supposer qu’il a connu ce qu’il disait lorsqu’il a parlé au nom de l’Église à tous les païens, d’une tradition actuelle. Il a vécu peu d’années après la mort des apôtres, surtout de saint Jean. Non seulement dans le temps où il a écrit, mais encore dans la suite de tous les siècles, il n’a jamais été ni soupçonné, ni contredit, en cette matière.
Lorsque j’entends ce Père parler si affirmativement d’une secrète tradition, je me rappelle avec joie une tradition semblable, que l’abbé Isaac rapporte de son côté dans Cassien, pour les solitaires, et qu’il fait remonter jusqu’à saint Antoine170. Mais ceux qui voudraient disputer contre cette tradition, et qui s’opiniâtreraient à demander des passages formels tirés de la lettre de l’Écriture, ne sauraient être plus incrédules que ceux qui ont été réfutés par saint Clément. Voici comment il les réfute : « Après, dit-il, que nous aurons montré les choses qui sont signifiées, ... alors leur foi étant plus abondante, nous leur découvrirons les témoignages de l’Écriture ; les choses que nous allons dire paraissent, à plusieurs de la multitude, différentes des Écritures du Seigneur ; mais qu’ils sachent que c’est des Écritures même que ces choses vivent et respirent ; elles en tirent tout leur fonds, mais elles n’en prendront que l’esprit et point le langage171. » Qu’on ne s’étonne donc plus si l’état passif ou gnostique paraît aux yeux de la multitude contraire au texte des Écritures ; et qu’on ne demande plus aux mystiques des passages formels pris dans la rigueur de la lettre. Selon saint Clément, il s’agit de l’esprit et point du langage.
Au reste je ne puis finir ce chapitre, sans remarquer la conformité de saint Denys aussi bien que celle de Cassien. Avec saint Clément, saint Denys dit qu’ « il y a deux théologies, l’une commune et l’autre mystique ; et que la mystique a ses traditions secrètes, comme l’autre a sa tradition qui est publique ».
Je finis, en concluant avec saint Clément par ces paroles : « Nous savons que nous avons tous une foi commune pour les choses communes, qui est qu’il n’y a qu’un Dieu ; mais la gnose n’est pas dans tous : elle est donnée à peu172. » Ceux qui connaissent l’antiquité n’auront garde de me demander si saint Clément a une autorité suffisante pour établir tout ce qu’il dit de la gnose. Quand il manquerait, par lui-même, d’autorité, il en recevrait une plus que suffisante par sa conformité manifeste avec la tradition secrète des solitaires, disciples de saint Antoine, rapportée par Cassien. D’ailleurs, saint Denys, cité par saint Grégoire le Grand et par les conciles œcuméniques, parle précisément de même. Enfin, il a une admirable conformité avec les saints des derniers siècles, tels que Tauler, le Bienheureux Jean de la Croix, sainte Catherine de Gênes, saint François de Sales, et beaucoup d’autres.
Mais quel théologien catholique oserait rejeter l’autorité de saint Clément ? C’est un sublime philosophe, et par conséquent, bien éloigné d’une crédulité puérile. C’est celui de tous les Pères, sans exception, en qui éclate une plus profonde et plus étendue érudition. Sa connaissance des Saintes Écritures est admirable ; aussi les a-t-il enseignées dans la plus célèbre école du monde, qui était celle d’Alexandrie. Origène même a été son disciple. Saint Jérôme dit de lui : Clemens Alexandrinus presbyter, meo judicio omnium eruditissimus... quid in libres ejus indoctum ? II a fleuri, dès la fin du second siècle, au commencement de l’empire de Sévère, à peu près dans le temps que saint Irénée souffrit le martyre. Il l’avait vu apparemment, car il avait beaucoup voyagé pour rechercher curieusement la tradition des hommes apostoliques. Il était à peu près contemporain de saint Justin martyr et de l’apologiste Athénagoras. Saint Clément pape, nommé par saint Paul dans ses Épîtres, était de la même race que le nôtre : c’est Eusèbe qui nous l’assure. Et le nôtre, qui est l’alexandrin, pouvait encore avoir appris bien des traditions importantes par sa propre famille.
Il fallait que ce Père fût déjà fort âgé, un peu avant la fin du second siècle, vers l’an 194, car il assure qu’il a été instruit par des hommes qui l’avaient été eux-mêmes immédiatement par les apôtres. L’endroit où il le dit est très remarquable, nous le trouvons dans les Stromates, et Eusèbe l’a rapporté dans son Histoire :
« Je n’ai point composé cet ouvrage pour l’ostentation, c’est un trésor de mémoire que j’amasse pour ma vieillesse, un remède sans art contre l’oubli ou la malice, un léger crayon de ces discours animés, et de ces hommes bienheureux et vraiment dignes de mémoire, que j’ai eu le bonheur d’entendre, l’un en Grèce, qui était Ionien, l’autre en Italie ; l’un était de Syrie, l’autre d’Égypte ; deux autres dans l’Orient ; l’un en Assyrie, l’autre en Palestine, hébreux d’origine. Ayant rencontré ce dernier, qui était le premier en mérite, je me suis arrêté en Égypte, l’étudiant sans qu’il s’en aperçût. C’était une abeille industrieuse, qui suçant les fleurs de la prairie des apôtres et des prophètes, a produit, dans les esprits de ses auditeurs, un trésor immortel de gnose. Ceux-là avaient conservé la vraie tradition de la bienheureuse doctrine, qu’ils avaient reçue immédiatement des saints apôtres, de Pierre, de Jacques, de Jean, et de Paul, chacun comme un fils de son père. Mais il y en a peu de semblables à leurs pères. Ils sont venus, par la grâce de Dieu, jusqu’à nous, pour nous confier cette semence divine ; et je sais qu’ils se réjouiront de voir ici leurs discours, non pas expliqués, mais seulement marqués, pour les conserver. Car je crois qu’on a voulu décrire une âme qui désire que la bienheureuse tradition demeure fixée quand on dit : un homme qui aime la sagesse réjouira son père173. »
Eusèbe et saint Jérôme ont cru que ce dernier homme, hébreu d’origine, auquel il s’était attaché, était Pantène, disciple des apôtres, le même qui, revenant des Indes où il avait annoncé l’Évangile, fonda l’école d’Alexandrie où saint Clément enseigna après lui.
Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps : il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. Il cite quatre principaux disciples de ces quatre apôtres qu’il a cherchés dans des pays si éloignés les uns des autres. Ces quatre hommes si merveilleux avaient reçu immédiatement la vraie tradition de la bienheureuse doctrine. Cette bienheureuse doctrine n’est pas la simple foi des chrétiens ordinaires : c’est la gnose, qui est la matière dont saint Clément veut traiter dans ces Stromates. Cette vraie tradition de la bienheureuse doctrine ne se divulguait pas, car saint Clément ne la découvrit dans son maître qu’en l’étudiant sans qu’il s’en aperçût. C’est une semence divine qui est confiée à certains hommes. On n’a garde de l’expliquer clairement, on « la marque seulement pour la conserver ». Dès le temps de saint Clément, cette tradition s’affaiblissait selon l’apparence, parmi les fidèles et parmi les pasteurs ; car il dit : « Il y en a peu de semblables à leurs pères. » Il paraît même croire que ces hommes divins, qui avaient été instruits par les apôtres sur la gnose, avaient longtemps vécu par une providence particulière, pour transmettre ce dépôt secret : « Ils sont venus, dit-il, par la grâce de Dieu, jusqu’à nous, pour nous confier cette semence divine. » Qui osera douter du témoignage si positif et si précis d’un témoin, si instruit des temps apostoliques, si saint, si savant, si respecté de tous les siècles ?
17. Du secret qu’on doit garder
sur la gnose
Selon saint Clément, ce qu’on écrit sur la gnose, est, pour un grand nombre d’hommes, ce que le son de la lyre serait pour des ânes. Nous avons vu que la gnose ne doit pas non plus être découverte aux simples fidèles que les mystères des simples fidèles aux païens ; cette économie paraît sans cesse de tous côtés, dans les Stromates de ce Père. Quand il a parlé de la contemplation du gnostique, il ajoute : « Nous montrerons que cette contemplation a des mystères ».
Il va même plus loin car, en parlant des mystères de la foi commune, il prétend qu’il n’y a que les gnostiques qui en aient une véritable intelligence. « Ceux, dit-il, qui apprennent encore en entendent ce qu’ils peuvent ; mais cela est entendu par ceux qui sont choisis pour la gnose174. » Qui est le sage ? dit-il ailleurs, et il entendra ces choses. Qui est l’intelligent ? et il comprendra ceci. Car les voies du Seigneur sont droites, dit le prophète, déclarant que le gnostique peut seul connaître et expliquer les choses dites d’une manière cachée par l’Esprit. Mais celui qui les comprend se taira à propos, dit l’Écriture, c’est-à-dire qu’il n’en parlera point à ceux qui en sont indignes. Il est du gnostique, dit-il encore ailleurs, de savoir quand, de quelle manière, et à qui il doit parler. Il avait déjà dit que « le gnostique est content, quoiqu’il ne trouve qu’un seul auditeur. » Il cite Pindare, qui dit qu’il ne faut point parler, devant tout le monde, des choses importantes ou anciennes ; on ne le doit faire que par les sûres voies du silence. Enfin il parle ainsi ailleurs : « Cet état suffit à ceux qui ont des oreilles, car il ne faut pas développer le mystère ; il faut le montrer, autant qu’il est nécessaire, pour se rappeler la mémoire de ceux qui participent à la gnose175. »
Ces passages montrent évidemment trois choses. La première, que le gnostique enseigne, quand même il serait réduit à un seul auditeur ; la seconde, que loin de pouvoir être examiné, jugé, par ceux qui sont encore pathiques, il ne peut être, ni entendu, ni compris par eux, en sorte qu’il ne doit pas leur confier les mystères de la gnose, et qu’ils ne sont pas même en état d’être instruits par lui ; la troisième, que tout ce que l’on dit de la gnose n’est point encore tout ce que l’expérience en a appris au véritable gnostique ; qu’il ne doit pas le divulguer : ce serait violer le secret de Dieu et trahir 1e mystère. « Ce discours, dit-il en un autre endroit, a plusieurs profondeurs », ce qui marque plusieurs degrés de profondeur dans les mystères ; en sorte qu’un homme qui a l’intelligence d’une profondeur, peut n’entrer point avec assez de lumière dans les autres plus grandes, faute d’être assez avancé.
