Présentation de D. et M. Tronc
Edité chez Arfuyen
…il y avait en elle [madame Guyon] cette note de réalité qui ne trompe pas, et qui distingue du premier coup et à coup sûr le récit d'un voyageur qui a parcouru le pays dont il parle et la reconstitution de ce même pays par un auteur qui n'y est pas allé. (Bergson) 1.
Contemporaine de Racine, madame Guyon fut l’une des très grandes mystiques du XVIIe siècle français. Pourtant elle nous est proche, car elle resta toute sa vie une laïque plongée dans les difficultés de l’ordinaire quotidien et elle garda toujours une entière liberté intérieure, résistant aux pressions pour n’obéir qu’à son élan intime, issu d’une expérience trop profonde pour être comprise du pouvoir clérical. Restée indépendante vis-à-vis des structures religieuses, elle affirma une autorité spirituelle auprès de disciples dont le plus célèbre est Fénelon. Bien qu’elle soit devenue suspecte après les condamnations du « Quiétisme », son influence spirituelle s’exerça au sein d’un groupe important d’amis mystiques qui lui restèrent fidèles malgré le danger, tant était grand son rayonnement.
Après sa mort, ses écrits se transmirent principalement hors de France. Admirée chez les protestants, elle ne fut réhabilitée qu’au siècle dernier au sein du catholicisme. Malgré une fidélité à son Eglise conservée jusqu’à sa mort, elle resta suspecte : il fallut attendre 1907 pour voir authentifiée sa correspondance de la direction de Fénelon ! Puis Henri Delacroix dès 1908, le philosophe Bergson, les historiens Henri Bremond et Louis Cognet la réhabilitèrent avant que l’on ne la réédite partiellement. Sa grandeur et son œuvre restent pourtant méconnus 2.
Sa vie fut mouvementée. Née en 1648 à Montargis d’une famille de riches bourgeois, mariée à seize ans, elle devint veuve à vingt-huit ans après cinq grossesses dont survivront trois enfants. Elle entra dans la vie intérieure dès dix-huit ans grâce à la Mère Granger, supérieure du couvent des bénédictines de sa ville natale, auprès de qui elle se réfugiait souvent, tant elle était malheureuse dans sa belle-famille. Elle fut présentée par cette religieuse à monsieur Bertot (1620-1681), prêtre et profond mystique, qui devint son père spirituel.
Après la mort de son mari, elle pensait (avec ses conseillers religieux) qu’elle devait contribuer à faire connaître la vie intérieure. On lui proposa d’être supérieure des « Nouvelles Catholiques » à Gex, mais elle refusa. Elle voyagea cinq ans durant en Savoie, à Thonon où elle composa les Torrents, en Piémont dont elle connut les milieux piétistes. À cette époque elle découvrit qu'elle pouvait être en union spirituelle avec d'autres personnes et leur transmettre la grâce en silence de cœur à cœur. De retour à Grenoble, elle reçut de très nombreux visiteurs : clercs, religieuses chartreuses, à l'intention desquelles elle composa son Moyen court et ses Explications de la Bible.
C'est une femme d'expérience qui arriva à trente-huit ans à Paris. Elle reprit la direction du cercle spirituel créé par monsieur Bertot. Comme elle se rattachait au milieu quiétiste par ce dernier, elle fut emprisonnée après la condamnation de Molinos. Délivrée sur l'intervention de Madame de Maintenon qui fut tentée par la vie mystique, elle entreprit un apostolat à la Fondation des Demoiselles de Saint-Cyr et s’attacha de nombreux disciples, dont Fénelon, les ducs et duchesses de Chevreuse et Beauvillier sont les figures connues. Ils lui demeureront fidèles jusqu’à leur mort, c’est-à-dire durant près de trente ans.
Tombée en défaveur, madame Guyon tenta en vain de se réfugier dans l’isolement et le silence. Elle fut soumise à la colère des pouvoirs qui à l'époque entendaient contrôler la conscience intime de tous : cette femme, laïque de surcroît, qui osait prétendre n'obéir qu'à l'impulsion de la grâce divine et la répandre autour d'elle, devait être soumise. Emprisonnée une seconde fois à quarante-huit ans pendant sept années et demi, dont cinq en isolement, elle fut l'objet d'accusation de mauvaises mœurs et de pressions violentes de la part du pouvoir judiciaire royal et de l'évêque Bossuet très soumis à madame de Maintenon.
Enfin lavée de tout soupçon, elle sortit de la Bastille à cinquante-cinq ans - sur un brancard. Il lui restait cependant un peu plus de treize années à vivre : elle les consacra à former des disciples catholiques et protestants, les ouvrant à la vie intérieure dans une discrétion totale, ce dont témoignent les textes présentés ici et une correspondance qui devint européenne. Elle mourut en 1717.
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Les oeuvres accessibles au public d’aujourd'hui ne représentent que l'expérience des années de jeunesse de madame Guyon, acquise avant sa trente-septième année. Or elle vécut soixante-neuf ans et s’abstint de composer des traités dans sa pleine maturité. Elle comprit, à l’expérience, tant sont divers les secrets sentiers de l’amour divin 3, qu’il faut adapter la guidance mystique à chacun, par des conseils particuliers, ou tout au plus par de brefs opuscules répondant à une difficulté particulière communément ressentie.
Les disciples, dont certains visitaient la vieille dame de Blois, ont rassemblé ces opuscules et des lettres qui circulaient entre eux. Cet ensemble de pièces de dimensions variables (d’une à vingt-cinq pages) constituent le cœur de l’œuvre guyonnienne, traduisant la pleine maturité mystique. Pour un regard privilégiant la valeur du contenu spirituel utilisable aujourd’hui, cet ensemble se révèle plus profond que la Vie par elle-même, ou les œuvres de jeunesse, telles que la première partie des Torrents, le Moyen court, les volumineuses Explications de la Bible... Mais le trésor est resté caché, enfoui sous un long titre qui révèle mal sa valeur : Discours chrétiens et spirituels sur divers sujets qui concernent la vie intérieure. Il fut publié en 1716, du vivant de leur auteur, en deux volumes contenant chacun soixante-dix pièces 4, rapidement dispersés dans les bibliothèques privées de disciples français et surtout étrangers, suisses, hollandais, anglais ou écossais. Ce corpus est donc pratiquement inconnu du public.
Nous proposons un choix de pièces disposées selon un ordre ascendant du point de vue de l’approfondissement mystique, très proche de celui du premier éditeur, Pierre Poiret, disciple aimé de madame Guyon. Les aspects de l’expérience mystique sont abordés sous différents angles. Une même réalité se manifeste progressivement, celle de la vie nouvelle et divine, en Dieu où sont données une véritable liberté et l’efficience mystique. A la fin d’une vie, le sentier mystique, sortant « d’une forêt sauvage et âpre et forte », débouche dans la lumière.
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Madame Guyon rechercha Dieu très jeune et pratiquait méditations et prières vocales comme l'enseigne traditionnellement le clergé catholique. Mais cherchant une voie intérieure satisfaisante, elle s'adressa au « bon franciscain » Enguerrand qui répondit à ses questions par une phrase lapidaire : « C'est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. » Par ces mots, il la fit entrer brusquement dans l'intériorité qui allait remplir toute sa vie.
Malgré une existence compliquée par de nombreuses épreuves, elle resta attachée à sa vérité intérieure sans faiblir, comme en témoigne cette confidence au duc de Chevreuse :
« J’avais fait cinq vœux en ce pays-là [la Savoie]. Le premier de chasteté que j’avais déjà fait sitôt que je fus veuve, [le second] celui de pauvreté, c’est pourquoi je me suis dépouillée de tous mes biens - je n’ai jamais confié ceci à qui que ce soit. Le troisième d’une obéissance aveugle à l’extérieur à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans d’une totale dépendance de la grâce. Le quatrième d’un attachement inviolable à la sainte Eglise. Le cinquième était un culte particulier à l’enfance de Jésus-Christ plus intérieur qu’extérieur 5. »
A la fin de sa vie, dans les Discours dont nous donnons un choix, elle évoque pour ses « enfants » en Dieu les grands thèmes de la mystique de façon très simple, épurée par une longue expérience, dégagée de toute gangue dévotionnelle, mais avec grande précision et finesse.
Tout commence par la prière pour adhérer à Dieu. Mais comment la pratiquer ? Madame Guyon ne fait pas appel à l’effort méditatif des exercices spirituels. Car les exercices peuvent être utiles au commencement mais risquent d’enfermer le pratiquant dans leurs procédés. Elle rejette aussi la recherche d’un vide ponctuel obtenu par abstraction d’esprit. Exercices prolongés ou abstraction volontaire d’esprit ont en commun de privilégier l’effort. Ils risquent donc en pratique de ne plus reconnaître la primauté voire l’existence même du don de la grâce ! La seule chose est d’appeler la grâce et de se mettre en état de disponibilité totale pour l'accueillir : elle tombera alors obligatoirement car Dieu ne peut résister à cet appel.
Madame Guyon se situe donc dans la tradition spirituelle qui remonte par Benoît de Canfield aux Rhéno-flamands :
« L’élévation d’esprit qui se fait par ignorance, n’est autre chose que d’être mu immédiatement par l’ardeur d’amour, sans aucun miroir, ou aide des créatures, sans l’entremise d’aucune pensée précédente, et sans aucun mouvement présent d’entendement, afin que la seule affection puisse toucher, et que la connaissance spéculative ne puisse rien connaître en cet exercice d’esprit 6. »
La béguine Hadewijch disait brièvement :
« Quoi que trouve l’esprit,
Dieu demeure incirconscrit
Dans l’amour nu,
Sans paroles ni raison 7. »
Madame Guyon rend compte du vécu intérieur par des descriptions précises. En premier lieu, la découverte de l’intériorité permet une pacification progressive. Cette découverte s’accompagne d’événements intérieurs variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs instants ou états pouvant durer des jours. Ces débuts remplissent la mystique d'ivresses merveilleuses ou de révélations : ils constituent la « voie des lumières » et la plupart des mystiques se contentent de cela. Il faut pourtant dépasser cette étape qui ne donne que des « miettes » de Dieu et non Dieu lui-même.
Suivent en second lieu des années de désappropriation, terme préférable à celui de « purification », courant dans la littérature spirituelle, mais ambigu, parce qu’il risque de laisser croire que nous serions à terme un « nous-mêmes » moins nos défauts ! Subsistent seulement des capacités et aussi des infirmités.
« Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme ; et ce regard le consume et détruit ses impuretés … Car il faut concevoir, que toutes les opérations de Dieu en lui-même et hors de lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. … Plus il purifie par ce regard, plus il atteint le dedans et le purifie de ce qui est plus subtil, plus délicat, mais aussi plus enraciné 8. »
En troisième lieu la structure individuelle est mise au service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur et la dirige, comme l’exprime l’apôtre Paul si souvent cité par Madame Guyon :
« Cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie. Au commencement cela est plus aperçu, dans la suite cela devient comme naturel. Saint Paul qui l’avait éprouvé dit : je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi 9. »
C’est la naissance à une vie nouvelle :
« Je ne suis ni saint, ni orné, etc., dira cet homme éclairé de la lumière de Dieu, mais Dieu est tout cela pour moi. … comme Il ne laisse rien pour moi, et que je ne saurais subsister sans rien, Il m’absorbe et me perd en Lui, où Il ne me laisse rien de propre, ni propre justice, ni propre vertu 10. »
On peut trouver chez madame Guyon des descriptions plus fines que celle de la division tripartite que nous venons d’évoquer : attirance en soi où demeure la voie de l’intériorité et sa source, laisser faire Dieu plutôt que de s’efforcer à quelque exercice ou ascèse, chasser l’amour-propre en ne se recourbant jamais sur soi, accepter la purification nécessaire parce qu’on ne peut concilier attachement et amour, suivre Jésus-Christ par la voie de la foi nue 11 et non des lumières, vivre dans l’Amour pur rend qui heureux dans le sans-limite, subir la nuit ou du moins quelques touches nocturnes qui touchent l’être même et non plus seulement ses vêtements, puis un état intermédiaire où l’on est perdu à soi mais où le divin demeure encore caché 12, enfin une recréation divine ; alors suivant Paul, ce n’est plus nous qui agissons 13. Mais toute division en étapes présente le danger de substituer un chemin à la diversité des expériences personnelles durant l’ascension de la montagne, selon la belle comparaison qui ouvre ce recueil.
Le principal obstacle est celui de la volonté propre qui empêche le divin d’être notre principe : il est surmonté à l’aide des qualités de simplicité et d’humilité, analogue au creux de la pierre :
« Il faut savoir qu’on creuse la pierre en proportion que ce qu’on y veut graver a de grandeur, d’épaisseur et d’étendue. Afin que Dieu s’imprime dans notre âme, il faut qu’elle soit dans un néant proportionné au dessin de l’impression que Dieu y veut faire. Ici tout s’opère en vide … L’homme ne voit point ce merveilleux ouvrage : il n’en paraît rien au dehors. Ce n’est point un ouvrage de relief, mais un creux profond, une concavité, que l’âme n’aperçoit que par un vide souvent très pénible 14. »
Finalement l’âme est anéantie en Dieu, ce qu’affirme madame Guyon :
« Elle sait qu’elle vit et c’est tout, et elle sait que cette vie est étendue, vaste, qu’elle n’est pas comme la première : et c’est tout ainsi que cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie 15.
Une âme peut être perdue en Dieu uniquement pour elle-même, mais Madame Guyon reçut le don de transmettre la grâce à ceux qui l’approchaient. Ce charisme bien connu en Orient ou dans le soufisme, est affirmé par les orthodoxes, mais est peu mentionnée dans le catholicisme, probablement à cause de la clôture des communautés qui empêche la communication de cette expérience. Madame Guyon s'est exprimée ouvertement sur ce sujet dans sa correspondance avec ses intimes, et ses affirmations nous sont précieuses à cause de leur rareté dans notre milieu occidental.
Elle avait ressenti l'action du divin par l’intermédiaire d'une personne, Jacques Bertot ou Geneviève Granger. Elle la reconnut chez elle-même avec émerveillement à quarante-quatre ans. Se référant à la descente de l’Esprit Saint lors de la Pentecôte, elle appelle cette efficience « vie apostolique », car, de même que la parole était entendue simultanément en plusieurs langues, de même une personne peut transmettre l’Esprit Saint à chacun selon ses besoins.
