Le Chrétien Intérieur

et

Lettres à l’Ami intime

TEXTES CHOISIS






Jean de Bernières






Le Chrétien intérieur

et

Lettres à l’Ami intime

Textes choisis



Arfuyen




Préface


Jean de Bernières (1602-1659) naît dans une grande famille normande fort pieuse : son père, trésorier général des finances, fonde pour sa fille Jourdaine le couvent des Ursulines de Caen.

Jean s’engage dans la Compagnie du Saint-Sacrement de Caen fondée en 1644 par Gaston de Renty (1611-1649) : ce grand seigneur était passé des armes et des sciences à l’oraison et à l’exercice de la charité. La Compagnie avait pour but de rassembler les chrétiens pour s’aider les uns les autres vers la perfection et travailler ensemble au service des pauvres. Devenu le bras-droit de Renty, Bernières lui succède en 1649.

Mais surtout, il fait partie du Tiers Ordre franciscain laïc1 : il reste engagé dans le monde, tout en menant une vie consacrée à l’oraison. 

Il soulage la misère autour de lui par une pratique intense de la charité : « Il paye de sa personne, car il va chercher lui-même les malades dans leurs pauvres maisons, pour les conduire à l’hôpital ... porte sur son dos les indigents qui ne peuvent pas marcher jusqu’à l’hospice ... il lui faut traverser les principales rues de la ville : les gens du siècle en rient autour de lui. »2.

Il contribue toute sa vie à la fondation d’hôpitaux, de couvents, de missions et de séminaires. Avec le prêtre Jacques Garnier, il fonde à Caen l’Hôpital des Pauvres Renfermez pour élever les enfants abandonnés ; avec saint Jean Eudes, une maison pour les femmes repenties…

Il s’associe au projet de Marie de l’Incarnation et de Mme de la Peltrie, qui veulent partir en 1639 en mission de conversion auprès des Iroquois du Canada : il aide Mme de Peltrie dans son procès avec sa famille ; puis, malgré son envie de partir, il reste gérer les ressources pour les missions du Canada. Il restera en correspondance avec Marie de l’Incarnation pour qui il éprouve une grande vénération.

Même s’il en fait bon usage, sa fortune lui pèse. Rempli de l’idéal franciscain transmis par son père spirituel du Tiers Ordre Régulier Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), il se sent coupable :

...il faut tout quitter pour vaquer à Dieu seul, aimer pour cela les mépris, les souffrances et la pauvreté.3 

Quand il veut faire donation de ses biens, sa famille résiste :

Ma belle-sœur fait de son mieux pour empêcher que je ne sois pauvre ; elle me fait parler pour ce sujet par de bons religieux [...] il n’y a plus moyen d’être pauvre4.

Il y parvient cependant et passe ses dernières années dans un simple logis, mangeant du pain noir dans de la vaisselle en terre ! Il ne vit plus que de ce que lui donne sa famille :

Je ne dois non plus manquer à embrasser la pauvreté, quoiqu’elle m’abrège la vie naturelle5.



*

Sa charité repose sur une vie spirituelle intense au milieu d’un groupe d’amis qu’il finit par diriger. Ils ont le désir de se regrouper dans une maison commune : l’Ermitage, où ils pourront vivre une vie d’oraison et de charité hors de toutes contraintes.

A la porte du monastère de Jourdaine Bernières fait bâtir en 1648 une maison pour retraitants, « ouverte aux laïques ou même aux religieux ». Il parle avec humour de cet hôpital un peu particulier qui accueille les pauvres spirituels :

Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger avec moi que des pauvres spirituels, qui ayant la volonté de sortir de leurs imperfections, en demeurent pourtant toujours entachés. Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes6.

Jean y accueille ses amis avec simplicité et dans une grande liberté :

Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de me venir voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez, nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison…7.

Son premier biographe témoigne : « Ce qui est de merveilleux, c’est que l’on ne s’ennuyait jamais [...] il n’y avait aucun exercice particulier de piété réglée parce que l’oraison perpétuelle en faisait toute l’occupation. L’on s’y levait de grand matin, et durant toute la journée, c’était une application continuelle à Dieu. Chacun avait sa cellule, mais on prenait les repas en commun ; au sortir de table les ermites faisaient encore une heure d’oraison ensemble, puis chacun reprenait sa liberté d’action [...] ils allaient voir les malades, faisaient le catéchisme aux enfants abandonnés8. » Son biographe moderne assure que « certains ménages y venaient aussi s’y retirer9 ».

Catherine de Bar, Mère fondatrice des bénédictines du Saint-Sacrement, témoigne  de cette vie érémitique10 et de son admiration pour Bernières : « Messieurs de Bernières et Roquelay [son secrétaire] vous saluent. Ils font des merveilles dans leur ermitage ; ils sont quelquefois plus de quinze ermites. [...] Si notre bonne Mère Prieure voulait écrire de ses dispositions à M. de Bernières, elle en aurait consolation, car Dieu lui donne des lumières prodigieuses sur l’état du saint et parfait anéantissement ».

Quand à l’animateur, il reste bien conscient de n’être que l’intendant de Dieu, constatant simplement une communication inexplicable :

Nous vivons ici en grand repos, liberté, gaieté et obscurité, étant inconnus du monde, et ne nous connaissant pas nous-mêmes. Nous allons vers Dieu sans réflexion, et quelque temps qu’il fasse, bon ou mauvais, nous tâchons de ne nous point arrêter. Je connais clairement que l’établissement de l’Ermitage est par ordre de Dieu, et notre bon Père ne l’a pas fait bâtir par hasard, la grâce d’oraison s’y communique facilement à ceux qui y demeurent, et on ne peut dire comment cela se fait, sinon que Dieu le fait11 .

Il est insensible aux différences sociales. En témoigne cette conversation avec son serviteur :

Vous êtes mon maître, je vous dois tout dire comme à mon père spirituel – Vous le pouvez, lui dis-je, car je vous aime en Jésus-Christ, et je vous ai tenu auprès de moi, afin que vous fussiez tout à lui12.

Remplir cette fonction de directeur lui est une charge. Plein de doutes sur lui-même, il se demande s’il ne doit pas abandonner :

J’avoue que ce m’est une grande croix de donner des enseignements aux autres, moi qui en vérité ne sais rien13.

Il écrit encore :

Il ne faut pas prendre garde à ce que je dis : ma lumière est petite, mon discernement faible, et ma simplicité grande14.

Il suscite pourtant un tel respect qu’il dirige dans toutes les classes sociales, des laïcs et des prêtres, des supérieurs de monastères. Il forme pendant quatre ans à l’Ermitage le futur premier évêque de Québec, Mgr de Laval. Il initie à l’oraison des dizaines de religieuses en faisant des conférences au parloir du monastère de Jourdaine.

Ce renouveau mystique s’étendra de Caen à Paris par l’intermédiaire de monsieur Bertot (1620-1681), son ami devenu confesseur de l’abbaye des bénédictines de Montmartre15, puis par madame Guyon (1647-1717), la dirigée laïque de ce dernier, qui lira Bernières avec admiration et retrouvera la même absence de conventions pour mener ses amis vers l’oraison.



*



Nous avons heureusement des témoignages écrits de cette vie mystique. Bernières dictait, sur ordre de son confesseur, à un prêtre qui vivait chez lui. Il écrivait aussi beaucoup à ses dirigés : nous donnons ici un aperçu de cette correspondance par les dix-huit lettres adressées à Jacques Bertot, « l’ami intime ».

Compilé après sa mort, le Chrétien intérieur a été composé principalement à partir des lettres précieuses pour son entourage : il n’est donc pas un traité logique ou une méthode d’oraison.

Dans le livre VII du Chrétien intérieur que nous publions presque entièrement à la suite de quelques chapitres tirés des livres précédents, les lettres ont été collationnées les unes à côté des autres comme on a pu : c’est ainsi que l’on passe du très beau chapitre 10 sur les ténèbres divines au chapitre 11 qui traite d’une étape « inférieure », la « petite » oraison de lumières. Mais cela importe peu : comment ordonner les diverses facettes d’un diamant d’où sortent une même lumière intérieure ?

On ne doit pas non plus s’attendre à un « beau style » : la langue est celle d’une conversation sans prétentions correspondant à la modestie de leur auteur. Par contre, on trouvera là des comptes-rendus véridiques, un témoignage vécu d’une grande simplicité. Il parle beaucoup de ses manques. Les choses sont telles qu’elles sont : il les raconte avec une profonde honnêteté en restant au plus près de l’expérience. 

Ces états mystiques sont difficiles à décrire :

Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être, Dieu est et vit, et cela me suffit […] Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire.16

L’oraison est le fondement de sa vie :

L’oraison est la source de toute vertu en l’âme ; quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent, et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement.17

Il décrit plusieurs sortes d’oraison, mais le livre VII propose surtout l’oraison passive dans laquelle il a vécu toutes ses dernières années. Celle-ci met l’âme dans une nudité totale pour la rendre capable de l’union immédiate et consommée, dit-il dans une lettre à sa sœur Jourdaine. Elle ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu [] En cet état, il faut laisser opérer Dieu et recevoir tous les effets de sa sainte opération par un tacite consentement dans le fond de l’âme.18

Cette oraison ne peut s’appuyer que sur un absolu renoncement à tout ce qui n’est pas Dieu :

Un homme d’oraison doit être un homme mort … C’est se moquer de vouloir faire oraison et vouloir encore prendre goût aux créatures.19

Il s’attriste :

Ainsi quand nous dormons, nous sommes dans un profond oubli de Dieu ; mais, ce qui est déplorable, nous continuons cet oubli dans le réveil, par le peu d’application à Dieu et à ses perfections, toute notre âme étant occupée aux petites créatures.20

Dans une lettre du 29 mars 1654, il affirme le but de l’Ermitage :

C’est l’esprit de notre ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.

Bien entendu, Bernières et ses amis sacrifient à la sévérité de la spiritualité de leur temps : pour participer à la Passion de Jésus-Christ, on se livre à des pratiques que nous n’admirons plus (discipline tous les jours, croix d’argent à pointes21, etc.). Car Bernières a été formé par « notre bon père22  » Jean-Chrysostome avec une rigueur extrême : celui-ci avait fondé une « Société de la sainte Abjection23 » dont les membres s’engageaient à être en communion avec la vie de Jésus et à recevoir les mépris et les persécutions comme la divine Providence. Sous cette grande ombre, Bernières pourchasse ses imperfections dans les moindres recoins et s’en angoisse au point de craindre d’être damné !

Aucune satisfaction ne doit être donnée à la « nature » : il ne faut jamais la satisfaire, si peu que ce soit. Mais la raison de cette rigueur est beaucoup plus profonde que des outrances ou un masochisme qui ne sont plus de notre époque : la grâce, qui est pour lui la présence de Jésus-Christ, doit gouverner toutes les actions, jamais l’homme naturel :

ce qui est purement naturel ne plaît pas à Dieu ; [il] faut que la grâce s’y trouve afin que l’action lui soit agréable et qu’elle nous dispose à l’union avec lui.24

Il est tourmenté par ses manquements à l’union permanente :

Je vous confesse que quand je rentre dans moi-même et que la vie de Jésus-Christ reçoit interruption ou division, il me semble que je tombe en enfer, sentant une douleur si cuisante que je ne la puis exprimer.25

Durant que l’on goûte quelque autre chose, quoique très innocemment, l’on cesse de goûter Dieu seul et c’est cette cessation d’amour que l’âme ne peut souffrir.26

L’idéal est de se laisser gouverner par la grâce :

C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire [] L’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagne, et quand elle les a quittées pour suivre la nature, elle connaît bien, par une secrète syndérèse [remords de conscience] qu’elle a commis une infidélité.27

La charité en particulier ne doit s’appuyer que sur cette vie intérieure profonde et, dans ses dernières années, il se méfie de toute action qui ne serait pas dictée par un mouvement de la grâce :

Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. […] Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâce.28

C’est dans ses Lettres à l’ami intime, que Bernières se dévoile le plus : bien que son ami soit plus jeune, il est visible qu’il le considère comme son égal. Il peut lui parler à cœur ouvert des états les plus profonds de ses dernières années :

Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre… 

Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même …29

On est touché de voir que, bien que parvenu à un haut degré d’union à la fin de sa vie comme le montrent l’évolution de ses lettres et les admirables derniers chapitres du Chrétien Intérieur, Bernières s’angoissait tellement de ses failles personnelles qu’il pensait mériter l’Enfer. Il avait donc demandé à Dieu de mourir subitement, et il fut exaucé. Une tradition de famille raconte :

« … il demandait toujours à Dieu de mourir subitement […] rentré à l’Ermitage, le soir venu, il se mit à dire ses prières. Son valet de chambre vint l’avertir qu’il était temps pour lui de se mettre au lit. Jean lui demanda un peu de répit, et continua de prier. Peu après le valet entendit un bruit sourd et rentra : Bernières venait de tomber de son prie-Dieu, mort. »30.

On était le 3 mai 1659.

Dominique et Murielle Tronc







Le Chrétien intérieur




La présence de Dieu se voit clairement dans un intérieur épuré.

( Livre III, Chapitre 4 )


L'idée d'un miroir est toute propre à expliquer ceci : car il est vrai que Dieu se fait voir quelquefois dans le fond de l'âme comme dans une glace bien polie, en la même sorte que le soleil, ou plutôt sa figure, se fait voir dans une fontaine d'eau bien claire. L'âme ne voit pas la face de Dieu en elle-même, cela est réservé pour la gloire ; mais aussi elle le voit plus clairement que dans les autres créatures, Dieu imprimant son visage en elle, de même comme le soleil se dépeint soi-même dans une fontaine.

Mais il faut que la pureté et la paix soient très grandes dans l'intérieur, pour y conserver l'impression de cette présence : car comme l'haleine ternit le miroir, de même les imperfections volontaires ternissent la pureté de l'âme ; et comme la moindre émotion qui trouble l'eau de la fontaine, lui fait perdre l'image du soleil, de même les extroversions et l'épanchement vers les créatures font perdre à l'âme la vue de cette divine présence.

Quant Dieu se manifeste ainsi présent à une âme, elle ne doit regarder que lui ; autrement elle perd son bonheur, n'étant pas possible de considérer le soleil peint dans la fontaine, et ceux qui passent par le chemin : il les faut laisser passer sans détourner ses yeux, quelque amis qu'ils soient ; autrement vous êtes en danger de trouver que le Bien-aimé vous aura voilé sa face, dont vous aurez détourné les yeux. Il y a temps de parler, et temps de se taire. Taisons-nous à toutes ces créatures en ce bienheureux moment, et rendons cet honneur à la présence de Dieu en nous, de ne nous en point divertir.

Il arrive quelquefois que Dieu permet au diable de se peindre en sa place ; c'est quand l'âme n'a plus que des pensées noires, des idées mauvaises, des tentations, des imaginations folles ; sur quoi il faut prendre patience dans la reconnaissance de ses indignités, et confesser que l'on mérite d'être continuellement banni de la face de Dieu. Mais si notre fidélité est grande dans cet état de ténèbres et de peines intérieures, Dieu ne sera pas longtemps sans montrer sa face, et dissipera toutes ses ombres. Il y a des amants si passionnés des personnes qu'ils ont aimées durant leur vie, qu'ils s'adressent à des magiciens pour leur faire encore voir ce qu'ils ont aimé après la mort ; et s'ils le font dans les miroirs enchantés, ils en sont ravis. Une âme passionnément amoureuse de Dieu, est ravie de le voir seulement un moment au fond de son cœur : elle ne craint point les mortifications ni la perte de toutes les créatures, qui ôtent la crasse du miroir et qui le purifient.

A mesure que le fond de l'âme se purifie davantage, Dieu fait de plus en plus ressentir sa présence ; où il semble que les maximes suivantes servent à épurer l'intérieur, ou à se conserver dans la pureté :

1. l'indifférence à tout état, à tout emploi, à toute manière de glorifier Dieu ;

2. d'être réglé pour l'extérieur, en faire peu, et le faire avec grand intérieur ;

3. s'établir très bien dans l'esprit de mortification, d'aimer les souffrances, l'anéantissement : ce doit être le fondement de l'intérieur ;

4. un grand amour vers Jésus mourant dans les opprobres de la croix ;

5. grand recours à la grâce, la demander souvent et y avoir une continuelle dépendance ;

6. la mort de toutes les créatures, quelles qu'elles soient.

On dit que Dieu est dans le fond de l'âme, qu'il y est caché : pour l'y trouver, il s'y faut cacher avec lui, et se recueillir, se convertissant au-dedans de soi pour se mettre dans cet état que les spirituels nomment introversion. Le temps le plus favorable à cette disposition, c'est la nuit, où toutes les créatures sont comme mortes et anéanties, ne pouvant faire aucune impression sur nos sens ; c'est dans les ténèbres que l'on conserve mieux la révérence que l'on doit à la présence de Dieu.

Ô que les irrévérences que nous commettons tous contre lui, sont continuelles ! Nous le laissons seul, quand même nous nous apercevons qu'il est au fond de notre âme pour y recevoir nos hommages ; nous détournons nos yeux du regard de sa majesté, quoiqu'il nous regarde ! Comme si quelqu'un admis par faveur dans le cabinet et en la présence du Roi qui le regarde et qui lui parle, en détournait incessamment la tête, pour regarder par les fenêtres ceux qui passeraient par la rue.

Une âme qui sent Dieu présent, est bien éloignée des légèretés ordinaires. La moindre parole ou action qui ne tende point à Dieu, lui est insupportable, parce que l'âme ne voulant point sortir du respect qu'elle doit à Dieu, elle craint les moindres irrévérences comme la mort. Or de pareilles légèretés sont des irrévérences et des défauts d'attention à la présence de Dieu. En cet état, l'âme n'a pas seulement un grand respect pour Dieu comme Dieu, mais aussi pour Jésus-Christ Dieu et Homme, pour sa doctrine et pour ses maximes ; elle ne fait nul état de toutes les fausses opinions du monde en comparaison. Elle goûte mieux la privation de toutes les créatures que leur jouissance, lui étant certain qu'un moment de la jouissance de Dieu, telle qu'on l'expérimente ici, vaut mieux que tout le monde ensemble.

Et puis l'âme voyant que dans toutes les créatures il n'y a rien de semblable au Créateur, est tellement convaincue de cette vérité qu'elle dit souvent : Quis ut Deus ? 31 Et quand même Dieu nous met dans les ténèbres, et qu'il semble nous éloigner de sa face, nous laissant froids et obscurs, il se fait honorer en nous par cette marque de sa majesté, qui nous condamne à ces ténèbres ; et si nous souffrons patiemment cet éloignement, ou cette absence de Dieu, nous faisons hommage à sa justice, comme un homme condamné aux galères pour avoir rendu quelque indignité au Roi, honore la dignité royale par ce châtiment.

Se laisser conduire à l'Esprit de Dieu

( Livre III, Chapitre 13 ).


Il ne faut point de contrainte dans les pratiques de la vie spirituelle, ni tellement se déterminer à en faire une, si Dieu qui ne se lie pas à nos desseins, nous appelle ailleurs ; mais il veut que l'on suive ses attraits. Il faut ramer avec les avirons, mais il ne faut pas que ce soit contre le vent. Nous devons opérer et agir sans doute ; néanmoins il faut que ce soit en secondant le souffle du Saint-Esprit, qui se fait bien sentir, quand on y est accoutumé. Une âme qui n'agit que parce qu'elle est mue de Dieu, reconnaît bien les mouvements de Dieu : je ne sais comment cela ne s'explique point ; mais il est pourtant très véritable, on le sait par expérience.

Je dois dépendre totalement de la divine Providence, sans aucune attente ni appui aux créatures, quoique saintes, me jetant entre ses bras, comme un enfant qui n'a aucun souci que de se laisser porter à sa chère mère, de sucer doucement le lait de ses mamelles, et puis étant enivré de cette agréable liqueur, lui faire mille petites caresses. J'avoue que Notre Seigneur me traita de la sorte : car, sans avoir aucun soin de nourrir ma petite âme de viandes spirituelles, ne les cherchant quasi point dans les livres, mais seulement dans son sacré Cœur, j'expérimente que rien ne me manque. J'en suis quelquefois tout étonné, et crains qu'il n'y ait de la négligence de travailler si peu de ma part. Néanmoins toutes ces craintes durent peu, voyant que Dieu pourvoit à mes besoins sans que j'y pense.

Je reconnais par cette expérience que Dieu veut que je dépende de lui seul et que je n'aie nul appui à la créature : car en même temps que cela arrive, son soin diminue, et mon âme tombe dans l'indigence, tirant peu de secours de la créature où elle semblait s'appuyer ; de sorte qu'elle la quitte promptement, se coulant à la seule mamelle de la Providence, qui lui suffit. Une mère a souvent du lait dans une mamelle, et non pas dans l'autre ; que si le petit enfant veut changer, il est trompé ; mais trouvant peu de secours dans la mamelle gauche, il retourne à la droite, sans plus jamais la quitter : son expérience l'a fait sage. Mon âme prenant quelquefois la mamelle de la créature, s'en trouve mal, et retourne aussitôt à celle de la Providence. Je n'ai point appris à m'abandonner à sa conduite par oraison, car je ne suis qu'un enfant, mais par la seule expérience.

Je crains quelquefois d'aimer trop l'oraison, et d'avoir trop de consolations sensibles ; mais je m'apaise, croyant que Dieu veut que je vive en enfant, et que je lui fasse de petites caresses. Il choisit d'autres âmes pour de grands travaux qui regardent sa gloire. Que si un enfant voulait quitter le sein de sa mère pour lui rendre des services, il tomberait sur le nez et ne ferait rien. Il faut donc qu'il laisse agir les autres, et qu'il se contente des caresses de sa mère. Tout mon office donc est d'être attaché à Dieu ; je dois paisiblement laisser travailler les autres aux grandes affaires, comme les aînés de la maison, en comparaison desquels un petit enfant n'est rien que faiblesse.

Ma perfection consiste dans ma fidélité à un parfait abandon de tout moi-même à Dieu ; tant plus il sera grand, tant plus je m'avancerai dans les voies de Dieu sur moi, et dans ses desseins. Je ne dois donc rien faire pour moi-même ni rien vouloir, mais dépendre en mes pensées, volontés, emplois, dispositions intérieures et extérieures, de la pure conduite de Dieu et de son bon plaisir. Une âme bien éclairée n'aime pas les dispositions en elle-même, mais Dieu qui l'y met, et veut qu'elle y soit ; et cette volonté est l'unique objet de ses complaisances, lui étant égal d'être dans de toutes sortes de dispositions que Dieu lui donne, et n'en aimant aucune davantage qu'un parfait abandon d'elle-même à la Providence.

Ô cher abandon, vous êtes à présent l'objet de mon amour, qui dans vous se purifie, s'augmente et s'enflamme. Quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d'une grande liberté d'esprit. Une âme se perd heureusement en vous, après avoir perdu toutes les créatures pour l'amour de l'abjection, et ne se retrouve jamais qu'en Dieu, puisqu'elle est séparée de tout ce qui n'est point lui. […]32

Autres dispositions d'une maladie, où le corps et l'âme sont en croix.

( Livre VI, Chapitre 7 ).


Je commence à sortir de mon état, où j'ai été plus de cinq semaines : mon corps qui se corrompait, appesantissait mon âme, ou plutôt l'anéantissait, car elle semblait être réduite au néant, et à une dernière impuissance de connaître et aimer son Dieu, dont elle n'avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m'en souvenir pas ; et me voyant dans un état d'incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant, et de la profondeur de ma misère, m'étonnant de l'impuissance d'une âme que Dieu a délaissée à elle-même. Ce seul sentiment qui occupait mon âme et mon néant, m'était, ce me semble, connue par une certaine expérience, plutôt que par abondance de lumière.

Jusqu'à ce que Dieu réduise l'âme à ce point-là, elle ne connaît pas bien son infirmité ; elle découvre mille fausses opinions et vaines estimes qu'elle avait d'elle-même, de ses lumières, de ses sentiments et de ses ferveurs ; elle voit qu'elle y avait appui secret, et n'aperçoit cela que quand tout lui est ôté, la privation lui faisant connaître ce qu'elle possédait.

Ce qui s'est passé en moi, sont des effets d'une maladie naturelle, qui néanmoins m'ont réduit au néant, et beaucoup humilié : car, tout de bon, j'ai été dans des oublis de Dieu si grands qu'ils vous étonneraient ; et je n'eusse pas cru qu'une âme qui connaît Dieu, et qui a reçu de lui tant de témoignages sensibles de son amour, entrât dans une si grande et si longue privation d'amour actuel, par son infidélité, et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement extrême.

Quelle différence de ma dernière maladie à la présente ! Mon âme était dans celle-là tout enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps ; et en celle-ci elle a été froide, obscure, et l'obscurité même, faible, infirme, anéantie et accablée de son corps. L'on entrevoit son néant et son infirmité dans l'oraison ; mais les lumières et les douceurs qu'on y reçoit, empêchent qu'on ne la voit comme il faut. […]33

Le grand fruit que nous pouvons tirer des croix intérieures.

( Livre VI, Chapitre 10 ).


Je pensais que, dans ce jour de dévotion particulière, je pourrais m'embraser d'amour ; mais j'ai été quasi toujours distrait en mon oraison, quoique j'eusse le livre en la main ; mon esprit ne se trouve plus propre aux occupations intérieures. Sans mentir, j'ai bien changé de voie, puisqu'il a plu à Dieu, et n'ayant pas fait bon usage de celle de douceur et de lumière, la justice m'a mis dans celle-ci, qui est toute de rigueur et d'obscurité : qu'il en soit à jamais béni !

Ce qui augmente mon déplaisir, c'est que je ne suis point fidèle en beaucoup d'occasions de vertu qui se rencontrent. Il est vrai que la tentation m'attaque souvent, et elle m'est quelquefois si présente que j'ai crainte de faire de grosses fautes, m'amusant, ce me semble, à la regarder. Autrefois, tout me portait à Dieu, à présent tout m'en détourne ; de sorte que je ne suis plus dans l'amour actuel, mais dans la tentation actuelle. Autrefois, j'étais comme insensible, à présent je suis sensible jusqu'aux moindres choses ; je me trouve dans un tel abandonnement qu'il me semble que je n'ai jamais joui des consolations.