Saint Clément ne cesse de dire, après avoir avancé les choses les plus étonnantes : « Je tais les autres choses, glorifiant le Seigneur ». « La perfection de la foi s’étend, dit-il ailleurs, au-delà de l’instruction ordinaire comme il convient à la majesté de la doctrine du Seigneur, et à la règle de l’Église. » « II ne faut pas, dit-il encore ailleurs, développer le mystère ; il faut seulement le montrer autant qu’il est nécessaire, pour rappeler la mémoire de ceux qui participent à la gnose, et qui entendront bien dans quel sens il a été dit par le Seigneur ; devenez parfaits comme votre Père, remettant les offenses qu’on nous fait, en perdant le souvenir, et vivant dans l’habitude d’impassibilité176. »
II y a une infinité de passages semblables pour marquer une tradition apostolique et secrète, confiée à un petit nombre de parfaits, et qu’il ne leur est pas permis de révéler aux chrétiens pathiques et mercenaires. Mais voici trois passages, dont l’un précède les plus importantes choses, que saint Clément dit sur le gnostique ; et les deux autres sont comme la conclusion de tout ce qu’il en a dit.
Voici le premier : « Nous avons décrit, dit-il, ce qui regarde les mœurs, comme en abrégé, jetant seulement les semences, comme nous l’avions promis ; et ayant jeté les dogmes vivifiants qui sont la vraie semence de la gnose, afin que la connaissance des saintes traditions ne soit pas facile à découvrir par ceux qui ne sont pas initiés177. » Vous voyez partout un auteur qui ne parle qu’en abrégé, qui ne veut jeter que des semences secrètes, et qui craint de laisser entrevoir les saintes traditions aux fidèles pathiques qui ne sont pas initiés dans la gnose.
Voici le second passage : « Mes écrits, dit-il, sont fort variés, à cause de ceux qui pourraient les lire avec ignorance et mauvaise disposition. Ils ressemblent, comme leur nom le marque, à des tapisseries : ils passent continuellement d’une chose à l’autre ; ils paraissent montrer une chose par le fil du discours, et c’en est un autre qu’ils signifient ; à peine ce qui est écrit trouvera-t-il un homme qui l’entende ? 178 »
Il ne me reste qu’à rapporter encore le dernier passage où il achève d’expliquer la nature de ces écrits : « Ces livres des Stromates, dit-il, ne ressemblent point à des jardins, cultivés avec art, et plantés avec ordre, pour le plaisir de la vue ; ils ressemblent plutôt à une montagne couverte d’un ombrage épais, où sont plantés ensemble, des cyprès, des lauriers, des lierres, des pommiers, des oliviers, des figuiers, où les arbres qui portent du fruit sont mêlés, à dessein, avec ceux qui n’en portent pas. Cet ouvrage voulant être obscur, à cause de ceux qui ont la hardiesse d’enlever et dérober les fruits mûrs : ce laboureur prend de ces plantes, et les transportera ailleurs, pour en faire un jardin orné et agréable. Ces stromates, n’ont donc égard ni à l’ordre, ni à la diction. Les Grecs ne veulent point qu’on ait soin de la diction dans ce genre d’ouvrage. Et ils sèment les dogmes d’une manière obscure, et ne suivant pas ce que la vérité paraît demander. C’est afin d’exciter par là le lecteur à aimer le travail, et à devenir capable de trouver, car les appâts sont différents, à cause de la différence des poissons179. »
Il dit encore que le Seigneur « a révélé au grand nombre ce qui était pour le grand nombre, et aux petits, ce qu’Il savait qui ne convenait qu’aux petits, et qu’ils étaient capables de recevoir pour être formés ». Il ajoute que « cette instruction ne peut se faire qu’à l’égard de ceux qui sont éprouvés. Je les excite, dit-il, par ces monuments que je laisse ; j’en omets plusieurs, à dessein, choisissant avec discernement, et craignant d’écrire les choses que je me suis bien gardé de dire. Je ne garde point ce silence par envie, ce qui serait criminel ; mais je crains pour ceux dans les mains de qui cet ouvrage tomberait, de peur qu’ils ne tombassent en l’expliquant mal, et que je ne parusse fournir un glaive à un enfant, selon le proverbe. » Enfin il assure qu’il a « oublié » beaucoup de ces choses qu’il avait eu le bonheur d’entendre, car « il y avait, dit-il, une grande force dans ces hommes bienheureux ». Il dit que ces choses lui ont échappé, «par la longueur du temps ». D’autres, dit-il, « se sont éteintes en s’affaiblissant dans ma pensée180. »
Le profond secret avec lequel il croit devoir cacher religieusement la gnose suffirait seul pour démontrer qu’elle renferme, tout au moins, ce que les mystiques ont dit de plus fort sur la vie intérieure. Ce secret ne serait-il pas insensé et ridicule, s’il ne contenait que les vertus des meilleurs chrétiens qui vivent dans la voie commune ? Si la gnose était bornée là, les exagérations mystérieuses de saint Clément seraient, je l’ose dire, le comble de l’extravagance. C’en serait une très impie que de lui attribuer un dessein de si mauvais sens, suivi et soutenu dans un si long ouvrage.