Madame Guyon se percevait comme un canal qui donne passage à la grâce, en l'absence de toute volonté propre, sans intentionnalité personnelle. Cette transmission a lieu dans la passiveté 16 totale, dans une extrême soumission à cette « main de Dieu qui donne », dans un vide de soi-même et des créatures17. Elle vibre alors de la plénitude divine dans la pleine liberté et la « communication » est ressentie par tous dans un état de paix ou parfait repos. L’on note ainsi, très loin du « vide » ou d’un « vertige du néant » synonyme de paralysie, l’association très étroite du vide à la plénitude :
« Quand l’âme a perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mue et agie selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut … Quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer, ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde … Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce 18. »
Cette transmission ne dépend que de Dieu seul et s’effectue le plus parfaitement en silence. Elle suppose un accord au niveau du recueillement des personnes qui est souvent favorisé par une proximité physique tandis que le transmetteur est affranchi de toute inclination naturelle :
« Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ? Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu … fait pencher le cœur vers une personne … Cela ne dépend point de notre volonté : mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il Lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition ; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher 19. »
Fénelon, fut un des bénéficiaires les plus connus comme en témoigne le début de la lettre du 1er décembre 1689, suivi d’un bel exposé de la transmission cœur à cœur et de la passiveté requise de l’âme exposée au regard divin, devenue le court Discours 2.25 :
« Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon coeur de s’écouler dans le vôtre. … »
A cette confiance Fénelon répondait :
« Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? …Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer ... Je me jette tête première et les yeux bandés dans l'abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m'êtes en Lui et je vois bien que je ne le sais pas moi-même, mais je vous perds en Lui comme je m'y perds 20…»
C’est à cette mission que Mme Guyon a consacré les dernières années de sa vie : elle réunissait à Blois quelques disciples qui formèrent par la suite des cercles guyonniens dont on peut relever la trace sur plus d’un siècle.
Il me semble que les personnes qui écrivent des choses intérieures, devraient attendre pour écrire que leurs âmes fussent assez avancées pour être dans la Lumière divine. Alors elles verraient la Lumière dans la Lumière même. Elles verraient, comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne ; on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin ; [ on voit] que la plupart retournent sur leurs pas faute de courage, et enfin que d’autres, plus courageuses, franchissant tous les obstacles, arrivent au terme tant désiré. On voit avec quelle bonté Dieu leur tend la main et les invite à passer outre, mais que l’Ennemi, les hommes pleins de leur propre esprit, l’amour-propre et le peu de courage les arrêtent presque tous en chemin. Ils aiment mieux suivre les hommes que Dieu, quoiqu’il soit écrit : Malheur à l’homme qui se confie à l’homme21.
Ceux qui sont seulement dans le chemin ne connaissent que le chemin où ils marchent et n’enseignent que celui-là ; comme ils sont bien loin du but, ils condamnent sans miséricorde toutes les autres voies, ne voyant rien de meilleur que la leur. Ils écrivent avec impétuosité sur une voie où ils ne sont qu’à peine, veulent porter tout le monde à y marcher ; et comme ils n’ont point franchi le premier obstacle qu’ils ont trouvé, ils se persuadent qu’on ne peut aller plus loin sans s’égarer. Ils l’écrivent de la sorte ; et comme ces personnes ont souvent de l’autorité, ils entraînent une foule de monde après eux qui croiraient être perdus s’ils outrepassaient la première barrière. Ils s’échauffent même dans la dispute et assurent qu’il n’y a point d’autre voie, qu’il est impossible d’aller plus loin, et brouillent et arrêtent les âmes de bonne volonté qui sont invitées à passer outre.
Ceux, au contraire, qui ont franchi les barrières, les invitent de toutes leurs forces, voyant avec douleur qu’ils perdent des biens et des trésors immenses pour ne pas vouloir avancer. Quelques-uns se hasardent et s’en trouvent bien, mais combien de bêtes féroces ne rencontrent-ils pas ? Ces bêtes ne peuvent leur nuire s’ils s’abandonnent à Dieu et s’ils ne craignent rien ; au contraire, ces bêtes les appréhendent. Plus ils avancent, plus ils voient le bonheur d’avoir suivi avec courage leur route, et enfin lorsqu’ils sont arrivés à la montagne, ils s’exhalent en louanges de Dieu et en reconnaissance. Ils entrent dans une humiliation profonde à la vue de leurs misères et des bontés de Dieu, qui leur a donné un secours si puissant. Ils avouent qu’ils se sont rendus mille fois indignes des bontés de Dieu, qu’ils ont tâché plusieurs fois de retourner en arrière, mais que les amoureuses invitations de leur Bien-aimé les en ont empêchés. Lorsqu’ils voient tant de personnes arrêtées en chemin, ils en sont affligés ; ils les invitent de toutes leurs forces à passer outre, de ne rien craindre, ils écrivent pour les rassurer.
Mais on tâche d’étouffer leur voix et on entortille ces pauvres âmes de quantité de filets qui les retiennent et les empêchent d’avancer un peu, de sorte qu’elles passent toute leur vie à aller et venir dans les avenues du chemin. On leur crie : « Où allez-vous ? Les autres chemins sont bordés de précipices, vous n’y trouverez point de guide, il faudra marcher la nuit et porter le poids du jour ; au lieu qu’ici vous avez des retraites sûres qui vous mettent à couvert du Soleil ; et vous ne marchez point de nuit. »
Les autres répondent : « il est vrai que notre chemin est bordé de précipices, que nous ne nous arrêtons point pour les ténèbres qui nous environnent, que le soleil de justice nous fait sentir quelquefois ses rayons ardents et brûlants. Mais nous ne manquons pas de guide : ceux qui sont arrivés au terme nous instruisent. Et nous avons plus que cela : notre Pasteur fidèle nous conduit avec Sa houlette. Il nous mène avec une grande droiture et simplicité en sorte que nous ne détournons ni à droite ni à gauche, et c’est pour nous un grand avantage que notre chemin soit bordé de précipices. Cela nous fait toujours marcher droit et nous empêche de gauchir, au lieu que votre chemin est fait en zigzag, comme on dépeint le Méandre22, en sorte que vous ne suivez point le sentier uni. Nous marchons la nuit sans nous reposer et nous arrêter, afin de trouver le repos immuable ; mais outre l’étoile admirable de la Foi qui nous conduit sûrement, notre divin Pasteur nous montre une colonne de feu pendant la nuit23, qui n’est autre que Son pur Amour, qui fait que, sans nous intéresser pour nous-mêmes, nous courons sans regarder nos pas, nous courons sûrement sans nous méprendre en suivant notre étoile et ne regardant que la colonne.
« Mais lorsque la crainte et l’amour-propre nous fait baisser la vue sur nous-mêmes, perdre notre étoile et ne plus envisager la colonne, nous péririons alors sans doute par notre faute, si notre divin Pasteur, toujours attentif à Ses brebis et plein de compassion de leur faiblesse, ne nous donnait promptement des coups de houlette pour nous redresser. Alors voyant clairement quelle est notre misère et sa bonté, nous nous haïssons de plus en plus et notre amour en devient plus pur et plus fort24. Ainsi notre plus grand avantage est de marcher la nuit car les lumières de la nuit la plus obscure sont mille fois plus sûres que celles du jour dont vous vous vantez et sur lequel vous vous appuyez. Car ce sont vos pas qui vous conduisent, le grand jour n’empêche pas que vous ne vous égariez. Mais notre abandon, la nuit de la foi et le pur amour, ont une sûreté infaillible. Si nous nous appuyions sur nos démarches, nous nous égarerions comme vous. Il est vrai que vous avez une retraite contre la chaleur piquante : c’est votre vous-même. Nous n’en avons ni n’en voulons point ; au contraire, nous nous exposons aux rayons divins du Soleil de Justice, afin qu’Il nous pénètre, nous fonde, nous purifie, nous raréfie et nous change en Soi. Nous sommes bien éloignés de L’éviter puisque tout notre désir est d’en être consumés.
« Mais aussi, dites-vous, vous n’avez plus cette beauté éclatante d’autrefois. - O que notre beauté a bien changé de nature ! Notre divin Soleil nous a un peu brunis, à la vérité : decoloravit me Sol25 ; mais la beauté de la fille du Roi vient du dedans, et la vôtre n’est que superficielle. La nôtre est affermie, et notre divin Soleil, en nous parant de Sa propre beauté, a rendu notre beauté immuable. » Ce sont là les disputes de ceux qui, n’ayant jamais passé la voie des commençants, détournent autant qu’ils peuvent les autres de suivre les routes de l’Amour pur et de la foi nue.
Comme il y a bien plus de commençants que de profitants, aussi, bien plus de gens ont écrit des commencements des voies de Dieu. Tous disent que la crainte est le commencement de la Sagesse ; on reste dans ce commencement, on n’entre pas dans la Sagesse, où, comme dit saint Jean : le parfait amour bannit la crainte26. Il y a donc plus d’écrits, et plus diversifiés, des commençants que des profitants ; mais il y en a plus des profitants que de ceux qui sont arrivés au terme.
Je ne sais si les écrits de ces profitants ne sont point plus dangereux et moins utiles que ceux des commençants. Ceux des commençants seraient bons si on les donnait pour ce qu’ils sont, c’est à dire pour une introduction dans la voie de l’esprit. Le danger qu’ils ont est lorsqu’on en veut faire la conduite de toute la vie. Les profitants ayant goûté les prémices de l’intérieur chrétien et n’étant pas encore dégagés des formes et des espèces, font un mélange de ce qu’ils nomment commencement avec ce qu’ils croient être la fin, faute d’expérience ; et se méprenant beaucoup, ils veulent retenir les âmes dans cet état mélangé, ce qui leur nuit infiniment, les arrêtant dans la sphère lumineuse, distincte, pleine de goûts et de sentiments qui flattent beaucoup l’amour-propre, et nuisent27 infiniment aux âmes. Ce qui est de plus déplorable, c’est que ces personnes se disant spirituelles, font la plus rude guerre aux parfaits mystiques, parlant avec une assurance entière de leurs expériences, et condamnant tout ce qu’ils n’ont pas éprouvé comme autant de choses impossibles et forgées par la seule imagination. Comme les degrés de ces profitants sont différents, leurs écrits le sont aussi, et ce sont eux qui s’accordent le moins entre eux et avec les autres.
Pour les parfaits mystiques, qui sont ceux que je compare à ceux qui sont arrivés sur la montagne, ils s’accordent très bien entre eux. Etant dans la lumière de Vérité ils y voient les mêmes choses, ils assurent tous et affirment la bonté de la voie de la Foi et du pur Amour. Il n’y a point de contestations dans leurs pensées ni dans leurs sentiments (quoique leurs expressions soient diverses28), parce qu’il n’y en a point dans leurs expériences. Dans tous les temps, dans tous les siècles, dans tous les pays, les mystiques parfaits ont écrit les mêmes choses, et c’est une grande consolation de voir que l’Esprit de Dieu est simple et un dans sa multiplicité. Arrêtons-nous à ces grands Maîtres qui ont éprouvé de tout, au Docteur des Gentils, le grand saint Paul, et plus que tout cela à notre divin Maître, qui nous a enseigné la pauvreté d’esprit, le renoncement à nous-mêmes, la mort au vieil homme, l’enfance spirituelle, la régénération en renaissant de nouveau, la foi au-dessus de toute vie (Thomas, tu as cru, parce que tu as vu, etc.), l’amour parfait, l’union, l’unité avec lui en son Père qui est la consommation de tout29. Enfin, l’âme expérimentée qui pénètre l’esprit de l’Evangile, y découvre tout. Dieu nous donne cet esprit ! Amen, Jésus !
Voilà toute l’économie de la vie intérieure : Dieu envoie d’abord une douce rosée qui pénètre le cœur, qui était auparavant comme une terre sèche et aride, qui n’était point cultivée et qui ne rapportait ni herbe ni fruit. Cette rosée détrempe insensiblement cette terre, ce qui donne d’abord au cœur un désir de conversion. Le cœur s’amollit peu à peu, il se tourne vers Dieu et on s’ouvre pour recevoir cette rosée salutaire. Il croît de l’herbe : ce sont des vertus faibles qui commencent à paraître, mais combien sont-elles mélangées de mauvaises herbes ? Combien d’amour propre, d’appropriations, d’estime d’un petit bien qui ne peut quasi passer pour tel tant il est mélangé de défauts, de péchés même ?
Notre cœur à force de rosée, ou de goûts, ou de consolations, comprend qu’il faut travailler à arracher ces mauvaises herbes, à défricher cette terre inculte ; et c’est un long et pénible travail, où l’on détruit peu à peu l’herbe mauvaise de notre fonds terrestre. On laboure par une pénitence rude et laborieuse. Si la rosée cesse de tomber, on devient sec et aride, l’herbe se fane ; il semble que toutes nos peines soient perdues.
Cependant le Maître envoie une plus abondante rosée : tout reverdit en ce moment, tout devient riant et agréable, l’âme est comblée de consolation. Le Maître plante même des arbres qui décorent cette âme et la rendent très belle : ce sont des vertus plus fortes, elle est affermie dans le bien, il y a de l’espérance qu’elle portera bientôt des fruits dignes de celui qui a planté ces beaux arbres.
Mais qu’arrive-t-il ? C’est qu’on s’approprie les arbres, les fruits et même la terre qui les produit, comme son propre bien et son héritage, ce qui fait que le Maître ne trouve plus sa complaisance dans cette terre. Il n’envoie plus sa rosée, ses pluies gracieuses se retirent, les arbres n’apportent point de fruits, l’hiver vient qui les dépouille de tout et ils paraissent comme morts. Il faut remarquer que l’herbe se sent bien moins de la rigueur de l’hiver que les arbres. Il reste toujours un peu de verdure sur la terre, mais les arbres paraissent comme morts, dépouillés non seulement de leurs fruits, mais même de toutes leurs feuilles. Ils ne paraissent plus vivants aux yeux des hommes. Ils sont d’autant plus hideux qu’ils ont paru plus beaux. Ceux qui ne savent pas ce secret des saisons, les croient morts. Ils sont néanmoins pleins de vie et conservent au dedans un germe qui leur fera prendre une nouvelle vie lorsque le temps sera venu. Il y a néanmoins des arbres qu’un trop long hiver fait mourir. Il y a aussi des âmes qui reprennent les plaisirs du siècle qu’elles ont quittés et qui meurent véritablement et sans retour. Il y en a d’autres qui repoussent après être coupés, ce sont ceux que les afflictions font retourner à Dieu.