Quand il me faut faire quelque bien, je sens de la lâcheté et de la répugnance. La seule imagination de la pauvreté me donne des frayeurs horribles qui me tourmentent fort ; je crains d'être méprisé, de tomber dans l'incommodité, de souffrir des douleurs : enfin tout me fait peur et peine. Ce qui m'est un surcroît d'amertume, les serviteurs de Dieu ne me consolent plus comme ils faisaient : je suis pour faire de lourdes chutes, si je ne suis puissamment secouru.

Ce qui est plus abject dans mon état, c'est que je suis sensible pour la privation des choses de la terre : car si c'était la privation de Dieu et de ses grâces qui m'afflige, j'en serais, ce me semble, consolé. Je ne fais quasiment point d'oraison, c'est-à-dire, je ne fais rien à l'oraison ; je communie tout rempli de distractions ; je suis près de me chagriner en toute occasion ; peu de chose me choque fort sensiblement. Aujourd'hui j'ai eu quelques bons intervalles, pendant lesquels j'ai été fort occupé des vues qui suivent.

Qu'est-ce que l'homme, mon Dieu, quand vous ne le visitez point ? Combien est extrême sa pauvreté, son indigence et sa misère ! Je ne l'aurais jamais cru, si je ne l'avais vu par expérience en ce peu de temps que vous m'avez délaissé. Ô mon âme, que ta faiblesse est grande ! Que ton incapacité est profonde et presque incroyable ! Reconnais-la bien, et ne l'oublie jamais.

Que puis-je sans vous, mon Dieu ? Mon esprit n'est rien qu'un cachot ténébreux, et mon cœur la retraite de toutes sortes de mauvais sentiments et de pensées extravagantes : il n'a point d'inclination au bien, au contraire il a une pente furieuse au mal.

Hélas ! C'est à présent que je vois bien et que j'expérimente l'absolue dépendance que j'ai au regard de Dieu, bien plus que l'ombre ne dépend du corps ; je ne fus jamais si anéanti ni si abîmé dans mon néant ; je ne puis voir en moi, ni dans aucune créature, de stabilité ; toutes ensemble ne peuvent soutenir celui que Dieu délaisse. Ô que vaine est la consolation des créatures, quand celle du Créateur nous manque ! […]34




]

Des différentes sortes d’oraison mentale.

( Livre VII, Chapitre 2 ) 35


Je trouve une comparaison qui explique fort bien la différence de l’oraison ordinaire et de l’oraison passive : c’est qu’un homme peut bien voir les meubles d’une chambre et les beautés d’un cabinet en battant le fusil, allumant la chandelle, et regardant toutes ces choses ; ou bien avec la lumière du soleil qui entre dans la chambre : pour lors il n’a point de peine, il n’a qu’à ouvrir les yeux. La méditation ressemble à la première façon de voir avec de la chandelle ; la contemplation parfaite à la seconde manière de voir avec la lumière du soleil, parce qu’elle se fait non seulement sans peine mais avec plaisir et tout d’un coup. Quand la lumière du soleil manque, il se faut servir de la lueur de la lampe ou de la chandelle ; quand Dieu ne se communique pas par la contemplation, il le faut chercher par la méditation et se contenter de ce que Dieu donne, avec paix et humilité.

Quand Dieu retire sa lumière passive, l’on ne peut pas la retenir, ce serait une folie de s’y efforcer ; mais il faut simplement acquiescer au bon plaisir de Dieu, qui viendra quand il lui plaira. Quand Dieu veut que nous soyons dans les ténèbres, sans chandelle et sans soleil, par les impuissances où il nous met, il faut y demeurer avec patience et humilité : l’âme ne doit vouloir que lui seul, en la manière qui lui sera la plus agréable.

Quelque parfaite que soit l’âme, elle n’est pas toujours élevée à un haut degré d’oraison, mais plus ou moins, selon qu’il plaît à Dieu : elle descend quelquefois dans les pratiques des vertus ou des emplois de la charité, ou bien elle médite avec le discours, ou elle s’applique à Dieu avec la pure Foi obscure. L’âme se doit tenir indifférente, montant et descendant selon la conduite de l’Esprit de Dieu, se jugeant toujours indigne de tout, et jamais par effort d’esprit elle ne doit prétendre aux faveurs de la haute contemplation. Mais quand on a vocation à ces hautes oraisons, le chemin pour y arriver est une parfaite mort à toutes choses par la fidèle imitation de Jésus dans ses états crucifiés, abjects et pauvres, avec un amour de la solitude, autant que notre condition le pourra permettre.

Il y a bien de la différence entre une lumière ou une affection donnée à l’âme élevée à l’oraison passive, et la lumière qui lui est procurée par la méditation avec la grâce ordinaire. La première est bien plus intime et plus pénétrante, et pleine de plus de bénédictions ; la dernière néanmoins suffit pour acquérir les vertus et servir Dieu dans l’état où il nous appelle.

L’âme doit être attentive à l’état présent où Dieu la met et y demeurer avec paix, humilité et soumission à ses divines dispositions, et laisser à son bon plaisir de régler le temps de ses visites et la manière d’oraison qu’il lui voudra donner. Quelquefois ce sera par la simple pensée, d’autres fois par le discours, ou par la Foi seule, ou par une lumière passive : il faut recevoir ce qui nous est donné de son infinie bonté avec grand respect, nous estimant indignes de la moindre bonne pensée. Ce que l’âme a donc à faire dans l’oraison et hors l’oraison, est d’être fort attentive aux sentiments que Dieu lui donne, et les suivre avec courage et avec fidélité. Si elle sent que Dieu l’élève à l’oraison extraordinaire, elle doit s’y laisser aller ; si elle est retenue dans l’ordinaire, elle doit y demeurer ; si dans l’aridité, y demeurer aussi contente.

Le grand secret de la vie spirituelle est de se purifier et de se laisser mouvoir à Dieu, qui est notre principe et notre fin dernière. Il y a des choses déclarées, comme les commandements de Dieu et de l’Eglise, les obligations de nos états, ce à quoi l’obéissance, la charité ou la nécessité nous obligent ; nous n’avons pas besoin de sentir des mouvements immédiats de Dieu pour les faire, mais seulement en certaines choses imprévues dans la conduite intérieure, qui regarde les choses qui ne sont ni commandées ni défendues. Il faut une très grande pureté pour sentir toujours le mouvement de Dieu dessus nous. Il y a à craindre que notre imagination ne nous trompe.

Les Saints qui par la conduite de la grâce ont écrit des choses intérieures, nous impriment souvent leurs pensées et leurs sentiments, et même ils prient Dieu pour cela au ciel ; c’est pourquoi il y a grande bénédiction à lire leurs livres avec grâce et dévotion. Mais quelque étude que nous puissions faire, l’on ne connaît point ce que c’est que l’oraison par ce que les livres en disent, mais par le propre exercice et par la lumière de la même oraison. Nous savons toujours bien en général que l’oraison est la source de toute vertu en l’âme : quiconque s’en éloigne, tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent ; et qui s’en éloigne, se refroidit infailliblement. Sain ou malade, gai ou triste, il faut toujours faire oraison si on ne veut pas déchoir notablement de la vertu.























Qu’il faut être indifférent à telle oraison que Dieu voudra que nous fassions.

(Livre VII, Chapitre 3)



L’âme doit éviter des extrémités qui sont quasi également vicieuses : l’une de vouloir plus de grâce et de perfection que Dieu ne lui en veut donner, et tomber pour cela dans quelque trouble et dégoût, voyant la grande grâce des autres et les dons d’oraison qui les élèvent au-dessus de notre état, qui paraît beaucoup ravalé en comparaison ; l’autre de ne pas être assez fidèles à opérer suivant sa grâce, soit par lâcheté, craignant les peines et les souffrances que l’on rencontre dans la pratique de la vertu ; soit par légèreté, pour n’avoir pas assez d’attention sur notre intérieur, qui fait que nous ne connaissons pas les mouvements de la grâce, ou, les ayant connus, nous nous divertissons trop aisément aux choses extérieures et oublions ainsi les miséricordes de Dieu.

Quand une âme est bien pure, et qu’elle a l’expérience des mouvements de la grâce en elle, les reconnaissant et les distinguant des mouvements de la nature, elle n’a qu’à s’exposer aux rayons du Soleil divin pour les recevoir dans son centre, en être illuminée et échauffée. Et c’est ainsi à mon avis que Dieu veut que de certaines âmes fassent oraison, quand elles ont l’expérience que telle est la volonté de Dieu sur elles ; et vouloir faire autrement sous prétexte d’humilité ou de crainte de tromperie, c’est ne se pas soumettre à la conduite de l’Esprit de Dieu, qui souffle où il lui plaît36 et quand il lui plaît. C’est un grand secret d’être dans une entière passivité et anéantir toute propre opération.

Quand le divin Soleil s’éclipse volontairement pour sa gloire et pour le bien des âmes, comme dans les ténèbres, ou que nos imperfections rendent le fond de notre coeur impur et crasseux, et peu susceptible des lumières surnaturelles, l’âme n’a qu’à se tenir contente dans ces privations et obscurités, puisque c’est le bon plaisir du divin Soleil qui l’éclaire. Pour la tenir dans ces ténèbres, il n’a pas moins de lumières : c’est ce qui satisfait cette âme obscure et résignée. Dieu seul est le sujet de sa joie, et non la réception des lumières ou des faveurs qu’il lui communique par sa libéralité infinie. Voilà pourquoi elle ne perd ni sa paix ni sa joie en perdant les lumières et les douceurs de son oraison.

Celui qui se donne à un Prince pour le seul intérêt et la seule satisfaction du Prince, sans y rechercher son propre honneur, son contentement particulier ni son intérêt, est indifférent quel service il lui rende et quel traitement il en reçoive, pourvu qu’il en demeure satisfait. S’il le retient auprès de sa personne pour le caresser, il en est content non parce qu’il reçoit des caresses mais parce que le Prince se contente en cela. S’il l’éloigne de lui, l’employant dans les affaires fâcheuses et pénibles, il est content ; non parce que c’est un éloignement ou une peine, mais parce que c’est le plaisir du Prince, qui est la seule chose qu’il ait regardée quand il s’est donné à lui. Telle doit être une âme qui veut servir Dieu pour le très pur amour de Dieu. Si Dieu la caresse dans une oraison toute pleine de douceur, elle en est contente parce que tel est le bon plaisir de Dieu ; s’il la bannit de sa présence, la tenant dans les ténèbres, elle en est contente parce que tel est le bon plaisir de Dieu ; s’il l’applique aux exercices de la charité, voulant qu’elle mène une vie plus active et laborieuse que contemplative, elle en est aussi contente, parce qu’elle y voit le bon plaisir de Dieu, qui est l’unique chose qu’elle cherche dans son service.

Cette indifférence dispose une âme à recevoir de fort grandes grâces : car elle la met quelquefois dans un total oubli de soi-même et de toutes les créatures, sans qu’elle fasse même aucune réflexion sur les intérêts temporels ou éternels, n’ayant en vue que le seul bon plaisir de Dieu et ne désirant que lui seul, en sorte que le moindre retour vers elle-même ou vers la béatitude, ou vers quelque autre chose qui ne soit pas Dieu, lui est insupportable, parce qu’elle ne veut que Dieu seul : [ce] qui est un état de grande nudité et d’une mort entière à soi-même, et une oraison fort sublime, où Dieu élève une âme qu’il voit soumise et indifférente à une moindre oraison ou à un état de pur délaissement si tel est le bon plaisir de Dieu.

Il arrive aussi souvent que dans un état de peines et de privation l’âme est tellement dans la nuit obscure, qu’elle ne voit rien de Dieu qui lui semble entièrement caché ; et, ce qui fait sa plus grande croix, elle n’a point de pensée de le pouvoir jamais trouver, la seule vue de son bannissement l’occupant. Si dans cet état elle est contente et qu’elle consente au dessein rigoureux de Dieu sur elle, elle est en Dieu d’une façon excellente, sans qu’elle y pense être ; elle possède son souverain Bien quand elle croit l’avoir perdu ; et quand elle pense être toute remplie de soi-même et de sa misère, de ses répugnances et de ses imperfections, elle est en effet pleine de Dieu et unie à son bon plaisir d’une façon plus noble et plus pure qu’elle ne saurait croire. Tel est l’avantage d’une âme qui n’affectionne point une manière d’oraison plutôt qu’une autre, mais qui se tient indifférente pour recevoir de Dieu celle qu’il lui voudra donner : son avantage est qu’elle fait toujours fort bonne oraison.



Qu’il est sur tout nécessaire de s’appliquer à l’oraison.

(Livre VII, Chapitre 4)



Faute de bien concevoir que toute notre perfection, et toute la gloire de Dieu que nous pouvons lui procurer en nous, gît en notre intérieur, et non à faire des ouvrages extérieurs, notre vie se passe vainement et inutilement pour Dieu et pour nous. Il n’y a rien de plus précieux à l’homme que son intérieur, il le doit conserver de préférence à qui que ce soit ; il n’y a rien aussi où Dieu reçoive plus de gloire au-dehors de lui-même. C’est donc là principalement qu’il faut s’efforcer de lui en rendre. C’est de l’intérieur que procèdent les purs amours vers Dieu et vers le prochain, la pureté d’intention, le zèle de la gloire de Dieu, et tous les biens qui sont en l’âme, et il est négligé pour nous occuper trop au-dehors et aux bonnes affaires extérieures, où il se glisse ordinairement beaucoup d’impureté par le mélange des recherches de la nature.

Beaucoup d’âmes sont déchues et passent leur vie pour la plus grande partie dans l’impureté et dans l’imperfection faute de lumière ; et elles manquent de lumière parce qu’elle ne s’acquiert ou ne se donne ordinairement que dans l’oraison. Or, laissant l’oraison sous de bons prétextes, comme de vaquer au salut des autres, de travailler à la gloire de Dieu, elles se trouvent privées de cette lumière ; et faute de l’avoir, elles manquent de correspondance à sa grâce.

Et faut remarquer que l’âme doit être fidèle à ces temps d’oraison, si elle veut faire subsister la vie de grâce en elle, et ne pas s’attendre de n’avoir plus de bonnes affaires37, car il s’en trouve toujours assez, et c’est même un artifice du démon d’en susciter, pour retirer les bonnes âmes de l’oraison ; à quoi l’on doit bien prendre garde, cela étant une très subtile tentation. Pourvu qu’il nous affaiblisse et qu’il ôte la vigueur de l’âme, c’est ce qu’il cherche : car après il nous fait tomber dans des imperfections et défauts qui nous portent grand préjudice. Combien y a-t-il d’âmes que les bonnes affaires ruinent, pour en trop faire ou ne les faire pas de l’ordre de Dieu et de la grâce.

Apportons une fidélité généreuse à l’exercice de la sainte oraison. Par son moyen, l’on approche de la divine source d’où dérive en l’âme toute vertu. C’est un feu que l’oraison : qui s’en éloigne, tombe dans la froideur. En quelque état que vous vous trouviez, sain ou malade, abject ou honoré, pauvre ou abondant, ne manquez jamais à votre oraison qui doit être préférée à toutes choses : elle tient resserré et caché en soi tout le bonheur et félicité qui se peut participer de Dieu en ce monde. Le plus grand bien que je voudrais souhaiter à une personne que j’aimerais, ce serait le don de l’esprit d’oraison, sachant que c’est la chose qui nous donne entrée dans le cabinet des merveilles de Dieu et qu’elle contient en soi toutes les grâces.

L’oraison est donc la source de toutes les grâces en l’âme ; sans elle, rien, et l’âme s’en ira peu à peu mourant. Quelques affaires qu’aient eues les saints, ils ont toujours eu fidélité à l’oraison. Jésus-Christ même nous l’a montré par l’exemple de sa vie conversante, en laquelle il faisait souvent des oraisons et se retirait pour ce sujet. La grande source de nos désordres, c’est que nous nous engageons par légèreté et faute de circonspection, à des desseins et des ouvrages humains ; et comme Dieu ne nous y veut pas, il nous y laisse sans grâce, et ensuite nous tombons en mille fautes et nous nous trouvons en de grandes indispositions pour l’oraison ; et l’oraison nous manquant une fois, tout nous manque.

Il faut que toute notre vie roule sur cette maxime que notre perfection consiste principalement dans notre intérieur ; que notre intérieur ne se forme que par la fidélité à la grâce, qui est celle qui produit en nous la mort des créatures, les anéantissements de nous-mêmes, l’amour de la mortification et des austérités corporelles, l’inclination à la solitude et à la fuite de tout ce qui flatte les sens et ce que le monde chérit. Cette grâce qui opère en nous tous ces bons effets ne se reçoit bien abondamment que dans l’oraison, ne s’augmente ordinairement que par l’oraison ; et nous ne saurions bien le reconnaître et lui être fidèle qu’autant que nous faisons bonne oraison. Or il est très difficile et comme impossible de conserver l’esprit d’oraison dans les tracas et dans les affaires qui, pour l’ordinaire, ne servent qu’à divertir notre esprit de Dieu : de là vient que peu d’âmes parviennent à la perfection, d’autant que peu se disposent à la pure oraison ; la plupart la négligent ou la quittent absolument et l’anéantissent sous prétexte de la charité du prochain.

Qu’il faut de discrétion à une âme qui veut être toute à Dieu pour éviter les obstacles de la perfection, qui sont souvent très spécieux ! Qu’elle a besoin de fidélité et de courage ! Quiconque est faible dans l’oraison ne doit pas se répandre dans l’action, quelque bonne qu’elle paraisse ; autrement elle profitera peu dans les voies de Dieu et son intérieur demeurera très petit.

Quand on voit plusieurs grands serviteurs de Dieu qui travaillent à le faire honorer et aimer et qui font tant de grandes actions pour son service, ce grand bien qui a de l’éclat donne quelquefois de l’émulation et on voudrait travailler comme eux ; mais la fidélité ne consiste pas à suivre leur grâce, chacun doit ménager la sienne et admirer sans envie celle des autres. Je n’ai, ce me semble, désir d’être que ce que Dieu désire que je sois, ni plus ni moins, tant à l’intérieur comme à l’extérieur, tant à la nature comme à la grâce. Je vois les autres parfaits et moi imparfait, sans que cela me décourage, mais je le vois avec plaisir ; les autres exempts de leurs passions, et moi combattant avec les miennes ; les autres rendant de grands services à Dieu, et moi ne faisant rien ; les autres forts et puissants pour agir, et moi infirme et maladif ; enfin je vois avec plaisir que les autres font tout et que je ne suis rien que misère et impuissance.

Je me console en la vue du dessein de Dieu sur moi et en l’amour de son bon plaisir. Car Dieu veut avoir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison et des personnes qui ne servent de rien qu’à faire voir ses bontés et ses magnificences, comme l’on voit dans quelques grands Seigneurs, qui ont des personnes inutiles seulement pour faire voir qu’ils sont riches et puissants. Quand on n’a point d’autre occupation sur la terre que de vaquer à l’oraison, on est, ce semble, inutile car on ne fait point de service à Dieu pour le moins qui paraisse ; mais il se faut réjouir dans cette inutilité, qui donne sujet à Dieu de faire voir ses bontés.

Je ne doute pas qu’il n’y ait au ciel beaucoup d’âmes qui n’auront guère rendu de service à Dieu, qui aient paru aux yeux du monde comme tant de solitaires, tant de personnes sans talents, et néanmoins ils seront quelquefois les plus élevés dans la maison éternelle : tout leur emploi n’ayant été qu’à cultiver dans leur intérieur les grâces qu’ils auront reçues de son infinie bonté, le service et la gloire qu’ils lui ont rendus, n’étaient connus que de lui.



Des obstacles qui empêchent de faire oraison.

(Livre VII, Chapitre 5)



Je vois clairement et connais par expérience que les affaires temporelles de nos maisons désoccupent beaucoup de Dieu : l’esprit y pense lorsqu’il y faut donner ordre, et quitte cette douce et bienheureuse application à Dieu. L’âme ne fait pas mal ; au contraire, y étant obligée, elle plaît à Dieu de penser au temporel pour une bonne intention ; mais elle fait sans comparaison mieux de ne penser qu’à Dieu seul, et de ne se point causer cette fâcheuse privation de son souverain Bien pour des soins terrestres. Ceux que Dieu laisse dans des états mondains font bien d’y vaquer parce qu’il ne veut pas davantage d’eux ; mais ceux qu’il attire sans réserve pour être tout à lui par la voie de l’oraison, ne peuvent, sans infidélité, être dans les soins des choses de la terre : ils les doivent éviter et ne se partager pas, un Dieu les voulant avoir pour lui seul.

Les affaires obscurcissent et empêchent mon âme, et jamais je n’y voudrais vaquer par aucune considération humaine, mais par le pur amour de Dieu qui nous veut humilier jusques là de nous rendre nécessiteux et assujettis au temporel pour le soutien du corps : il faut néanmoins toujours avoir grand égard à ne lui donner que le nécessaire. Je sens manifestement obscurcir et anéantir mon âme quand je mange quelque délicat morceau, quoique ce soit à regret. La vie animale se fortifie alors en moi, et la vie de l’esprit s’affaiblit. Le corps affaibli n’affaiblit point mon âme à présent ; mais elle devient vigoureuse pour s’élever à Dieu quand le corps est abattu par quelque sorte d’abstinence, et cependant tout le monde crie.

Il faut qu’un intérieur soit très parfaitement établi quand, dans les emplois mondains et dans les soucis temporels, il subsiste en sa pureté et ferveur. Il s’y rencontre mille occasions qui excitent les mouvements de colère, d’impatience, de tristesse, de vaine joie : quoiqu’on ne les suive pas, on les sent ; et ce sentiment diminue de la profonde paix du cœur, par laquelle il est tout uni à Dieu. Il faut très peu de chose pour empêcher qu’une âme ne s’élève à la contemplation, ou plutôt qu’elle n’y soit élevée de Dieu ; et aussi très peu de chose pour l’obscurcir quand elle y est élevée, car la moindre petite émotion la rend indisposée à recevoir les impressions divines. C’est pourquoi un homme d’oraison doit être un homme mort ; et ainsi si l’oraison ne porte une personne à remporter de continuelles victoires sur ses passions, humeurs et inclinations, et à la pratique de toutes les vertus chrétiennes, c’est une fausse oraison et une pure illusion.

Je connais plus clairement que jamais que l’esprit d’oraison ne se conserve ni ne se perfectionne qu’en ceux qui sont tout morts à leurs sens, austères, pénitents et dégagés de ce qui n’est point Dieu. Il est vrai qu’il faut suivre conseil pour les austérités corporelles quand on est d’une complexion faible ; mais communément on s’épargne trop et nous sommes bien éloignés de l’esprit des grands pénitents qui étaient très austères et aussi grands contemplatifs. C’est se moquer de vouloir faire oraison et de vouloir encore prendre goût aux créatures ; quoique ce fût en chose permise à la rigueur, ce n’est pas sans infidélité à un intérieur dans lequel l’oraison et la conformité avec Jésus-Christ crucifié doit régner. Ce que l’on peut faire au commencement de la vie dévote ne doit pas être permis dans le progrès : il faut vivre conformément à l’état présent où Dieu nous met.

Gerson38 dit fort bien : « Si vous refusez les consolations extérieures, vous aurez les intérieures. » La raison est, ce me semble, que les consolations intérieures participent de leur source, qui est l’union de Dieu à l’âme, et ne peuvent se rencontrer souvent avec aucune impureté ou imperfection. Or il est vrai que les joies et consolations des sens sont terrestres, impures et imparfaites ; par conséquent, elles sont contraires à l’Esprit de la grâce, qui rend l’âme fort pure et pénitente, et dans un parfait dénuement de tout ce qui n’est point Dieu.

De plus les consolations intérieures sont proprement des petites participations des délices infinies que Dieu a de soi-même dans soi-même. Dieu est jaloux de pareilles faveurs et ne les communique qu’à un coeur dont il est aimé uniquement et qui ne veut prendre plaisir qu’en lui seul ; autrement il se resserre dans sa divine essence et ne se manifeste point. Or les consolations de la terre, quand elles entrent dans un coeur, le partagent et le retirent de Dieu, et Dieu aussi s’en éloigne et lui retire ses faveurs.

C’est pourquoi les saints qui veulent être tout à Dieu se mortifient sans réserve et tant que le corps le peut porter, afin que leur amour ne se répande point par les sens et que nulle créature n’y puisse avoir part, mais seulement celui pour lequel elles sont créées. Courage, âme chrétienne, embrassez la croix et suivez Jésus-Christ : il vous conduira dans le séjour de ses délices. Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. Bienheureux qui fuit la multiplicité, car par ce moyen il a un grand accès à l’oraison.

Plusieurs choses nous semblent nécessaires qui ne servent qu’à entretenir la corruption de la nature qui opère quasi continuellement. Si Dieu faisait un précis de toutes nos actions, il ne s’en trouverait peut-être pas une bonne et qui lui plût entièrement. Nous ne faisons quasi rien que selon la nature et nos inclinations humaines, et si la grâce s’y trouve, c’est rarement et quasi jamais selon toute son étendue. Quelquefois elle est au commencement mais peu dans la suite. Or ce qui est purement naturel ne plaît pas à Dieu ; [il] faut que la grâce s’y trouve afin que l’action lui soit agréable et qu’elle nous dispose à l’union avec lui. Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâce. Ceux qui ont lumière le voient ; les autres ne s’aperçoivent que des péchés et des grosses imperfections.

De tout cela on peut conclure qu’il y a principalement quatre grands obstacles qui empêchent à la plupart l’exercice de l’oraison, qui sont : 1. le trop d’affaires où l’on s’engage sans l’ordre de Dieu ; 2. le trop de délicatesse et le trop peu d’austérités corporelles ; 3. le peu de retraite intérieure et extérieure : on n’affectionne pas assez la récollection ni la solitude ; 4. le trop de lâcheté à mener une vie purement humaine, suivant les inclinations de la nature. Jamais on ne sera homme d’oraison si on ne vit de la vie surhumaine et si on ne pratique les vertus avec fidélité et avec générosité.



Des moyens qui facilitent l’exercice de l’oraison.