Au reste, il est naturel qu’en lisant ces passages qui promettent une si profonde obscurité, avec des expressions si sobres, et si enveloppées, le sage lecteur me demande : qu’est-ce que saint Clément a pu donc vouloir cacher sur la gnose, puisqu’il dit si clairement, et avec tant de répétitions, des choses qui semblent si outrées ? À cela, je n’ai que deux choses à répondre. La première, c’est qu’il n’a point parlé des purifications, par lesquelles le simple fidèle devient gnostique. II montre seulement qu’on parvient à l’apathie par le « grand exercice véritable et pur » ; mais il n’explique point en détail en quoi consiste cet exercice. Il représente le gnostique comme s’étant élevé par le pur amour au-dessus de toute crainte et de toute espérance ; mais il n’explique point ce qu’il appelle « les progrès mystiques », au travers desquels on arrive à la gnose, et enfin à l’amour qui en est le comble. Il dit que le gnostique passe « au-delà de toute purification », et qu’il n’en reste plus à faire pour lui ; mais il passe légèrement, en deux mots, sur toutes ces purifications ; il en détourne adroitement la vue du lecteur ; il n’en parle que pour les représenter comme déjà finies. Ce n’est pas sans un grand mystère. Cet état d’épreuve et de purification rigoureuse, que les mystiques nomment état de mort et d’épreuves, et dont ils ont écrit des choses si humiliantes et si affreuses pour la nature, aurait pu scandaliser les philosophes païens, qui ne voulaient que des vertus héroïques et triomphantes. C’est le seul point de la gnose que saint Clément voile sous le silence, tout le reste est dit en des termes si forts qu’on a besoin de les adoucir pour sauver le dogme catholique.
Ma seconde réponse est que les choses qui paraissent les plus excessives dans saint Clément ne laissent pas de faire un tout aussi obscur et aussi embrouillé qu’il l’a prétendu. Si on en demande la preuve, j’alléguerai mon expérience et la peine avec laquelle il m’a fallu rassembler, dans sept livres fort longs, les morceaux épars d’un système qui sont entassés et confondus avec une infinité d’autres matières étrangères. Que si mon expérience ne satisfait pas le lecteur, je lui allèguerai la sienne propre, et celle de tant de savants hommes qui ont lu jusqu’ici saint Clément sans soupçonner même qu’il ait jamais parlé de la voie passive des mystiques.
Ce qui est néanmoins étonnant, c’est que ce Père, si sage et si éclairé, ait dit tant de choses sur un secret qu’il ne voulait pas découvrir. Que n’aurait-il pas dit, s’il eût parlé à découvert ? Il nous dépeint son gnostique, dans un état différent de celui du simple fidèle qui a la foi, l’espérance et la charité. Le gnostique contemple sans cesse, en tout temps et en tout lieu, sans images, ni diversité de pensées, et par conséquent sans actes ni discours. Il est toujours dans la même disposition à l’égard des mêmes choses, excluant même tous les objets incorporels qui ne sont pas Dieu, et Dieu, en tant qu’incompréhensible. Il est consommé dans l’union inamissible et inaltérable ; ayant passé au-delà de toutes oeuvres aussi bien que de toute purification, il n’a plus qu’à se reposer avec Dieu, qu’il voit face à face par la contemplation.
Il n’a plus besoin de vertu, parce qu’il n’a plus aucun mal à combattre, qu’il est dans l’apathie et l’imperturbabilité, que sa contemplation est devenue une substance vive et permanente, et qu’il a, ou pour mieux dire, qu’il est l’être même de la bonté. Il ne lui reste plus aucun désir à former, ni pour les biens temporels, ni pour son salut, dont l’espérance ne le touche plus, tant son amour est désintéressé ; ni pour son âme, car il n’agit point pour être sauvé. Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.
Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit ; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre ; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle ; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau ; elle le contraint, elle le violente, pour être bon : il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La Sagesse se contemple elle-même en lui ; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connaît la volonté du Seigneur ; et par l’Esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’Esprit.
Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent ; car c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu, ni compris. Nul chrétien pathique et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique et, suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne à ses disciples les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bienheureux, suffisant à lui-même, déiforme ou Dieu sur la terre ; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.
Que le lecteur qui lit ces choses n’entreprenne pas de les comprendre s’il n’en a aucune expérience ; et qu’il croie humblement cette sainte tradition, dont saint Clément est un témoin si vénérable. Qu’il ne juge point du don de Dieu, puisqu’il ne l’a pas encore reçu, et qu’il n’a pas même encore été digne d’en être instruit, par l’onction intérieure, comme simple disciple de la gnose. Qu’il craigne de se corrompre dans ce qu’il connaît, en blasphémant ce qu’il ignore. Qu’il prie seulement. Qu’il fasse taire sa raison, aussi bien que son imagination et ses sens, pour n’écouter plus, dans ce silence de toute créature, que la seule parole incréée. Qu’enfin, en purifiant son cœur et se renouvelant dans l’esprit intérieur, il mérite d’avoir ces yeux illuminés du cœur, dont parle l’apôtre, lesquels sont seuls dignes de découvrir le secret ineffable de l’amour divin.