Ceux qui sont fidèles reverdissent pour ainsi dire au printemps, lorsque le Soleil de justice les regarde favorablement. L’hiver leur a été fort utile : outre qu’il a fait mourir les insectes, qui sont un grand nombre de défauts, c’est qu’il a approfondi davantage cette sève divine. La pluie détrempe la terre pour empêcher la racine de se dessécher et la gelée concentre et ramasse la sève dans la racine, ce qui fait que la racine croît et s’approfondit : aussi l’âme par là se fonde en humilité. Elle commence à comprendre qu’elle peut bien avec l’assistance de la grâce labourer la terre, ôter de l’arbre le superflu, mais qu’il n’y a que le Maître qui puisse le couvrir de verdure, lui faire porter des fleurs et des fruits dans la saison30.
On voit souvent des arbres chargés de fleurs qui n’apportent aucun fruit. Combien voit-on d’âmes qui paraissent merveilleusement agréables et qui n’apportent que très peu et même point de fruit ! Un arbre fleuri est plus agréable à la vue que celui qui a du fruit mais l’arbre rempli de fruit est beaucoup plus estimable. D’où vient que ces arbres si fleuris n’apportent point de fruit ? C’est un mauvais vent qui fait tomber les fleurs ou qui les brûle, c’est la vaine complaisance dans les dons de Dieu, dans la pluie consolante, qui fait périr ces fleurs charmantes.
Le fruit donne moins dans la vue, surtout lorsqu’il est encore petit et qu’il est chargé de feuilles. Ces feuilles sont l’humidité, le bas sentiment de soi, un commencement de conviction que tout appartient au Maître, qui (à la façon des feuilles) en dérobant le fruit de la vue, le conservent. O si l’on savait combien la vue propre fait de ravage dans notre intérieur, on en aurait horreur ! Parmi ces douces rosées de consolations l’âme se satisfait beaucoup, elle se croit déjà arrivée au terme, quoique ce ne soit que le commencement. C’est pourquoi elle a besoin d’un terrible hiver pour apprendre à se connaître.
Il y a de deux sortes d’âmes : les unes sont plus pénétrées du Soleil que de la rosée, et ce sont les âmes qui sont conduites par les Lumières de l’Esprit - et si le divin Soleil ne se couvrait de nuages, elles périraient par le trop de lumières. Les autres ont plus d’onction que de clarté, et ce sont celles que la rosée pénètre et que la sécheresse purifie.
La voie de celles-ci serait plus solide et moins dangereuse que la première si elles étaient fidèles à ne se rien attribuer, à être également contentes tant de l’hiver que du printemps et des autres saisons. Mais on veut toujours voir en soi des matières de vaine complaisance, et personne ne sait se contenter de l’horreur de l’hiver, de ses frimas, de ses brouillards, des gelées terribles, d’une neige qui couvre tout ; c’est ce qui fait qu’il y en a si peu qui arrivent au terme. On veut quelque chose qui se nomme, qui se discerne, qui amuse la vue, ou feuilles, ou fleurs, ou fruits ; mais ne rien avoir qui attire l’estime des autres et de nous-mêmes, cela est terrible. N’attirer que le mépris, être compté pour rien, être même blâmé, accusé, persécuté, voir les autres estimés, regardés avec respect, et même avec admiration : nature, nature, il faut que tu crèves et que tu meures sous ce poids !
Mais qui est-ce qui te laisse mourir ? On te donne de l’air de peur que tu ne suffoques et ne meures ; on te donne le temps de respirer, mais on ne sait pas que tu es si maligne que ce temps qu’on te donne pour respirer, redouble ta vie (c’est ce que Sainte Catherine de Gênes appelle partie propre). Elle se vante même d’avoir été suffoquée et morte et d’être ressuscitée - et il n’est rien de tout cela ! Elle est plus vivante et plus maligne que jamais. Ce qu’elle a appris, c’est à se mieux cacher, à prendre la forme et l’habit des vrais amis de Dieu. Mais elle est plus contraire à Dieu que le Diable, car elle lui résiste ; et c’est ce que le Démon ne saurait faire.
Ô si nous savions nous laisser aux ministres de la justice de Dieu pour nous détruire en toute manière, que nous serions heureux ! Dieu se sert des hommes, des démons et de nous-mêmes pour cela, de nos misères, pauvretés, défauts naturels. Il met tout en usage pour cela mais lorsqu’on nous opprime d’un côté, nous nous relevons de l’autre sous mille prétextes spécieux, car la nature maligne ou partie propre n’en manque pas. Il n’y a que Dieu et son pur amour, qui le puissent faire31. C’est pourquoi, vu sa malignité et notre impuissance, il faut tout remettre entre les mains de Dieu par un abandon total, comme fit sainte Catherine de Gênes32, elle qui a si bien connu les ruses de l’amour propre et le pouvoir du pur amour.
Voilà ce que produit en nous la rosée du ciel. Il faut voir à présent comme les nues pleuvent le juste.
Il n’a point encore été parlé de la foi pure et nue, qui est comme un brouillard ou une nue épaisse qui environne Dieu et le dérobe à toute vue, compréhension, et discernement. C’est pourquoi il est écrit que Dieu a choisi les ténèbres pour sa cachette, qu’il est assis sur les nuées, que son trône est environné de nuages épais33, et bien d’autres passages confirmés par celui qui dit : La nuit est mon illumination dans mes délices34. C’est donc cet état de foi nue qui peu à peu fait pleuvoir le juste, puisque c’est elle qui, en nous aveuglant en apparence, détruit en nous tout ce qui est contraire au pur amour et à la formation de Jésus-Christ en nous.
La foi nue est absolument opposée à toute lumière distincte, à tout brillant, à toute certitude, à tout raisonnement, car quoique la foi soit très certaine en elle-même - n’ayant qu’un objet qui est Dieu pur, simple et nu, tel qu’il est en soi - elle est très incertaine et très cachée à l’égard de celui qui la possède, ne lui laissant rien où il puisse s’appuyer. C’est pourquoi il faut une grande fidélité et un grand courage pour croire au dessus de toute apparence35 et toute raison de croire. Cette foi met l’âme dans une grande pauvreté et disette de toutes choses, de sorte que toute nourriture manquant à la partie propre, il faut qu’elle défaille et meurt véritablement.
C’est sur ce débris de la partie propre, que j’appelle ailleurs le vieil homme - c’est sur ce débris, dis-je, de la partie propre - que s’établit le pur amour. C’est par la destruction du vieil homme que l’homme nouveau est produit, et ceci ne s’opérant que par la foi nue, on peut bien dire et nubes pluant justum, puisque c’est par son moyen que Jésus-Christ s’incarne mystiquement dans l’âme. Le juste sort aussi d’elle, parce que c’est par elle qu’on apprend la véritable justice, qui arrache tout à la créature pour restituer tout à Dieu. Par elle on apprend à aimer la justice, cet attribut si redoutable aux hommes qui ne sont pas pénétrés du pur amour. C’est par elle qu’on obtient la pauvreté d’esprit et qu’on parvient à cette sainte haine de nous-mêmes si fort recommandée dans l’Évangile. C’est elle qui en introduisant le pur amour dans l’âme, nous fait pratiquer le parfait renoncement, l’abandon total, la mort entière de nous-mêmes, et la destruction du vieil homme.
C’est par elle encore qu’on obtient la vie nouvelle en Jésus-Christ. Comment cela ? C’est qu’elle nous conduit sûrement, sans lumière et sans flambeau, à Celui qui est tout et qui peut tout faire en nous, pour nous, et par nous selon Sa très sainte volonté ; et cela d’une manière d’autant plus sûre qu’elle est plus cachée à nos ennemis et à nous-mêmes. Elle est si fidèle qu’elle n’abandonne jamais l’âme qui se confie à elle, qu’elle ne l’ait conduite devant le trône de la grâce. Mais qui est-ce qui veut bien se laisser conduire de la sorte ? O qu’ils sont rares ! On veut toujours voir où l’on pose le pied et malgré notre vue nous faisons mille faux pas. Elle nous mène à l’aveugle, mais elle ne nous laisse point faire de fausses démarches.
O sacrées ténèbres, nuée plus lumineuse dans ton obscurité que le jour le plus brillant, quand feras-tu pleuvoir le juste sur la terre ! Hélas, l’injustice y règne, elle y est à son comble. Il n’y a que ce seul Juste et seul Saint qui y puisse apporter la justice. Il le fera lors qu’Il aura détruit l’injustice. Venez, Seigneur Jésus ! Je viens36. Hélas, qu’il y a longtemps qu’on vous attend et vous ne venez point ! Votre patience est outragée. Vous êtes patient parce que vous êtes éternel ; nous sommes impatients parce que notre vie est de peu de durée. Venez, ô le Désiré des nations37 ! Venez ! qu’il y a longtemps qu’on vous attend ! Je viens bientôt. Amen, Jésus !
[J’ai38 eu une douce invitation pour vous écrire quoique je n’aie rien de particulier à vous dire mais il faut obéir. Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon cœur de s’écouler dans le vôtre. Les jours de souffrance et d’obscurité à votre égard m’ont été extrêmement lumineux pour me faire comprendre l’impuissance où je suis de me donner cette douce et suave correspondance qui fait que votre âme m’est toujours présente en Dieu d’une manière nue, pure et générale, sans bornes ni aucun objet. Cette âme me paraît toujours droite et je n’y vois rien qui gauchisse. Je vois en Dieu un regard fixe et arrêté sur elle, qui ne se détourne jamais. Ce regard est comme celui du soleil qui échauffe, purifie et détruit et il n’y a rien à faire de votre part qu’à rester exposé à Ses yeux divins. Dieu a mis dans vous, comme dans la terre, une source de fécondité : sans que la terre fasse nulle action, elle devient féconde, exposée aux rayons modérés du soleil. Quelquefois même ce soleil la brûle et la dessèche au-dehors en sorte qu’elle ne produit rien, elle est même toute brûlée ; le soleil alors ne laisse pas de travailler dans son sein et d’y procurer par son excessive chaleur des mines d’or. Lorsque j’ai souffert, je ne voyais plus votre âme et un rideau était tiré ; je me trouvais mise, comme je vous l’ai dit, dans une prière continuelle et très liée avec vous, mais je n’éprouvais plus cette correspondance que j’éprouve toujours. Je vous dis donc que…]
…Dieu39 est incessamment appliqué sur l’âme droite et simple qui Lui est continuellement exposée. Cette âme n’a qu’à demeurer simplement passive : Dieu la purifie de cette sorte et Il lui communique d’autant plus Sa fécondité que plus elle reçoit passivement Ses opérations. Les opérations de Dieu tendent toujours à la dépouiller de toutes opérations propres, quelque nécessaires et saintes qu’elles paraissent, afin qu’elle reçoive plus nuement et continuellement Sa pure opération. Car Dieu ne lui ôte sa manière ordinaire d’agir et d’opérer, en la réduisant à une pure, nue et générale inaction sans nulle exception, que pour opérer sur elle nuement, continuellement, également, et sans interruption. Et cela est si vrai que plus l’âme se laisse vider de toute action propre, quelque nécessaire qu’elle lui ait [parue] jusqu’alors, plus elle se trouve libre, pleine et sans nul besoin. Elle éprouve alors qu’une autre opération intime et substantielle prend la place de la sienne, et qu’elle gagne en perdant.
Mais il n’en est pas de même des âmes qui, par indévotion ou par elles-mêmes, se privent des règles ordinaires de prier et d’agir : moins elles prient et agissent, plus elles sont vides, au lieu que celles-ci trouvent que plus elles manquent de tout, plus toute propre opération leur est enlevée, plus elles sont pleines et sans disette. C’est ce qui fait que l’on ne doit jamais regarder les choses par la perte que l’on en fait ni du côté du non-opérer, mais du côté de Dieu qui, étant le Souverain de sa créature, a droit de La posséder pleinement : cette possession lui arrête tout mouvement propre, mais elle lui donne en même temps les mouvements de son possesseur.
La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire. Dès que nous connaissons cela et qu’Il prend possession de ce qui est sien, Il ne laisse jamais un moment la créature qu’Il a prise de cette sorte qu’Il ne l’ait conduite dans Son unité.
Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. C’est ce qui fait que cette opération est au commencement plus sensible : elle n’est sensible qu’à cause de la contrariété. Au commencement c’est une sensibilité de suavité, parce que l’âme étant faible, Dieu assaisonne le combat qu’il fait de la contrariété avec le sentiment de l’amour qui unit toutes choses. Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles. Et comme Dieu commence toujours par les plus grossiers et superficiels, Il commence aussi par faire écouler sur les sens l’huile de Son onction qui n’est autre que Son amour unissant, qui accompagne toujours le regard détruisant. En sorte qu’à mesure que Dieu détruit les obstacles, Il S’unit et S’approche l’âme.
Plus Il purifie par ce regard, plus Il atteint le dedans et le purifie de ce qui est plus subtil, plus délicat, mais aussi plus enraciné. Mais comme à mesure que le regard détruit ce qui est plus caché, l’amour s’enfonce toujours plus, il devient aussi moins sensible. Dieu, sans changer de conduite, va toujours plus approfondissant Son opération savoureuse parce qu’elle s’enfonce pour unir les puissances, et enfin le centre : c’est toujours la même opération.