(Livre VII, Chapitre 6)



1. Il ne faut point que celui qui veut entreprendre l’exercice de l’oraison s’attende à autre chose qu’à des croix de corps et d’esprit : de la part de l’enfer qui hait surtout les gens d’oraison ; de la part de la nature qui a des répugnances à une vie qui la crucifie en tout et à un exercice qui l’élève au-dessus de toutes ses inclinations ; et de la part du monde qui ne goûte pas tant de retraite ni tant de mortification. Mais l’on ne peut entreprendre le grand service de Jésus-Christ crucifié sans porter sa croix. Une vie pauvre et abjecte, méprisée et souffrante, et qui se retranche au pur nécessaire, qui consiste au vivre et vêtir, et encore l’un et l’autre pauvrement, est une bonne disposition à l’oraison.

2. C’en est une très excellente de se conserver dans la conformité aux états de la vie souffrante de Jésus-Christ et dans l’exercice de ses pures vertus, les pratiquant dans les occasions. N’avoir point d’autre prudence que la sacrée folie de la croix ; suivre les voies de la grâce qui nous sont inspirées, quittant tout ce qui s’y oppose comme des obstacles aux desseins de Dieu, quoi que puissent dire la prudence humaine et la répugnance de la nature.

3. C’est un bon moyen d’oraison de n’avoir que cette unique affaire, qui n’est pas petite puisque c’est faire en terre l’unique chose que font les Bienheureux au ciel, contempler et aimer Dieu. Du moins nous en devons faire notre principale affaire, faisant céder toutes les autres à celle-là, et non pas comme font la plupart qui accommodent leur oraison à la disposition de leurs autres affaires. Il ne faut donc point se charger d’affaires ni d’emplois, ni s’aller offrir avec empressement à servir les uns et les autres sous prétexte de charité. Marthe qui s’empressait fort pour servir corporellement Jésus-Christ même, fut reprise de se troubler autour de la multitude des choses qu’elle entreprenait, et sa soeur louée de ne s’arrêter qu’à l’unique nécessaire qui était la contemplation.

4. C’est un bon moyen d’oraison de ne s’engager point dans le commerce du monde, ni dans les visites pour en faire ou pour en recevoir, si elles ne sont très nécessaires et que les obligations de la charité ou de nos conditions nous y forcent ; et s’il est libre de les choisir, éviter celles où les entretiens sont dangereux ou inutiles, ou mondains, et choisir celles qui nous donnent lieu de parler ou d’entendre parler de l’unique nécessaire, qui est le service de Dieu et l’exercice de l’oraison, tout cela sans choquer la discrétion ni la charité.

5. C’est un moyen important pour l’oraison d’être toujours bien sur ses gardes dans le temps de maladie ou d’incommodité pour ne se relâcher pas tout à fait. Sous prétexte de soulager le corps, on donne trop à la nature et on perd quelquefois, dans une maladie assez courte, les longues habitudes de mortification qu’on avait acquises avec beaucoup de peines. On ne doit pas aussi abandonner son oraison pendant ce temps-là, mais tâcher d’entretenir une union avec Dieu très simple par la Foi, qui n’a besoin de rien, ni de forces de corps, ni de goûts, ni de lumières ; elle se peut très bien faire même dans l’état même de délaissement.

6. C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire. Ceci tient l’âme dans une très grande pureté, et l’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagnent ; et quand elle les a quittés pour suivre la nature, elle connaît bien par la secrète syndérèse39 qu’elle a commis une infidélité qui la retarde dans sa voie. La pratique de ce moyen met une âme dans une continuelle disposition à l’oraison, où elle trouve facilement entrée.

7. C’est un moyen des plus nécessaires pour l’oraison d’habituer son âme à ne s’occuper point de soi-même ni d’aucune créature, mais de Dieu seul qui est son centre et sa fin dernière ; elle n’est faite que pour s’appliquer à lui et se reposer en lui, et manque au dessein de son Créateur autant de fois qu’elle le quitte pour demeurer dans elle-même ou dans les créatures. Je sais bien qu’au commencement de la vie spirituelle, c’est beaucoup de ne plus penser aux choses vaines et mondaines et d’habituer son intérieur à se purifier de l’imperfection et s’orner des vertus. On doit pour cela faire quelque retour sur ses imperfections, ses bonnes ou mauvaises inclinations, selon que le mouvement de Dieu le dictera. En ce temps, l’âme n’est point capable de s’élever plus haut et elle s’occupe en cela utilement. Mais quand il plaît à Dieu entrer en elle et la faire entrer en lui, ses pensées se doivent toutes tourner vers lui, et lui seul doit être le lieu de sa demeure et de son repos.

C’est en quoi manquent plusieurs spirituels qui ignorent les voies de Dieu. Ils se tiennent trop dans eux-mêmes, ne se lassant jamais d’avoir attention sur leurs mouvements, de les examiner, de fouiller et creuser jusques aux moindres racines de leurs imperfections, ce qui, comme j’ai dit, est bon en son temps ; mais il y en a un où il faut vivre tout à Dieu et en Dieu. Il faut toujours marcher dans les voies divines ou humaines de Jésus-Christ ; autrement, nous n’avançons point dans la perfection.



Qu’il ne se faut porter de soi-même qu’à une oraison ordinaire.

(Livre VII, Chapitre 7)



Il faut préparer pour l’ordinaire le sujet duquel nous voulons traiter avec Dieu dedans l’oraison. C’est la pratique de tous les saints ; et faire autrement, c’est manquer de respect à Dieu puisque, si nous voulons parler à un Roi ou à quelque personne de considération, l’on y pense un peu avant, et pour parler à Dieu irons-nous sans nous en mettre en peine ?

Or cette préparation du sujet se fait quelque temps devant que de se mettre dans l’actuelle oraison. [Il] faut élever son coeur à Dieu et lui demander qu’il lui plaise nous inspirer ce de quoi il veut que nous traitions en sa sainte présence ; et puis ce qui viendra, ou de Dieu, ou de ses perfections, ou de Jésus, ou de ses mystères, ou de quelques vérités chrétiennes, s’y entretenir, si Dieu ne nous met autre chose dans l’esprit ; à quoi il faudra s’attacher humblement et fidèlement, et par soumission à Dieu, sans s’arrêter au sujet prévu ; ne point penser à des sujets par trop extraordinaires, à quoi nous ne devons pas croire facilement que Dieu nous veuille porter ; et puis nous n’en savons rien, ses visites dans les âmes étant fort incertaines et dépendantes de sa seule bonté ; c’est pourquoi à tout événement l’on prépare un sujet qui ne nuit point si Dieu nous donne autre chose.

Jamais nous ne devons entrer dedans notre oraison que nous n’ayons demandé pardon à Dieu de nos fautes, et imploré sa miséricorde. Car nous mettre en sa sainte présence et traiter avec lui au sortir de nos imperfections où nous lui avons déplu, c’est nous rendre indignes qu’il nous regarde et qu’il nous écoute.

Il est de fort grande importance de bien connaître les voies de Dieu sur les âmes pour se conformer aux desseins de sa grâce. Toutes ne sont pas appelées à une même sorte d’oraison et, sans vocation spéciale, l’on ne se doit appliquer qu’à la plus commune et ordinaire, où l’âme agit elle-même, s’entretenant avec Dieu par la considération, prenant un livre pour s’aider à cela, ou se ressouvenant de quelque sujet qu’elle aura autrefois goûté, et agissant avec une grande dépendance et fidélité avec Dieu ; n’étant point appelée de Dieu à une oraison plus haute, elle serait dans une pure oisiveté si elle n’agissait pas d’elle-même. Or elle ne doit pas croire que Dieu l’appelle à une oraison plus élevée, sinon lorsqu’il lui ôte les moyens de s’employer à celle-ci, l’attirant à quelque autre meilleure. Car c’est une règle générale qu’on ne doit contempler que lorsque l’on ne saurait méditer.

Il est vrai que s’étant mise en la présence de Dieu et pensant au sujet qu’elle a préparé, elle doit demeurer fort tranquille dans sa méditation, afin que, s’il plaît à Dieu lui donner quelque chose l’occupant par lui-même, elle ne brouille point ou empêche les opérations divines par ses propres et naturelles. Quand Dieu veut posséder une âme et y opérer par ses grâces, la créature n’y doit pas mettre empêchement, ce que nous faisons très souvent par nos industries et nos soins, qui nous semblent nécessaires et sans lesquels nous ne croirions rien faire. Il faut donc recevoir les lumières que Dieu nous donne le plus purement et le plus respectueusement que nous pourrons afin qu’elles en demeurent plus efficaces. C’est agir moins respectueusement au regard de Dieu que nous ne ferions au regard d’un Prince, auquel si nous avons l’honneur de parler, nous continuons avec révérence tandis qu’il nous écoute, mais sitôt qu’il nous veut parler, nous nous taisons et l’écoutons avec tout respect et sans l’interrompre.

Notre principale affaire dans le temps et dans l’éternité étant de vaquer à Dieu, suivant ce que dit Notre Seigneur : Porro unum est necessarium40, il faut prendre garde de se dissiper beaucoup et engager par trop son âme dedans les choses extérieures, quoique bonnes, car il importe peu que notre coeur soit lié d’une chaîne d’or ou d’une chaîne de fer quand il n’a plus la liberté de vaquer à Dieu. Il faut donc faire tout doucement tout ce que nous pourrons pour le service de Dieu et la charité du prochain, selon nos talents, et chacun en sa manière ; mais il faut conserver sur toutes choses l’estime et le désir de l’oraison, dans cette ferme croyance qu’il faut avoir que nous ne saurions faire aucune autre chose où Dieu soit plus servi et d’où nous tirions plus de profit pour notre avancement spirituel.

Pour imparfaite que soit une oraison, j’en fais plus d’état quasi que de la meilleure action. Il ne faut donc point s’en dégoûter ni la quitter jamais pour peu que nous y pensions faire ; mais y persévérer fidèlement en la manière que nous pourrons. Faisant tout ce qui est de nous, nous ne sommes pas obligés à davantage. Le serviteur qui n’avait qu’un talent fut blâmé et condamné du maître pour ne l’avoir pas employé.

Quand je ne suis point propre à faire l’oraison actuelle, je fais de petites réflexions pour reconnaître les choses auxquelles j’ai quelque répugnance ou aversion, et je les fais ou en esprit ou en effet, si je le puis : comme parler avec l’un, traiter d’affaires avec l’autre, auxquels je n’aurais pas d’inclination, d’aller en un lieu où je serais mortifié, et ainsi du reste. Car il faut se vaincre en toutes choses en se faisant une guerre continuelle, et j’ai souvent éprouvé que cela facilite l’exercice de l’oraison, et que Dieu nous y donne d’autant plus d’entrée que nous aurons fait plus de violence sur nous-mêmes pour nous surmonter.



Comme on passe de l’oraison ordinaire à la contemplation.

(Livre VII, Chapitre 8)



Une âme qui n’entretient point en soi-même d’imperfection volontaire et qui sent des désirs efficaces de vivre de la vie de Jésus doit être fort passive à la conduite de Dieu en son oraison, et tendre à une grande simplicité par un retranchement de tout raisonnement en son entendement, et de toute multiplicité d’actes en sa volonté. Je sais bien qu’il se faut tenir dans la méditation et le bas degré d’oraison jusques à ce que Dieu nous élève à la contemplation ; mais il faut s’élever aussitôt que l’on sent que Dieu nous attire et éviter une fausse humilité qui nous empêche de suivre l’instinct et la motion du Saint-Esprit, qui souffle où il lui plaît et qui donne ses grâces aux parfaits et aux imparfaits, pour augmenter l’état des parfaits et faire sortir les imparfaits de leur état impur et terrestre.

A mon avis, le grand secret de l’oraison est de recevoir en tranquillité et en pureté l’impression des rayons du Soleil divin qui réside dans le fond de notre âme. C’est lui qui peut illuminer sans le secours de nos raisonnements, qui allume en nous le divin amour sans tourmenter notre volonté par la production d’une multitude d’actes, et fera fructifier toutes les vertus sans quasi nous en apercevoir ni savoir comment cela se fait. Que l’âme ait soin d’être nette et pure de toute imperfection, morte aux créatures et dans le désir de souffrir ; et pour l’oraison, qu’elle ne s’en mette point en peine : Dieu fera en elle tout ce qu’il faut et en une manière qui passera ses espérances et même son intelligence.

Qu’est-ce que Dieu n’opère point dans une âme qui ne veut rien faire que s’abandonner à lui et se soumettre simplement, humblement et parfaitement à sa conduite ? En ce degré d’oraison, le sujet préparé peut quelquefois servir ; quelquefois aussi Dieu en donne un autre selon son bon plaisir. Il ne faut point se laisser tirailler à l’esprit de la grâce, mais se laisser doucement attirer et s’occuper de ce qu’il communique, en soumission, tranquillité et pureté. L’on ne peut point donner des règles certaines à ceux qui sont dans cet état d’oraison, Dieu y opérant différemment selon son bon plaisir. Tout le conseil qu’on pourrait donner serait de se tenir dans la suprême indifférence à tout état de privations et de lumières, de douceur et de rigueur.

Je crois pourtant que l’on se peut servir utilement d’une manière d’oraison plus basse quand nous n’avons point d’ouverture à une plus élevée ; mais cela ne se doit faire qu’après avoir frappé plusieurs fois à la porte de la miséricorde de Dieu. Que si l’Epoux ne veut point que nous le baisions à la bouche par la contemplation, tenons-nous à ses pieds par une simple méditation.

Ce qui nous servira bien pour nous élever à la parfaite union sera d’avoir dans l’esprit plusieurs vérités universelles de la Divinité et de la sainte Humanité, comme : 1. Dieu est tout-puissant et sa bonté infinie ; 2. Il a un amour éternel pour nous, et l’oeil de la divine Providence est toujours ouvert pour nous conduire ; 3. Dieu étant amour, il ne veut aussi que l’amour ; 4. Il est le centre de l’âme qui ne peut avoir de repos qu’en lui ; 5. La très sainte Trinité est le vrai modèle de la parfaite oraison, qui ne se fait que par les parfaites connaissances des Personnes Divines et par le pur amour. C’est ce qui relève la vie contemplative si hautement et qui la met dans une petite participation de la vie éternelle de Dieu en lui-même.

J’ai pris résolution de demander à Dieu la grâce que mon oraison demeure toute intellectuelle et que je ne ressente point si sensiblement les consolations célestes qui ruinent la nature. Ce sont des amorces à l’amour-propre, qui flétrissent la pureté d’oraison et diminuent l’attention contemplative, qui sera bien plus forte et plus vigoureuse quand elle sera ramassée dans la pointe de l’esprit : l’amour en deviendra plus ardent et plus continuel. C’est l’union continuelle qui est l’objet de la perfection : ce qui nous en peut détourner nous doit être extrêmement suspect, comme sont les goûts et les sentiments de la partie inférieure.

Mon âme, exposez-vous donc à Dieu simplement dans l’oraison, vous abandonnant toute à lui et recevez l’impression de lui telle qu’il lui plaira vous la donner ; ayez seulement grand soin de la pureté de la soumission et du parfait dégagement de toutes créatures, et prenez simplement ce que Dieu vous donnera. S’il ne vous donne rien, soyez contente de n’avoir rien, et demeurez paisible dans la seule union à sa sainte volonté. Quelquefois Dieu laisse une âme dans les privations et puis il l’élève à la pure union, et cela se fait tôt ou tard, selon qu’il lui plaît. Les affaires et occupations sont périlleuses si elles nous font perdre l’attention intérieure à Dieu qui est essentielle à la vie spirituelle.

De l’oraison de Foi

(Livre VII, Chapitre 9)



Cette oraison est un simple souvenir de Dieu qui est encore plus simple qu’une pensée, n’étant qu’une réminiscence de Dieu qui est cru par la Foi nue, comme il est vu et su par la lumière de gloire dans le ciel. C’est le même objet, mais connu différemment de l’âme : cette voie est une docte ignorance. La terre est le pays des croyants et le ciel celui des voyants. Il ne faut pas savoir Dieu ni les choses divines en ce monde, mais il les faut croire.

La Foi doit être nue, sans images ni espèces, simple sans raisonnements, universelle sans considération des choses distinctes. L’opération de la volonté est conforme à celle de l’entendement, nue, simple, universelle, point sentir ni opérer des sens, mais toute spirituelle. Il y a de grands combats à souffrir dans cette voie de la part de l’esprit qui veut toujours agir et s’appuyer sur quelque créature. L’état de pure Foi lui déplaît quelquefois fortement, mais il le faut laisser mourir à toutes ses propres opérations, estimant pour cela beaucoup et recevant volontiers tout ce qui nous aide à mourir, comme les sécheresses, aridités, délaissements, qui enfin laissent l’âme dans l’exercice de la pure Foi par laquelle Dieu est connu plus hautement que par les lumières qui servent de milieu entre Dieu et l’âme ; et l’union de notre esprit par la Foi est pure et immédiate, et par conséquent plus relevée. Il faut aussi que la volonté meure à tout ce qui n’est point Dieu pour vivre uniquement en lui de son pur amour : car la vie de la volonté est la mort, et cette mort ne s’opère ordinairement et n’est réellement que dans les privations réelles et effectives.

Cette oraison est uniforme et n’est pas sujette à beaucoup de changements ni ne ruine pas le corps ; car elle est sans effort naturel, qui est plutôt contraire, puisque toutes les industries humaines ne la peuvent donner, dépendant purement de Dieu qui la communique quand il veut et à qui il lui plaît. Il est vrai que cette pure et nue contemplation de Dieu par la Foi n’est donnée que rarement et après avoir passé par plusieurs purgatoires et états pénibles ; les plus grands saints mêmes ne l’ont pas toujours eue. Au commencement, on ne l’a que comme par petits éclairs passagers ; c’est beaucoup si on la possède une demi-heure, mais il en reste toujours de grands effets dans l’âme.

Un des principaux est que cette lumière de Foi fait voir toutes choses, la vérité de nos Mystères, nos imperfections et les perfections qui nous manquent, et les vertus pratiques ; le tout fort simplement, non successivement l’une après l’autre, comme par le raisonnement qui n’aurait jamais pu arriver à produire une connaissance si nette et si universelle. Mais que le raisonnement a de peine à mourir et à ne plus vivre de faveurs et de lumières humaines et être absolument réduit dans l’obscurité ! Cependant il faut passer par là pour être disposé à l’opération divine.

Il y a divers degrés de contemplation ; mais il faut se contenter de celui que Dieu donne. Durant que nous sommes en terre, il y a toujours à purifier et partant, il faut toujours souffrir. Les trois-quarts de notre vie se passent à souffrir et porter la croix. On ne laisse pas, dans les états obscurs et crucifiés, d’être uni à Dieu fort intimement quoique l’âme ne sente pas l’union. J’aime beaucoup la voie de la pure Foi en l’oraison, par laquelle l’âme connaît Dieu autant qu’elle le peut connaître en cette vie ; il n’importe que cette voie soit obscure : elle est certaine. Je désire me défaire tant que je pourrai de la lumière de la raison. O que la pure Foi est belle !

Ce qui sert beaucoup à spiritualiser une âme, c’est de faire un continuel usage de la Foi, n’aimer rien et n’estimer rien que ce qu’elle nous fera aimer et estimer. L’homme se défait rarement de la raison, et néanmoins s’il ne s’élève au-dessus, il demeure terrestre et imparfait. La Foi est une participation de la Sagesse éternelle ; hors de sa conduite, tout [est] mensonge et folie ; c’est elle qui nous montre le vrai avec assurance : ses lumières sont obscures mais certaines ; et leur obscurité vaut incomparablement mieux que toutes les clartés de l’esprit naturel.

De plus, pour rendre l’oraison plus intellectuelle et que la nature n’y ait point de part, il faut se divertir de certaines choses qui ont coutume de nous porter à Dieu avec sensibilité, comme la musique, la vue des belles églises, des tableaux de dévotion, de regarder le ciel, et autres choses semblables. Cela est bon au commencement et durant quelque temps, mais quand l’âme est attirée à la parfaite pureté d’oraison, il faut l’habituer à ne prendre son aliment, c’est-à-dire ses connaissances et son amour unique que de la Foi et des lumières infuses et surnaturelles. Quand l’on n’y prend pas garde, l’on ne se tient pas assez dans la passiveté et l’on va mendier la vie de l’âme des objets sensibles, Dieu voulant la lui donner lui-même par des connaissances plus épurées.

Et puis, la nature, ayant des goûts sensibles, s’y attache sans le croire, et on se retarde dans la pure union avec Dieu qui ne veut que Dieu seul et met l’âme dans un dénuement de toutes espèces sensibles et de toutes sortes de goûts. Quand néanmoins Dieu nous laisse dans la pauvreté et qu’il ne nous donne entrée d’aller à lui que par l’ordre des choses sensibles et du raisonnement, il faut humblement s’accommoder à cet état pour éviter l’inutilité ; et puis, Dieu ne voulant donner que cela, l’âme ne doit pas prétendre davantage.

Si pourtant l’âme se sentait attirée dans le délaissement et pauvreté intérieure, et à la pure souffrance intérieure, elle ne doit pas rechercher les choses sensibles pour se porter à Dieu, mais demeurer pauvre, dénuée et souffrante sur la croix intérieure tant qu’il plaît au divin Epoux l’y laisser souffrir. Cet état est amer, mais il est purifiant, et rend l’âme capable d’une plus grande union avec Dieu.

































Des sacrées ténèbres de l’oraison

(Livre VII, Chapitre 10)



Un jour de sainte Magdelaine, il me sembla que mon oraison changea et devint plus simple, plus élevée et plus forte. Mon esprit allait connaissant Dieu non plus par lumières ou sentiments, mais par de certaines ténèbres desquelles Dieu est environné. Ces ténèbres me faisaient voir que Dieu ne peut être connu et qu’il est infiniment au-dessus de nos entendements, qui ne peuvent mieux le connaître qu’en avouant qu’il ne se peut connaître. Autrefois, les lumières et sentiments me servaient pour m’unir à Dieu, à présent elles me conduisent seulement ; mais les ténèbres les dissipent et mon âme se sentant perdue dans une profonde ignorance de Dieu, elle le connaît, ce lui semble, mieux qu’elle n’eût jamais fait ; et ensuite je n’ai aucune peine de m’occuper en Dieu de cette manière, qui, laissant des impressions plus grandes de la Divinité, augmente aussi toutes mes dispositions intérieures d’amour, de haine du péché, et autres semblables.

Il me semblait donc en ce temps que mon oraison devenait plus continuelle. Je fus fort encouragé de voir ce que dit saint Denys41, que cette ignorance est la meilleure et plus haute sagesse de Dieu. Je fais donc mon oraison en la manière susdite, y ayant facilité et comprenant bien que la connaissance que l’on a de Dieu par cette voie est plus grande que celle que les discours ou les lumières ou les sentiments nous donnent. Reconnaître qu’on ne peut rien connaître de Dieu est le connaître autant qu’il peut être connu en ce monde, sa grandeur étant infiniment au-dessus de nos intelligences. De sorte que la vraie oraison n’est que dans l’abstraction de toutes choses créées. Et afin que notre entendement vive tout à Dieu, il faut qu’il meure à tout ce qui n’est point Dieu et qu’il l’envisage par un acte de Foi dans une lumineuse obscurité.

Par cette voie, Dieu est plus connu et aimé de l’âme que par plusieurs vues et affections, lesquelles sont toutes ôtées et retranchées dans l’obscurité de ces sacrées ténèbres. L’âme se sent occupée en cette façon par-dessus toute raison, par une lumière obscure et qui surpasse les sens. Elle n’est point attachée à son objet par vues et affections sensibles mais toutes spirituelles ; encore l’esprit n’a-t-il autre vue sinon qu’il n’en peut avoir qui lui fasse connaître la grandeur incompréhensible de Dieu. Cette occupation est douce, simple, tranquille et indépendante des sens intérieurs et extérieurs ; au contraire, l’âme a peine de leur part par mille fantômes que l’imagination lui présente, mais tout passe devant ses yeux sans néanmoins la distraire. Cette occasion laisse dans l’âme plusieurs bons effets, comme une paix et une joie profonde, une fermeté dans les bons desseins et dans les pratiques de la vertu, surtout un amour très grand pour l’anéantissement, en vue et imitation de l’ineffable anéantissement du Fils de Dieu.

Une des marques plus assurées pour discerner si on est en effet occupé de Dieu dans cette oraison de ténèbres, est de voir s’il reste en l’âme des connaissances de ses misères et de ses infidélités : car tant plus elle communique avec Dieu, tant plus elle voit les moindres choses. Par exemple, on s’aperçoit que dans une telle action on n’a pas eu une intention assez pure, mais que la nature s’y est mêlée avec la grâce ; que l’on se divertit trop aisément de la présence de Dieu ; que l’on a fait trop d’effort de nature dans l’oraison où l’on devait être plus passif ; et toutes ces connaissances qui sont données clairement à une âme, l’humilient beaucoup.

On ne saurait quasi être plus purement en Dieu que par cette oraison, y étant, par une simple vue de la Foi pure, au-dessus de tout discours et conception. En cet état, je ne connais rien de Dieu sinon que je n’en puis rien connaître : l’imbécillité de mon âme et les excès infinis de ce divin Soleil font que sa lumière m’est inaccessible. Cette Foi obscure me mène pourtant plus loin dans Dieu que toutes les conceptions que j’ai jamais pu former, et ma volonté est échauffée d’une manière admirable au milieu de ces ténèbres lumineuses. En cet état, toute mon âme est unie à Dieu très simplement et intimement ; et comme l’union est forte, l’on ne s’en sépare pour traiter avec les créatures qu’avec violence.

L’âme, qui ne sait rien de Dieu en cette disposition sinon qu’il est incompréhensible, se perd dans les ténèbres qui environnent cette infinie grandeur. Cette vue sans vue ne voit rien de distinct et particulier de Dieu, mais est une savante ignorance de ce que Dieu est en soi-même, qui laisse en l’âme de grands effets d’estime et d’amour, pénétrant beaucoup l’intérieur en lui faisant une impression très forte de la grandeur de Dieu et de ses infinies perfections. Dieu demande une grande pureté et paix intérieure à une âme dans cet état.