Ce que je conjure le lecteur de bien remarquer à chaque page, c’est qu’il n’est pas permis de prendre les expressions de saint Clément comme un amas confus d’exagérations vagues et absurdes : ce serait une impiété. Toutes ces expressions sont précisément choisies pour former un corps régulier de système ; et toutes les parties de ce système, lorsqu’on les rassemble, se trouvent précisément les mêmes qui composent celui de nos mystiques. L’unique différence est que les mystiques expriment les mêmes choses, avec des termes plus précautionnés. De plus, ce qui est dit par saint Clément est dit de même par Cassien et par saint Denys. Au reste, on n’a qu’à réduire équitablement les expressions étonnantes de saint Clément au sens le plus modéré, le plus adouci et le plus correct qu’on voudra, en toute rigueur théologique. Je déclare au nom de tous les mystiques véritablement pieux que ce sens le plus modéré renferme encore tout ce qu’ils demandent. Fin.
NOTE BIOGRAPHIQUE
François de Salignac de la Mothe-Fénelon est né à Fénelon, dans le Périgord, en 1651, et mort à Cambrai en 1715. Il étudie au collège jésuite de Cahors puis à Paris. Marqué par l’influence du P. Tronson, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, il est ordonné prêtre en 1675. Il est nommé trois ans plus tard supérieur d’une maison d’éducation pour les jeunes protestantes converties. Grâce au soutien de Bossuet, dans l’entourage duquel il travaille, il est nommé en 1689 précepteur du duc de Bourgogne. Mais, au même moment, il rencontre madame Guyon, qui lui fait découvrir la vie mystique. D’abord protégée par madame de Maintenon, elle est de plus en plus durement attaquée par Bossuet et ses amis. Fénelon lui demeure fidèle. Nommé archevêque de Cambrai en 1695, il est toutefois affaibli par les violentes réactions que suscite son Explication des maximes des saints (1697), puis les Aventures de Télémaque (1699), dans lesquelles Louis XIV voit avec raison une critique de son absolutisme. Dès lors, Fénelon se replie sur son diocèse pour lequel il travaille avec un zèle exemplaire et un rigoureux souci d’obéissance à l’Église. Il anime aussi un cercle spirituel et demeure en relation avec madame Guyon, retirée à Blois.
NOTE SUR LE PRÉSENT TEXTE
Le manuscrit du Gnostique de saint Clément d’Alexandrie est conservé aux Archives de Saint-Sulpice (ms. 2043 « Fénelon Lacombe Guyon »). Signalé comme œuvre de Fénelon dès le XVIIIe siècle, puis attribué au père Lacombe, confesseur de madame Guyon, il a été identifié de manière certaine par le père Paul Dudon s.j.
Nous pouvons aujourd’hui reconstituer sa chaîne de transmission. Madame Guyon s’intéresse au Gnostique dès le mois qui suit la rédaction : « Je voudrait si bien voir Saint Clément : si notre Général [Fénelon] me le voulait prêter, je ne le garderais point du tout et je le rendrais bien promptement 181. » Fénelon lui fait alors parvenir une copie de son double du Gnostique communiqué à Bossuet. Elle en fait faire à son tour une copie destinée au père Lacombe, qu’elle atteste postérieurement à la saisie de leur correspondance : « Je ne suis nullement en peine de l’écrit de Saint Clément, parce que c’est moi qui le lui ai envoyé. Je ne l’ai point eu de l’auteur, mais d’un copiste, lequel l’avait eu d’un autre à l’insu de l’auteur 182. » Lacombe avait accusé par deux fois la réception du texte : « Saint Clément alexandrin est un excellent ouvrage ; il paraît que son auteur a été singulièrement inspiré pour déterrer d’un auteur si grave et si ancien la véritable théologie mystique », et : « De quoi a servi le Saint Clément d’Alexandrie, tout utile qu’il est dans le fond ? » 183. On note les précautions prises pour protéger Fénelon dans les lettres échangées entre la prisonnière de Vincennes et le prisonnier de Lourdes.
La copie du ms. 2043, regroupée avec des écrits de Lacombe, est de la main de l’une des deux « filles » qui accompagnèrent madame Guyon dans ses prisons, comme le montre la comparaison avec le ms. 2057, folios 236 sv., donnant entre autres le poème de madame Guyon : « Je suis orpheline… ». Il s’agit peut-être de la main de « Famille » (Marie de Lavau) ou plus probablement de celle de la fidèle Françoise Marc, dont l’interrogateur La Reynie dira : « Cette fille a l'esprit très fin, elle écrit avec autant de facilité qu'en pourrait avoir le meilleur scribe du palais. » Son écriture ressemble à celle de Lacombe.
Accompagné d’une longue introduction du fervent bossuétiste Dudon, ainsi que de copieuses annexes, Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie a été publié pour la première fois dans la collection des Études de Théologie Historique, Gabriel Beauchesne éditeur, Paris, 1930.
Le texte ici reproduit est celui de l’édition du P. Dudon qui s’avère fidèle au manuscrit. Ce dernier n’est pas ponctué et n’est que rarement paraphé. Les citations sont référencées dans les marges. Ponctuation et paragraphes sont ici revus.
Nous avons jugé utile de donner les références des citations clémentines car la majorité des livres des Stromates sont devenus facilement accessibles dans la collection « Sources Chrétiennes ». Elles sont ici regroupées par paragraphe sous une même note. On est renvoyé soixante-deux fois au livre VII, trente-six fois au livre VI et vingt-huit fois au livre IV, mais seulement onze fois aux livres I à III et V.