D’où vient donc qu’elle est savoureuse dans le commencement, et que dans la suite elle est si douloureuse qu’elle devient à la fin insupportable par l’excès du mal qu’elle cause ? La raison en est que les sens se laissent facilement ôter leur opération et leur impureté grossière parce qu’ils sont soutenus de cet amour unissant. Mais plus les obstacles deviennent délicats et profonds, plus ils sont difficiles à détruire : premièrement parce qu’il faut perdre et détruire ce qui est opposé à la sagesse humaine et raisonnable, deuxièmement parce que tout ce qui est spirituel est ce à quoi l’âme s’attache davantage, troisièmement parce que plus les opérations de Dieu s’enfoncent dans l’âme, plus l’amour unitif devient véhément afin d’attirer l’âme à lui ; et quatrièmement comme tout se passe dans le centre de l’âme, ses sens étant destitués de leur onction, elle [l’âme, étant destituée] de toute correspondance à l’oraison, de son agir ordinaire et de sa manière de concevoir les choses, elle résiste aussi plus pour ce qui est au-dessus d’elle que pour ce qui est au-dessous. Elle se cache même sa résistance, laquelle elle qualifie du nom de Justice, et c’est ce qui cause des agonies mortelles. Cependant, c’est toujours la même opération, toujours une , toujours simple, toujours uniforme, qui ne change jamais du côté de Dieu, quoiqu’elle change si fort par rapport à la créature.
Je dis donc que ce Regard amoureux et détruisant ne tend qu’à consommer toutes choses en Soi comme fin dernière et aussi premier principe. Il ne serait pas Dieu si les choses étaient d’une autre manière. Il faut donc nécessairement qu’Il détruise toutes les opérations de la créature, aussi bien que ses dissemblances et difformités, qu’Il détruise les opérations les plus saintes, les plus réglées, les plus rangées, afin de posséder tout à pur et à plein, et de réduire toute chose en pure unité.
Mais, me direz-vous, d’où viennent donc toutes les tentations, les faiblesses, les misères qui arrivent, si Dieu opère toujours au-dedans ? Elles viennent de plusieurs causes. La première, de ce que les sens étant incapables des choses intimes et purement spirituelles et nues, ils demeurent vagabonds et sans soutien ni secours. La seconde raison est que le Démon, voyant cette créature dénuée de tout bien apparent et ne voyant pas ce qui se passe dans le centre, l’attaque sans pitié. La troisième raison est que Dieu permet que les gens soient ainsi livrés afin de cacher à l’âme ce qui se passe en elle, afin de lui ôter les larcins qu’elle fait en tout, afin de perdre l’économie de sa propre sagesse et de sa raison, sans quoi elle resterait toujours fixée en elle-même, toujours propriétaire et pleine d’obstacles, et ainsi Dieu ne la pourrait unir à Soi.
Ce Regard unissant, détruisant et consumant, exige donc de l’âme une passivité parfaite, une cessation de toute opération quelle qu’elle soit, une souplesse infinie, pour se laisser tout ôter. Elle exige de plus l’attention de l’âme, car le Regard de Dieu est Son Verbe et Sa Parole. Cette Parole est féconde, productrice et efficace. Elle s’insinue et Se fait entendre sans bruit de paroles, et ce langage va à tout ôter malgré la raison de conserver les choses.
Toutes les opérations se font par le Verbe- Parole éternelle, et par l’Esprit- Amour Divin, sans nulle distinction ni différence d’opération. Il faut l’attention à ce Verbe pour connaître Son langage et se laisser dépouiller au moindre signal sans résistance et sans attendre une impuissance absolue. Il faut une souplesse à l’Amour unissant pour se laisser consommer en Lui et lorsque tout est consommé en un, le procédé de Dieu sur l’âme ne change pas, il demeure le même. Car comme en détruisant les obstacles, il détruit tous les milieux, sitôt que l’opération de Dieu a ôté toute contrariété, l’âme se trouve unie sans milieu, par la même perte de tous les appuis. Un bon appui est aussi bien un appui qu’un mauvais et sert d’entre-deux, mais lorsque tout est ôté et que l’âme est réduite en unité, cet Amour clairvoyant ou ce Regard d’amour sur l’âme la consomme toujours plus en Soi, et c’est ce qui s’appelle transformation.
Alors l’âme jouit d’une paix et d’une liberté infinie, étant dans sa fin. C’est là que sans cesser d’être simple et nue, elle voit tout en Dieu, non par aucune action qui lui soit propre ou qui empêche sa très pure, simple et nue opération, mais d’une manière qui lui fait tout voir en Dieu, sans rien distinguer et sans sortir de Dieu. C’est (là) où l’on voit les autres âmes en Dieu, et que ce même Regard amoureux et unissant qui consomme en Soi, S’étend et pénètre les autres âmes de ce même Regard et les unit à celles qu’Il a destinées à cela et qu’Il a déjà consommées en Lui. Et bien que ces choses que l’on dit paraissent contraire à la pure foi, elles en sont pourtant une suite et une consommation.
Comme vous voyez que le soleil, sans changer son cours sur la terre, y produit une infinité de différentes choses selon la disposition de la terre qu’il regarde, il en est de même de Dieu sur nous : c’est toujours en tout la même opération. Mais les obstacles continuels que nous apportons et la mauvaise disposition de notre terre empêchent qu’Il ne nous consomme en Son unité ; mais pour l’âme qui est docile, Il la transforme et la consomme en Soi de plus en plus40.
Il y a deux sortes de simples regards, l’un bon et l’autre dangereux. Le dangereux est de s’abstraire de toutes sortes d’objets sans en avoir aucun, et cela activement, en sorte que, quoique l’âme ne soit point intérieure ou très peu, étant encore dans l’activité, elle s’abstrait à la manière des Philosophes de tous les objets, fantômes, imaginations qui empêchent une certaine recherche naturelle de la vérité. Ceux qui se sont abstraits de la sorte ont eu à la vérité quelque connaissance d’un Souverain Etre supérieur à tout autre, et cela par une tension surprenante de leur esprit et une abstraction de tout le reste. Ce n’est point là un état d’oraison.
Il y a un autre simple regard, qui envisage Dieu tel qu’Il est, s’abstrayant avec effort de tout le reste pour tendre plus purement à ce pur et sublime objet. Cet état est bon, mais ce n’est ni le meilleur, ni le plus court pour arriver à Dieu.
Le meilleur de tous les états est de recueillir au dedans l’esprit par le moyen de la volonté amoureuse de son Dieu, qui rassemble autour d’elle les puissances et semble se les réunir. C’est une contemplation amoureuse qui n’envisage rien de distinct en Dieu, mais qui l’aime d’autant plus que l’esprit s’abîme dans une foi implicite, non par effort, ni par contention d’esprit, mais par amour. On ne fait nul effort d’esprit pour s’abstraire, mais l’âme s’enfonçant de plus en plus dans l’amour, accoutume l’esprit à laisser tomber toutes les pensées, non par effort ou raisonnement : mais cessant de les retenir, elles tombent d’elles-mêmes. Alors l’âme prend la véritable voie qui est le recueillement intime, où elle trouve la présence de Dieu et un concours merveilleux de sa bonté qui fait tomber insensiblement toute multiplicité, tout acte, toute parole, et met l’âme dans un silence goûté.
Par cette voie, l’âme trouve en peu [de temps] son centre, ce qui n’arrive pas par la simple abstraction de l’esprit : car quoique l’âme y ait une certaine paix qui vient de l’abstraction des objets multipliés, cette paix n’est ni savoureuse ni si profonde que par la voie de la volonté. De plus, l’homme faisant lui-même par effort cette abstraction, il en est le principe et par conséquence l’agent, en sorte que Dieu n’est ni principe de son oraison, ni son moteur. Il n’en est pas ainsi de celle qui se fait par le recueillement intérieur où la volonté commande et attire les autres puissances. L’amour sacré s’emparant de la volonté de l’homme, devient son principe, son moteur, son agent. L’âme devient passive par ce moyen et la volonté perdant peu à peu toute force active, sent qu’une autre volonté, qui est celle de Dieu, prend insensiblement la place de la sienne, de sorte qu’enfin elle n’en trouve plus. Ses désirs aussi s’amortissent insensiblement jusqu’à ce qu’ils s’écoulent avec la volonté en Dieu. Ne nous trompons point, on ne se perd en Dieu que par la volonté ; et c’est cet écoulement de la volonté en Dieu, l’esprit étant simplifié par la foi et ne retenant nul objet ni pensée volontaire, qui fait cette extase permanente qui est le passage de la volonté en Dieu.
C’est l’abstraction de la volonté qui est l’essentiel car n’étant plus retenue par rien, elle retourne en son principe, entraînant avec elle l’esprit, dont elle est supérieure. Toute autre voie, quelque sublime qu’elle paraisse, arrête l’âme, et ne la perd jamais dans son principe originel. Adam aurait eu beau considérer le fruit défendu : si sa volonté n’avait point consenti à le manger, il serait resté innocent et nous aussi. Il faut que comme le péché d’Adam est entré en lui et en nous par sa volonté, l’homme Adam soit détruit en nous par l’écoulement de cette même volonté en Dieu : alors le nouvel Adam prend la place du vieil homme et nous communique sa vie et son esprit. Ce trépas et mort mystique ne se fait qu’en perdant peu à peu la propre volonté. Toute la propriété est renfermée en elle. Quand la volonté perd ses propriétés par la charité, l’esprit perd aussi les siennes. Si par impossible, l’esprit était désapproprié sans que la volonté le fut, la volonté lui communiquerait plutôt sa propriété qu’il ne lui communiquerait sa désappropriation.
Il faut donc aller par cette voie, c’est le chemin le plus court et le plus facile. Si la purification est si forte et si longue, c’est que nous conservons des volontés sous de bons prétextes. Marchons donc par la foi pour l’esprit, une foi générale et implicite, qui le dénue peu à peu. Le dénuement est mille fois plus excellent que l’abstraction. Il est permanent et durable, c’est la pauvreté d’esprit. Au lieu qu’il faut renouveler l’abstraction toutes les fois qu’on fait oraison, se servir par conséquent de ses propres efforts, n’être jamais parfaitement passif et assujetti à Dieu, quelque suspension ou abstraction que nous puissions donner à notre esprit. Ceci est d’une extrême conséquence pour ne pas prendre le change et pour entrer dans la pure et nue lumière de la foi et dans la mort entière de la volonté. Persévérons par cette voie, et nous arriverons en Dieu même. L’Écriture ne dit pas : voyez et vous goûterez ; mais bien : goûtez, et voyez41. Car il est certain que les lumières qui viennent par le goût de la volonté, qui est comme la bouche de l’âme et seule capable de goûter les choses divines, sont la véritable lumière. Cela est si vrai que les âmes à qui Dieu communique les plus assurées lumières, n’ont rien dans l’esprit, et elles éprouvent qu’il ne leur passe rien ou presque rien par la tête, ce qui les étonne beaucoup dans les commencements. Mourons, perdons toute propriété, marchons par la volonté42, nous en expérimenterons plus qu’on ne peut nous en dire, et nous avancerons bien davantage. C’est par là qu’on a une véritable humilité : c’est par la perte de la volonté qu’on tombe dans le néant, et par conséquent en Dieu.
Sur ces paroles de saint Augustin : Pondus meum amor meus. Mon poids est mon amour43.
C’est ici toute l’économie de la voie du pur amour. L’amour est un poids qui enfonce continuellement dans le Tout immense.
Au commencement cet amour est plus sensible parce qu’étant plus éloigné du centre qui est Dieu, il fait, pour atteindre la pente centrale, certains efforts qui sont comme des élans et ces élans rendent lumière et chaleur sensibles, qui est ce qu’on estime le plus lorsqu’on n’a pas une lumière plus profonde. Ces personnes paraissent toutes éclatantes de lumière, et toutes brûlantes d’ardeur ; plusieurs néanmoins meurent sans avoir atteint la pente de la montagne, ou plutôt, le commencement de la vallée. Il ne faut pas croire que pour trouver Dieu il faille monter. Il est partout, Il environne tout, et Il se donne volontiers à celui à qui la plus profonde humilité a fait trouver la pente, car il faut être persuadé que nous ne trouvons Dieu Lui-même que dans le plus profond anéantissement.
C’est ce plus profond anéantissement qui, étant notre lieu propre, nous fait trouver infailliblement notre centre éminent et invariable qui est Dieu. Car comme Dieu, par sa toute-puissance, a tiré toutes choses du néant lorsqu’Il nous a créés, c’est dans ce même néant qu’Il nous prend pour nous faire de nouvelles créatures. Emittes Spiritum, etc.44 C’est cet Esprit saint, cet Amour-Dieu qui nous fait cette nouvelle création, lorsqu’Il nous a réduits à néant et qu’Il nous a fait rentrer par Sa lumière de vérité dans l’état bas et ravalé d’où nous étions tirés par notre orgueil. Il faut donc savoir en cela l’économie de la Sagesse. L’âme ayant passé ces élans d’amour dont nous avons parlé, ce même amour actif et par secousse est premièrement ralenti et devient plus tempéré ; ensuite l’âme ne le sent plus que comme un poids qui l’entraîne insensiblement en bas. C’est un poids qui enfonce peu à peu l’âme en son rien, et qui est comme tout naturel, jusqu’à ce que par cette pente insensible et ce poids d’amour, l’âme tombe dans le plus profond de la vallée, qui est son néant. Ceci se fait tout naturellement, sans effort, et d’une manière presque imperceptible, jusqu’à ce que l’âme étant éloignée de toute hauteur, retombe dans cette profonde humilité qui la réduit à néant, c’est-à-dire dans son rien. Alors ce poids d’amour la faisant outrepasser elle-même, elle trouve Dieu en manière de centre plus profond ; et par cette même pente d’amour qui entraîne tout avec soi, volonté, esprit et tous leurs apanages, elle tombe en Lui où elle se perd et s’abîme toujours de plus en plus par ce même poids de l’amour45. Or comme Dieu est immense et infini, ce poids l’enfonce toujours plus en Dieu.