C’est donc une excellente manière de s’occuper en Dieu que d’anéantir toutes nos lumières et connaissances pour entrer dans les sacrées ténèbres qui environnent sa Majesté : car cette lumière inaccessible n’est qu’obscurité pour nous ; et il faut s’élever au-dessus de toutes vues et lumières, et perdre son entendement dans ces ténèbres et dans cette mort de nos propres connaissances, confesser que Dieu est au-dessus de toutes nos intelligences comme il est au-dessus de tous nos amours. Perdre ainsi notre volonté et l’anéantir dans l’impuissance de pouvoir aimer ; c’est l’aimer que d’avouer que l’on ne le peut aimer et qu’il est au-dessus de nos amours. L’âme marche de la sorte dans une perpétuelle mort et anéantissement, et ne connaît ni n’aime Dieu, ce semble, mais Dieu se connaît et s’aime en elle.

Des lumières de l’oraison

(Livre VII, Chapitre 11)



Dieu, dans la petite oraison, se découvre quelquefois à l’âme comme un soleil qui la remplit de clarté par laquelle et dans laquelle Dieu est connu, et les autres choses dont elle a besoin ou que Dieu lui veut découvrir. L’on voit bien cette clarté qui nous fait connaître Dieu, mais Dieu est inaccessible, comme la lumière du soleil naturel est bien vue et non le corps du soleil qui nous éblouit, et en sa lumière nous voyons les autres créatures du monde.

Un aveugle-né s’imagine que s’il avait les yeux ouverts et qu’il vît la lumière, il verrait le soleil, mais il reconnaîtrait par expérience que sa lumière ne lui servirait qu’à lui faire plus clairement entendre que le soleil ne se peut voir à cause de l’excès de sa clarté. De même dans les ténèbres intérieures, l’on croit que l’on connaîtrait plus Dieu si on était dans la lumière, mais la lumière ne sert qu’à faire voir qu’il ne se peut connaître. Et la connaissance de Dieu négative, ou par voie de négation, est plus grande dans la Foi éclairée que dans la Foi obscure.

Quand j’envisage Dieu dedans l’oraison, ou une de ses perfections, ou Jésus, ou l’une de ses dispositions, ou quelqu’une de ses maximes, il me semble que tous ses objets sont pleins d’une lumière particulière qui sert beaucoup à l’âme pour découvrir leur excellence. Les perfections divines, par exemple, me paraissent lumineuses et jettent dans l’entendement certains petits rayons qui les font connaître, de sorte qu’on les découvre à la faveur de leurs propres lumières. Il me semble que les vérités particulières, comme : qu’il faut fuir le mal, faire le bien, haïr le péché, embrasser la vertu, et semblables, considérées en elles-mêmes et séparément de l’entendement de Dieu, ou du cœur de Jésus, n’ont point une particulière lumière ; elles sont obscures en elles-mêmes et ne se découvrent qu’à l’aide de la lumière de la Foi, comme les corps qui sont hors du soleil ne se voient que par sa lumière.

C’est pourquoi je crois que l’âme se doit occuper à Dieu et aux vérités qu’elle regarde, dans lui ; et à Jésus et aux vérités chrétiennes comme résidentes dans son sacré Cœur. De cette sorte (sauf l’estime de la Foi, qui est toujours la plus certaine), la volonté s’embrase bien autrement en l’amour, l’adoration et la complaisance de son Dieu, et à l’imitation des divines perfections de Jésus. Cette sorte d’oraison est simple et ne tracasse point l’âme par plusieurs discours. Car la perfection et les effets extérieurs qu’elle produit se voient d’une manière simple et tout d’un coup, comme la toute-puissance de Dieu se peut voir en elle-même seulement ou avec la création du monde ; la Providence se peut voir et adorer ou en elle-même ou avec les effets admirables qu’elle fait voir dans le gouvernement du monde. En l’une et l’autre sorte, l’âme n’est point multipliée par discours, mais envisage cela d’une seule vue.

Quand on considère une vérité chrétienne, par exemple l’excellence de la pauvreté, comme séparée du sacré cœur de Jésus, l’âme se divertissant de sa vue, tombe en distraction et regarde quelque autre chose indifférente ; mais quand elle voit la pauvreté comme résidente en Jésus et qu’elle s’en divertit, elle s’occupe pour lors en Jésus. Ou bien quand elle considère une des perfections de Dieu en Dieu, elle regarde souvent Dieu au lieu de sa perfection, ainsi elle fait en l’oraison un heureux change42 ; et quand l’âme se divertit, elle est plus heureusement occupée. Notre esprit étant inconstant, il se divertit aisément de son occupation première pour en prendre une autre, mais quand il trouve un objet comme Dieu ou Jésus, il demeure arrêté dans sa distraction et se fixe d’une manière admirable. O qu’il fait bon de se divertir de la sorte ! Au lieu d’y perdre, l’on y gagne. Et que l’oubli de notre premier objet est heureux, qui est suivi du souvenir de Dieu ou de Jésus ! L’âme souvent se perd dans ces divins abîmes, au lieu de considérer les vertus chrétiennes ou les perfections divines, et, ainsi perdue, elle perd le sentiment et l’amour de tout ce qui n’est point Dieu. O heureuse perte !

Une des connaissances qui nous est la plus nécessaire, est celle de nos misères et imperfections, parce qu’elle sert à établir en nous l’humilité sans laquelle nous ne faisons rien dans la vie spirituelle. Mais on peut avoir cette connaissance de ses propres défauts en deux manières. La première, en les regardant en eux-mêmes, et s’occupant directement en leur considération : Ego vir videns paupertatem meam43. La seconde, envisageant les divines perfections dans la lumière desquelles nous découvrons nos imperfections.

La première manière ressemble à un jour d’hiver dans lequel tout est dans la froideur et on ne voit rien que stérilité : on a bien quelque lumière qui produit des sentiments bas de soi-même ; mais cette humilité nous cause souvent de l’abattement, découragement et ennui. L’autre manière ressemble à un beau jour d’été qui a plus de clarté et plus de chaleur. La vue de nos misères qui nous vient par cette voie-là, est plus avantageuse et produit une humilité plus généreuse et plus pleine de confiance ; et la vue des perfections divines, qui est la première et directe occupation de l’âme, allume un feu divin en elle qui la brûle au milieu de ses misères. Voilà pourquoi c’est un grand secret dans la vie spirituelle de regarder toutes choses en Dieu, qui est une lumière infinie, et n’en sortir jamais, puisqu’en lui on peut connaître et faire toutes choses.

Depuis qu’une âme s’est habituée à marcher par les voies de la Foi et de la pureté, elle acquiert une facilité à demeurer en Dieu si grande qu’elle sent de l’inquiétude quand elle demeure dans les créatures et reconnaît par expérience qu’elles ne sont pas son centre pour lui donner du repos, ni sa lumière pour la conduire, mais Dieu seul. L’âme de Jésus-Christ qui est notre exemplaire44, non seulement demeurait en Dieu à cause de l’union hypostatique, mais toutes ses pensées et affections étaient abîmées dans la Divinité, qui remplissait cette admirable créature de grâce, de lumière et de vérité pour l’exécution de ses décrets éternels touchant la Rédemption des hommes. Il exécutait les mystères de sa vie mortelle, mais c’était demeurant en Dieu et sans sortir de la Divinité dans laquelle il voyait tout ce qu’il lui fallait exercer dans la terre. Nous devons faire le même : puiser en Dieu toutes les lumières de notre conduite, et c’est ordinairement dedans l’oraison actuelle qu’il nous les découvre : Accedite ad eum et illuminamini45.



De l’oraison passive

(Livre VII, Chapitre 12)



L’oraison passive se fait ainsi : l’on envisage Dieu en ses perfections, ou Jésus dedans ses états, ou quelque vérité chrétienne par la Foi ; et puis l’âme demeure dans un parfait repos, recevant tout doucement les impressions divines, qui la pénètrent, la convainquent, l’échauffent et l’embrasent pour toutes sortes de vertus. Et, quoiqu’elle n’en pratique pas les actes intérieurs distinctement mais qu’elle demeure jouissante de la douceur de ses impressions, elle s’y rend fidèle dans les occasions, et s’y trouve bien disposée. Dans la méditation que nous faisons, Dieu agit avec nous, mais nous faisons quasi tout ; là où dans l’oraison passive, nous opérons avec Dieu, mais il opère quasi tout. Il ne faut pas aisément croire que l’on soit dans ces états passifs. Pour y entrer, on a besoin de grande pureté, d’une longue pratique d’oraison et de l’avis d’un bon directeur, et cependant travailler avec l’oraison ordinaire.

Une âme élevée dans l’état passif d’oraison se trouve unie à Dieu sans qu’elle ait travaillé à s’y unir, et reçoit de lui plusieurs lumières, vues, désirs et affections, comme il lui plaît les communiquer. Pour lors l’âme adhère purement à la grâce et ne se remue point pour prendre elle-même des vues, désirs ou affections : elle se contente de ce que l’Esprit, qui la tient liée, lui donne, et n’a que cet unique soin de le contenter et adhérer à son divin amour. Durant qu’elle demeure et opère conformément à ce divin état, elle ne se sert point de sa liberté naturelle pour agir, mais suit les motions divines dans l’anéantissement des propres opérations. Quand elle est bien morte et bien passive en elle-même, son état de passivité ne change point, quoique ses dispositions ordinaires changent, car elle reçoit de Dieu les ténèbres comme la lumière, les froideurs comme les ardeurs, les pauvretés comme l’abondance, demeurant ferme dans son fond à ne vouloir que Dieu et ses saintes volontés avec toute indifférence et une parfaite mort de ses propres opérations.

Dieu fait ce qu’il lui plaît en elle, d’elle et par elle ; cependant elle demeure inébranlable à ne vouloir que les effets de la volonté de Dieu par les mouvements de la grâce. Ce qui est bien à remarquer dans ces états passifs, l’âme demeure quelquefois dans la simple union ou contemplation des divines perfections, se tenant en un profond repos et comme sans agir ; et d’autres fois elle fait même des actes de ses puissances ; c’est selon qu’il plaît à Dieu la mouvoir et l’exciter, car son unique affaire est la parfaite soumission à la grâce de laquelle, tandis qu’elle ne s’écarte point quoiqu’elle agisse par le mouvement de cette grâce, elle ne sort point de l’état de passivité puisqu’elle ne se meut que parce qu’elle est mue de l’Esprit de Dieu.

Jamais une âme ne goûtera la passivité susdite si toutes ses puissances ne sont accoisées46, si elle n’est déjà avancée dans la vertu, si elle n’est établie dans une grande paix, si elle ne fait une oraison quasi continuelle, si elle n’est très pure, etc. Car quel moyen que Dieu entre en une âme si elle n’est exempte des troubles et imperfections ordinaires ? Comment entendrait-elle la voix de Dieu au milieu du bruit des créatures, si elles vivaient en elle par quelque affection ? Pour se laisser appliquer à Dieu où il veut et quand il veut, il faut être dans un état de pure attention à ses ordres, qu’il nous fait connaître intérieurement, quelquefois par des lumières dans l’esprit, et d’autres fois par des mouvements et instincts dans la volonté.

La pureté de l’âme parfaite demande qu’elle ne se regarde point, ni son intérêt, mais la seule volonté de Dieu, de sorte qu’elle ne regarde pas même le bonheur qu’elle a de servir Dieu et de faire telle ou telle chose pour sa gloire, mais elle ne regarde que la volonté de Dieu, qui veut qu’elle opère ou souffre telle chose. Son principal soin est de regarder son Dieu, s’abîmer en lui par amour sans examiner curieusement les grâces et les dons qu’elle reçoit.

Elle connaît dans la passivité de ses oraisons qu’il y a plusieurs voies d’aller à Dieu, plusieurs moyens de se consumer à son service et que l’amour fait des sacrifices des âmes en plusieurs manières. Les uns se consument dans les travaux pour le prochain, les autres dans les tourments pour la Foi par la cruauté des tyrans ; quelques-uns par les mortifications et pénitences, les autres par les ardeurs de l’amour en l’oraison. L’âme est indifférente pour être sacrifiée par l’amour en la manière que Dieu voudra et sert à sa gloire comme il lui plaît. Le seul fondement de son choix est la sainte volonté de Dieu et non point la perfection ou la beauté de l’état, s’attachant à celui où elle sait que Dieu la veut quoique moins élevé qu’un autre.

Dieu est le maître qui opère en notre âme différemment, tantôt donnant plus de lumière à notre entendement, tantôt plus d’amour à notre volonté, en sorte qu’une puissance semble absorber l’autre. Il ne faut pas que l’âme se tourmente en cet état, mais qu’elle demeure unie en la manière que Dieu la veut. C’est le grand secret de la vie d’oraison, de demeurer passif aux opérations de Dieu et n’agir pas de soi-même lorsqu’on est mû de la grâce. Souvent vous ne savez laquelle des deux puissances, l’entendement ou la volonté, est plutôt pénétrée. Dieu qui est le maître, les possède en même temps, les remplit et opère puissamment en elles sans l’industrie de la créature ; de sorte que l’on est plus tôt persuadé et gagné à Dieu que l’on ne s’en est aperçu.

L’âme qui est en cet état a deux choses à éviter avec fidélité : l’activité de son esprit humain et l’impureté de son affection. Pour le premier, notre esprit ne veut point mourir à soi-même, mais veut agir et discourir par lui-même, aimant toujours beaucoup ses propres opérations ; il y prend tant de plaisir que difficilement peut-on venir à bout sans grâce et grande fidélité de se dépouiller de soi-même en le faisant entrer dans une passivité entière pour être seulement susceptible des motions divines. L’âme attirée à cet état ne doit pas se lasser de vaincre son esprit humain. Les longues habitudes qu’il a d’agir avec liberté empêchent son anéantissement, mais la grâce nous donnera une meilleure habitude.

La seconde chose à éviter est l’impureté de l’âme ; c’est pourquoi il faut entrer dans une parfaite nudité de tout ce qui n’est point Dieu. Qu’elle ne recherche dans son intérieur et son extérieur que lui seul et son bon plaisir sans aucune vue de ses intérêts. Hélas ! L’amour que Dieu nous porte ne nous oblige-t-il point assez d’avoir de la fidélité pour lui ? Et l’amour que nous devons avoir pour notre perfection ne doit-il point nous animer à n’y épargner aucune peine ?

De la pure et parfaite oraison

( Livre VII, Chapitre 13 )



Ce qui dispose beaucoup une âme à entrer dans la pure et parfaite oraison est un abandon absolu et sans réserve au bon plaisir de Dieu touchant l’oraison, se donnant à lui par pure soumission pour être occupée en la manière qu’il voudra. L’âme qui se sent attirée à dépendre de la Providence pour les sujets et la manière de son oraison, doit être toute morte pour ce regard, et recevoir avec soumission et mortification tout ce qui lui viendra de Dieu, soit qu’elle soit attirée à la contemplation ou qu’elle demeure dans le raisonnement, soit qu’elle ait facilité ou difficulté, douceur ou aridité. L’âme ainsi purement unie au bon plaisir divin et morte à tout, est très bien disposée à entrer dans l’union, non par douceur seulement, mais même au milieu des croix intérieures, dans lesquelles elle a une union crucifiée plus forte et plus agréable à Dieu que dans la douceur.

La pureté de l’oraison, selon ma lumière présente, consiste dans une simple vue de Dieu par la lumière de la Foi, sans raisonnement ou imagination. La raison et l’imagination ne laissent pas d’aider à une bonne oraison, mais non pas à la pure. Il me semble que l’âme se doit abîmer en Dieu et y demeurer en repos dans une mort de notre esprit humain. Cette demeure en Dieu se fait et par connaissance et par amour ; mais quelquefois la connaissance est plus abondante que l’amour et l’absorbe, de manière qu’il semble que l’on n’en ait point. Ce qui n’est pas car il y a toujours une secrète tendance d’amour imperceptible. Quelquefois l’amour absorbe la connaissance et est plus abondant et sensible. Tout cela comme il plaît à Dieu.

Quand il attire une âme plus haut que l’oraison ordinaire et qu’il la veut toute à lui seul, elle doit quitter tout soin pour ne s’appliquer qu’à Dieu. Les vertus et dispositions qui étaient la vie de l’âme dans un autre temps ne sont plus alors de saison : car il faut qu’elle ne vive que de la vie de Dieu, c’est-à-dire de sa seule connaissance et de son amour sans nulle vue sur soi-même. Dieu prend le soin lui-même d’une âme qui agit de la sorte et lui imprime les dispositions qui lui sont nécessaires sans qu’elle les ait prévenues. « Pense en moi et je penserai pour toi », dit Jésus-Christ à sainte Catherine47. Dans son oraison même, il lui donne des lumières pratiques qui ne durent guère et qui sont très efficaces, et qui ne la font pas sortir de la pureté d’oraison ; et puis, hors l’oraison, elle reçoit aussi des lumières pratiques pour être appliquées aux plus excellentes vertus dans les occasions.

La pure et parfaite oraison ne consiste point dans les goûts sensibles, mais dans la suprême pointe de nos esprits et de nos volontés, d’une manière toute spéciale qui ne se peut quasi exprimer. Car cette suprême région de l’âme est le temple sacré où Dieu se plaît de résider ; c’est là où il se fait voir et goûter à sa créature d’une manière toute au-dessus des sens et de toutes choses créées. L’âme, conduite par la seule Foi et attirée par ses divins parfums, va trouver Dieu en ce saint sanctuaire et converse avec lui dans une familiarité qui étonne les Anges mêmes. C’est ici où se fait la pure oraison puisqu’il n’y a rien que Dieu et l’âme sans aucune créature qui se puisse mêler dans ce saint pourparler, Dieu opérant tout ce qui se passe par lui-même, sans se servir d’images ni de discours ni de goûts sensibles. Cette suprême pointe de l’âme n’étant capable de rien de sensible, le seul pur Esprit la peut posséder, qui est Dieu, lequel lui communique ses illustrations, vues et sentiments qui lui sont nécessaires pour la pure union.

La parfaite oraison est donc une certaine manifestation expérimentale que Dieu donne de soi-même, de ses bontés et de ses douceurs. Don admirable qui ne s’accorde qu’aux âmes très pures et qui dure ordinairement assez peu de temps ! Mais la condition de cette vie ne permet pas davantage : car il faut vivre ici dans l’humilité, la patience et la croix. L’âme, retournant du milieu de ces embrassements divins, rapporte un grand amour et une haute estime de Dieu, une profonde connaissance de ses imperfections, et se trouve ainsi toute disposée d’agir et de souffrir et de pratiquer les pures vertus.

Peu de personnes arrivent à la pureté de la parfaite oraison parce que peu se rendent susceptibles des motions divines par un vide profond de leurs puissances. Pour en venir là, il faut que rien ne nous tienne à l’esprit ni au coeur. Je conçois bien que Dieu ne donne pas beaucoup de ces grandes faveurs aux âmes qui ne se mortifient pas puissamment ; il les retient dans ses divines mains, qui en sont toutes pleines car il ne trouve point de coeurs préparés pour les recevoir : faveurs dont la moindre vaut mieux que tout le monde ensemble. Ceux-là seuls le savent qui en ont l’expérience. Pour moi je n’y connais rien ; j’ai seulement ouï dire que ce sont des unions admirables, des baisers très intimes, des productions d’amour si pures que les joies du ciel ne le sont guère davantage. Ces faveurs sont très grandes, puisqu’elles élèvent l’âme dans de hautes unions et la ravissent à soi-même et à toute créature par des surprises amoureuses qu’une seule grâce éminente peut faire48.

L’on parvient à la parfaite unité avec Dieu par la parfaite nudité de toutes créatures ; et la nudité s’acquiert par une mortification continuelle et quelquefois par infusion divine. Il faut donc beaucoup prier et mourir à toutes ses inclinations et humeurs, et renoncer à tout moments à soi-même et aux créatures. Depuis que le péché originel a corrompu tout l’homme, il ne peut vivre de la grâce qu’en mourant continuellement. Quand Dieu se met de la partie et qu’il mortifie, l’âme qui veut mourir est bientôt morte : il donne des coups admirables qui sont des coups d’ami et qui crèvent les apostumes49 qui nous étaient inconnues. L’âme meurt plus en un jour, quand il s’en mêle, qu’elle ne ferait en dix ans par des mortifications ordinaires. Adorons donc cette divine et aimable main qui nous tue, et ne nous plaignons jamais que du peu de correspondance que nous apportons à ses desseins. Une grande perte de biens, d’amis, d’honneurs, de consolations, avance fort en l’âme la nudité des créatures, car, pour l’ordinaire, nous ne quittons ces attaches qu’en perdant les sujets qui nous y lient.

Au temps de l’actuelle50 oraison, l’âme ne regarde pas les effets qui s’en font en elle ; elle en serait reprise intérieurement comme d’une distraction. Pour lors son occupation est en Dieu seul et sa grâce présente ne la porte que là, la divertissant de toute autre pensée ; mais sans qu’elle y pense, Dieu laisse de puissantes impressions en elle, et des dispositions à la pratique des grandes vertus, surtout à aimer les croix et les anéantissements effectifs : c’est cela seul que l’âme doit aimer et rechercher, ne pouvant plaire uniquement à son Dieu [que] par cette voie.



De la faim et du rassasiement de Dieu

( Livre VII, Chapitre 14 )



Je me suis quelquefois trouvé dans une oraison de désirs que je pourrais nommer une faim de Dieu : car ma volonté intellectuelle en était affamée et sentait un appétit de Dieu sans autre production d’actes particuliers d’amour, ou de complaisance ou de bienveillance, etc. Comme quand on a faim de la nourriture sans avoir désir de ceci ni de cela, mais seulement certaine disposition famélique. En cet état, l’âme ne fait rien que d’être affamée de son Dieu, que l’on connaît par la Foi d’une manière générale et confuse.

Cette oraison était fort intellectuelle, mon appétit naturel ne s’y mêlait que rarement, et je ne faisais ni élans ni soupirs, toute cette opération se faisant dans la partie supérieure. Il me semble que cette manière d’oraison était compatible avec quelques affaires et se conservait quoique l’âme eût des distractions en l’entendement et en l’imagination. Cette oraison me semblait très simple et toute spirituelle ; d’où vient que je ne sais comment l’âme la reçoit ni ce qu’elle y fait, sinon que je sentais une faim de Dieu qui, ce me semble, se peut encore avoir au milieu de la possession de Dieu. Telle oraison dure longtemps et ne rompt point la tête et n’est troublée que par les saillies impures de la nature : c’est pourquoi il faut être tout mort durant qu’elle continue.

J’ai eu ensuite une oraison de faim des états de Jésus-Christ, dont la possession est toute nécessaire au pur amour, et dispose infailliblement. Qui désire ce pur amour les doit aussi désirer : sans eux, l’on n’est point dans la pureté requise à cet amour. A présent donc, au lieu des craintes de la pauvreté, j’en ai des désirs ; au lieu de sentir des appréhensions de souffrir, j’en ai des inclinations.

Enfin cette oraison fait cesser les combats intérieurs, et on reçoit des assurances des états souffrants et humbles où Dieu nous veut pour vivre purement à lui et pour lui. Qu’y a-t-il de plus pur que ce qui est purement Dieu et où il n’y a rien du nôtre ? La disposition de la grâce nous porte purement à aimer la pauvreté et ce qui semble contraire à notre bien particulier, que nous négligeons et abandonnons pour entrer dans les seuls intérêts de Dieu. Une âme qui vit de la sorte vit dans la pureté de l’amour et participe aux pures vertus de Jésus-Christ.

Que de générosité il faut avoir à un coeur qui veut aimer purement ! [Il] faut qu’il retranche toutes les satisfactions naturelles pour contenter seulement Dieu. Qu’on n’espère point vivre de la vie de la grâce sans une continuelle violence et sans être attaché incessamment à la croix. J’avoue, ô bon Jésus, qu’il faut que votre grâce nous prévienne et nous accompagne continuellement : c’est elle qui nous fait ressentir cette faim sacrée des souffrances, des humiliations et des pauvretés, qui est une petite participation de celle que vous avez eue durant votre vie mortelle.

Il arrive aussi ordinairement que Dieu qui, ouvrant sa main libérale, remplit tout animal de bénédiction, prenant plaisir à rassasier la faim que lui-même a excitée dans une âme, se communique abondamment au fond de sa volonté qui se trouve toute rassasiée et pleine de Dieu. Cette plénitude de Dieu expérimentée et goûtée l’occupe avec douceur et paix. Cette disposition remplit quelquefois toutes les puissances de l’âme de sorte que l’entendement, la mémoire, la volonté, l’imagination sont toutes pleines de Dieu seul, et nulle pensée pour lors n’y peut avoir entrée, mais elles sont toutes occupées de la possession de Dieu. Quelquefois cette jouissance se retire purement dans la volonté, dont elle remplit la capacité pleinement et parfaitement, et ainsi l’oraison n’est plus qu’un sentiment de Dieu remplissant le fond du coeur et le comblant d’une grande joie.

Se faut-il étonner si la plénitude de Dieu par laquelle il est suffisant à lui-même, suffit pour contenter abondamment et surabondamment un coeur ? Ô quand il plaît à l’infinie Bonté de donner aux âmes quelque petite participation de sa plénitude, qu’elles jouissent purement et simplement de ce grand bonheur ! Elles demeurent en une grande passiveté et ne sont mues d’aucun désir, quelque saint qu’il soit, et ne peuvent faire aucuns actes, mais demeurent toutes rassasiées et toutes contentes de cette infinie plénitude.

En cet état, l’âme jouit de Dieu en Dieu dans un parfait contentement, ne goûtant que Dieu seul qui lui est tout ; le reste ne lui est plus rien ; aussi Dieu pour la remplir de lui-même en chasse toutes les créatures. Que cette oraison est rare aux âmes peu mortifiées et peu instruites dans les voies de Dieu ! Il n’y faut avoir faim d’aucune chose que de Dieu, ne jeter ses yeux que sur lui seul sans regarder même les ouvrages de sa grâce. Toutes sortes d’autres vues, quelque parfaites qu’elles soient, sont anéanties : Dieu seul occupe l’âme en paix et en amour.

Quand vous trouverez votre âme rassasiée de Dieu, rendez-vous passif en cette disposition à l’attrait de la grâce, qui, vous pénétrant, donnera à votre coeur une réplétion51 grande ; et vous connaîtrez l’incapacité des créatures pour remplir votre âme, ce qui vous fera expérimenter un dégoût général de tout ce qui n’est point Dieu. Je trouve cette disposition toute autre que celle que l’on reçoit pour l’ordinaire de l’union de Dieu, le rassasiement étant une union plus intime et plus profonde ; aussi les jouissances des plus agréables créatures semblent des charognes en comparaison de la jouissance que l’âme a dans cette disposition.