La Tradition secrète
des mystiques
de François de Fénelon,
est le volume … de la collection
Les Carnets Spirituels.
Il a été achevé d’imprimer
à Mesnil-sur-l’Estrée
en …… 200..
pour le compte des Éditions Arfuyen.
ISBN : 2-908825-…..
EAN : 978 2 908825…..
ISSN 1627-7538
Dépôt légal : novembre 2002
Imprimerie Book it
1 Voir L. Cognet, Dict. de Spir., art. « Fénelon », t. V, 1962, col. 155, & le Crépuscule des mystiques, 1958.
2 Gnostique, chap. 9.
3 Gnostique, chap. 16 ; Stromates 1, 1 ; Eusèbe, Hist. Eccl. V, 11.
4 Cette belle ouverture le distingue de l’esprit qui anime le controversiste Tertullien, son contemporain latin, né vers 160 et mort après 220.
5 Gnostique, chap. 17.
6 Pour l’exposé complet des deux points de vue de Bossuet et Fénelon, voir la remarquable préface de Dudon (cet érudit perd toutefois son sang-froid quand il parle de madame Guyon).
7 Str. IV 22, 135-136 ; Gnostique, chap. 5.
8 Gnostique, chap. 8.
9 Gnostique, chap. 17 (les citations de ce paragraphe).
10 Gnostique, chap. 16.
11 Gnostique, chap. 3.
12 Gnostique, chap. 17.
13 Gnostique, chap. 11.
14 Gnostique, chap. 17.
15 Fénelon, « Réflexions sur les décisions prises à Issy », (publiées par Levesque in Revue Bossuet, p. 219).
16 voir J. Le Brun, La spiritualité de Bossuet, 1972, 499 : « La contemplation selon Fénelon exclut le raisonnement, les images et le discours et s’oppose à la « méditation discursive par actes réfléchis » ; dans cet état le mystique n’a ni actes, ni dispositions, ni objets, ce qui est dépasser d’emblée le conceptualisme que soutenait depuis longtemps Bossuet…»
17 Gnostique, chap. 16.
18 Tradition des Pères et des Auteurs ecclésiastiques sur la Contemplation, 1708, tome I, p.72.
19 Avec le court Pédagogue, les abondants Stromates, le bref Protreptique, un appel pressant à la conversion, Clément veut fournir les matériaux nécessaires au public très divers de ‘l’école chrétienne’ d’Alexandrie, qu’il enseigne vers 190.
20 Selon Eusèbe, Hist. Eccl. VI 13,4 : « Dans les Stromates, il ne fait pas seulement une tapisserie de ce qu’il tire de la Sainte Écriture … il rapporte et développe aussi les doctrines de la plupart des Grecs… »
21 Pour faire entrer doucement dans l’âme (Littré, 3e sens).
22 qu’il enveloppe : qu’il cache (Littré, 4e sens).
23 rien de distingué : pas séparé.
24 I Cor. 2, 15 : « l’homme spirituel juge de toutes choses, et lui ne peut être jugé de personne. » (trad. Amelote, 1687).
25 I Jean 2, 27.
26 Dans son « Examen de la IXe conf. de Cassien », rédigé le même été 1694, Fénelon souligne « la perpétuelle continuité d’oraison … l’immobile tranquillité de l’âme » (« Examen » publié avec les Justifications de Mme Guyon, 1790, t. III, 335).
27 Stromates, livre II, chap. 20, 177-178 (référence valide pour les deux citations de ce paragraphe, et pour la suivante). Fénelon utilisait l’édition gréco-latine des œuvres de Clément parue en 1629 à Paris, qu’il a généralement retraduit sur le grec. (Cognet).
28 Les rapports entre les nicolaïtes et le diacre Nicolas demeurent encore aujourd’hui obscurs.
29 Epiphane de Salamine (-403), auteur du Panarion ou ‘boite à drogues’, qui aborde plus de soixante hérésies.
30 Réputé adepte des plaisirs, ayant écarté les critères du bien et du mal.
31 Au chap. 7.
32 Str. VII 9.
33 Clément s’oppose avec modération aux « parfaits » et orgueilleux valentiniens, aux marcionites se livrant volontairement au martyre, aux nicolaïtes. Il établit de nombreux parallèles au moyen de citations illustrant le « travail préparatoire » réalisé par les philosophes grecs.
34 « Le temple de la spiritualité fénelonienne se dresse … sous la forme auguste d’une basilique. Le point central est l’autel du pur amour. » (Dudon, Le Gnostique…, 1930, Préface, p. 147).
35 Str. II 6, 31 ; IV 7, 52.
36 Str. IV 7, 54 ; I Cor. 13, 13.
37 Str. VII 12, 77 ; VII 10.
38 Str. VII 2, 6.
39 Str. VII 10, 57.
40 Str. VI 11, 97 ; 12, 101.
41 Str. IV, 15 ; I Cor. 8.
42 Str. IV 16, 100 ; VII 10, 55 ; IV 16, 101.
43 Str. VI 13, 132 ; II Cor. 10, 1m5-16 ; Str. VI 18, 164.
44 Str. II 9, 45. Le mot attribué à saint Mathias circulait dans les cercles de Basilide, Isidore, Valentin.
45 Str. VII 7, 44 ; 11, 62.
46 Str. VII 7, 48.
47 Str. VI 9, 72 ;VII 14, 86 ; IV 22, 139.
48 Str. VII 7, 46.
49 Justifications, t. III, 1790, « Examen de la Xe conf. de Cassien », p. 360 : « Cette formule donnée par les plus anciens Pères est, Deus in adjutorium meum intende. [réf. en note : « Ps. 69, v. 2 : « Mon Dieu, venez à mon aide. »].