Elle est alors faite une nouvelle créature : tout ce qui est de l’ancienne est passé et tout est rendu nouveau, parce que le vieil homme ne peut entrer en Dieu. Il faut mourir absolument à ce vieil homme pour être changé en l’homme nouveau, pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ, et être transformé en son image. Si une pierre qu’on jette dans la mer trouvait une profondeur infinie, elle s’enfoncerait toujours plus par son propre poids, sans s’arrêter un seul instant et sans pouvoir être arrêtée : plus la pierre serait pesante, plus elle enfoncerait , au lieu qu’une chose légère nagerait sur la surface de l’eau. Il en est de même de l’amour : lorsqu’il est faible et léger, il reste pour ainsi dire sur la surface, il se voit, se discerne fort bien ; mais lorsque son poids est grand, il s’enfonce, s’abîme et se perd dans cette mer d’amour qui est Dieu même. Deus charitas est46. Or cette pente ou ce poids d’amour humilie toujours plus l’âme en l’enfonçant en Dieu. Ne nous trompons pas, nous ne pouvons arriver en Dieu que nous ne soyons faits une nouvelle créature en Jésus-Christ, et nous ne pouvons être faits une nouvelle créature en Jésus-Christ que tout ce qui est de l’ancienne ne soit passé. Pour peu que nous soyons encore assujettis au vieil homme, l’homme nouveau ne sera point en nous. Il ne s’établit que sur les débris d’Adam pécheur, car, comme dit saint Paul, pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ, il faut que tout ce qui est de l’ancienne soit passé, que tout soit rendu nouveau47. Il n’y a que l’amour sacré qui puisse faire cette division du vieil homme. C’est l’amour qui, comme un admirable dissolvant, dissout et change le fer de notre nous-mêmes en or pur de la charité.
Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité - de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.
O Néant ! tu n’es rien et cependant tu portes tout le poids de l’amour ! Cet amour t’anéantit toujours plus par son poids et nous fait voir Dieu d’autant plus grand et plus élevé que nous sommes plus petits et plus rien. C’est ce poids d’amour qui, à force de nous enfoncer en Dieu, nous dérobe aux yeux de toutes les créatures et de nous-mêmes. Ah ! quand serons-nous si bien perdus que nous ne nous retrouvions jamais ! O homme, si tu savais combien ta bassesse est lumineuse ! Tu ne peux être éclairé que par elle, car c’est où la vérité habite ; et où la vérité habite, la charité y habite aussi comme compagne inséparable. O Dieu, donnez-nous cet Esprit-Amour et Vérité dont le poids, en nous anéantissant toujours plus, nous enfonce davantage en Vous ! Amen, Jésus !
Sur ces paroles : Le septième jour, le Seigneur se reposa de toutes ses œuvres48.
Dieu de toute éternité avait eu un repos parfait en Lui-même. Ce repos, qui vient de l’assemblage de toutes perfections, et perfections infinies, auxquelles rien ne manque, qui ne peuvent croître ni diminuer, n’ayant point d’autres bornes que l’infinité même, est un point fixe dans Son immensité éternelle, surcomblé de tous les plaisirs invariables qu’Il trouve dans la contemplation de Sa beauté et dans la complaisance de cette même beauté si grande, si étendue, si fort au-dessus de toute compréhension, que l’intelligence de tous les Anges et de tous les saints n’en peuvent comprendre qu’une petite partie49.
Ce Dieu de beauté, qui Se connaît Soi-même infiniment et qui ne peut être parfaitement connu que de Soi, S’aime aussi infiniment et Il ne peut être aimé comme et autant qu’Il le mérite que de Soi-même.
Si Dieu ne peut être connu, même dans l’autre vie, qu’imparfaitement et non dans toute l’étendue de ce qu’Il est parce qu’il faudrait être Dieu comme Lui pour Le connaître de la sorte, Il ne peut non plus être aimé dans l’étendue de ce qu’Il est par des créatures bornées et limitées, quelques grandes et parfaites qu’elles puissent être. Il n’y a donc que Dieu qui Se connaisse et qui S’aime Soi-même dans toute l’étendue de la perfection de ce qu’Il est ; et cette connaissance et cet amour Lui donnent un repos immense et infini que rien ne peut altérer ni diminuer.
Pour ce qui est de nous, nous pouvons encore moins connaître Dieu en cette vie que dans l’autre : nous ne Le connaissons ici que par la foi, qui est une lumière d’autant plus obscure qu’elle est plus étendue, parce que rien ne la borne. Elle croit Dieu, ce qu’Il est dans sa totalité ; et ce que la connaissance ne peut atteindre, la foi l’embrasse sans distinction de ce qu’Il est.
Représentez-vous par manière de comparaison trois différentes personnes : l’une qui, ayant ouï parler de la mer sans avoir jamais rien vu qui en approche, croit ce qu’on lui en dit sans rien examiner ; une autre qui, ayant vu un petit amas d’eaux, croit avoir vu toute la mer et l’assure de la sorte ; et une autre enfin qui, vivant dans la mer, en connaît des beautés et des richesses que les premiers ne voient ni n’imaginent pas . Mais cependant cet habitant de la mer n’en peut voir qu’une très petite partie, surtout si la mer est infinie.
Les bienheureux sont comme ce dernier. Le second marque ceux qui vont par la voie des lumières distinctes . Et ceux qui marchent par la foi croient, comme le premier, la totalité de ce qu’est la mer sans s’en former d’idée, ni rien imaginer , et leur foi est d’autant plus pure et plus étendue qu’ils ne s’en forment aucune espèce. Croire Dieu dans la totalité de ce qu’Il est, sans rien se figurer ou imaginer, perdre toute idée et distinction pour se perdre dans cette foi, qui est d’autant plus pure qu’elle est plus obscure et plus dégagée de témoignages et de tout ce qui est distinct et spécifique, approche plus que toute autre chose de la vérité.
Les bienheureux sont si ravis de ce qu’ils voient de Dieu qu’ils sont hors d’eux-mêmes en cette mer immense de beauté, quoiqu’ils ne puissent découvrir que la moindre partie de sa totalité, (chacun selon ce qu’ils sont,) qu’ils s’y abîment et s’y perdent sans cesse.
La meilleure manière de connaître Dieu en cette vie et la seule sûre est de croire dans sa totalité ce qu’Il est et de s’abîmer dans cette foi ténébreuse et générale car, comme elle n’attribue rien à Dieu en distinction et qu’elle le croit ce qu’Il est, elle ne Lui ôte rien non plus : elle est par là à couvert de toute méprise.
Il n’en est pas de même de ces autres âmes dont j’ai parlé qui, prenant un petit amas d’eaux pour la mer elle-même, sont la figure des âmes conduites par les lumières, les visions, les révélations etc. Ce que Dieu leur manifeste de Lui-même est si peu de chose qu’on oserait quasi dire que, si elles croient de Dieu ce qu’elles voient ou s’imaginent de voir, elles sont dans l’erreur et sont comme la mère de Samson qui croyait avoir vu Dieu, quoique ce ne fut qu’un Ange. Toutes ces visions, quand elles seraient vraies, ne sont que quelques manifestations par le moyen des bons Anges, et ce n’est nullement Dieu.
Il faut expliquer quelle est la nature de l’amour que nous devons avoir pour ce Dieu si infiniment aimable et si infiniment digne d’être aimé. Pour aimer Dieu comme Il mérite de l’être, il faudrait être Dieu . Mais il y a un amour qui n’est pas indigne de Lui, quoiqu’il n’ait pas une étendue infinie : c’est un amour répondant à la foi, qui aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est, et avec toute la pureté dont une créature bornée et limitée est capable. C’est d’aimer Dieu du même amour dont Il S’aime Soi-même, quoique non pas autant qu’Il S’aime, ce qui est impossible. Dieu S’aime tellement pour Lui-même qu’Il ne peut aimer que par rapport à Lui ce qu’il aime hors de Lui et qu’il n’aime en Lui que Lui-même. Il ne serait pas Dieu s’il pouvait S’aimer d’une autre manière.
Pour aimer Dieu comme Il le mérite, et non autant qu’Il le mérite (ce qui est impossible), il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en Lui-même, pour lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau50. L’âme se plonge et s’abîme dans cet amour qui la surpasse infiniment. Lorsqu’elle est plongée dans cette mer d’amour, elle ne voit qu’amour, elle est bien éloignée de se voir ni de se regarder soi-même ni quelque avantage rapportant à soi, quel qu’il soit. Elle ne voit qu’amour : elle se promène, pour ainsi dire, dans l’amour sans voir autre chose quelle qu’elle soit, comme les enfants dans la fournaise ne voyaient que flammes, quoiqu’ils n’en sentissent pas l’ardeur. L’âme est donc abîmée dans l’amour, sans rien distinguer ni discerner dans l’amour que l’amour même, ni motif, ni raison d’aimer : l’amour tient lieu de tout cela. C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité. Il aime Dieu tellement pour Lui-même et si fort au-dessus et hors de soi que, dans cet amour, tout autre motif que Dieu même lui serait un enfer.
Les âmes de lumière distincte ont aussi des distinctions et des motifs en leur amour, mais comme je ne parle de cela que par accident, je n’en dirai pas davantage.
Les âmes ainsi bien ordonnées dans leur amour et dans leur foi, goûtent sans goût un repos très grand, qui est une participation de ce repos que Dieu goûte en Lui-même car comme leur amour n’est pas en elles, ni rapportant à elles, leur repos est de même invariable, parce qu’il n’est ni en elles, ni rapportant à elles.
Il est dit, que Dieu se reposa le septième jour de toute œuvre qu’il avait faite, c’est-à-dire, qu’ayant créé tout ce qu’Il voulait créer, Il cessa la création. Car la puissance de Dieu étant sans bornes, Il ne peut se fatiguer ni se lasser. De plus la création de ce grand Univers et de tout ce qu’il contient, ne Lui coûta qu’un Fiat : l’homme, le plus parfait de tous ses ouvrages, fut créé d’un peu de boue, et un souffle l’anima. D’où vient donc que l’Écriture parle de ce repos du septième jour que la suite de tous les âges ont imité, soit dans l’ancien soit dans le nouveau Testament ? C’est pour nous faire connaître qu’il y a un repos de toute œuvre, auquel repos Dieu nous invite. Ce repos est une cessation de toute œuvre comme j’espère le faire voir, et il tend au repos du Seigneur qui est invariable, dans la cessation générale et universelle de toutes choses par un état tout passif et tout anéanti. Si cela n’était pas, Dieu n’aurait pas dit : J’ai juré dans ma colère qu’ils n’entreront point dans mon repos51 puisque, pour ce qui est du repos ou sabbat Judaïque, il est certain que les Israélites observaient très rigoureusement ce sabbat.
Jésus-Christ dit, lorsqu’il justifiait ses disciples d’avoir rompu des épis au jour du sabbat52, qu’il était lui-même le Seigneur du sabbat53. Car les Juifs avaient pris les paroles de garder le sabbat d’une manière toute grossière, matérielle et extérieure, au lieu que Dieu ne faisait observer si rigoureusement le sabbat que pour nous instruire de quelques autres sortes de sabbat où nous sommes invités.
Le premier sabbat est de cesser toutes les œuvres d’iniquité pour embrasser les voies de la justice, ce que les Juifs n’entendaient pas lorsqu’ils reprenaient Jésus-Christ de faire des guérisons le jour du sabbat. Il leur dit : Est-il permis de faire du bien ou du mal ? Et leur fit voir que lorsqu’ils le blâment du bien qu’il faisait le jour du sabbat, ils ne faisaient point de scrupule de retirer un bœuf ou un âne de la fosse où il était tombé.
Il leur enseigne ailleurs un autre sabbat, qui est de cesser toute convoitise et avarice54, et c’est le second sabbat. Car ce n’est pas assez de s’abstenir de commettre le péché, si on ne cesse toute convoitise, toute avarice - comme ce n’est pas assez de se priver des biens extérieurs, si on en conserve l’amour et l’affection.
La cessation de l’affection de toutes choses de la terre, de tout ce qui regarde ce qui est hors de nous comme biens, honneurs, grandeurs, dignités, renommée, etc. c’est le troisième sabbat.
Le quatrième est de cesser par la pauvreté d’esprit tout raisonnement, de faire cesser toute lumière propre, tout ce qui appartient à l’esprit, pour l’assujettir à la foi. Et ce sabbat est bien plus parfait que tous ceux qui l’ont précédé.
Il faut aussi cesser toutes sortes d’affections hors de nous, en nous et rapportant à nous, tout amour-propre, toute propre volonté, tous désirs, enfin tout ce qui appartient à la volonté, afin de la soumettre à Dieu par l’amour, et que ce même amour la perde en soi. C’est le cinquième sabbat, plus parfait que les autres. L’âme y goûte déjà un très grand repos et tel qu’on aurait peine à l’exprimer.
Le sixième repos ou sabbat, qui est le plus proche du sabbat du Seigneur et en comparaison duquel les autres peuvent passer pour des jours de travail, c’est l’entière désappropriation, qui fait tomber, pour ainsi dire, l’âme dans le repos du néant. Elle est là, non dans un repos goûté et aperçu comme auparavant, mais dans un repos de mort et de néant, qui est un repos plus grand que tous les autres quoiqu’il ne soit pas aperçu ni goûté comme les autres. Mais avant que de parler du septième Repos, il faut dire comment, ainsi que dans les autres sabbats, il y a ici, et surtout vers la fin, diverses cessations d’œuvres.
L’âme commence à sortir par la simplicité de la multiplicité de voies et d’actions pour devenir simple et reposée, car auparavant l’âme était si fort multipliée en toutes choses qu’on pouvait dire d’elle ce que dit le Prophète : Ils se sont fatigués dans la multiplicité de leurs voies, sans dire jamais « demeurons en repos55.
L’âme ainsi simplifiée se ramasse pour ainsi dire et se réunit dans tous les endroits où elle était éparse et dispersée. Elle cesse son action vive, multipliée et turbulente pour donner lieu au repos ou sabbat qu’elle commence à goûter.
Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante, fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alorsque la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propre pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.
Ainsi l’âme privée de toutes ses plus nobles fonctions, laissant la place au fort et puissant Dieu, entre dans le repos du néant où tout le propre est ôté, propre vie, propre action. L’âme étant ainsi rentrée dans ce repos du néant dont Dieu l’avait tirée, c’est alorsque Dieu la crée de nouveau par une nouvelle régénération, la faisant une nouvelle créature en lui. Il la tire du chaos, sépare l’humide du sec, c’est-à-dire qu’Il sépare ce qui est pur, simple, fluide, de ce qui est matériel et grossier. C’est alorsque l’esprit de Dieu se promène sur les eaux pour les rendre fécondes en Jésus-Christ. Il crée un nouveau ciel de nouvelle lumière, non pour être propre à la créature56. C’est-à-dire qu’Il lui communique l’esprit de vérité, dont elle est investie et remplie - cet esprit d’amour, qui est lumière et ardeur, qui est le grand luminaire qui éclaire le nouveau ciel de l’âme.