Ce rassasiement se répand aussi quelquefois sur l’homme extérieur de sorte qu’il est tout rassasié au-dedans et au-dehors ; les sens mêmes ont un goût sensible, et s’ils se veulent occuper à quelque objet sensible, leurs sentiments se trouvent tout émoussés et endormis.

Ces dispositions où Dieu me met augmentent toujours mon désir de la solitude et du mépris parfait du monde où je ne trouve que des empêchements à mon union. Et puis je reconnais que je ne suis plus bon à faire ce qu’il y faut faire, car je n’ai rien à goût que de goûter la présence de mon Bien-Aimé. Tout ce qui m’en divertit m’est une croix fort pesante, mon esprit même n’est plus capable des affaires du monde. Aussi, comme n’étant plus bon à rien, je me regarde comme un vieux meuble qui ne vaut plus qu’à brûler. Je pense que Dieu veut que je ne fasse plus rien désormais que de brûler du feu sacré de son amour, ou, comme un pauvre infirme et estropié qui ne peut plus rien faire pour gagner, que je meure de faim, c’est-à-dire que mon âme, souffrant une faim continuelle de Dieu, meure à tout ce qui n’est point Dieu.

De l’oraison infuse

( Livre VII, Chapitre 15 )



Notre Seigneur m’a fait la miséricorde de me donner, ce me semble, quelque intelligence et expérience de l’oraison infuse et de quelques particularités et circonstances qui la regardent. En mon oraison du matin, je me trouvais en la présence de Dieu, en silence d’admiration, de révérence et de paix. Je demeurai longtemps en cette occupation et, quoiqu’il s’élevât quelque trouble et tentation dans la partie inférieure, la supérieure néanmoins demeurait attachée à Dieu sans recevoir de préjudice en sa quiétude. Cette fermeté de paix et de tranquillité était bien autre qu’à l’ordinaire, bien plus solide et plus assurée.

Aussi je conçus que ce qui est donné de Dieu par infusion au centre de l’âme, soit lumière, soit affection, paix ou amour, est à couvert des tromperies de la nature, des tentations des démons et du bruit des créatures, car Dieu la met au fond de nos âmes par lui-même et sans l’entremise des sens. C’est pourquoi il n’est pas sujet à leurs attaques et vicissitudes, mais il demeure toujours pur et entier tant qu’il plaît à Dieu de faire son opération. Je conçus aussi fort bien que le fond de l’âme est une demeure sacrée et secrète où Dieu réside et où il se plaît de faire ses opérations indépendamment de toutes les industries propres de l’homme. Il y manifeste tantôt son être et ses perfections, tantôt ses mystères ou quelque autre vérité. Il s’y communique en mille façons et manières comme il lui plaît. Il me semble qu’avec un petit rayon de sa face, il nous fait connaître ce qu’il veut : Illuminet vultum suum super nos52.

C’est une grâce bien grande quand il se comporte ainsi avec l’âme et qu’il converse seul avec elle seule en l’intime de son coeur. Je ne m’étonne plus de ce que les saints disent qu’ils ont un cabinet intérieur où ils trouvent Dieu et jouissent de lui d’une façon merveilleuse, ni, aussi, comme les âmes d’oraison la font sans peine et quasi continuellement, car on reçoit tant et on travaille si peu qu’il ne faut pas s’étonner de sa facilité.

L’âme ainsi conduite au secret de son coeur reçoit un grand discernement des mouvements de la nature et de ceux de la grâce, non seulement de l’ordinaire mais de l’extraordinaire : sachant bien que Dieu se coule en elle par infusion, alors elle répond à son attrait et laisse ses propres opérations pour être toute passive. Les vérités que l’on voit dans cette lumière infuse sont bien d’autres impressions que quand on les découvre par la méditation, et l’âme conçoit bien autrement les vertus, la réformation de ses mœurs, la forme d’agir et de souffrir, etc. Il lui semble qu’elle commence à se développer53 de la nature et de ses inclinations, dans lesquelles elle demeurait avec beaucoup de faiblesse, avançant peu en la perfection ; et en cet état, elle demeure plus forte, plus généreuse et plus déterminée d’aller à Dieu.

Si je ne me trompe, Dieu m’a mis dans cet état, me donnant des attraits pour m’y élever. Mais il me fait connaître en même temps qu’il faut plus de pureté et de fidélité que jamais à renoncer à soi-même et aux créatures, et à faire ce qu’il demande de nous ; plus d’humilité pour nous estimer indignes de ses grâces et pour retourner à l’oraison ordinaire quand il nous laissera souffrir les aridités, sécheresses et absences de Dieu, et les porter avec résignation lorsqu’elles arriveront. Je n’ai vu ni expérimenté qu’un petit échantillon de cette grande oraison pour me faire souhaiter de la posséder entière, et abandonner tout le reste pour jouir de ce bonheur, dont un moment vaut mieux que mille mondes. Puisque Dieu veut nous favoriser, pourquoi refuserons-nous ses miséricordes en nous tenant dans les bassesses des choses créées ?

Je n’ai plus de peine à comprendre comment les connaissances de plusieurs vérités sont imprimées et découvertes à une âme qui sera même des plus simples54 et qui n’aura nulle science acquise ; et comment, par la lumière qui est au-dedans de soi, elle voit les choses qui sont au-dehors et fort éloignées, ni comme elle peut connaître les perfections divines et ses propres imperfections. C’est là le cabinet de Dieu : tout le monde n’y entre pas, ni l’entrée n’en est pas toujours ouverte. Allons quelquefois frapper à la porte confidemment mais humblement ; s’il ne nous ouvre point, demeurons fort contents et paisibles à la porte, et y pratiquons une très grande patience quoique nous y demeurions fort longtemps : le temps des visites de Dieu dépend de son bon plaisir.

Si le fond d’un coeur n’est bien pur, jamais il n’aura capacité à recevoir les infusions et les communications divines, n’y pouvant avoir d’union entre la pureté et l’impureté. Je ne fus jamais si convaincu qu’il faut tout quitter pour vaquer à Dieu seul, aimer pour cela les mépris, les souffrances et la pauvreté ; et que la grâce me demande cette fidélité, et que j’obéisse à la vocation divine à l’aveugle, crevant les yeux de mon entendement pour ne voir pas les inconvénients de la pauvreté et n’avoir pour tout appui que l’abandon à la Providence. Il y a des âmes appelées à un état d’oraison et d’union continuelle à qui Dieu prépare de grandes miséricordes, mais qui n’y correspondent pas assez, faute de bien connaître leur attrait, et pour ne se dégager pas assez des créatures et des soins des choses temporelles.

Depuis que l’âme a reçu l’impression de la Divinité dans l’oraison infuse, elle la voit et la trouve partout par un secret d’amour connu seulement à ceux qui en ont l’expérience. L’amour a des yeux merveilleusement pénétrants qui ne s’arrêtent pas à l’écorce des créatures, mais qui passent jusques à la Divinité qui y est cachée. Quand l’âme est pareillement imprimée55 de Jésus, elle le voit et trouve partout et en toutes choses : car la communication intime que Jésus fait de soi-même aux puissances intérieures de l’âme est cause qu’elles en sont occupées, de sorte qu’elles sont toutes en lui et qu’il lui semble que les créatures se convertissent toutes en Jésus, l’unique objet de son amour.

O que c’est une grande grâce que d’être bien imprimé de Jésus-Christ ! Car l’âme y est attachée totalement et ne s’en peut séparer. C’est un effet désirable de l’infusion divine qui se fait en nous sans nous, où Jésus s’écoule dans le fond de notre intérieur, occupe le centre de notre âme et même toutes nos puissances.



De l’oraison de quiétude

( Livre VII, Chapitre 16 )



Voici ce que Notre Seigneur m’a fait comprendre et expérimenter de cette manière de prier. Je sentis en mon oraison toutes mes puissances accoisées56 et remplies d’une grande paix et suavité au corps et en l’âme, qui provenait de la présence de Dieu en mon intérieur, lequel je voyais y résidant et opérant plusieurs grâces. Lorsqu’il tient l’âme endormie en quiétude, elle jouit et reçoit sans rien faire et ne sait comment elle jouit, sentant seulement en elle cette suavité et ce calme très doux ; elle s’aperçoit pourtant bien que c’est Dieu présent qui lui donne cela.

Il lui donne aussi de grandes certitudes de sa présence et des connaissances expérimentales de ce qu’il est Dieu : qu’il est bon, puissant, miséricordieux et son souverain bien et sa fin dernière. L’âme s’aperçoit bien qu’elle conçoit toutes ces choses d’une manière bien différente que quand elle en raisonnait ou en entendait discourir. Elle se voit élevée au-dessus des sens, de l’imagination et du raisonnement. Le sacré repos qu’elle reçoit de Dieu présent lui donne une vie intérieure de connaissance et d’amour toute autre, et pour ainsi dire elle goûte Dieu et ce goût lui donne des expériences de ce qu’il est. Le goût d’un rayon de miel apprend plus ce que c’est que le miel que tous les discours et raisonnements du monde. Et, de vrai, c’est le même dans un sacré repos où l’on a goûté Dieu ; vous connaissez mieux par sa bonté qu’il est notre souverain bien et notre fin dernière que par toutes sortes de raisonnements ou méditations.

L’âme qui a goûté Dieu ne peut goûter les créatures, croyant faire tort à Dieu qui veut être uniquement aimé ; et durant que l’on goûte quelque autre chose, quoique très innocemment, l’on cesse de goûter Dieu seul et c’est cette cessation d’amour que l’âme ne peut souffrir.

Dans ce sacré repos, l’âme apprend à travailler puissamment à la mortification de ses passions et la pratique des vertus, et pour le prochain quand la charité le requiert. Elle y pratique une très grande mortification quand il faut quitter cette admirable jouissance pour aller aux affaires de Dieu. L’âme qui ne jouit point de Dieu ne sait ce que c’est de souffrir et d’être mortifiée.

Dans cet état où la volonté est captive, comme dit sainte Thérèse57, l’on ne craint rien tant que de retourner à sa liberté, et en vérité je reconnais que c’est un supplice, et l’âme en a de très grandes frayeurs. Dans la douceur de cet état, elle apprend d’une manière haute et élevée d’agréer l’amertume des croix et des souffrances, de devenir indifférente à la paix ou à la guerre, à l’action ou à l’oraison ; enfin elle apprend à ne vouloir que Dieu. Elle devient véritablement engourdie pour les affaires temporelles et n’est habile qu’à cet exercice d’oraison et à goûter ce sacré repos que les lectures, prédications et conférences ne font que troubler. Elle conçoit le vrai sens de ces paroles du Cantique58 : N’éveillez pas la bien-aimée qu’elle ne le veuille, c’est-à-dire : qu’elle ne soit hors de ce sacré endormissement, qui lui est donné par la présence de Dieu. Elle jouit de ce sacré repos sans y avoir aucune attache, toute prête de n’en jouir jamais si Dieu le veut ; mais elle craint d’être infidèle, de peur que Dieu n’aille ailleurs se faire aimer et qu’il ne la laisse.

Quand vous sentez, mon âme, que Dieu opère en vous et qu’il répand ses suavités, vous donnant du lait sacré de ses divines mamelles afin que vous sachiez par expérience ses bontés et ses miséricordes, soyez fort attentive et respectueuse à son opération et ne vous découvrez pas aux créatures ; c’est pour lors son bon plaisir de vous traiter magnifiquement, n’allez pas vous répandre dans les créatures : aussi bien vous n’y trouveriez qu’indigence et pauvreté. Quand ce bienheureux moment arrive, retirez-vous dans votre intérieur et là, jouissez de la grâce qui vous est faite. Ne vous étonnez pas qu’elle est grande et que vous la recevez, car Dieu fait de vos misères un trône de ses bontés et de ses miséricordes.

Ces grâces sont si intimes que l’homme sensuel ne les connaîtra pas, il les croira des imaginations, mais il est vrai que ce sont des choses bien réelles et qui produisent dans une âme d’admirables effets. Il ne faut qu’une fois ou deux avoir goûté cet état pour être riche et recevoir en l’entendement la certitude des choses de la Foi, et dans la volonté des affections ardentes et solides pour la pratique de toutes les vertus. L’entendement qui s’aperçoit que la volonté jouit d’un si grand bien, le considère et voit qu’il ne peut provenir des créatures mais de Dieu seul ; et ainsi il connaît plus de Dieu en un moment qu’il n’avait fait en plusieurs mois.

Ce qu’il y a de bon dans les grâces extraordinaires, c’est qu’elles sont des moyens dont Dieu se sert pour imprimer en l’âme de grandes choses, de grandes vérités, des désirs et des affections des plus grandes vertus du christianisme. Une âme est plus convaincue et plus affectionnée à souffrir les mépris, la pauvreté et donner tout à Dieu, qu’elle ne serait par mille méditations. Dieu ne laisse pas de communiquer ces effets-là par d’autres voies, comme les lectures, méditations, conférences et autres, mais il est vrai, quand il plaît à Dieu opérer tout seul dans une âme, qu’il y fait beaucoup en peu de temps.

Entre les vertus que cet état imprime, une des principales est qu’il tire et retient l’âme en Dieu, de sorte qu’elle est plus en lui qu’il n’est dans elle, l’amour qui lui est communiqué étant un poids qui la fait écouler et pencher vers le Bien-Aimé. Un grand Prince qui fait à un pauvre paysan de ses sujets qui ne l’aurait jamais vu, quelque grand et magnifique présent, donne plus de connaissance à cet homme de sa grandeur royale que s’il lui envoyait tous les orateurs de son royaume pour l’en entretenir et la lui faire connaître par de belles raisons. De même une âme connaît plus Dieu en une de ces faveurs susdites que par tous les discours que les prédicateurs lui en pourraient faire. Quand Dieu enseigne immédiatement59, il illumine davantage que quand il se sert des créatures.

Ces faveurs ne sont pas nécessaires au salut ni même à la perfection, mais elles y sont très avantageuses, car les communications les plus particulières de Dieu se font dans cet admirable repos, Dieu mettant l’âme dans cette douce quiétude pour la préparer à recevoir ses grandes grâces et leur infusion, y trouvant toujours l’âme disposée par l’union dans laquelle elle tire du sein de la Divinité une douceur qui est comme un lait fortifiant, purifiant et délectant.

Que l’âme se rende bien passive à la grâce qui l’appelle à cet état ; y étant, qu’elle demeure unie en paix avec son Dieu et que, sans se mettre en soin d’autres dispositions, elle se serve de la seule union pour agir et pour souffrir, et pour tout exercice intérieur, car c’est un des plus excellents, puisque c’est un exercice de charité éminente. En toutes actions comme parler, manger, visiter, etc., le plus ordinaire exercice intérieur, c’est cette paix dans l’union avec Dieu, où l’âme n’agit pas tant comme elle souffre l’opération divine. Dans l’oraison même, je remarque que l’âme est prévenue60 de cette union, paix et repos, et Dieu lui donne là seulement ce qu’il plaît à sa miséricorde de lui communiquer, soit vues ou sentiments de ses divines perfections, ou des mystères de Jésus-Christ.

Quand l’âme n’est pas dans cette quiétude, tout ce qu’elle fait dans son opération n’est pas pour y arriver et attirer cette grâce sur elle. Si elle vient, il la faut recevoir et, si elle ne vient pas, patienter et s’y préparer par l’exercice de mortification et pureté de vertu autant que Dieu nous en fera la grâce. Quand elle nous manquera, il ne faut jamais s’en étonner, mais demeurer en paix dans l’exercice intérieur tel que nous le pourrons avoir.

Ayant été dans cette oraison de quiétude durant plusieurs jours, elle me fut ôtée, ce me semble, pour avoir un peu contesté avec quelqu’un de mes amis que je voulais persuader de prévenir quelqu’autre d’une charitable courtoisie. O Dieu, que la grâce est délicate ! Et les plus grandes le sont davantage. Que j’apprends de choses de cette soustraction ! Que la créature est chétive ! Combien elle est impuissante de retenir les grâces de Dieu ! Et, partant, qu’il est vrai que ce soit de pures grâces ! De là, j’appris d’aimer la pure vertu et la bonne mortification.



De l’intime union d’amour de l’âme avec Dieu en l’oraison

( Livre VII, Chapitre 17 )



A peine peut-on expliquer les secrets admirables de cette disposition de l’âme dans cette oraison, sinon qu’on la peut appeler l’oraison d’unité d’amour, parce que la volonté ne sent point d’autre amour en elle que le même que Dieu a pour soi-même61.

Un seul amour lui semble suffisant pour Dieu et pour l’âme aimante, étant assez qu’elle adhère à une très grande simplicité et unité à cet unique amour que Dieu a pour ses beautés et pour ses bontés infinies. L’amour particulier de l’âme s’abîme comme une goutte d’eau dans cet océan infini d’amour par une union si intime que cela ne se peut expliquer ; et, en se perdant ainsi, il se trouve infiniment plus parfait, comme une petite étincelle de feu s’abîmant dans une grande fournaise brûle avec une ardeur toute autre qu’elle ne ferait pas par elle seule. Elle n’est pas aimante, ce lui semble, mais Dieu est s’aimant en elle ; et en cette manière la volonté humaine est tellement imprimée des qualités de l’amour divin qu’elle n’a point d’autres sentiments ni dispositions intérieures que celles que Dieu a pour soi-même. Comme elle aime Dieu en la façon dont il s’aime, elle hait le péché en la manière que Dieu le hait ; Dieu ne pouvant goûter que ce qui est Dieu, l’âme fait le même car elle ne repose qu’en Dieu seul.

En cet état d’oraison, on reçoit des lumières fort simples qui découvrent l’admirable sagesse de Dieu dans le procédé qu’il a tenu pour la Rédemption des hommes en la vie et en la mort de son Fils, si pleine d’abjection et de souffrances. Dieu, s’aimant soi-même, ne peut pas qu’il n’aime les croix, puisqu’elles satisfont à sa justice, et l’âme pareillement ne peut cesser de vouloir souffrir puisqu’elle est dans l’unité d’amour avec Dieu : car l’unité d’amour élève l’âme au-dessus de la nature. Et, comme l’âme de Jésus, toute abîmée dans l’amour de son Père, se réjouissait des excès de ses souffrances et de ses humiliations, de même l’âme, dans l’unité de cet amour, agrée les choses qui lui sont contraires et qui la détruisent. La mort, les douleurs, les mépris, les mortifications, sont aimables dans l’unité d’amour : hors de cela, ce n’est qu’un enfer pour la créature.

Cette unité d’amour me contraint si puissamment d’aimer en souffrant que je ne fais point différence entre croix et amour ; et je vois si clairement que tous les conseils de Jésus-Christ, particulièrement celui de la pauvreté, servent admirablement à la pureté d’amour, que je suis convaincu que je dois entrer dans sa pratique avec joie, nonobstant les aversions de la nature. Etre pauvre de toutes choses et avoir un peu du pur amour, c’est être infiniment riche. Posséder toutes choses et n’avoir point du pur amour, c’est être infiniment pauvre.

J’ai au fond de moi un consentement tacite d’amour que Dieu fasse de moi tout ce qu’il lui plaira, qui me donne, ce me semble, un grand abandon à la divine Providence et qui me retranche de tout soin et inquiétude pour ma perfection. Je veux ce que Dieu veut et rien plus. Il faut pacifier tous les mouvements de mon âme, non seulement les mauvais, mais les bons, car le calme y doit être grand et la paix profonde ; autrement, nous n’y jouirons pas de l’union divine.

Quand Dieu a dessein de communiquer le pur amour, il prépare l’âme à la réception de cette grande faveur par de pesantes croix, des souffrances et des abjections qui la rendent le rebut du monde. Qui connaît les richesses du pur amour, connaît celles de la croix car elles sont inséparables. Qui ne veut rien souffrir, ne veut point entrer dans la pureté d’amour, mais demeure comme un paralytique gisant sur le fumier de son amour naturel. Notre Seigneur dit dans l’Evangile que, quand il sera exalté, il attirera tout le monde à lui. Il promettait qu’étant élevé en croix il donnerait le désir de l’imiter en ses souffrances pour l’imiter aussi dans la pureté d’amour vers son Père, ce qui ne se peut faire si l’on n’est élevé au-dessus de soi-même.

Mon oraison donc consiste à m’unir continuellement et très intimement à l’unique amour dont Dieu s’aime, et mon âme n’a point d’attrait à autre chose. En cet amour, il lui semble qu’elle trouve la pratique de toutes les autres vertus d’une manière bien plus excellente que dans elles-mêmes. Je connais une âme qui, en sa pratique d’aimer, ressemble au coeur qui n’est jamais plus inquiété que quand il n’a pas la liberté de ses mouvements, ni plus en repos et tranquille que quand il se peut mouvoir ; de même quand les affaires et nécessités du corps empêchent les mouvements de son amour, elle est dans la souffrances et l’inquiétude, et lorsqu’elle est débarrassée, elle jouit d’un parfait repos62. Je remarque pourtant que son inquiétude est toute pleine d’amour car la souffrance qu’elle a de ne pouvoir aimer avec liberté est un amour très pur et très fort ; de sorte qu’elle demeure très soumise et indifférente à tous états puisqu’elle y peut aimer purement, y demeurant par union au bon plaisir de Dieu.

J’éprouve bien que l’amour est un poids qui fait continuellement pencher l’âme vers l’objet aimé, ma volonté étant continuellement tournée vers son Dieu sans autre mouvement que d’une certaine pente et inclination, pleine d’amour et de suavité. Il me semble que mon entendement n’aide point ma volonté en cet état par aucune vue, car je la trouve toute embrasée et toute tournée vers son divin Objet sans aucune vue précédente. Il me paraît que le divin amour lui donne immédiatement par lui-même des touches si secrètes et si intimes que cela la met en une très parfaite union. Je ne trouve rien qui explique mieux ceci que l’aiguille touchée de l’aimant qui se tourne continuellement et imperceptiblement vers le pôle et est dans des inquiétudes tant qu’elle ne le regarde pas fixement. Mon âme fait de même, et touchée, je ne sais pas comment, du divin amour, elle n’a point de repos que quand elle est convertie vers lui et séparée de toutes les créatures ; elle va doucement, s’élevant vers ce divin centre, sans aucun effort pourtant, se sentant seulement attirée doucement à la parfaite union.

Mon entendement en cet état vient bien voir ce qui se passe dans la volonté, mais il n’y contribue rien, ce me semble, à produire cette tendance amoureuse, non qu’il ne lui présente quelquefois quelque vérité qui lui donne des redoublements d’amour très simples et tranquilles ; mais la volonté63 est unie sans cela. J’admire qu’à mon réveil et au sortir de la conversation des personnes qui me visitent, je trouve toujours ma volonté tournée vers son divin Objet, et ne sais comment cette inclination amoureuse s’est entretenue et conservée. J’éprouve qu’en cet état mon âme se trouve disposée à la pratique de toutes sortes de vertus quoiqu’elle n’en fasse aucune résolution particulière. Elle sort de cette oraison toute passionnée pour la parfaite mortification et pour une entière séparation de tout ce qui n’est point Dieu ; aussi s’aperçoit-elle bien qu’elle ne peut subsister dans ce bienheureux état qu’attachée continuellement à la croix de Jésus-Christ dont elle devient amoureuse de plus en plus.

J’entre dans cette oraison sans autre préparation que celle de la pureté du coeur, ou plutôt je m’y trouve : car Dieu aime l’âme et la prévient auparavant qu’elle s’en aperçoive. Je m’y conserve et y subsiste, ce me semble, sans aucune industrie, pourvu que mon coeur soit fort aimant la parfaite pureté et qu’il demeure fidèlement séparé de toutes les créatures. Il me semble que Notre Seigneur me fait cette miséricorde dont vous m’aiderez à le remercier et prierez sa Bonté de me donner la grâce que mes infidélités ne m’éloignent point de cet état.

Du silence intérieur où Dieu parle et est écouté.

( Livre VII, Chapitre 18 )



On n’arrive jamais à l’état heureux du silence intérieur où se font les plus secrètes et divines communications de l’âme avec Dieu, que l’on ne passe par trois voies, où l’on éprouve beaucoup d’amertume. La première est la mort des sens extérieurs qui soit telle que tous les objets sensibles soient tournés à dégoût pour l’âme et lui soient des croix ; car durant qu’elle s’amuse encore aux plaisirs des sens, elle n’avancera jamais pour s’élever à Dieu. Chacun éprouve les détroits où il faut passer pour arriver à cette mortification générale de tout ce qui est sensible, et la plupart se laissent vaincre dès ces premiers pas et en demeurent là.

Une seconde voie par où il faut passer est l’anéantissement de toutes les vues et sentiments des sens intérieurs, où il y a bien encore d’autres difficultés à vaincre, et telles que, si Dieu, qui conduit les âmes par ces divins sentiers64, ne les soutenait souvent et ne ménageait leur mort intérieure par des ressorts fort secrets de sa grâce, elles perdraient souvent courage dans leur entreprise.

La troisième voie est encore plus laborieuse, car il faut faire mourir les opérations des facultés même spirituelles : la mémoire, l’entendement et la volonté ; c’est ce qui est de plus difficile. L’âme est longtemps à comprendre que cela se doive et plus longtemps à en venir à bout ; et si Dieu ne retirait à l’âme tous les appâts et tous les appuis qu’elle tire de ses propres lumières et des affections de la volonté, elle ne s’en déprendrait jamais. Il vient en cet état mille tentations : que l’on perd le temps, que c’est une pure oisiveté : souvent on est tourmenté de la part même des directeurs qui, n’ayant point passé par cette voie, ne la peuvent comprendre, ni moins l’approuver. Bienheureuse l’âme qui en rencontre un qui la fortifie et l’encourage dans les difficultés de ce passage ! Autrement, elle n’arrivera pas à ce sacré silence si ce n’est par une grâce bien extraordinaire.