50 Justifications, t. III, 1790, « Examen de la IXe conf. de Cassien sur l’Oraison continuelle », p. 335 : « La fin que le Moine se propose … et la perfection de son cœur, c’est de tendre … à l’immobile tranquillité de l’âme… » ; p. 361 : « Méditez donc, dit Isaac … en dormant… ».
51 Str. IV 22, 139 ; V 11, 71 ; 11, 76 pour les justifications suivantes.
52 Str. IV 25, 155. Clément assemble ici des fragments empruntés à Euripide, Platon, Homère.
53 Str. VII 1, 2-3.
54 Str. V 11, 73.
55 Str. IV 9, 10.
56 Str. IV 6, 29 ; 6, 30.
57 Str. IV 18, 112.
58 Str. IV 22, 135-136.
59 Str. IV 22, 137-138 ; 144 & 146.
60 Str. VII 3, 19.
61 Str. VII 11, 67 ; 12, 73.
62 Jac. II 8, 12.
63 « Vous ne sauriez être trop passif selon les desseins de Dieu sur vous ; mais comme votre cœur doit toujours être également ouvert pour recevoir les opérations de Dieu sans y mettre rien du vôtre … il faut vous laisser conduire comme une chambre qui laisse tout entrer et sortir… » (Lettre de madame Guyon à Fénelon, 26 décembre 1689). – passiveté mystique permettant l’in-action divine.
64 abnégation : renoncement.
65 Str. VII 7, 44.
66 Str. IV 22, 139.
67 Théologie mystique I, 1 : « …elle emplit de splendeurs … les intelligences qui savent fermer les yeux. »
68 Montée du Carmel, livre 2, chap. 4 : « …l’âme doit se tenir dans les ténèbres … afin de se laisser guider par la foi… »
69 Str. VI 9, 73.
70 Str. VII 7, 35 sv.
71 I Cor. 2, 15 ; Gal. 6, 1.
72 Str. VI 9, 77.
73 Inamissible : qui ne peut se perdre.
74 Str. VII 7, 46-47 ; 10, 57.
75 A la fin du chap. 4.
76 Str. VII 11, 62.
77 Str. VII 12, 70 ; 12, 78 ; 11, 68.
78 Str. VII 1, 3 ; VI 9, 73.
79 Str. VII 11, 68.
80 L’état du sage qui méprise la douleur ou même qui ne la perçoit plus. (Lalande).
81 Str. VI 9, 73-74.
82 Traité de l’amour de Dieu, livre IX, chap. 15.
83 Str. VII 1, 3 ; 11, 67.
84 pathiques : ceux qui demeurent sujets à leurs passions.
85 Str. VI 9, 74-75.
86 Str. IV 23, 152.
87 Str. VII 7, 45 ; 11, 67.
88 Str. VII 12, 71 ; IV 22, 137 ; VII 14, 86.
89 Montée du Carmel, livre I, chap. 13 ; Nuit obscure, livre I, chap. 12.
90 Le mot passiveté (et non passivité) est réservé à cet état.
91 I Cor. 2, 14.
92 Str. VI 12, 104 ; 17, 157.
93 Str. VII 2, 9.
94 Rom. 12, 2.
95 Str. VII 2, 14 ; VI 18, 168 ; VII 138, 3.
96 Str. VII 13, 83 ; IV 23, 152.
97 Reprise de 1. Idée générale de la gnose : « …et l’un [Cassien] et l’autre [saint Clément] assurent que tout ce que fait l’âme alors est de Dieu même. ».