Ensuite de quoi, l’âme entre dans le sabbat éternel, dans ce repos de Dieu en lui-même, qui n’est plus un repos goûté, ni un repos comme celui du néant, ni un repos en soi, mais le repos du Seigneur, promis dès le commencement et dont notre Seigneur parle lorsqu’il dit : bon et fidèle serviteur, entrez dans le repos ou la joie de votre Seigneur57 car c’est la même chose58.
C’est ce repos qui n’étant plus en nous ni pour nous mais en Dieu pour Dieu même, ne varie plus. Il n’y a point d’état permanent en cette vie tant que nous sommes à nous-mêmes, car tout ce qui est en nous est sujet au changement. Mais lorsque nous sommes vides de tout et que nous avons transporté tout en Dieu parce que nous nous y sommes perdus nous-mêmes, le repos trouve alors en Dieu cette permanence que l’on ne peut jamais trouver en soi-même ni en aucune créature.
Dieu nous fasse la grâce de bien connaître, comprendre et pratiquer les sabbats, pour être introduits dans le Sabbat éternel où est le parfait repos59. Amen, Jésus !
Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes. Leur sainteté est connue parce qu’elle est en relief et qu’étant fort au-dehors, elle paraît aux yeux de tous et attire l’estime des hommes. Cette sainteté n’est pas exempte de la rouille de la propriété, il s’en faut de beaucoup. Ces saints ont une gloire et un intérêt particulier : ils sont représentés dans le Bienheureux Jean de la Croix par la figure qui est à main droite de la montagne60 dans son livre, où il met la sûreté comme un de leurs principaux caractères, de manière qu’ils sortent de ce monde appuyés de leurs mérites. Je ne sais s’il n’y a point quelque flamme purifiante pour eux. Je le laisse au jugement de Dieu, n’osant dire ce que j’en pense.
Ceux en qui Dieu est saint, ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre, au lieu que les premiers ont des volontés fortes et puissantes et un jugement raide. Ceux en qui Dieu est saint n’ont aucun appui en eux-mêmes parce qu’ils n’ont aucune consistance propre : ils n’ont d’appui qu’en Dieu seul. Quand ils feraient toutes les oeuvres de justice qu’on fait tous les saints, ils ne les regarderaient pas comme telles. Leur espérance n’est point en ces choses, mais en leur Sauveur, qu’ils portent comme il est dit dans le Cantique des Cantiques, sur leur coeur et sur leur bras comme un cachet61. Parce que leur amour, leur volonté, tout eux-mêmes ne sont imprimés que de Jésus-Christ, non plus que leurs oeuvres, représentées par leurs bras. Ils ne s’appuient en rien de cela. Ils ne croient pas avoir jamais rien fait pour Dieu, ni qui soit digne de Lui, parce qu’ils sont imprimés de Lui, de ce qu’Il est, de ce qu’Il mérite. Leurs oeuvres leur paraissent des souillures en comparaison de la pureté de Dieu. Ils n’ont point de relief comme les premiers, mais une profonde concavité, qui est leur néant.
Or il faut savoir qu’on creuse la pierre en proportion que ce qu’on y veut graver a de grandeur, d’épaisseur et d’étendue. Afin que Dieu S’imprime dans notre âme, il faut qu’elle soit dans un néant proportionné au dessin de l’impression que Dieu y veut faire. Ici tout s’opère en vide : c’est une profondeur qui ne paraît qu’aux yeux de Celui qui fait ces concavités par l’impression de tout Lui-même. Car Dieu prépare l’âme par le vide pour y graver Ses caractères et, y venant Lui-même, Il augmente ce vide presqu’à l’infini, proportionnellement à ce qu’Il veut faire. L’homme ne voit point ce merveilleux ouvrage : il n’en paraît rien au dehors. Ce n’est point un ouvrage de relief, mais un creux profond, une concavité que l’âme n’aperçoit que par un vide souvent très pénible.
Il me semble que les premiers saints dont j’ai parlé sont comme des images de relief, mais les personnes dont je parle ici sont comme ceux en qui Dieu même S’imprime profondément. Dieu est tout leur relief. Si Dieu Se retirait, il n’y aurait plus qu’un vide, mais Dieu ne Se retirant pas, ce vide - qui ne paraît que comme une profonde vacuité - est imprimé de Dieu même. Dieu est tellement saint en ces âmes qu’elles n’ont plus aucune gloire qui leur soit propre, mais le seul honneur et la seule gloire de Dieu habitent sur cette montagne, ou plutôt dans cette profonde concavité qui est leur néant. Comme ils n’ont ni forme ni vertu qui leur soit propre, ils n’ont point un amour intéressé. Leur amour est pur, sans retour sur soi et sans rapport à soi. Celui qui s’imprime en eux ne peut imprimer que ce qu’Il est et non une figure étrangère. Il est Vérité et Charité. La Vérité fait qu’ils ne peuvent voir aucun bien qui leur appartienne ni qui soit à eux : ils ne voient que par les yeux de Dieu, devant qui tout n’est qu’un néant. Ils ne peuvent avoir que l’Amour que Dieu leur imprime, qui est l’Amour de Dieu en Lui-même pour Lui-même, Amour dégagé de tout autre objet que Dieu, d’autre intérêt que celui de Dieu. Enfin Dieu vit en ces âmes vides de tout le reste, Il y agit et opère comme Il lui plaît. Il a là toute aisance, toutes les dimensions comme dit saint Paul62 : la hauteur, l’étendue et la profondeur de Dieu. Ils sont particulièrement dévoués à l’honneur et à la gloire de Dieu. Les premiers combattent pour eux-mêmes contre leurs ennemis, ceux-ci ne combattent que pour Dieu, sans espérer autre récompense que le bien de Le servir pour Son souverain mérite.
Vous me dites : mais puisque tous deux seront au ciel, qu’importe qu’ils soient saints pour eux ou que Dieu soit saint en eux ? O qu’importe ! Cela se peut-il entendre ? Il n’y a rien de nécessaire et qui puisse importer que Dieu : tout le reste n’est rien et moins que rien ! Dieu a promis des récompenses à la vertu, Il les donne. Mais il y a plus de différence entre celui en qui Dieu est saint et celui qui est saint en soi, qu’entre le ciel et la terre. O qu’importe, direz-vous ? Mais il importe à la gloire de Dieu le Père de trouver des âmes en qui Il Se glorifie pleinement et qui n’envisagent que Lui dans la gloire qu’ils Lui rendent ! Il importe au Fils d’exercer Sa qualité de Sauveur sur des cœurs qui veulent Lui devoir toutes choses ! Il importe au Saint-Esprit que Sa sainteté Lui soit rendue, qu’elle retourne à sa source aussi pure qu’elle en est partie !
Il me semble que je vois cette sainteté de Dieu comme un fleuve immense qui se divise en divers petits rameaux. Les uns pour n’avoir pas assez de pente, séjournent sur la terre, ils y contractent certain mélange qui représente bien la propriété. Les autres au contraire, mais en petit nombre, ayant la pente de leur anéantissement, retournent à leur Source avec une vitesse incroyable et rendent l’eau presque aussi pure qu’ils l’ont reçue, ils n’en retiennent pas une goutte, ils trouvent l’eau incomparablement mieux dans la Source qu’en eux-mêmes. O qu’ils sont éloignés de l’usurpation, de l’assurance, de la vaine complaisance, de la propriété ! Cette eau recoule si rapidement qu’on ne s’aperçoit pas qu’elle ait passé par ces lieux. Cependant elle y coule sans cesse car rien ne l’arrête, elle a rejoint cette branche à son lit. Il ne paraît pas même que le fleuve ait eu un passage par cet endroit. O gloire de Dieu, gloire de Dieu ! Il n’y a que vous de nécessaire, tout le reste est accessoire et par conséquent n’est rien. O seul, seul intérêt de Dieu seul ! C’est vous qui devez attirer notre attention, tout le reste n’est rien et moins que rien. Il en faudra toujours venir là pour être au Ciel. Eh, qu’on sera alors étonné de voir que ce néant, que cette caverne profonde faisait les délices de Dieu et qu’Il avait choisi, comme dit l’Écriture, ces ténèbres pour Sa cachette63 ! O Amour, faites-vous des cœurs qui n’aient plus d’autre gloire que la Vôtre, d’autre intérêt que le Vôtre, d’autre sainteté que la Vôtre, qui comprennent que la sainteté est à Celui qui est64, qui chantent avec l’Eglise : Tu solus sanctus !
Mais l’homme est si enivré de l’amour de lui-même, il a une passion si forte pour sa propre excellence que tout ce qui n’est pas lui ou pour lui, lui paraît une folie. Il a en horreur la doctrine de la désappropriation enseignée par Jésus-Christ : plus il s’aime soi-même, plus il la combat avec chaleur. Cette doctrine ne sera jamais combattue que par les amateurs d’eux-mêmes qui, comme des hiboux, ne sauraient supporter la lumière de la Vérité. Ils se plaisent dans les ténèbres de leur propriété. La Vérité leur est insupportable, leurs yeux malades de l’amour-propre ne sauraient La souffrir. O divine lumière, toute douce et suave pour celui qui, selon le précepte de Jésus-Christ65, s’est renoncé soi-même jusqu’au point de se haïr ! Celui qui est parvenu à cette sainte haine de soi-même, vous regarde avec plaisir sans baisser la paupière sur son propre intérêt. Divin Verbe qui êtes la lumière du monde, éclairez les hommes de Votre Vérité ! Qu’ils L’adorent et L’aiment puisqu’Elle seule mérite tout notre amour ! Amen, Jésus !
Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.
La nuit vient : vous craignez de vous égarer mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire . Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.
Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.
Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau, et d’autant plus heureuse qu’elle subsiste sans moyens ! O Dieu, éclairez les aveugles, et instruisez le cœur de l’homme !
Je comprends66, sans le pouvoir exprimer, comment toutes les opérations qui se font hors de la Trinité, quoique attribuées différemment aux divines Personnes selon leurs différents effets, sont pourtant toutes des trois Personnes invisiblement à cause de l’unité de Leur essence. Et j’éprouve comment, dans l’homme devenu simple et divin, tout se fait par un seul acte et indivisible. Quoique l’on donne le nom d’amour et de connaissance à cet acte, selon ce qu’il opère et produit, cependant l’âme réduite en unité n’éprouve qu’un seul acte continuel et sans interruption. Et ce qui s’opère en elle est un acte si pur et dégagé qu’il [ne] laisse à l’âme nulle distinction, en sorte qu’elle ne sait si son amour est lumineux ou sa lumière amoureuse.
Elle aime sans sentir l’amour, et elle sait et connaît tout sans savoir comment elle le sait et connaît. Et sans nul moyen ni par l’entremise d’aucune chose, elle [se] trouve n’ignorer rien, sans savoir qui lui a appris, ni comme cela lui est venu : car cette connaissance n’a rien qui fasse ni espèce, ni plénitude. Elle est d’autant plus pure qu’elle est nue et d’autant plus nue qu’elle est plus hors de l’âme, et plus séparée d’elle-même, en sorte que l’on comprend par ce que l’on éprouve comment les Bienheureux voient tout en Dieu sans rien voir que Dieu67 - et non en manière objective, ainsi que quelques-uns ont voulu dire que l’on voit en Dieu tous les objets comme dans un miroir, se persuadant un détail des choses mêmes. Cela n’est point de la sorte, puisque l’application à ces objets, quoiqu’en Dieu même, serait une application distincte de Dieu dont l’âme abîmée en Dieu est incapable. Mais elle voit en manière divine et indistincte toutes choses sans voir autre chose que Dieu, par un regard fixe et d’autant plus simple et épuré que rien de distinct ne le termine. C’est une vue simple et immense de l’immensité même, qui renferme tous les objets sans s’arrêter à aucun, ce qui serait une imperfection. Cette vue sans vue est amour et jouissance, et tout cela est une même chose dans l’unité même.
Lorsque l’homme est encore en lui-même, il rapporte tout à soi et attire tout en soi-même. Toutes les créatures sont pour lui-même en manière spirituelle, ou en vue de perfection ou de salut. Mais par le transport qui est fait de cette âme en Dieu par une extase d’autant plus éminente qu’elle est plus continuelle - puisqu’elle commence dès cette vie ce qui doit durer éternellement, où l’âme ne sortira plus de Dieu pour retourner à elle-même - alors elle transporte avec elle toutes les créatures en Dieu, de sorte que Dieu est son seul objet et sa seule vie : elle voit tout en Dieu, et tout Dieu, rien hors de Dieu ni distinct de Dieu. Cet Être infini fait disparaître tout le reste, dont l’âme cependant n’est point appauvrie. Mais elle possède tout sans rien avoir ni posséder, elle voit tout au-dessous d’elle et elle ne voit rien que Dieu, dont elle ne peut se distinguer pour se voir elle-même68.
C’est alors que par un noble orgueil, elle ne trouve rien qui soit digne d’elle et qui ne soit au-dessous d’elle. Il n’y a point de Purgatoire pour une telle âme ; et celle qui écrit ceci a eu souvent certitude qu’il n’y en avait point pour elle, quoiqu’elle ne prenne ni part ni intérêt à cela. Une âme qui a été assez purifiée pour être reçue dans son principe original, est assez purifiée pour le ciel, puisque c’est Dieu seul qui exige la pureté et non le ciel.
O si je pouvais exprimer cette vérité, et ce que c’est qu’une âme dans la pure vérité exempte des méprises ordinaires ! cette âme juge de tout sainement, et connaît d’abord la vérité en toutes choses, elle connaît l’abus des sciences69. Et l’homme le plus savant, éclairé de la vérité, découvre dans la science la vérité qui y est cachée et que les autres savants ignorent, car la science a la vérité, mais une vérité cachée aux savants mêmes qui ne sont point éclairés de la lumière divine. Ils voient sans voir mais lorsque la vérité éternelle se manifeste à eux, ô alors ils sont agréablement surpris de voir qu’ils découvrent une profonde science qu’ils avaient ignorée.