Une âme, donc, ainsi dénuée et comme toute anéantie, entre dans ce sacré silence dont les commencements sont un peu pénibles, bien que mêlés de suavité, par une certaine expérience de la présence de Dieu en l’âme, laquelle, élevée au-dessus des sens et de la raison pour n’envisager Dieu que par une simple lumière de la Foi, est conduite à une autre lumière qui semble mitoyenne entre la lumière de la Foi et celle de la gloire : elle a quelque chose de la certitude de la Foi, elle a aussi quelque chose de la clarté de la gloire, non qu’elle soit en effet ni l’une ni l’autre, mais elle a quelque ressemblance.

Les effets que Dieu produit dans l’âme en cet état de silence intérieur, sont admirables, car il agit en elle comme un peintre sur une toile préparée pour son usage où il met divers traits de son pinceau ainsi qu’il lui plaît.

1. D’abord il semble que Dieu fait un silence dans toutes les puissances qu’il tient liées et obscurcies, mais en disposition de tout ce qu’il voudra d’elle : l’esprit se remue un peu pour voir ce que l’on veut faire, mais il est rebuté et obscurci ; on le simplifie, on le captive de tous côtés, et il n’a rien sur quoi s’appuyer, de sorte qu’il demeure en Dieu comme tout perdu et anéanti ; si Dieu opère, il se fait quelque chose, sinon il repose en lui en patience et humilité.

2. D’autres fois, Dieu se manifeste, mais comme retiré en lui-même et l’âme le connaît présent et est en respect, comme un valet devant son maître.

3. D’autres fois, on désapproprie l’âme de tout et on la met dans le néant de toute opération où elle jouit d’un grand repos et quiétude, ne voulant ni s’appliquant à rien en particulier, mais se tenant prête et en disposition de tout ce qu’il plaira à Dieu lui manifester, et c’est, ce me semble, la disposition la plus ordinaire de l’âme dans l’état du silence intérieur.

4. D’autres fois, elle sent une plénitude de Dieu qui semble la posséder toute, et même quelquefois les sens y participent par des goûts et suavités qui leur sont communiqués ; et l’âme est dans un grand dégagement de tout et dans un esprit continuel de sacrifice.

5. D’autres fois, elle se trouve toute captive du saint amour qui, lui faisant goûter la douceur de son souverain bien, lui fait trouver le reste fade et amer, pour excellent qu’il paraisse.

L’entendement n’use point ici de son raisonnement ni de ses propres lumières, mais Dieu lui donne certaines manifestations promptes et subites qui font aussi en l’âme des changements si soudains qu’elle n’a pas le loisir de s’en apercevoir sinon après qu’ils sont faits. Autrefois, quand l’âme est en doute ou agitée de quelque dérèglement ou bien abattue par sa propre faiblesse, il semble que Dieu se manifeste à elle pour l’accoiser, l’instruire, la relever et la secourir selon son besoin. L’âme en cet état n’a rien à faire que de se tenir fort passive à tout ce qu’il plaira à Dieu lui communiquer, soit opération soit repos ; demeurer simple, humble, fidèle à ses obligations, et surtout éviter la dissipation des sens, l’égarement d’esprit en des pensées vaines et l’empressement intérieur ou extérieur dedans ses opérations.

Le rien est disposé à tout ce que Dieu voudra, ne désire rien, ne fait élection de rien, il ne refuse aussi rien ; Dieu y agit comme bon lui semble et il est tout soumis à l’opération divine. Voilà l’état où doit être une âme au respect de Dieu, mais elle n’en vient pas là sans de grands combats, des morts continuelles et longues souffrances. Il est vrai que la jouissance de Dieu vaudrait bien qu’on endurât toutes les croix du monde jusques à la fin des siècles.

En cet état de silence intérieur, on ne peut point donner de lois d’exercice, ni l’âme n’en peut prendre aucun, mais elle doit attendre ce qui lui est donné de Dieu en toute simplicité, sa règle et sa méthode étant de n’en point avoir. Tantôt elle souffre et tantôt elle agit, d’une façon ou d’une autre, selon qu’il plaît à Dieu lui en donner les impressions.



De la contemplation très épurée

( Livre VII, Chapitre 19 )



Le jour de saint Alexis, notre Seigneur me donna l’intelligence de l’état d’oraison, où je dois à présent demeurer invariable, par le conseil des serviteurs de Dieu, quoi que m’en dise la raison qui n’y comprend rien.

Mon oraison donc est un vide de toutes créatures où l’âme ne fait rien, ce lui semble, que d’entrer dans une particulière possession de Dieu qui fait en elle ce qui lui plaît sans qu’elle le sache ni qu’elle en ait le discernement. Avant que d’être établi en cet état, il y a bien à souffrir de la part de l’imagination et de l’esprit humain qui vont continuellement proposant leurs images, espèces, lumières et sentiments, à cause de la longue habitude qu’ils avaient de le faire. L’âme doit être fidèle à demeurer dans le vide de tout cela, se rendant très passive et laissant écouler toutes les choses susdites. Les livres mêmes et les bonnes lectures en cet état sont nuisibles car cela appuie la manière ordinaire d’opérer et fortifie l’ancienne habitude, de sorte que l’âme qui a goûté de certaine passivité, ne peut plus pour l’ordinaire s’en servir. Il ne faut point dire que c’est tenter Dieu car quand il veut que l’âme traite avec lui en cette manière et que la disposition de l’âme le requiert, c’est fidélité d’y acquiescer. Il faut distinguer les temps et toutes choses s’accommodent.

Dans le vide dont je parle, il y a plusieurs degrés. Le premier évacue l’âme de tout le raisonnement et des affections procurées par la méditation, pour donner lieu à une plus noble connaissance qui lui est donnée de Dieu. Le second évacue cette connaissance et ne souffre que les motions de Dieu particulières et distinctes. Le troisième, à notre façon de concevoir, est une pure et générale connaissance de Dieu par la Foi. Il faut que l’âme entre dans ces différentes dispositions selon qu’il plaira à Dieu l’y conduire et qu’elle y demeure en parfaite nudité, n’ayant liaison qu’à lui seul et à son bon plaisir.

Il ne faut pas s’étonner des difficultés qu’on rencontre en la pratique, mais il faut s’y préparer et porter la croix qui est imposée à ceux qui sont appelés à cet état, lesquels doivent perdre leurs âmes pour les retrouver en Dieu65. Les doutes, qu’on ne fait rien, sont trop fréquents, car, encore bien que souvent dans l’oraison l’âme ait des assurances qu’elle va bien, cela lui est souvent caché, et l’esprit humain, qui ne voit goutte à ceci, entre dans de grandes craintes. Quand l’âme ne ferait que s’évacuer de toutes choses et de soi-même, non par activité mais par passiveté, elle ne serait pas oisive, car elle se dispose à recevoir l’opération extraordinaire et surnaturelle de Dieu qui est empêchée en l’âme par ses propres opérations. Il faut que l’esprit humain meure avant que de ressusciter à une vie nouvelle.

L’âme commence (s’il y a commencement à cette oraison passive où il n’y a ni méthode ni précepte) par un regard ou vue de Dieu en soi, confuse et générale ; et puis elle reçoit ce qui lui est donné, ou demeure en souffrance en toute nudité, ne voulant rien que souffrir66 et étant dégagée de tout le reste puisque tel est le bon plaisir de Dieu en elle pour ce temps-là. L’âme ne peut rendre compte de ce qui se passe en elle en cet état de passivité ; Dieu opère en elle et par elle sans qu’elle le sache : elle a pourtant une vue obscure qu’en son fond elle est bien, et qu’elle est à Dieu et cela lui suffit.

Dans les états de peine que l’âme porte en cette voie, elle est fortifiée de Dieu sans qu’elle le connaisse : elle craint tout et néanmoins il n’y a rien à craindre pour elle puisqu’elle est plus dans la protection de Dieu que jamais : car une âme ainsi passive et abandonnée est dans la singulière Providence de Dieu qui lui cache cela et la laisse dans les peines et dans les craintes fâcheuses de son état et quelquefois de son salut. Il n’est pas expédient que l’âme aperçoive l’ouvrage de Dieu en elle, car elle le gâterait par ses réflexions et ses complaisances. Sa malignité est si grande que tout se salit entre ses mains : c’est ce qui fait que Dieu lui cache souvent tout.

Personne n’entendra l’oraison passive qu’il n’en ait eu l’expérience. C’est folie de la communiquer auparavant que Dieu la donne, et d’en disputer contre ceux qui n’en ont point d’expérience.

Dieu en cet état d’oraison prend bien une autre possession d’une âme que dans l’oraison active. C’est lui qui opère ses miséricordes comme il lui plaît, et l’âme est recevante l’opération divine à laquelle elle coopère d’une façon très pure et spirituelle. Elle n’est pas oisive : au contraire, elle agit avec une activité épurée de la manière ordinaire d’agir et néanmoins très réelle. Les bienheureux sont parfaitement passifs et aussi très actifs puisque leurs puissances sont dans une action très sublime. Tant plus l’oraison est du pur Esprit, plus elle paraît passive au regard de nous qui ne comprenons les choses spirituelles que par les sens.

L’âme qui est en cet état, expérimente quasi toujours l’impression divine, non seulement en l’oraison mais en beaucoup d’autres choses dont elle a le discernement par cette lumière, d’où vient que spiritualis homo judicat omnia67. Dieu en use diversement avec cette âme : quelquefois il lui donne son amour et sa lumière immédiatement, sans aucune disposition précédente ; quelquefois par la vue d’une image, par le souvenir d’un passage de l’Ecriture qu’on aura autrefois lu ; quelquefois par un sermon, une conférence, etc., mais c’est toujours Dieu qui infond68 les lumières et les sentiments, la chose extérieure n’ayant servi que d’instrument à sa grâce.

En ce temps, je compris qu’une âme établie en Dieu par la foi et par l’amour y est d’une façon très simple et très nue, ne pouvant ni raisonner ni faire d’actes en aucune façon, mais demeurer en Dieu simplement et s’occuper en lui, de lui-même, de ses divines perfections, de Jésus et de ses états ou du sujet qui lui est donné dans l’oraison. A l’extérieur, elle agit en Dieu.

Je ne pouvais comprendre ceci auparavant que d’avoir la lumière ; à présent toute autre oraison précédante celle-ci me paraît un tracas. Qu’est-ce que l’âme prétend par les pensées, les vues, les affections, les sentiments, sinon d’aller à Dieu ? Mais quand elle y est, elle ne peut avoir toutes ces choses, elle n’a simplement qu’à reposer en Dieu, et vivre de Dieu en Dieu même : voilà toute son affaire. Et tous les Sacrements, principalement celui de l’Eucharistie, ne lui servent qu’à s’établir, s’affermir, s’enfoncer dans Dieu davantage. Les divins Sacrements élèvent les âmes à Dieu lorsqu’elles en sont encore éloignées ; mais celles qui sont dans l’union, ils les y maintiennent et les y plongent de plus en plus.

Que l’âme se défait rarement de toute opération propre ! Et cependant cela la fait sortir de Dieu. Elle en sort pour y rentrer et elle n’avait qu’à y demeurer. Je remarque qu’à mon réveil, mon âme envisage Jésus-Christ, dans lequel elle se repose quelque temps, et par lequel elle se sent attirée à la contemplation de la divine essence en pureté de foi. Cette idée divine de Jésus-Christ fait éclipser toutes images des créatures, et puis elle s’éclipse insensiblement elle-même, laissant l’âme dans la connaissance générale, confuse et amoureuse de Dieu ; et puis elle ne s’aperçoit plus de ce qui s’opère en elle, Dieu étant, en ce commencement, environné de ténèbres dans lesquelles les lumières et vues de l’esprit humain sont anéanties.

J’étais aussi entré dans un vide de toute action intérieure, excepté celles que Dieu demande de moi clairement. Les entretiens spirituels, les actions de charité, les visites des pauvres, se mêler de beaucoup de pareilles choses, emportent le temps de la contemplation qui est mon premier et principal devoir. Et comme mon âme doit servir Dieu dans le vide de toutes les créatures, aussi doit-elle se dégager de beaucoup de bonnes occupations et se réserver avec la Magdelaine le loisir et le repos en l’oraison. Et parce que la solitude extérieure et l’éloignement de toute conversation favorisent cette manière de vie, il la faut posséder le plus que l’on pourra et demeurer au désert, avec estime néanmoins des autres exercices de la vie active qui sont excellents dans l’ordre de la volonté de Dieu.

Il faut en effet se débander un peu l’esprit et se divertir par des promenades et des occupations extérieures. Les solitaires que j’ai connus en usent de la sorte : la santé du corps s’en réserve mieux, et la liberté de l’esprit. J’ai bien connu qu’il y a beaucoup d’amusements dans ma vie et que j’en dois mener une plus retirée et solitaire ; autrement je ne serais pas fidèle à la grâce de ma vocation et ne contenterais pas Dieu comme il le désire. Je dois me défaire de toutes affaires et ne dois pas même donner mes conseils. Si je ne prends garde à moi, le diable m’attrapera à cela et me fera différer pour mon dépouillement.

Des différentes caresses que Dieu fait à l’âme dans l’oraison

( Livre VII, Chapitre 20 et dernier )



Ceux qui pratiquent l’oraison savent par expérience que Dieu s’unit à l’âme en différentes manières, toutes très intimes, très pures et très douces. Quelquefois et très souvent, par les attraits très suaves de sa bonté et miséricorde, cette union est fort agréable car elle se fait dans ses jouissances qui font trouver à l’âme le Paradis dans la terre. Quelquefois Dieu s’unit à l’âme par les rigueurs de sa justice, lorsqu’elle est dans les croix intérieures et extérieures et qu’il n’y a quasi plus que la suprême partie de la volonté qui est unie et liée à Dieu juste, d’une manière à la vérité rude mais très pure, l’âme ne pouvant en cet état [n’]aimer que Dieu tout purement puisqu’il ne descend en elle qu’avec un équipage de rigueur. O qu’une simple union, qu’un acquiescement au bon plaisir de Dieu est alors pur et parfait !

Quelquefois Dieu s’unit à l’âme par le moyen de sa sainteté et de sa bonté, puissances et autres perfections ; et afin que toutes ces unions soient pures, il suffit que l’âme se rende entièrement passive à toutes les opérations de Dieu en elle, qu’elle reçoive doux, amer, rigoureux ou consolant, avec respect et amour.

Il faut remarquer que pour vivre de cette vie divine, il n’est pas nécessaire de ne pas sentir des rébellions des sens et de la nature : il suffit que, par la partie supérieure, nous demeurions fermes en cet état, où la seule grâce peut élever et où l’on ne peut subsister que par une mort continuelle à toutes créatures. L’on ne peut donc continuer en cet état sans avoir un grand amour de la croix. Il faut que celui qui veut vivre de cette sorte se résolve de souffrir continuellement.

Tout le commerce intérieur entre Dieu et l’âme se fait particulièrement en la volonté ; l’entendement en est aussi capable, mais la volonté reçoit en soi les plus intimes, les plus pures et parfaites communications ; aussi est-elle plus propre à cela. L’entendement en cet exil est sujet à beaucoup d’illusions, mais la volonté est plus assurée dans ses voies, et le diable ne peut contrefaire ce qui se passe en elle au regard du pur amour. L’âme qui a senti par expérience les effets de ce pur amour ne peut être facilement trompée ; de là vient que la pureté de la volonté est la principale disposition pour l’oraison d’union, soit qu’elle soit ordinaire ou extraordinaire, c’est-à-dire que Dieu la prévient de ses attraits puissants. Cette pureté est tout à fait nécessaire, Dieu ne se plaisant d’opérer et de faire des merveilles que dans la pureté. Cette pureté gît à ne vouloir que Dieu et son bon plaisir, et être mort à tout le reste, se contentant de tout ce qu’il plaît à Dieu donner à l’âme de grâce et de vertu dans ses oraisons et dans sa vie.

Dieu trouvant une âme ainsi pure, surtout dans sa volonté, réside en son fond où il exerce ses divines opérations, la mettant dans de différents états selon les différents desseins qu’il a sur elle. Tantôt il se plaît de la consumer d’amour, et, pour cet effet, il lui manifeste ses perfections ; tantôt il la crucifie et exerce sur elle sa justice ; tantôt il se cache afin de la purifier davantage et la fait mourir à tout ce qui n’est point Dieu ; tantôt il lui donne des avis pour sa perfection, tantôt après quelque imperfection il lui donne des reproches intérieurs ; tantôt il éclaire son entendement, puis il enflamme sa volonté ; enfin, l’âme hors du bruit des créatures reconnaît toujours que son divin Epoux opère quelque chose en elle à quoi elle se doit rendre purement passive et adhérer en toute simplicité, en la pure pointe de son esprit, à tous les desseins du divin Epoux.

Elle est retirée dans ce secret cabinet de son coeur et élevée au-dessus d’elle-même et de toutes les créatures. Là elle ne se sépare point de son divin Epoux ; s’il lui envoie des peines, elle ne s’en occupe pas, mais de son divin amour ; enfin c’est là où il la caresse, là où il l’enrichit de plusieurs dons, et c’est là aussi où l’âme emploie toutes ses puissances intellectuelles pour l’aimer et glorifier. C’est là sa demeure ordinaire d’où elle ne descend dans la partie inférieure que par pure nécessité, étant retenue par les caresses de son divin Epoux dont elle jouit et auquel elle adhère par la foi toute pure sans s’arrêter plus ni à l’imagination ni à toutes les images et fantômes, son oraison devenant toute intellectuelle.

Je m’imagine qu’une maîtresse de maison, qui aurait le Roi et la Reine dans son cabinet qui voudraient lui parler en secret et cœur à cœur, n’aurait garde de s’appliquer à autre chose et ne voudrait pas les quitter pour aller à la cuisine laver les écuelles. O Dieu, quelle incivilité, quelle infidélité serait-ce à une âme qui a l’honneur d’avoir la majesté de Dieu dans le cabinet de son cœur, qui se plaît de s’y manifester, et qui se choisit même quelques âmes qu’il veut être auprès de lui pour leur parler et pour recevoir d’elles des complaisances et non d’autres services extérieurs ! Si ces âmes si favorisées (au moins leur partie supérieure) quittent Dieu pour s’en aller avec les sens extérieurs parmi les affaires temporelles, qui ne regardent que le corps, qui est comme remuer les ustensiles de la cuisine, méprisant pour ce négoce si abject la présence du Roi, quelle ingratitude serait-ce, et quelle infidélité !

O mon âme, soyez fidèle, vous êtes trop favorisée de Dieu pour ne vous donner pas uniquement à lui. Quittons tout, abandonnons le temporel : le prenne qui voudra. Ne craignons pas que rien nous manque si nous possédons Dieu. Si sa Providence nous donne si abondamment les grandes faveurs de ses divines caresses, ne nous défions pas qu’elle nous laisse manquer des moindres choses qui regardent le corps, qui ne sont rien en comparaison.

Vacquons à l’oraison et ne l’abandonnons jamais, ce doit être notre seule et unique affaire.

Lettres

à l’Ami intime



1.

A son ami intime, auquel il montre qu’il faut estimer, et aimer la souffrance comme le vrai caractère de la grâce chrétienne69.

L’âme bien pénétrée de l’amour de Dieu, ne peut cesser en cette vie d’estimer la croix et la pénitence, d’aimer les souffrances et les mépris, puisque cet amour de croix enferme en soi un grand amour de Dieu, qui ne fait souffrir personne qu’en s’aimant soi-même. Il ne faut donc jamais se détacher de la croix, où la divine Providence nous attache ; que si elle nous en détache, il faut par conformité à ses desseins nous abandonner à sa conduite, et souffr ir l’état exempt de souffrance, et y demeurer paisiblement, et n’être toutefois jamais sans tendance à la croix. Dieu, qui connaît nos faiblesses, et qui nous donne ses grâces avec mesure, ne nous laisse pas toujours sur la croix, et n’augmente pas toujours nos souffrances ; mais il laisse pourtant toujours imprimer au fond du cœur une pente secrète vers la croix. C’est là le caractère du vrai chrétien, c’est ce qui l’élève au-dessus de la pure raison humaine, c’est ce qui le rend membre et disciple de Jésus-Christ.

La principale inclination de la grâce du christianisme, c’est de porter à souffrir ; être chrétien, et ne point souffrir, est chose impossible. En effet l’expérience me fait connaître que, quand je suis sur la croix, je sens dans le fond de mon intérieur une joie solide et parfaite, quoique l’homme extérieur soit dans la tristesse et dans la répugnance ; au contraire, quand je ne souffre plus, mes sens se sentant soulagés se réjouissent, mais au fond de l’âme, j’aperçois une certaine humiliation de n’être plus souffrant et abject70. Il faut donc prendre garde que notre intérieur ne soit rempli de saillies, de mouvements de nature, de certaines petites satisfactions secrètes, d’une horreur de la croix, et d’opinions contraires à la lumière de la foi. Il n’est pas croyable combien l’âme vit bassement dans cet état purement naturel. Que d’imperfections l’environnent pour lors ! Car tout ce que la pure grâce ne produit point est imparfait et indigne des yeux, et des regards de Dieu, qui ne peut rien aimer que pour soi.

Que c’est une chose rare qu’une parfaite pureté de cœur ! Elle ne se rencontre que dans les états souffrants et abjects, elle court grande fortune71 partout ailleurs, non seulement dans les plaisirs de la vie les plus innocents, mais dans les consolations et les lumières de la grâce.

Au même mois, j’eus un autre jour une vue que le Cœur seul de Jésus-Christ me pourrait suffire de lecture et de conférences, et que dans lui je rencontrerais les lumières et les sentiments purs de la vie surhumaine : il en est la source, les amis spirituels ne sont que petits ruisseaux pour l’ordinaire pleins de boue et de fange, quand nous les entretenons. Remontons souvent à cette divine source, et y buvons de cette eau de vie : ne croyons pas avoir tout perdu, quand nous perdons nos directeurs et nos amis ; le Cœur de Jésus-Christ nous demeure : allons-y prendre les lumières et les sentiments nécessaires à nos conduites, et nous serons des hommes spirituels par esprit d’abjection, parce que nous sommes trop faibles pour remonter jusques à la source. 1645. 31 Mai.



































2.

Au même ami intime72.

Ce mot vous apprendra que je suis chargé de toutes sortes de croix, mes affaires reculent plutôt que d’avancer, et m’ôtent le moyen d’aller trouver notre bon Dieu à la solitude : ce qui m’est une mortification extrême que mon âme porte, par la grâce de Notre Seigneur, avec paix et abandon à lui. Je goûte de toutes les privations les unes après les autres, et c’est là mon plaisir, puisque tel est l’ordre de Dieu sur moi.

J’aurais grande consolation de vous écrire davantage à tous, mais le loisir ne me le permet pas. Parmi tous mes soins, ma nature quelquefois souffre, quelquefois aussi elle ne souffre point et entre dans la voie de l’Esprit que Dieu recrée et fortifie par plusieurs consolations : il ne faut pas que le lait manque aux petits enfants, autrement ils ne vivraient pas.

Au reste, j’ai trouvé cinq ou six personnes de rare vertu, et attirées extraordinairement à l’oraison et à la solitude, qui désirent se retirer dans quelque ermitage pour y finir leur vie et être dans l’éloignement du monde, dans la pauvreté et l’abjection, et inconnues aux séculiers qu’elles ne voudraient point voir, mais être connues à Dieu seul. Il y a longtemps que Notre Seigneur leur inspire cette manière de vie. J’aurais grand désir de les y servir au-dehors, et favoriser leur solitude, puisque nous avons attrait à ce genre de vie qu’elles entreprennent, sans vouloir se multiplier ni augmenter de nombre, même en cas de mort. C’est un petit troupeau de victimes, qui s’immoleraient les unes après les autres à Dieu. Ce sont d’excellentes dispositions que les leurs, et leur plaisir serait de mourir dans les misères, la pauvreté et les abjections, sans être vues ni visitées de personne que de nous.

Cherchez donc un lieu pour ce sujet, où elles puissent demeurer closes et couvertes, en lieu sain, et auprès de pauvres gens. Car le dessein est d’embrasser et de marcher dans les grandes voies, et les états pauvres et abjects de Jésus. Tous esprits ne seraient pas capables de telles choses, mais ces personnes sont fortes en nature, et en grâces. Faites donc ce dont je vous prie sur ce sujet, et surtout gardez le silence sans en parler à personne du monde. 1645. 4 juillet.





























3.

A son ami intime, auquel il déclare confidentiellement l’usage qu’il fait des mauvaises affaires qui lui arrivent73.

Jésus fait notre tout.

Vous me dites que mon voyage est long, j’en demeure d’accord ; mais cette longueur n’arrive pas, à mon avis, sans une spéciale providence de Dieu, qui me veut faire mourir tout à fait aux créatures par le peu de succès que j’aurai en mes affaires, s’il n’y arrive changement. Un retour sans succès est un retour plein de confusion, dont je serai bien aise de goûter un peu. Ma nature y a de grandes répugnances ; mais mon esprit s’en réjouit dans la vue que ce sera une bonne entrée à la vie pauvre et abjecte de Jésus si longtemps désirée.

Notre cher Père74 me disait encore hier que ce qui vient de la Providence est bien meilleur pour notre perfection que ce que nous choisissons, et la pauvreté de providence est la plus excellente, et qui produit en l’âme fidèle une très profonde pureté.

Que notre frère N. se console, et qu’il se prépare, à mon retour, de venir en solitude huit ou dix jours à quelque lieu loin de C.75, car je me veux tirer hors des compagnies, pour être dans une étroite solitude, et commencer la vie que j’ai résolue.

Courage, mais courage, je suis tout fortifié après la sainte Communion. Depuis hier j’ai été tout affligé, pour avoir voulu celer quelque chose contre la simplicité requise, ce qui est une faute grossière ; et telles fautes me sont à présent si insupportables que j’aimerais mieux mille fois la mort ; et j’ai plus de déplaisir, et je conçois plus de regret d’un péché léger que je ne faisais de ma confession générale il y a quelques années. Je vous dis bien davantage, à vous, dis-je, à qui je ne cèle rien, que la moindre imperfection, c’est-à-dire le moindre manquement de fidélité que je dois à Dieu dans les occasions où il me fait connaître sa sainte volonté, me donne d’extrêmes déplaisirs, et cela me fait jeter des larmes. La raison est que, m’ayant donné une plus grande connaissance de ses divines perfections, je sens mon âme pleine d’une si grande estime de cette infinie excellence que je ne puis lui déplaire, ou ne lui pas plaire, pour suivre ou mes inclinations ou les vues des créatures. Je tâche de vouloir ce qui est plus Dieu. 1645. 3 octobre.

