98 I Cor. 6, 2.
99 Str. VI 9, 74.
100 Str. VII 7, 40.
101 Str. VII 2, 12.
102 Str. VII 6, 33 ; VI 11, 91.
103 Str. VII 10, 57 ; 10, 56 ; VI 9, 71.
104 Traité de l’amour de Dieu, livre IX, chap. 15.
105 Nous n’avons pas retrouvé cet hapax : il s’agirait d’une communication partagée.
106 Str. VII 7, 44.
107 Str. VII 7, 38 ; 7, 46.
108 Str. VI 12, 101 ; VII 7, 49 ; VI 9, 78.
109 Str. IV 22.
110 Str. VII 12, 72 ; 7, 43.
111 Str. VI 9, 73.
112 Str. VII 7, 46.
113 Traité de l’amour de Dieu, livre IX, chap. 9.
114 Fénelon explicite la « réponse » donnée précédemment (Str. VI 9, 73).
115 Str. VII 7, 49.
116 Str. VII 16, 101 ; 13, 82.
117 Str. VII 16, 95 ; 3, 16 ; VI 9, 76.
118 Str. III 5, 2 ; VI 9, 72.
119 I Cor. 6, 16 : « …celui qui se joint à une prostituée est un même corps avec elle ». (Sacy).
120 Str. VI 9, 76 ; IV 23, 152.
121 Str. II 21, 128.
122 Str. VII 7, 44 ; VI 9, 71.
123 Jac. 1, 18.
124 Rom. 8, 23.
125 Str. VI 7, 61 ; IV 19, 119.
126 Str. III 5, 42 ; IV 16, 107.
127 Str. VI 8, 70.
128 Cantique spirituel, strophe 27.
129 Str. VI 8, 68 ; VII 16, 104 ; VI 9, 75.
130 Str. VI 9, 77 ; VII 12, 74 ; 12, 76 ; VI 12, 104.
131 Str. II 12, 53 ; VI 9, 77.
132 Matthieu 13,11 sur les mystères du Royaume - Str. VI 15, 132 ; 13, 132 pour la comparaison avec Josué et Caleb.
133 Str. VII 14, 88 ; 16, 94 ; 16, 27.
134 Cassien, Instr. V 34.
135 Gregorio Lopez (1542-1596) mystique dont la culture inhabituelle fut acquise probablement à la Cour de Philippe II, partit jeune au Mexique où il vécut en anachorète. Son Explicacion … del Apocalipsis fut publiée en 1678. Sa Vida… rédigée par son compagnon Losa, publiée en 1613, fut traduite par le jésuite Conart en 1644, puis par le janséniste Arnauld d’Andilly en 1675. Ce beau témoignage enflamma l’imagination des lecteurs à la recherche de figures comparables à celles des Pères du désert.
136 Hiérarchie céleste, [376D] : « Ayant eux-mêmes reçus … la plénitude du don sacré … chargés par la Bonté théarchique de répandre ce don au-dehors … ils ont nécessairement humanisé le divin… ». (trad. Gandillac).
137 In Psalmos, 113.
138 Str. VI 9, 73 ; VII 7, 38 ; IV 22, 136 ; VII 3, 13.
139 Str. V 11, 71 ; VII 10, 55.
140 Str. VI 9, 71-72.
141 Str. VI 8, 70 ; 15, 116.
142 Str. IV 21, 130 ; VII 1, 4.
143 Str. VI 17, 158.
144 Str. VII 12, 77.
145 Str. VII 12, 67.
146 J.-M. Guyon, Vie 3.10.3 : « C’est un tourment excessif … Il n’est jamais causé par réflexion et n’en peut produire aucune … Il ne purifie point … On n’ignore point que c’est pour des âmes que l’on souffre… »
147 II Cor. 2, 29.
148 I Pierre 4, 10 : « Que chacun de vous emploie pour le service du prochain le don qu’il a reçu, comme étant de fidèles dispensateurs des diverses grâces de Dieu. » (Amelote).
149 Joël II, 28 ; Actes II, 17.
150 Entretien avec « l’ami de Dieu », l’an du Seigneur 1346, dans la ville de Cologne (v. Notice historique… traduite de Surius par Noël, t. I, 1911).
151 Cercle de disciples constitué autour des activités de Catherine auprès des malades et des pauvres (Hôpital des incurables fondé en 1499).
152 Outre le franciscain Arnaud, le « bon copiste » auquel Angèle de F. (1248-1309) dicte le Livre des visions et instructions, quatre lettres évoquent un cercle de fidèles.
153 Str. VII 12, 73 ; 16, 104.
154 Str. VI 18, 167.
155 Str. VII 1, 2.
156 Str. IV 21, 133.
157 Str. VII 10, 33 ; I Cor. 14, 6 ; Str. VII 10, 39.
158 Str. VII 16, 101.
159 Str. IV 9, 75 ; VII 13, 83.
160 Nuit obscure, livre II, chap. 24 : « Ma demeure étant pacifiée », « § 3. Ce repos et cette quiétude de la demeure spirituelle, l’âme l’obtient selon l’habitus d’une manière parfaite, autant du moins que cette vie mortelle en est susceptible ». (trad. Marie du Saint-Sacrement).
161 Enchiridion, 110.
162 Str. IV 22, 146.
163 Str. VII 10, 56-57.
164 Coll. X, chap. 10.
165 Nuit obscure, livre I, chap. 8 : « …il ne s’écoule pas un long temps avant qu’elles y entrent, et la plupart d’entre elles y entrent. »
166 Str. VII 16, 104.
167 Str. VI 15, 131.
168 Str. VII 10, 55-56.
169 Str. VI 18, 164-165.
170 Coll. X, chap. 10.
171 Str. VII 1, 1.
172 Str. IV 15, 97.
173 Str. 1, 1 ; Eusèbe, Hist. Eccl. V, 11.
174 Str. VII 1, 2.
175 Str. I 10, 49 ; VII 14, 88.
176 Str. VII 3, 13 ; VI 18, 163.
177 Str. VII 18, 110.
178 Str. IV 2, 3.
179 Str. VII, fin.
180 Str. I 1, 13 ; 1, 14.
181 Lettre du 28 octobre 1694 adressée au duc de Chevreuse, son intermédiaire avec le monde extérieur (Madame Guyon, Correspondance II Combats, Champion, 2004, pièce 221) .
182 Lettre de mai 1698 adressée à la « petite duchesse » de Mortemart (id., pièce 464).
183 Lettres du 12 mai et du 20 août 1695 adressées à madame Guyon (id., pièces 283 et 330).