C’est ce que vous connaîtrez un jour. Il n’est pas encore temps pour vous d’écrire : il faut être rempli de l’infusion divine auparavant ; ce sera alors que vous écrirez certainement, et comme possédant ce que vous ne voyez à présent que de loin. Croyez-moi en ce point : cessez tout et vous aurez tout. Présentement il faut goûter et se taire. Il faut se laisser vider de tout pour être capable de la plénitude divine et pour voir comme dit David la lumière dans la lumière même70. Tout ce qui n’est point cela est peu de chose, et est plus une lueur qu’une lumière71.
Lorsqu’une âme est une fois sortie d’elle-même et passée en Dieu, elle est si fort étrangère à elle-même qu’il faut qu’elle se fasse une grande violence pour penser à elle. Lorsqu’elle y pense c’est comme à une chose étrangère qui ne la touche plus. Elle se sent comme divisée et séparée d’elle-même. Une seule chose est et subsiste en elle, qui est Dieu. Elle ne peut plus se voir distincte de Dieu. Dieu est elle et elle est Dieu, mais pour se regarder elle-même cela lui est étranger. Elle n’a plus nulle correspondance d’elle-même pour elle-même mais Dieu seul subsiste sans distinction. Et plus elle est dans cette unité en Dieu, indistinguible, plus elle est étrangère et séparée d’elle-même. Rien de ce qui peut avoir rapport à elle ne la peut toucher ni intéresser. Paradis, perfection, éternité, rien de tout cela ne la regarde plus. Tout ce qui a rapport à la créature est perdu pour elle et dans une perte si étrange que la perte même est insensible et étrangère. Dieu est Dieu en Lui-même et pour Lui, et c’est tout ce que fait cette âme : non qu’elle y pense en distinction, mais c’est qu’elle fait qu’il n’y a que Dieu pour elle. Tout le reste lui est étranger.
Si son propre salut ne la touche pas d’une manière aperçue, celui des autres ne la touche point aussi. Cependant elle y est employée et y travaille par Providence. Dieu la pousse quelquefois fortement à désirer le salut et la perfection de certaines âmes, en sorte qu’elle donnerait sa vie pour les faire correspondre à Dieu dans toute l’étendue de Ses desseins sur elles - mais sans soin ni souci, sans y mettre rien du sien, servant de pur instrument en la main de Dieu, qui donne telle pente et telle activité qu’il Lui plaît, mais activité dans un parfait repos, sans sortir de Lui-même, sans nulle pente propre, quoique la pente soit quelquefois infinie : car l’âme parvenue à l’entière désappropriation et propre à s’écouler en Dieu, y étant abîmée, est comme une eau fluide qui ne peut être fixée mais qui s’écoule sans cesse suivant la pente qui lui est donnée.
Elle comprend qu’elle participe à la qualité communicable de Dieu et qu’elle ne vit et ne subsiste que pour se répandre. Plus elle s’écoule, plus elle est pleine sans nulle plénitude propre, mais de la plénitude de Dieu en Lui qui se communique à tous les êtres et qui entraîne avec Lui ceux qu’Il a abîmés en Lui. C’est Lui qui leur donne toute pente. Cependant cela se fait sans s’en occuper, sans y penser, sans se soucier du succès : tout périrait et se renverserait que l’âme n’en serait point touchée, ce qui n’empêche pas qu’elle ne souffre les biens ou les maux des âmes qui lui sont unies pour recevoir ses communications. C’est comme une rivière qui s’écoule agréablement lorsqu’on lui fait passage, mais qui remonte avec effort contre elle-même lorsqu’elle n’en trouve point. Cette douleur, quoique très forte, n’est point propre à l’âme. Ce n’est point un déplaisir pour la perte des âmes, c’est une pente nécessaire. Tout lui est Dieu et toute la gloire de Dieu se trouve autant dans la destruction de toutes choses que dans leur succès. On ne sait plus ce que c’est que parents, amis, biens, enfants, intérêt, honneur, santé, vie, salut, gloire, éternité : tout cela ne subsiste plus pour une telle âme, quoiqu’à l’extérieur elle paraisse toute commune, agissant et faisant comme les autres.
Dieu est toutes ces choses en elle pour Lui. Ces âmes en qui Il habite sont cachées à elles-mêmes. O si je pouvais faire comprendre l’intimité et identité de cette union ! Mais je n’en puis rien dire. Dieu est, et la créature n’est rien72 et ne subsiste plus. O Dieu qui l’avez fait ! Vous seul le pouvez comprendre, Vous qui avez fait passer en Vous cette créature. Il m’en vient une raison qui est que l’âme est tellement perdue et submergée en Dieu qu’elle ne peut voir que Dieu sans Le voir néanmoins car elle en est comprise73. Elle peut encore moins se voir par réflexion parce qu’il faudrait sortir de Dieu pour se regarder. Si elle voyait quelque chose d’elle, elle le verrait en Dieu par un regard direct et non réfléchi sur elle-même. Cet état s’éprouve même des âmes qui ne l’ont encore que par disposition. Comme elles ne sont point en Dieu par état permanent, elles éprouvent dans cette disposition, qui dure plus ou moins selon qu’il plaît à Dieu, elles éprouvent, dis-je, une impuissance de réfléchir sur elles-mêmes, mais après cela, elles fourmillent de réflexions. L’âme qui y est par état, y est bien plus parfaitement et d’une autre sorte, elle ne peut plus en nulle manière se courber vers soi et, quand elle le voudrait faire, elle ne se trouve plus.
Comme elle ne se distingue plus d’avec Dieu, elle ne peut par conséquent avoir d’autre intérêt hors de Dieu de sorte que, si cette âme a encore quelque intérêt particulier quel qu’il soit, fût-il de salut, je dis qu’elle n’est point dans l’état dont je parle, mais dans quelque autre qui lui est inférieur. On prendra peut-être pour ce que je dis un certain état où l’on ne veut le salut que pour glorifier Dieu et l’on croira que ce n’est point avoir d’intérêt propre. Cela est très grand, mais ce n’est point ce que je veux dire. L’âme ne pense point ici à tout cela, elle ne sent plus même en elle les intérêts de la gloire de Dieu, comme une créature qui s’intéresse pour son Créateur. Tout cela n’est point ce que je veux dire. Ici Dieu s’intéresse Lui-même pour Lui-même, et cette créature n’a plus non seulement d’intérêt pour elle-même, mais nul intérêt pour Dieu distinct de Dieu : Dieu seul en unité est toute sa gloire ; ses intérêts, tout, se trouve renfermé en Lui. Dieu est Dieu en Lui et pour Lui.
Ceci a bien de la peine à être expliqué et à moins d’expérience l’on aura peine à le concevoir. Tout est Dieu. La gloire de Dieu est Dieu, non envisagée comme telle par cette créature, mais cela est et subsiste en unité réelle de vérité, comme Dieu subsiste en unité en Lui et pour Lui-même sans différence. Il en est de même dans cette âme : les volontés de Dieu et Ses commandements sont découverts dans leur source non plus distincts de Dieu, mais en Dieu, où les volontés de Dieu paraissent bien d’une autre sorte que tout ce que l’on en pourrait penser et connaître hors de Lui.
Après que l’on a bien écrit de ces choses, il en est mis dans le cœur d’inexplicables qu’il faut laisser recouler dans leur source.
Ce qui fait que tant de personnes ont parlé si différemment du Mariage spirituel, c’est qu’ils en ont parlé suivant leur lumière ou expérience, donnant le nom de mariage à leur union, selon le degré et l’état où ils étaient : les uns le mettant dans les lumières sublimes qui sont données à l’âme dans la perfection de l’état passif de lumière, les autres prenant pour mariage spirituel ces touches sublimes, cet amour fort et impétueux. Et les autres74 l’ont mis où il est, c’est-à-dire dans l’état de transformation. L’Écriture nous instruit mieux que toutes ces expériences lorsqu’elle dit dans Osée : Je t’épouserai en foi ; je t’épouserai pour jamais75, ce qui fait assez voir que le mariage parfait est indissoluble et qu’il ne peut être dans les unions passagères ou unions de quelque partie.
J’appelle union passagère celles qui ne sont pas en degré permanent, comme sont celles des puissances ou bien celles qui se font à l’oraison ou autre part et qui ne sont pas par état. Sainte Thérèse dit qu’elle avait quelquefois, même dès le commencement, cette oraison d’union. C’est ce que l’Epouse demande dans le Cantique lorqu’elle dit d’abord qu’Il me baise d’un baiser de Sa bouche76. Ceci se peut entendre de l’union passagère et de l’union permanente. Comme baiser, c’est l’union passagère, qui ne dure qu’autant que le baiser dure et qui laisse après soi la suavité de l’Ami. Comme baiser unique, il se peut appliquer à l’union permanente parce qu’elle (l’Epouse du Cantique) prétend que ce baiser durera toujours ; autrement elle dirait : « qu’Il me donne des baisers continuels de sa bouche. » Cependant de quelque manière qu’on le prenne, ou pour l’une ou pour l’autre, ce n’est point là le mariage, mais des gages d’amour de l’amant à l’aimée. La suite le fait voir lorsqu’elle dit : tirez-moi et nous courrons77 ; après quoi elle Le perd, Il S’enfuit et fait toutes les démarches nécessaires pour faire entrer l’âme dans la pure Foi et la rendre digne d’être Son Epouse. Ce baiser qu’Il lui accorde la rend si amoureuse de Lui qu’elle ne sait que courir comme une folle pour Le posséder entièrement : elle ne craint ni les coups, ni les plaies, elle Le demande partout, mais elle ne Le possède pas parfaitement (il est aisé de juger par là en quel temps se font les noces).
Ensuite ce sont les fiançailles où il semble que l’Epouse entre dans de nouvelles privautés avec l’Epoux. Il la mène dans Ses celliers, puis elle Le porte comme un bouquet entre ses mamelles : tout ceci marque union, caresses, privautés, mais non unité. Ils sont différents78 et elle ne le possède pas à souhait : vous voyez, puis après son repos, ses langueurs. Quoique tout cela soit divin, elle peut Le perdre encore et elle Le perd en effet.
Mais après cela elle dit : Mon Bien-aimé est à moi et moi je suis toute à lui. Je Le tiens et ne Le laisserai point aller79. Or c’est alorsque se fait cet admirable Mariage où l’âme est vraiment toute à son Epoux et Lui toute à elle. Elle dit « toute » pour faire voir que l’union n’est pas en quelque chose mais en tout. Ce qui dit unité car quelque soin que l’on ait d’unir deux choses ensemble, on ne peut si bien les unir qu’il n’y ait quelque endroit de désuni de sorte que l’on ne peut pas dire que l’union soit totale, quoiqu’elle soit intime. Mais pour faire qu’une chose soit toute unie avec une autre il faut fondre et dissoudre la chose que l’on veut unir afin que des deux il ne s’en fasse qu’une, et cela fait l’unité. Alors on peut dire : Mon bien-aimé est tout à moi et moi je suis toute à Lui, sans réserve ni distinction.
Or ceci ne se peut faire que par l’anéantissement non opéré activement mais souffert, qui a seul le pouvoir de faire perdre à l’âme toute forme propre afin qu’elle puisse être un avec son Dieu. C’est ce que signifie ce mot toute à lui et lui tout à moi, car nous sommes tellement un que l’union n’est pas bornée d’aucun côté, Dieu et l’âme étant l’un à l’autre sans réserve, et cela est unité parfaite. Après cela l’Epoux dit : ma Bien-aimée est toute belle, il n’y a nulle tache en elle80, parce qu’Il l’a rendue telle pour L’épouser, lui faisant perdre sa forme défectueuse pour lui donner la Sienne. D’où il est aisé de voir que les états de déchets, de pauvretés, de misères etc. n’arrivent pas après le mariage mais avant, qui est le temps où l’Epoux met l’âme dans le creuset pour l’épurer et la rendre digne de Lui.
Il est dit : Je Le tiens et ne Le laisserai point aller, ce qui fait voir la fermeté et l’indissolubilité de ce mariage. Je crois que plusieurs ont pris les fiançailles pour le mariage qui ne sera accompli en eux que dans le Ciel. L’Epoux consomme bien ce mariage autant qu’il le peut être en cette vie, mais la véritable consommation ne s’en fera que dans le Ciel. Et cette consommation se fait par transformation où des deux il n’est fait qu’un, non seulement comme par manière d’union, mais c’est que l’Amant a changé en Lui l’Aimée.
Il dit aussi : ma colombe est unique et parfaite81. Elle est unique parce qu’elle n’est plus mais Moi seul Je suis. Elle est parfaite parce qu’elle possède Ma propre perfection et c’est alorsque l’amour est fort comme la mort82, parce qu’étant devenue Dieu, la force est celle de Dieu. Ainsi elle est bien éloignée après cet heureux mariage de tomber dans les faiblesses et égarements précédents. Elle dit : Il a ordonné en moi la Charité83, ce qui fait voir que la Charité lui est donnée dans toute l’étendue et l’ordre qui lui est nécessaire.
Post-scriptum. Lorsque j’ai dit : mon Bien-aimé est à moi et je suis toute à Lui84, je sais que l’Epouse du Cantique ne dit pas ce mot, toute, mais je l’ai mis comme il m’est venu dans l’esprit. Saint François de Sales l’explique ainsi : et je suis toute sienne. J’ai cependant vu qu’il n’y a dans les Cantiques que le simple mot ego illi, mais cette divine Amante ne se serait pas contentée d’être à Lui en partie.
Que l’aveuglement des hommes est grand de ne point connaître les voies de Dieu, Son pouvoir souverain, Son indépendance de tous les moyens ! Il choisit ceux qu’il Lui plaît et prend même plaisir de contrarier les raisons des hommes afin de paraître d’autant plus Dieu que les moyens dont Il se sert sont plus faibles et moins usités.
Une âme qui a perdue tout pouvoir propre est éloignée de se pouvoir donner quelque mouvement par elle-même puisque, sitôt que nous perdons notre propre pouvoir, nous entrons, comme dit l’Écriture, dans la puissance du Seigneur qui ne nous laisse plus ni choix, ni pente, ni tendance d’aucun côté. C’est ce parfait équilibre de l’âme qui fait que Dieu la penche comme et quand il Lui plaît. O qu’il y a peu d’âmes qui soient de cette sorte dans la main de Dieu, à cause de la difficulté qu’il y a à devenir parfaitement souple et pliable !