4.

A son ami intime, auquel il explique son état intérieur dans les infirmités corporelles76.

Notre Seigneur me donne des attraits tout extraordinaires pour être tout à lui, mon oraison semble se purifier, et je me sens entrer en la possession d’un état de grande paix, et où la vertu même ne me coûte guère : j’aspire après la chère solitude et la sainte pauvreté.

Ma santé est toujours fort faible ; c’est pourquoi je me hâte de beaucoup aimer en la terre, afin d’aimer aussi dans le ciel d’un plus pur amour. Ma vie apparemment ne doit pas être longue, et je tâche déjà de vivre avec autant de dégagement comme si j’étais mort. En effet Notre Seigneur me donne un esprit de nudité pour toutes les créatures que je chéris, mais, ce me semble, sans attache ; je ne vis plus en moi-même, cette demeure en moi et dans les créatures me paraît très basse, et je n’y ai plus de goût : la seule vie en Dieu par un abandon et un écoulement en lui m’est douce.

Je souffre à présent beaucoup de me voir si éloigné de Dieu parmi tant de contradictions et distractions que les nécessités du corps et les affaires me donnent. Quand Dieu s’est un peu manifesté à l’âme et qu’il s’est fait connaître par une véritable expérience de ses bontés, qu’il y a à souffrir de vivre ici-bas ! Mais néanmoins l’on vit avec une grande paix car le fond de l’intérieur est un pur abandon au bon plaisir divin. Je devient tellement habitué à ne regarder plus que Dieu seul, à ne me plaire qu’en lui, et n’avoir de la joie que pour lui seul, que je ne puis me réjouir de quoi que ce soit. Dieu est tout, et cela me suffit, et toute réflexion vers moi semble intéresser la pureté. Donc je dois aimer celui qui est toute perfection par essence.

Je conçois que Dieu est si délicat et si jaloux qu’il ne veut souffrir qu’une âme aime quoi que ce soit avec lui. Et il est très bien fondé en sa jalousie, car il est l’uniquement aimable.

L’objet de mes oraisons le plus ordinaire, c’est l’essence divine, en laquelle je me perds, sans vous pouvoir dire comment. Tout ce que je puis dire, c’est que cette oraison est un anéantissement et perte en Dieu, qui met l’âme dans un grand état de pureté, d’une profonde paix, et d’un amour fort pur. C’est peut-être l’idée d’un état qui est en moi, plutôt que l’état même ; mais il n’importe, j’ai désir de me perdre tout en Dieu, et auparavant je vois bien qu’il faut être tout perdu en Jésus par une heureuse transformation de toutes nos dispositions aux siennes toutes pures et saintes. L’âme ne vit plus en cet état qu’en souffrant, quand elle n’est pas dans l’abjection, la pauvreté et les souffrances : car tout éloignement de Jésus lui est amer, et l’association avec les divins états de sa vie voyagère lui est très douce.

Je crains que je ne m’emporte à parler d’un état où je ne suis pas. Mais entre nous il n’y aura pas grand scandale. Au reste, je deviens si amoureux de la perfection que je ne puis quasi hanter77 ni parler qu’avec ceux qui y tendent. Que pensez-vous de tout ce narré78 ? Etc. 1646.

5.

A son ami intime, des opérations de Dieu en l’âme79.

Dieu seul, et rien plus.

Je n’ai manqué au commencement de cette année de vous offrir à Notre Seigneur, afin qu’il perfectionne et qu’il achève son œuvre en vous. Je conçois bien l’état où vous êtes : recevez dans le fond de votre âme cette possession de Dieu qui vous est donnée en toute passiveté, sans ajouter votre industrie ou activité, pour la conserver et augmenter. C’est à celui qui la donne à le faire, et à vous, mon cher Frère, à demeurer dans le plus parfait anéantissement que vous pourrez. Voilà tout ce que je vous puis dire, et c’est tout ce qu’il y a à faire. Plus une âme s’avance dans les voies de Dieu, moins il y a de choses à lui dire ; Dieu, qui la possède, est sa lumière et sa conduite, et il est jaloux quand quelque autre s’en mêle ; il faut donc le laisser opérer en toute liberté.

Pour moi, la miséricorde de Notre Seigneur me réduit quelquefois à ce bienheureux néant dans lequel on trouve tout, c’est-à-dire Dieu ; et il m’est donné d’une manière que je ne puis exprimer, de jouir, ce me semble, et être appliqué à la très sainte Trinité. Quelquefois Jésus-Christ m’est révélé, de sorte que mon âme le goûte, le savoure, et expérimente quelque peu son règne en mon intérieur ; mais mon infirmité est encore trop grande pour posséder longtemps ce bonheur, qui souvent m’est caché par mes infidèlités, et par la vie que je prend encore aux créatures. J’aspire pourtant toujours à ma parfaite mort, pour jouir toujours de la Vie.

Je n’avais pas encore bien connu le pesant fardeau que porte une âme qui vit dans son corps, et qui ensuite vit souvent en elle-même, et qui est retirée de Dieu, sa vraie et unique vie. Dans l’expérience de cette misère, si j’ai des idées, c’est de la mort et de l’anéantissement, qui sont la source de la félicité d’une âme bien fidèle. Je ne finirais jamais à vous d’entretenir un sujet où il n’y peut avoir de fin : l’abîmement de l’âme en Dieu est sans fond.

Nos Frères de N. font des merveilles, et ont été longtemps dans le calme ; mais il s’est élevé une persécution qui les fera souffrir, et qui les disposera, s’ils sont fidèles, à recevoir les dons plus parfaits de Dieu. 1652.

6.

Au même, de la perte en Dieu qui fait la vie et la félicité des âmes80.

Je répondrai à vos dernières, sans faire réflexion sur ce que vous a dit Monsieur N. Il ne faut pas s’amuser à regarder ce que nous sommes, mais ce que Dieu est ; si nous nous voyons, il faut que ce soit en Dieu, afin que nous demeurions perdus continuellement en lui. C’est cette heureuse perte qui fait la félicité de nos âmes en cette vie et en l’autre, et sans laquelle il me semble que l’on ne peut vivre, car la vie qui n’est pas de Dieu et en Dieu, est plutôt une image de la vie que la véritable vie. Que l’âme soit en ténèbres ou en lumière, qu’elle ait des jouissances ou des souffrances, des consolations ou des désolations, il importe peu, pourvu que sa vie soit en Dieu, ou plutôt Dieu même.

Tout ce qui n’est point Dieu me semble comme l’extérieur, et l’intérieur est Dieu seul : il arrive quelquefois que la lumière de Dieu en nous abîme tellement et anéantit toute notre âme et nos puissances, qu’il semble que Dieu y soit seul, y vive et y opère, et cela d’une manière immobile et immuable, et dans un repos permanent.

Je ne vous dirai donc point de mes nouvelles, sinon que Dieu commence de vouloir être tout en moi, et je voudrais bien ne mettre point d’obstacle à sa divine opération. Tout ce que je fais, c’est de le laisser faire, et tâcher que mon fond soit comme une pure capacité81 pour recevoir Dieu à mesure qu’il se communique. Et c’est ici où il faut de la fidélité à ne point se soustraire à la communication de Dieu par quelque application au-dehors, ou regard, ou inclination vers la créature ; plus Dieu est tout, et plus il se communique.

La plupart du temps nous parlons des effets d’oraison plutôt que de l’oraison ; car en effet la vraie oraison, c’est Dieu même dans l’âme, et l’âme en Dieu, qui y fait heureusement sa demeure d’une manière qui ne se peut exprimer : c’est la parfaite solitude et l’heureux ermitage qu’il faut toujours habiter et jamais en sortir, quelques changements de lieux ou voyages qu’il faille faire en la terre. C’est ici où l’on comprend comme une même personne est dans le mouvement, et dans le repos ; qu’elle change de lieu sans partir d’une place ; qu’elle est heureuse ou malheureuse tout ensemble ; elle est dans les créatures, elle converse avec elles, et néanmoins elle vit hors des créatures. Pour lors, l’occupation extérieure n’empêche point l’intérieure, car tant qu’elle est dans l’ordre de Dieu, il n’y a plus d’embarras pour elle. 1653. 23 Août.

7.

Au même, où il déclare…82.

Pour le présent, il me semble que Dieu est mon seul intérieur, et que tout ce qui n’est point lui, n’a aucune place dans le fond de mon âme, tout s’y trouvant  abîmé et perdu. Cet abîmement, et cette perte, est l’état ordinaire de mon oraison, soit que mes puissances ou mes sens reçoivent des lumières ou des ténèbres, de la consolation ou désolation. Enfin je ne me puis mieux expliquer, sinon que Dieu est mon âme, ou mon âme est Dieu, pour ainsi parler, et ensuite ma vie et mon opération ; voilà en peu de mots ce que j’expérimente.

Priez N. de le83 recommander à Dieu, et de lui dire aussi que je suis sur le point de posséder la retraite, et le dépouillement que j’ai tant désiré, et pour lequel mes parents ont tant de contradiction. J’espère d’être bientôt en l’état que la direction du Père Chrysostome84 avait tant approuvé et m’avait conseillé de la part de Notre Seigneur : que N. lui offre85, s’il lui plaît, je l’en prie de tout mon cœur, afin que dépouillé de moi-même, je sois revêtu de Jésus-Christ. O quel bonheur inestimable de n’avoir plus au monde que Dieu ! Que sa Providence soit notre unique appui, et la pauvreté nos richesses. 1653.

8.

A son ami intime, sur l’état de déification86.

Je vous dirai pour réponse à vos dernières, que les faveurs et les dons de la gloire se donnent toutes en un moment aux âmes qui entrent dans le Paradis, puisqu’elles voient ce que l’œil n’a jamais vu, ni les oreilles entendu, etc. Mais dans cette vie, l’on ne reçoit les dons et les grâces que successivement, bien que l’on ait le bonheur d’entrer en Dieu, et d’y faire son séjour. Dans cette abîme de la divinité, l’on se perd de plus en plus, et l’on y reçoit aussi plusieurs miséricordes les unes après les autres.

Ce qui se passe à présent dans votre intérieur, est, ce me semble, réel, véritable et divin, et le jour87 de l’éternité qui y reluit, donne lui-même des certitudes que ce n’est pas un faux jour, mais un jour qui, se donnant soi-même, donne aussi tous les Saints, qui sont le Paradis, dans une  si ineffable unité qu’elle est inexplicable ; car c’est une unité de déification, qui nous fait être une même chose avez Dieu, et avec tous les esprits qui ont le bonheur d’être perdus en lui. Ce jour d’éternité est un jour de vérité qui découvre dans son unité une multitude de vérités, que l’âme voit d’une manière essentielle. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage. Recevez tous les effets de ce bienheureux jour, soit qu’il découvre au fond de votre âme quelque vérité, soit qu’il vous applique à la conversion de quelque âme.

Mon avis est que, quand vous aurez liberté d’écrire quelque chose, vous l’écriviez, et que vous ne manquiez pas de nous regarder souvent dans ce jour, quand volontairement il nous découvrira à votre âme, puisqu’il ne faut rien faire ni chercher par aucun effort, mais attendre que Dieu nous fasse paraître ce qu’il veut que nous fassions.

Tous mes chers Frères vous saluent. Je suis bien engagé dans la Cour, mais pourvu que Jésus-Christ vive seul et purement en vérité, il m’est indifférent quoi que je fasse ; car il est vrai que la pure vie de Jésus-Christ est la béatitude de ce monde et de l’autre. Je ne sais lequel m’est plus agréable, les splendeurs et le jour de la vie divine, ou les affreuses ténèbres et souffrances de la vie humaine. L’état seul qui est communiqué, est l’unique tout de l’âme, qui, étant anéantie et ayant tout perdu, n’a plus de choix ni de désirs ; car en vérité elle n’est plus elle-même : elle est tout ce que Jésus veut être en elle. Adieu en Jésus. 1655. 11 Mars.

9.

A son ami intime, auquel il explique…88.

Je fus presque résolu hier de partir avec Monseigneur l’Evêque de Kilala89, mais la divine Providence ne l’a pas permis : il faut attendre le temps qu’il lui plaira ordonner, en patience et longanimité. L’esprit de mort où Dieu met, quand on l’a trouvé dans le plus intime de son intérieur, ne permet pas qu’on puisse désirer rien qu’avec dégagement ; et puis il me semble que quand on a Dieu, on a tout. Je suis bien éloigné de cet état ; mais je sens que mon âme y tend, et que rien ne peut ni la consoler ni l’appuyer, que Dieu seul, et le pur ordre de Dieu : les créatures le plus saintes ne peuvent ici être utiles qu’au moment que Dieu veut qu’on les perde.

Je sais bien que je suis indigne de vous entretenir, Notre Seigneur m’éloigne de ce bonheur pour me purifier davantage : j’accepte ce qu’il lui plaît ordonner, et m’y soumets de tout mon cœur.

Vous nous ferez grand plaisir de nous envoyer l’écrit que vous avez fait touchant la société que nous devons avoir avec les trois divines Personnes de la très Sainte Trinité. Les pratiques et dispositions qui se peuvent marquer sur le papier, sont nécessaires pour acheminer l’âme à cet heureux état ; mais il faut se perdre et s’abîmer d’une manière ineffable dans l’infinité de ces trois divines Personnes, pour entrer vraiment et réellement en leur société. C’est cette divine perte que Dieu seul peut faire, et dont l’âme n’a expérience que lorsqu’elle est réduite à néant. Il y a tant de goût et de faveur à être anéanti de cette sorte, qu’il est impossible que l’âme puisse se servir d’autre règle que de se laisser abîmer dans l’océan infini de la Divinité.

Il est plus facile de se taire que de parler de ce degré d’union, toute expression est au-dessous de l’expérience : il suffit à l’âme de se perdre pour être contente et posséder un bonheur inconcevable. Mais quand elle se trouve elle-même par quelque infidélité et détour de Dieu, elle expérimente le dernier malheur qui se peut souffrir en cette vie.

Je ne suis pas encore capable, ni assez avancé, pour connaître dans mon fond les trois divines Personnes, mon anéantissement n’est pas encore à ce point-là ; si j’aperçois quelquefois la Sainte Trinité dans mon intérieur, je pense que ce n’est encore qu’en lumière intellectuelle : il y a un moi-même dans mon fond qui subsiste, et qui s’oppose aux communications de Dieu, je le découvre souvent ; mais je ne puis rien faire pour l’anéantir, c’est à Dieu seul à faire cet ouvrage. Cependant ce fond est pour moi une source d’ennui et de tristesse inexplicable ; cette angoisse intérieure se sent, mais elle ne se peut exprimer, sinon par un exil et bannissement de Dieu, qui donne à l’âme le dernier malheur, puisqu’il la tient éloignée de sa fin et de sa béatitude.

Priez pour moi, afin que je puisse trouver Dieu, après l’avoir tant désiré ; qu’il me fasse la miséricorde de me donner la vie, après avoir été si longtemps dans la mort. 1656. 14 Septembre.

10.

Au même, sur les richesses du parfait anéantissement90.

Jésus soit l’unique union de nos cœurs.

Votre dernière lettre m’a donné beaucoup de consolation et d’instruction : je vous en suis très obligé, et par ce mot je vous en témoigne mes reconnaissances, vous supliant de continuer ce petit commerce spirituel, dont j’espère tirer beaucoup de profit.

Je vous dirai donc en simplicité que je sens dans mon intérieur une sympathie et une correspondance avec le vôtre, goûtant ce qui me semble que vous goûtez des secrètes opérations de Dieu dans l’intime de votre fond. Je me sens bien éloigné d’expérimenter les choses que Notre Seigneur vous communique ; mais un degré inférieur ne laisse pas de goûter un supérieur par je ne sais quelle union qui ne se peut exprimer. Je reconnais que votre chère âme est sans doute pénétrée de la lumière éternelle, j’espère qu’elle le sera encore davantage, et d’une manière plus essentielle : plus une âme se va perdant et abîmant, plus elle est tranformée en Dieu ; et comme cette perte ne se fait que peu à peu, il faut aussi avec patience et longanimité attendre de la pure miséricorde de Dieu notre abîmement parfait et consommé.

Pour moi, je suis toujours dans la même connaissance, que j’ai un fond de corruption infiniment opposé à Dieu : ce qui fait, comme je vous ai témoigné par mes dernières, ma grande croix, et un sujet de souffrances qui ne se peut déclarer. Cette divine présence réelle me cause une absence et un éloignement de Dieu, découvrant mes impuretés, me semblant que je n’ai jamais été plus éloigné de Dieu que lorsque je l’ai expérimenté plus proche. En un même moment, je goûte sa présence et son absence, et je connais qu’il n’y a point de remède à mon mal, sinon que cette divine présence aille consumant peu à peu mes imperfections, comme le soleil, quand il se lève, dissipe les ténèbres de la nuit.

Quand on est arrivé au-dessus de tout moyen, notre avancement dépend de la pure communication de Dieu, qui la fait comme il lui plaît. Dans l’état essentiel, l’on expérimente une dépendance de Dieu si absolue que vous savez bien qu’il n’y a rien au ciel et en la terre qui puisse aider, que Dieu seul. Il est vrai que dans le fond Dieu est vie à l’âme ; mais c’est une vie qui produit continuellement des morts, jusques à ce que l’âme soit totalement et parfaitement morte : c’est l’effet le plus nécessaire et le plus ordinaire de Dieu, vivant en la manière dont je parle, que de faire mourir. Il est vrai que de mourir de la sorte est l’unique plaisir d’une personne qui veut être toute perdue en Dieu.

Ne me refusez pas, Monsieur, vos saintes prières à ce sujet ; je vous assure que je ferai le même pour vous, désirant de tout mon cœur que vous me continuiez votre bienveillance et la qualité de, etc. 1656. 10 Octobre.

11.

A son ami intime sur le même sujet91.

Jésus, la lumière éternelle, soit notre unique conduite !

Ma maladie m’a empêché de vous répondre plus tôt, et de vous dire mes petites pensées touchant la personne dont il est question, et pour laquelle j’ai toute l’affection possible, Notre Seigneur m’unissant à elle d’une façon particulière. L’état présent de son intérieur est très bon, et Dieu la va opérant passivement : il faut qu’elle reçoive dans son fond ses divines opérations et leurs effets, et qu’elle demeure toute abandonnée et passive. C’est le seul secret qu’il y a dans ce degré d’oraison où elle est : car la lumière éternelle se lève dans son fond comme un beau Soleil sur l’horizon, et, dissipant peu à peu les ténèbres de son esprit humain, lui donne des intelligences du procédé mystique, et de la perte et anéantissement qu’elle doit souffrir en s’abîmant en Dieu.

Je ne m’étendrai point au long sur les diverses opérations qu’elle explique : je les trouve toutes bonnes, et de Dieu. Il faut qu’elle se laisse pénétrer à elles, elles produiront des effets d’un grand amour de Dieu, et d’une douleur cuisante de lui avoir été infidèle ; elle recevra un dégoût de tout ce qui n’est point Dieu, quelque grand et éminent qu’il soit. Ayant, par une connaissance expérimentale, déjà bu à la source, elle ne se peut contenter, ni étancher sa soif dans les ruisseaux.

Les biens qu’apporte cette sorte d’oraison, sont innombrables. Heureuse l’âme, laquelle y est arrivée ! Et quand même elle n’y aurait seulement qu’attrait et vocation, je la tiendrai beaucoup favorisée de Dieu. La personne dont il est question, doit être certaine que Dieu veut qu’elle soit fidèle à cette grâce : toutes les craintes et les troubles qui peuvent survenir, ne la doivent point faire changer ce procédé, car je la tiens toute appelée à un si grand état.

Un peu de secours lui fera grand bien de temps en temps : c’est pourquoi ne lui déniez pas la charité, si vous avez capacité de l’aider, les âmes se trouvant quelquefois si obscurcies qu’elles ne peuvent rien dire. Pour lors il ne faut point violenter son état, et attendre que Notre Seigneur nous donne lumière.

Il ne faut plus que cette personne, lorsqu’elle se trouvera dans la distraction ou dans la vie des sens, fasse aucun acte pour se réunir à Dieu, puisque désormais son union se doit faire par la défaillance et la mort de ses propres opérations. Cela était bon pour le temps auquel on lui donna l’avis dont elle parle ; plus elle demeurera passive, plus elle perdra ses propres activités, plus Dieu se communiquera dans son fond d’une manière expérimentale, et qu’il est difficile d’exprimer. L’expérience que Jésus-Christ est la Parole éternelle et que lui seul suffit à l’âme, dont elle est instruite et enseignée d’une manière admirable, est très excellente ; mais quand cette divine Parole éternelle parle, il faut que l’âme se taise, et qu’elle anéantisse tous ses sentiments et ses propres pensées.

Voilà tout ce que je puis dire présentement sur cet état, Notre Seigneur suppléera à mon ignorance. Adieu, ne m’oubliez pas en vos saintes prières, et croyez, etc. 1657. 21. Janvier.

12.

Au même, sur le même sujet, qu’il éclaircit par une comparaison…92.

Jésus soit notre tout pour jamais !

Je viens de  recevoir votre dernière du vingt-quatrième Juin, pour y répondre en peu de mots. Je vous dirai, selon ma petite lumière, que tout ce qui se passe en votre intérieur, et tout ce qui s’y opère, est de Dieu, lequel s’écoulant et prenant possession du fond de votre âme d’une manière qui s’expérimente, mais qui ne se peut exprimer, produit les effets marqués dans votre lettre, et en produira bien d’autres, si vous le laissez agir. Dieu tout nu sera la source de toutes vos opérations intérieures et extérieures, de toutes les pratiques de vertu, d’austérité, de pauvreté, d’abjection et de l’occupation du prochain. Comme du soleil s’écoule la variété des couleurs sur les fleurs, quoique le soleil ne contienne qu’en éminence les couleurs, et non point formellement - car on aurait beau regarder de près le soleil si on y découvrait les couleurs qu’il répand sur les fleurs, - de même Dieu tout nu n’a rien93, ce semble, à l’esprit humain, et néanmoins il donne à l’âme tout ce qu’elle a besoin par écoulement.

Il ne faut pas s’étonner si votre nature craint votre vocation au prochain, car sans doute elle y trouvera sa mort et son anéantissement d’une manière et d’un biais que vous goûtez déjà ; et il faut que vous sachiez que, par ce moyen seul, vous arriverez au parfait néant de vous-même, et qu’il ne le faut point espérer ailleurs. Heureuse l’âme à laquelle Dieu se donne ! C’est une grâce et un trésor que les sages et les prudents ne connaissent point.

Il court un bruit que vous êtes allés tous deux vous rendre Chartreux, d’autres disent que vous êtes allés à Rome, et moi je dis que vous êtes en chemin pour aller dans un pays qu’on appelle le néant : on croit que je cache votre dessein94.

Je me trouve si bien à Caen que je ne pourrais pas me résoudre d’aller à Paris cette année si ma présence n’y était très nécessaire ; et que je ne prévois pas95, puisque vous seul pouvez mieux faire que moi. 1658. 1 Juillet.





























13.

Au même, sur le même sujet96.

Jésus-Christ soit notre unique vie pour le temps et pour l’éternité ! C’est lui seul qui peut ouvrir la porte au réel anéantissement de la créature, et qui peut faire cette grande miséricorde à une âme, sans laquelle tout ce qu’elle a reçu jusqu’ici de faveurs, de dons de lumières, de transports, d’amours, de ravissements même, si vous voulez, sont si peu de chose qu’en vérité ce n’est rien en comparaison de la réalité du néant.

Toute la voie mystique est remplie de miséricordes qui passent au-delà de nos mérites, et qui sans doute seraient capables de nous contenter, si Notre Seigneur ne nous faisait voir un peu en passant la vérité de la réalité du néant. Quand elle touche le fond de notre intérieur seulement en passant, il nous demeure des intelligences et des certitudes que tout ce qui est moins que Dieu n’est rien et que Dieu seul est notre tout, et que pour y arriver, il faut que lui-même nous perde et nous anéantisse ; c’est pour lors qu’il nous ouvre la porte du réel anéantissement, dans lequel Dieu est seul, et la créature n’est plus : Dieu vit et opère, et la créature ne vit et n’opère plus.

Nous avons souvent la lumière de cet heureux état ; mais je vous confesse que très peu de personnes y arrivent en réalité, parce que Dieu ne les y appelle pas, ou si elles y ont vocation, elles ne peuvent pas soutenir la mort et la perte générale de toutes les créatures : elles sont encore engagées à quelques-unes ; mais le plus souvent elles demeurent dans elles-mêmes, sans en pouvoir jamais sortir, si Dieu par un coup extraordinaire de sa divine main, ne les en tire par un ravissement qui est au-dessus de tout ravissement, et que je ne puis exprimer. Il y a des expressions de cette vérité, qui en disent quelque chose, mais en vérité ce n’est rien : par exemple, qu’une goutte d’eau s’abîme dans la mer, et les étoiles se perdent dans l’éminente clarté du soleil. Mais quand Dieu se manisfeste lui-même et se révèle, ô quelle perte, quel anéantissement dans une âme, et quel commencement de déification !

Je crois, N. que vous avez vocation à cet état : le dégoût que vous avez de toutes choses, et la course ou tendance que vous expérimentez vers votre centre, marque[nt] que vous n’êtes pas encore tout-à-fait dans le repos, et que quand Dieu vous ouvrira la porte, il remplira plus votre âme en un moment qu’elle n’a été remplie jusques ici.

Prenez courage, et allons tous de compagnie, comme des pèlerins mystiques, pour monter la sainte montagne de Sion, sur laquelle nous verrons Dieu : c’est son ordre de n’y pouvoir arriver que peu à peu, et en souffrant les morts et les pertes que la divine Providence nous envoie. Ne faites plus tant de réflexions, si vous devez espérer d’être du nombre que Dieu choisit. Marchez en fidélité et abandon, et laissez faire Dieu : nous ne savons pas ses desseins. Si nous mourons en chemin, ce nous fera trop d’honneur et trop de grâces de mourir pour un si bon sujet. 1658. 7 Octobre.

14.

Au même97.

Jésus soit notre tout pour le temps et pour l’éternité !

Je reconnais par la lecture de votre dernière, que Dieu écoulé dans votre fond, sollicite et tire votre âme de passer du rayon en lui, qui seul veut être son centre, sa béatitude, et le principe de tous ses mouvements et opérations, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ; ce passage ne se peut faire, ni vous ne pouvez expérimenter le royaume de Dieu en vous, qu’après avoir souffert plusieurs tribulations, incertitudes, craintes, et autres choses semblables, marquées dans votre lettre. Pour arriver à la totale vie, il faut entrer en la totale mort de soi-même ; c’est une croix fort pesante à la nature, mais qui, étant opérée par Dieu seul, est le commencement d’un bonheur qui ne se peut exprimer.

Il n’est plus temps de vous en dédire, Dieu vous veut tout à lui, en lui, et par lui-même : vous n’aurez jamais de repos que cela ne soit. Ayez un peu de patience, et vous connaîtrez bientôt par expérience que ce pénible ouvrage de sortir de soi-même est opéré de Dieu, d’une manière au-dessus de toute manière, très simple, très douce et très efficace ; Dieu, se faisant goûter et trouver hors de nous-même, devient d’une façon ineffable notre force, notre lumière et notre tout ; et l’on ne craint de se perdre que parce que l’on n’a pas trouvé Dieu.

Qu’heureuse l’âme qui possède Jésus-Christ en vérité et réalité ! Il est la source de sa mort et de sa vie, lui seul lui suffit, et tout le reste s’évanouit : les dons mêmes, et les lumières les plus saintes et les plus passives, dont il lui serait impossible de se servir, ne sentant en elles que vide et désunion de Jésus-Christ.

Il me semble que Notre Seigneur me fait quelque commencement de grâce pareille à celle-ci, et je connais plus que jamais le fond infini de ma corruption, qui ne se peut détruire que peu à peu par la présence, comme j’ai dit, de Jésus- Christ.

Tout ce qui est contenu dans vos lettres, me paraît dans la vérité, ce sont des effets des opérations de Dieu, qui succèdent les uns aux autres. Prenez courage, vous êtes sans doute appellé à la consommation en Jésus-Christ, et son unité vous sera communiquée un jour. Mais hélas, il y a beaucoup à souffrir et mourir : vous goûterez petit à petit comme Jésus-Christ anéantira votre être propre, et ensuite vos productions, et qu’il vous rendra incapable d’une autre oraison ou action, qui ne soit hors de vous-même, en Jésus-Christ seul. C’est toute la croix de l’âme d’opérer quelquefois hors de Jésus-Christ, et de l’infini tomber dans le fini, et de la pureté de Jésus-Christ déchoir dans sa pureté propre, qui est en vérité impureté.1658. 10 Octobre.

15.

Au même ami intime98.

Jésus soit notre unique tout pour jamais !

J’ai lu avec attention votre dernière, et j’ai considéré les opérations de Dieu dans le centre de votre âme avec les effets qui les accompagnent. Selon mon petit discernement, je trouve le tout dans la vérité, croyant que c’est Jésus-Christ lui-même, Vérité éternelle, qui commence à se manifester en son infinité et immensité ; et vous anéantissant par sa plénitude, il vous fait changer d’état intérieur, y ayant une différence très grande entre la lumière du rayon et la lumière du centre. La première fait chercher Dieu, et donne une agilité à l’âme pour le trouver ; la seconde donne Dieu même, qui commence à le rendre principe des opérations, mouvements et vues de notre âme, qui paraissent comme des ruisseaux d’eau vive, qui sortent de la source, ainsi que vous l’exprimez fort bien99.

Cet intérieur ne se peut connaître, ni goûter, que par réelle expérience, où commence le grand bonheur du Chrétien, qui est peu à peu transformé en Jésus-Christ, n’agissant et ne souffrant plus, mais Jésus-Christ agissant et souffrant en lui. Tout ce que vous me dites dans la suite de votre lettre, marque assurément que ce grand don vous a été donné ; il est bien vrai que l’âme est heureuse quand elle est arrivée là, quoiqu’elle se doive résoudre à porter continuellement sa croix.

Je conçois fort bien que la présence de Jésus-Christ ne cesse de faire souffrir l’âme, soit qu’il l’anéantisse pour la consumer en lui, ce qui ne se fait qu’après de grandes souffrances expérimentées dans un purgatoire intérieur, que non seulement le monde ne connaît point, mais les spirituels mêmes qui n’y sont point ; soit aussi pour faire porter en vérité et réalité les états intérieurs et extérieurs de sa vie mortelle. Quand je dis que Jésus, par sa plénitude, commence à opérer dans le centre de l’âme, je ne prétends pas dire que cette plénitude soit dans le centre, car elle ne s’y trouve qu’après la parfaite consommation de la créature ; or elle ne fait que commencer dans le degré où vous êtes, y ayant des abîmes de fond propre à détruire, et qu’on ne découvre qu’à mesure que cette lumière centrale croît et devient plus abondante.

C’est un grand tourment de ce que l’amour de la consommation100 s’augmente, et qu’au même temps les oppositions croissent aussi ; c’est le sujet de ma douleur présente, qui ne vous touche peut-être pas, Notre Seigneur vous faisant goûter le bonheur qu’il y a d’être arrivé à la source d’eau vive, et de ressentir quelques ruisseaux découlés d’elle, qui font pratiquer la vertu et converser avec le prochain d’une manière toute divine. 1658. 31 Octobre.

16.

Au même, sur l’expérience du néant qui est Dieu101.

Jésus soit notre unique tout pour jamais !

Comme je pensais répondre à votre dernière, nous ne l’avons pu trouver102. J’ai remarqué seulement que sur la fin vous disiez que votre état présent était que vous commenciez à expérimenter le néant où Dieu se trouve. En disant cela, vous dites bien des choses, puisque tout ce qui a précédé dans votre âme jusques à présent, n’a été opéré de Dieu que pour la faire tomber peu à peu dans cet heureux néant. Son bonheur est bien plus grand dans ce rien qu’il n’était dans la plénitude de tant de divines opérations, qui se succédaient les unes aux autres, qui l’levaient au-dessus d’elle-même, pour lui donner entrée dans le rien.

L’état de ce néant divin n’est opéré que par la divine essence, non plus gouvernée en lumière divine, mais en elle-même, en pure et nue foi, et abstraite de toutes les choses créées, qui sont du ciel ou de la terre. C’est le trésor des trésors de se perdre en Dieu : c’est cette perte qu’on a goûtée de si loin, et pour laquelle on a couru avec tant d’angoisses et de morts. Le divin rayon commence cette course, puisque touchant le centre de l’intérieur, il réveille l’inclinaison essentielle qui fait chercher Dieu, et qui ne donne point de repos qu’on ne l’ait trouvé.

Je ne veux pas expliquer davantage cette constitution intérieure, qui commence à perdre votre intérieur en Dieu. Je crois que vous oublierez tout ce que vous avez jamais reçu de grâces jusqu’ici, et que vous auriez même de la peine d’y penser ; la présence réelle de Dieu ne peut pas souffrir que nous ayons autre occupation que lui seul. Demeurez donc ainsi perdu, et faites tout ce que sa sainte volonté voudra de vous, d’actions ou de souffrances, puisque votre seul fond doit être en Dieu uniquement. En cet état, la liberté commence d’être très grande, nos puissances et nos sens n’étant embarrassés d’aucunes réflexions, et se laissant appliquer uniquement à l’œuvre extérieure de Dieu. 1659. 12 Janvier.

17.

A l’intime ami, sur la conduite en la voie mystique103.

Jésus seul soit notre unique conduite.

Je reçus hier vos dernières lettres, auxquelles je n’ai pu répondre, mon fond étant tout en obscurité, à cause de quelque imperfection que j’avais commise un jour auparavant. Il faut que par la purgation divine, il soit un peu éclairci auparavant que d’apprendre par lui aucune chose des volontés de Dieu. Je suis maintenant dans cette impuissance, de n’avoir autre capacité pour quoi que ce soit.

Vous savez mieux que moi que Jésus-Christ, habitant dans l’intime de notre intérieur, donne à connaître les choses qu’il faut savoir, et cela sans acte propre de connaissance : il éclaire sans lumière, il instruit sans instruction, et il donne conduite, sans qu’il paraisse, ce semble, aucune conduite, puisque Jésus-Christ est toutes choses, et que lui seul est le tout de l’âme. Dieu nous fait cette miséricorde, que nous désirons tirer notre vie et notre soutien uniquement de lui seul.

J’aperçois aussi que ceux qui veulent vous retenir à Paris104, pensent à la vérité à leur intérieur, mais d’une manière extérieure, et partant, ils peuvent entrer dans quelque extrémité. Je connais aussi que vous êtes encore utile et nécessaire aux B. et à M.105 et qu’il leur faut donner quelque temps. Mais de prendre des pensées de rester encore des années, je ne crois pas que vous le deviez faire, jusqu’à ce que Dieu vous fasse connaître sa sainte volonté. Les nécessités des monastères sont infinies, et il me semble que quand on leur a fourni le principal, qu’une petite privation leur est bonne, afin de ne pas prendre la créature pour leur unique appui.

Il est vrai que le seul ordre de Dieu nous donne Dieu seul : c’est pourquoi, quand notre intérieur est encore plus en soi-même qu’en Dieu, les progrès qu’il fait, sont fort petits ; mais il est vrai aussi que c’est un rude métier d’être obligé de régler la conduite d’une personne qui chemine dans la voie d’anéantissement, et être aussi de son côté peu avancé ; quelque bonne intention que l’on ait, on peut brouiller l’œuvre de Dieu. Je vous puis dire dans la dernière confiance, que cette crainte me sert souvent de gibet : car de retarder la perfection des autres, et la sienne en même temps, est la plus grande misère que l’on puisse ressentir. De ne pas aussi marcher à l’aveugle, et consulter la raison quand il la faut perdre, c’est une autre incommodité, qui est très pénible. Toute ma consolation est que je vous avertis de tout, afin que vous voyiez vous-même ce que vous avez à faire.

Je sens grand repos de ne penser qu’à mon affaire : celle des autres me fait souffrir, à cause de mon imperfection; mais peut-être Dieu veut que les imparfaits aident à ceux qui cherchent la perfection, afin que, renversant toute prudence humaine, leur esprit propre trouve occasion de mourir. 1659. 24 Janvier.

18.

A l’ami intime106.

Jésus soit notre tout pour jamais.

Autant que ma petite lumière me donne de discernement, je crois que la déclaration de votre intérieur dans vos dernières est véritable, et que l’Esprit de Dieu opère ce qui se passe en vous. Votre âme reçoit sans doute de plus en plus les communications divines, et celle que vous expérimentez à présent dans le fond de l’âme, est la fin de toutes les autres qui se passent il y a si longtemps.

J’avoue avec vous que c’est l’effet d’une grande miséricorde de Dieu, qui ne fait pas cette grâce à tous ceux qui s’approchent de sa sainte présence à l’oraison : vous goûtez maintenant que le centre contient tout, et que hors de lui il n’y a rien ; la vrai vie est en lui, et hors de lui ce n’est que misère et affliction d’esprit. Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre : c’est posséder et jouir de Dieu en Dieu même d’une manière ineffable, et au-delà de toute expression. L’âme ravie  hors de soi-même en Dieu l’expérimente opérant choses grandes, mais successivement, et à proportion que Dieu par son opération va purifiant et anéantissant l’âme, laquelle selon son intérieur et extérieur se retire peu à peu en ce divin abîme avec un instinct et un désir de ne se retrouver jamais ; et c’est ce qui fait maintenant sa course, puisque, quoiqu’elle soit en repos, elle ne se reposera jamais qu’elle ne soit devenue Jésus-Christ par une parfaite consommation, autant qu’elle est possible en ce monde.

Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même, et ce néant ne décroit qu’à proportion que Dieu se retire. Il ne faut pas long discours aux âmes qui expérimentent : il suffit de leur dire que Dieu est, et qu’il opère en vérité et réalité dans leur centre.

Mon cher Frère, demeurez bien fidèle à cette grande grâce, et continuez à nous faire part des effets qui vous seront découverts : vous savez bien qu’il n’y a rien de caché entre nous, et que Dieu nous ayant mis dans l’union il y a si longtemps, il nous continuera ses miséricordes pour nous établir dans la parfaite unité, hors de laquelle il ne faut plus aimer, voir, ni connaître rien. Fin.

NOTE SUR LE PRÉSENT TEXTE


La publication posthume d’écrits de Jean de Bernières fut un succès à l’origine d’un célèbre procès entre éditeurs : l’Intérieur Chrétien devint l’année suivante le Chrétien Intérieur …aux multiples impressions durant tout le XVIIe siècle. Ces « œuvres » avaient été composées fort librement à partir de manuscrits rassemblés à la mort de Bernières, aujourd’hui disparus107.

Ce qui fut en un deuxième temps édité sous le nom Œuvres spirituelles … Maximes Lettres - ces dernières au nombre de 175, dont la brève série de 18 « lettres à l’ami intime » reproduite ici - constitue un ensemble plus fiable.

Nous disposons de multiples éditions anciennes dont se détachent108 :

1. Le Chrétien Intérieur ou la conformité intérieure que doivent avoir les chrétiens avec Jésus-Christ. Divisé en huit livres, qui contiennent des sentimens tous divins, tirés des Escrits d’un grand Serviteur de Dieu de notre Siècle. Par un Solitaire. Richard Lallemant, imprimeur, & Claude Grivet [libraire], Rouen, 1660. Très nombreuses éditions chez : Claude Cramoisy ; la veuve Edme Martin, Paris 1680, 1684 [ici reproduite : quelques petites erreurs ou obscurités de la première édition précipitée de Rouen sont corrigées] ; Charles Robustel, Paris, 1690. […]

2. Les Oeuvres Spirituelles de Monsieur de Bernières Louvigni ou conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection. Divisée en deux parties. La première contient des Maximes pour l’établissement des trois états de la vie chrétienne. La seconde contient les Lettres qui font voir la pratique des Maximes. A Paris chez Claude Cramoisy, 1670 ; la veuve d’Edme Martin, 1678 ; Bonaventure le Brun, Rouen, 1678  [les différences sont minimes].

Le Chrétien intérieur est ici largement présenté par une suite de chapitres (à savoir un cinquième du total), qui inclut la quasi-totalité du livre VII, sommet spirituel de l’édition en huit livres. La séquence des Lettres à l’Ami intime termine cet aperçu des écrits de Bernières. Ils n’ont pas encore fait l’objet d’une édition critique d’ensemble109.




xxxxx est le volume … de la collection

Les Carnets Spirituels.

Il a été achevé d’imprimer

à Mesnil-sur-l’Estrée

en …… 200..

pour le compte des Éditions Arfuyen.








Imprimé en France

ISBN : 2-908825-…..

EAN : 978 2 908825…..

ISSN 1627-7538

Dépôt légal : avril 2009

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1 J.M. de Vernon, Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assise (1667), t. II, p. 587.

2 Maurice Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle : M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913, 112 ; Boudon, Œuvres II, Migne, col. 1311.

3 Chrétien Intérieur, Livre VII, Chapitre 15.

4 Boudon, Œuvres II, Migne, col. 1313.

5Chrétien Intérieur, Livre IV, Chapitre 7. (« Solitude de dix jours, Troisième jour. Jésus pauvre et abject », point II).

6 Bernières, Chrétien Intérieur, VI, 11.

7 Bernières, Les Œuvres spirituelles […] Seconde partie contenant les lettres qui font voir la pratique des Maximes [que nous citerons Œuvres spirituelles, II], 122, (Lettre du 25 août 1653).

8 Boudon, Migne, II, col. 1314.

9 Souriau, Deux mystiques normands…, op.cit., p.196 puis 203.

10 Catherine de Bar, Lettres inédites, Rouen, 1976, 165.

11 Bernières, Œuvres Spirituelles, II, 364-365 (Lettre du 18 mai 1654). – « notre bon Père » désigne probablement le P. Chrysostome de Saint-Lô.

12 Œuvres Spirituelles II, 61. ( Lettre « sur la maladie de son valet » du 13 octobre 1645 )

13 Œuvres spirituelles, II, 256. ( Lettre du 7 septembre 1653 ).

14 Œuvres spirituelles, II, 263. ( Lettre du 8 septembre 1653)

15 Jacques Bertot Directeur Mystique, textes présentés par Dominique Tronc, Editions du Carmel, 2005.

16 Œuvres spirituelles, II, 469-470 ( Lettre du 11 novembre 1654 ).

17 Chrétien Intérieur, VII, 2.

18 Œuvres spirituelles., II, 244 & 245-246 (Lettre du 20 octobre 1654).

19 Chrétien Intérieur, VII, 5.

20 Chrétien Intérieur, III, 1.

21 Un échange de tels « bijoux » a eu lieu au départ de Marie de l’Incarnation pour le Canada : elle la portera dorénavant sur elle.

22 Œuvres spirituelles., II, 282 ( Lettre du 15 février 1647 adressée à une religieuse : Jourdaine de Bernières ou Catherine de Bar).

23 Abjection : révérence devant la grandeur divine.

24 Chrétien Intérieur, VII, 5.

25 Lettre à une supérieure du 2 février 1655.

26 Chrétien Intérieur, VII, 16.

27 Chrétien Intérieur, VII, 6.

28 Chrétien Intérieur, VII, 5.

29 Lettres à l’Ami intime 18.

30 Souriau, Deux mystiques normands…, op.cit., p. 119.

31 Qui est semblable à Dieu ?  cf. Ps 88, 7. - « Ma devise est, après Quis ut Deus, Tu solus sanctus… » ( Mme Guyon, lettre du 12 septembre 1695 au duc de Chevreuse ).

32 La suite omise est un hymne au saint abandon.

33 La fin du chapitre considère d’heureuses morts dans l’exercice de la charité ou de martyrs.

34 Lesdeux derniers paragraphes du chapitre porte sur l’indignité de l’homme et sur l’incertitude du salut.

35 Nous avons sélectionné la plus grande partie du livre VII : c’est le sommet du Chrétien intérieur (le livre VIII et dernier le récapitule en maximes).

36 Jean 3, 8.

37 affaires : occupations, actions.

38 Théologien et mystique, Gerson (1363-1429) est l’auteur de la Montagne de la contemplation, où il décrit la rupture de l’âme avec le monde pour ne s’attacher qu’à Dieu seul.

39 Syndérèse : remords de conscience.

40 Lc 10, 42 : « Cependant une seule chose est nécessaire. Marthe a choisi la meilleure part … » (Sacy).

41 Le Pseudo-Denys (5e s.) pour qui la connaissance de Dieu, la « théologie mystique », est une montée dans la ténèbre et le silence.

42 Change : en vénerie, substitution d’une nouvelle bête à celle qui a été lancée d’abord.

43 Jr, Lm, 3,1 : « Je suis un homme qui vois quelle est ma misère, étant sous la verge de l’indignation du Seigneur. » (Sacy).

44 exemplaire : modèle à suivre.

45 Ps. 33, 5 : « Approchez-vous de lui, afin que vous en soyez éclairés. » (Sacy).

46 Accoiser : rendre coi, calme, tranquille.

47 Catherine de Gênes (1447-1510), la « Dame du pur Amour » très lue au XVIIe siècle (traduite en français dès 1598).

48 Que seule une grâce éminente peut faire.

49 apostumes : abcès.

50 actuelle : en train de se faire, effective.

51 réplétion : surabondance d’aliments, de sang, d’humeurs (terme médical).

52 Ps. 66, 1 : Qu’il répande sur nous la lumière de son visage … (Sacy).

53 se développer : se débarasser .

54 Allusion à Marie des Vallées (1590-1656), d’origine paysanne, à qui Bernières et ses amis rendaient visite ; il l’admirait beaucoup.

55 imprimée : image du sceau qui laisse son empreinte sur la cire.

56 accoiser : rendre coi, apaiser.

57 Thérèse d’Avila, Vie, 14, 2 : « La volonté seule se trouve occupée et, sans savoir comment, elle se rend captive … ».

58 Cant. 8, 4.

59 immédiatement : sans intermédiaire.

60 est prévenue de : reçoit d’avance.

61 Voir Benoît de Canfield, La Règle de perfection.

62 Marie des Vallées.

63 vérité de l’imprimé corrigé en volonté.

64 Allusion au Secrets sentiers de l’amour divin (1623) de Constantin de Barbanson.

65 Dialogue entre Jésus-Christ et Marie des Vallées : « Où est votre cœur ? - Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un - Je m’en vais vous le faire voir … Voilà votre cœur - Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre. » (ms. de Québec, f°166) – De même : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu - Et où s’en est-elle allée ? - Elle est partie lors du pacte conclu avec Dieu… » Sulamî, La lucidité implacable, Arlea, 1991, 75.

66 Au sens étymologique : supporter, endurer.

67 1 Co II, 15 : « Mais l’homme spirituel juge de tout … ».

68 infondre : fondre dans, introduire.

69 Lettre 1.18, p. 49 sv. - Les dix-huit lettres « à l’ami intime » se trouvent dispersées au sein d’une Correspondance distribuée selon les trois voies traditionnelles : 1. purgative (1.18, 1.19, 1.21, 1.58), 2. illuminative (aucune lettre), 3. unitive (3.25, 3.30 à 3.32, 3.43 à 3.48, 3.50 & 3.51, 3.59, 3.61). Nous omettons les résumés qui précèdent les contenus (ils sont parfois repris très partiellement en note) ainsi que « M[onsieur] » qui ouvre ces lettres adressées avec une très forte probabilité à monsieur Bertot. Nous rétablissons l’ordre chronologique !

70 abject : à la fois humilié devant la grandeur divine et objet de dégoût de la part des hommes et de soi-même

71 fortune : risque.

72 Lettre 1.19, p. 52 sv.

73 Lettre 1.21, p. 58 sv.

74 Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), du Tiers Ordre Régulier franciscain, directeur spirituel révéré par le groupe des mystiques normands de l’Ermitage.

75 Caen ?

76 Lettre 1.58, p. 156 sv.


77 hanter : visiter souvent.

78 narré : discours.

79 Lettre 3.30, p. 438 sv.

80 Lettre 3.32, p. 444 sv.

81 capacité : qualité de contenir.

82 Lettre 3.51, p. 493 sv., « …comment Dieu est son âme, et comment son âme est Dieu ; et le bonheur inestimable de n’avoir plus au monde que Dieu. »

83 N. est inconnu. – me recommander ?

84 Le P. Jean-Chrysostome de Saint-Lô, son directeur.

85 [sic], sens obscur - le paragraphe est fautif.

86 Lettre 3.59, p. 512 sv.

87 jour : clarté.

88 Lettre 3.25, p. 424 sv. Le titre est une amorce suivie d’un assez long résumé de la lettre.

89 François Kirouan, évêque de Kilala en Irlande.

90 Lettre 3.47, p. 482 sv.

91 Lettre 3.31, p.441 sv. Le sujet était celui de la lettre 5 ( Lettre 3.30, p.438 sv. ) : « Des opérations de Dieu en l’âme », l’ordre ayant été changé - par nous - pour respecter la chronologie.

92 Lettre 3.45, p. 478 sv., reprenant le sujet de la lettre 14 (3.44), « Opérations admirables de Dieu et de Jésus dans le fond de l’âme », comparant la source divine de ces opérations à l’écoulement du soleil sur les fleurs.

93 [sic] : n’a rien [de comparable], à l’esprit humain ?

94 Votre projet.

95 et je ne prévois pas [ma présence] – Bertot pouvant le remplacer spirituellement.

96 Lettre 3.48, p. 485 sv., reprenant le sujet de la lettre 10 (3.47), résumé ici : « Dieu seul se trouve dans le réel anéantissement ».

97 Lettre 3.44, p. 475 sv., sur les « opérations admirables de Dieu et de Jésus dans le fond de l’âme… ».

98 Lettre 3.50, p. 490 sv. : « Des opérations de Dieu dans le centre de l’âme… ».

99 Bertot, Opuscule 5. Traité de la voie de l’oraison et de ses divers degrés sous l’emblème des différentes manières d’atteindre au jardin, Troisième degré : « …cette source d’eau qui est au milieu du jardin, marque et désigne très bien la source de l’opération divine et de l’eau vive au centre de l’âme, laquelle est toujours pleine d’eau et en donne autant que l’âme en a besoin... ». ( Jacques Bertot Directeur mystique, Editions du Carmel, 2005, 316. ).

100 consommation : achèvement, accomplissement.

101 Lettre 3.46, p. 480 sv.

102 Lettre perdue.

103 Lettre 3.43, p. 472 sv.

104 Monsieur Bertot s’établît finalement à Paris où il devint le confesseur du couvent des bénédictines de Montmartre.

105 Aux B[énédictines] et à M[ontmartre] ?

106 Lettre 3.61, p. 521 sv.  « De la jouissance de Dieu dans le centre, et de la parfaite consommation. » Bernières meurt le 3 mai 1659 pendant son oraison du soir. La dix-huitième lettre - non datée - termine la série à « l’ami intime » … et l’édition de toute la correspondance : est-elle postérieure à la dix-septième ? Ou bien a-t-elle été placée en conclusion compte tenu de sa belle finale applicable à tous les chrétiens intérieurs ?

107 Quelques rares témoins restent à exploiter.

108 Nous ne pouvons entrer ici dans l’aventure éditoriale du fond manuscrit rassemblé au couvent de Jourdaine de Bernières. Opèrent trois personnnages dont l’un trois fois ! Le Père Louis-François d’Argentan (1615-1680) du Tiers Ordre Régulier franciscain, agit très probablement sous Nicolas Charpy de Saint-Croix chargé d’une première édition (L’Intérieur chrétien … par un Solitaire, 165 pages, 1659). Puis il est le responsable du Chrétien intérieur … par un Solitaire, en huit livres, 708 pages, 1660, et enfin il publie une version « améliorée » du Chrétien intérieur … par le R.P. Louis-François d’Argentan, en deux livres, 610 pages, 1677 - Le Père Robert de Saint-Gilles, minime, est plus fidèle à Bernières dans les Œuvres spirituelles…, 1670.

109 Le P. Eric de Reviers, bénédictin de l’abbaye de Kergonan, prépare une édition critique de la Correspondance .

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