Dieu commence par nous rendre passifs pour recevoir Ses opérations dans notre âme. Cela se fait peu à peu, Dieu combattant et détruisant peu à peu toutes les contrariétés et les activités humaines. Il les combat par la paix et le repos qui nous rend peu à peu passifs et sans mouvement pour recevoir les opérations profondes et secrètes. Il les combat aussi par les vicissitudes qu’Il fait éprouver. Et enfin Il les détruit par la mort entière de nous-mêmes.
Mais cet ouvrage qui paraît si long n’est rien en comparaison de ce qu’il faut que l’âme passe pour devenir agissante en Dieu et ensuite mue et agie par Dieu même.
La mort totale nous fait perdre toute volonté, tout choix et tout penchant propre. Elle ôte même la répugnance à tout ce que Dieu pourra faire souffrir, mais elle ne nous donne pas cette passiveté agissante ; la nouvelle vie ne le fait pas non plus d’abord. L’âme qui croit que tout doit finir par une entière passiveté, soit pour souffrir, soit pour mourir, soit pour vivre de nouveau, est bien étonnée qu’un autre s’empare d’elle et lui fait faire ce qu’elle n’aurait jamais imaginé devoir faire. Elle a beaucoup plus de peine à perdre toute répugnance pour agir que pour mourir.
Quand l’âme a, ainsi que je l’ai dit, perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mûre et agie selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut sans choix des moyens : Il se communique par elle sans qu’il y ait en cela le moindre penchant de son côté. Il le fait vers qui Il lui plaît, quand et comme Il lui plaît. Si elle voulait se communiquer ou d’un autre côté que Dieu ne le fait ou dans un temps qu’Il ne la meut pas, cela serait entièrement inutile et dessécherait plutôt le cœur que de lui communiquer la vie. Mais quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde et même quelquefois savoureuse, qui est la plus forte marque de la communication.
Au commencement que l’âme se communique à un sujet encore rétréci en lui-même, celui-ci ne reçoit que peu à peu et l’âme dont Dieu se sert, le sent très bien, car il ne sort pas d’elle autant que Dieu lui donne pour ces personnes parce que, comme je l’ai dit, leur cœur est étroit ou qu’il y a trop d’activités. Il faut alorsque la longueur du temps supplée au défaut de la largeur du cœur. Il est aisé de comprendre qu’une eau ne se communique pas abondamment dans un endroit trop étroit et qu’elle se pousse avec impétuosité dans les lieux où il y a assez d’étendue pour la contenir.
Mais, dira-t-on, comment est-ce que cette âme peut discerner quand et à qui Dieu veut qu’elle se communique ? Cela se discerne parce que l’âme sent un surcroît de plénitude qu’elle sent bien n’être pas pour elle - Dieu la tenant à l’égard d’elle-même dans un vide presque toujours égal et dans un entier équilibre, et c’est ce qui fait qu’elle est plus propre à ce que Dieu veut -, elle sent, dis-je, une plénitude très forte qui même l’accablerait si elle ne trouvait personne. Mais Dieu dont la bonté est infinie ne lui donne cette plénitude que lorsqu’il y a des sujets plus ou moins disposés pour la recevoir. L’âme ne peut non plus ignorer pour qui Dieu la remplit de la sorte, parce qu’il penche son cœur du côté qu’il veut qu’elle se communique, comme on met un tuyau dans un jardin pour faire arroser l’endroit que l’on veut arroser et cet endroit-là seulement demeure arrosé. Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce, et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande.
L’âme que Dieu conduit de la sorte ne peut résister à ce que Dieu veut d’elle. Si elle le voulait faire, elle souffrirait une peine intolérable jusqu’à ce qu’elle eût obéi à Dieu. Dans le commencement, la honte d’un agir extraordinaire et si contraire à ce qu’elle avait pensé, lui fait commettre quelques infidélités. Et afin de ne se pas rendre à ce que Dieu veut d’elle, elle veut se persuader que c’est une imagination et que ce n’est point Dieu qui la pousse à parler ou à se taire avec certaines personnes. Mais elle en est si fort punie qu’elle apprend à ses dépends l’indépendance infinie de Dieu, le pouvoir absolu qu’Il a sur Sa créature, l’indifférence de choix des moyens dont Il veut Se servir. Une fausse humilité arrête quelquefois, mais l’âme apprend peu à peu que Dieu agit en Dieu, qu’Il choisit les choses basses pour confondre les fortes85, qu’Il a fait faire autrefois à ses Prophètes des choses qui paraissaient puériles et que c’est dans ces mêmes choses qu’Il a le plus fait voir qu’Il est Dieu et sa Souveraineté. Quand Il veut qu’un grand Prince comme Isaïe fasse des choses indignes d’un homme raisonnable86, Il fait voir combien Il est le Dieu de ce même Isaïe : car s’il avait agi par la raison, il n’aurait rien fait de ce que Dieu lui avait commandé, il n’aurait point fait connaître le pouvoir divin et la souplesse qu’Il veut des âmes, il n’aurait point servi au peuple de Dieu ; et combien aurait-il mérité par là de châtiments ! Il faut remarquer qu’Isaïe n’a eu sa mission pour le peuple de Dieu qu’après qu’un Séraphin eût purifié ses lèvres avec un charbon ardent : Malheur à moi, disait ce Prophète, parce que j’ai les lèvres souillées ! De quoi étaient-elles souillées, les lèvres de ce grand Prophète? Ce n’était pas d’avoir prononcé le mensonge, mais c’est parce qu’il n’avait pas dit la vérité, et toute vérité, dès qu’il lui avait été inspiré de la dire, étant encore dans la faiblesse de la nature humaine. Mais sitôt que le feu de la charité l’a purifié, il n’eût plus de honte ni d’hésitation. Il faut remarquer de plus que ce fut un Séraphin qui le purifia, ce qui nous doit faire concevoir que le pur Amour tout seul peut purifier l’âme à ce point que de lui donner cette souplesse divine.
Livrons-nous donc sans bornes ni mesures au pur Amour et il rendra nos volontés merveilleuses87 comme celles de David. Comment et quand rend-Il nos volontés merveilleuses ? C’est lorsqu’étant perdues dans la Volonté divine, cette même Volonté divine devient notre volonté et nous meut comme il Lui plaît. Alors toutes nos volontés sont merveilleuses car elles sont certainement la Volonté de Dieu.
C’est donc cette Volonté divine qui remue l’âme et la penche du côté qu’il Lui plaît, sans qu’elle se puisse donner ni penchant ni mouvement. Elle doit avoir une fidélité sans bornes pour suivre Dieu sans doute ni hésitation et pour faire aveuglément tout ce qu’Il veut qu’elle fasse. C’est Lui qui dispose les sujets pour les Lui rendre propres et pour qu’elle exerce sur autrui ce pouvoir divin. Mais ce qui fait qu’on ne réussit pas toujours, c’est que l’âme à laquelle on est adressé n’est ni assez souple ni assez obéissante, qu’elle raisonne sur les choses commandées, qu’elle n’a pas une foi assez pure et simple. Mais alors rien ne retombe sur l’âme qui a fait son devoir et la perte de la grâce ne lui sera pas demandée. C’est ce qui est déclaré dans le Prophète88 : « Si ton frère pèche parce que tu t’es tû, Je te redemanderai l’âme de ton frère ; mais si ayant parlé à ton frère, il n’écoute pas tes paroles et qu’il ne se tourne pas vers Moi, il est seul coupable et Je ne te redemanderai pas son âme ». Il est aisé de juger par là qu’il faut une grande souplesse de la part de l’agent dont Dieu Se sert et une grande obéissance de la part de ceux à qui Dieu veut faire des grâces par le moyen qu’Il a choisi, sans quoi tout demeure sans effet et la grâce est vaine. L’âme supérieure sent alorsque cette même grâce qui n’a pas été reçue retourne sur elle. C’est ce que Jésus-Christ dit à ses Apôtres, de donner la paix dans les lieux où ils vont et que si cette paix n’est pas reçue, elle retournera sur eux . Et saint Paul dit admirablement que la grâce n’a pas été vaine en lui89 : il ne dit pas qu’elle ait exercé son pouvoir sur tous les cœurs dans lesquels il a voulu la verser, mais qu’elle n’a point été vaine en lui parce que son cœur a toujours été préparé à recevoir celle que les autres refusaient. Et c’est une chose admirable que rien ne se perde dans l’ordre de la grâce, non plus que dans celui de la nature. La grâce frappe à la porte de notre cœur : lorsqu’elle ne trouve point d’entrée, elle se répand en d’autres cœurs mieux disposés et ce que l’un perd, l’autre le trouve. Et c’est véritablement en ce sens que la grâce est toujours efficace par elle-même et non dans le sens qu’on a voulu lui donner, puisque nous pouvons lui résister et que, lorsque nous lui résistons, elle emploie son efficacité sur d’autres sujets disposés à la recevoir. Ainsi elle n’est jamais inutile. O Amour, que le cœur est à plaindre lorsqu’il Vous refuse et lorsqu’il ne se livre pas à Vous dans toute l’étendue de ce qu’il est !
Il y en a qui ne refusent pas entièrement la grâce, mais ils lui donnent si peu d’ouverture qu’elle est comme captive en eux et ne peut y faire ses fonctions. Avec quelle plénitude cette grâce ne se répand-t-elle pas sur ceux qui la veulent recevoir pleinement sans se regarder eux-mêmes ? On reçoit également de la douleur, et pour la compression et pour la dilatation90. Ainsi cette grâce en se faisant passage fait souffrir : c’est ce qui fait que souvent on la craint et qu’on la refuse. Mais laissons-lui faire son passage à elle-même, recevons-la de tout notre cœur et elle étendra elle-même ce même cœur dans toute l’étendue qu’un sujet créé le peut porter. Que j’ai de douleur quand je vois cette grâce refusée presque partout ! Il me semble de voir ce qui arriva à la naissance de Jésus-Christ, qu’il ne trouva aucun lieu dans toutes les hôtelleries à cause de la pauvreté de ses parents : son réduit fut une pauvre étable. Parce que la grâce est pauvre, nue, dépouillée de brillant, elle est presque refusée partout. Elle est obligée de se réfugier dans quelque pauvre cœur, qui se trouvant vide de tout le reste, la reçoit avec une entière plénitude.
Ordinairement91 les personnes peu avancées veulent se mêler de conduire les autres avant que Dieu les appelle à cet emploi, elles croient même le pouvoir mieux faire que celles que Dieu appelle à cela par vocation singulière. C’est un abus dans la vie spirituelle, et qui s’y glisse même dès son commencement, que de vouloir travailler pour les autres à contre temps. Et ce n’est que par une fausse ferveur que l’on entreprend de les aider par soi-même avant d’en avoir reçu la mission. Plusieurs se croient capables de conduire dans la voie des saints qui n’y sont pas encore bien entrés eux-mêmes, et voulant faire part aux autres des grâces qui ne leur sont données que pour eux, ils en perdent eux-mêmes le fruit et ne peuvent en aider les autres. Il ne se faut point porter à aider le prochain tant qu’on le désire et que l’on n’a pas l’expérience des choses divines et la vocation. Il faut être établi auparavant dans la vie intérieure.
Jésus Christ, notre parfait modèle, a passé trente ans dans la vie cachée, s’appliquant à une oraison continuelle et demeurant anéanti devant Son Père pendant un si long temps, avant que de S’employer visiblement au salut des hommes pour nous apprendre par Son exemple à laisser mourir tout empressement d’aider au prochain et à demeurer dans le silence et dans le repos jusqu’à ce que le temps et les moments soient venus, auxquels Dieu nous donnera Sa parole et Son ordre pour travailler au salut des âmes, s’Il a dessein de Se servir de nous pour cela. J’ose assurer que la vie apostolique par état permanent ne peut être donnée que lorsque l’âme est arrivée en Dieu, et en degré éminent, ce qui n’empêche pas que l’obéissance n’y engage plus tôt. Mais lorsque c’est par obéissance, ou par le devoir indispensable, Dieu supplée à ce qui manque à l’état.
Quelques personnes, même fort spirituelles, m’entendant parler de la vie apostolique par état, prendraient cela pour une certaine ardeur que les âmes nouvellement entrées dans la voie passive ont d’aider aux autres. Elles jouissent au-dedans d’elles d’un si grand bien qu’elles voudraient le communiquer à toute la terre. Mais ces personnes sont infiniment loin de l’état dont je parle, qui ne peut jamais arriver que l’âme ne soit morte et ressuscitée en Dieu, et fort avancée en Lui seul, où tout se trouve en unité divine. Alors elle entre dans la vie apostolique par état, par infusion substantielle et par union essentielle, où c’est Dieu qui agit et qui parle en elle sans qu’elle prévienne Dieu ni qu’elle Lui résiste ni qu’elle participe à ce qui se dit ou se fait par elle en rien qui lui soit propre, imitant en cela la façon de parler et d’agir de Jésus-Christ : Je ne puis rien faire de Moi-même, dit-il, et je juge selon que J’entends92; et celle du Saint-Esprit, duquel il assure qu’Il ne parlera pas de Lui-même, mais qu’Il dira tout ce qu’Il aura entendu93. Ce qui se doit entendre de cette sorte : les Personnes de la Trinité, comme unies dans l’essence, y ont tout également, et Elles parlent et agissent par Elles-mêmes comme parlant et agissant au-dehors par une même essence en unité parfaite ; mais comme Personnes distinctes, Elles reçoivent les unes des autres : le Fils reçoit du Père, et le Saint Esprit reçoit du Père et du Fils par Son émanation éternelle d’Eux.
Or je dis qu’il faut que l’âme passe par Jésus-Christ et par la Trinité en distinction avant qu’elle arrive en Dieu seul qui est la Trinité essentielle et indivisible, tout se trouvant réuni dans l’Essence unique en Unité parfaite, de sorte qu’après avoir été unie à Jésus-Christ distinctement et à la Trinité personnelle selon les opérations qui sont appropriées aux Personnes divines, il faut que tout se trouve réuni dans le point de l’Unité essentielle, où toute distinction personnelle se perd et où nous demeurons cachés en Dieu avec Jésus-Christ94 qui est notre Vie95, ainsi que Saint Paul l’avait éprouvé. La raison de cet ordre qui s’observe dans le retour de l’âme à son principe est que, l’âme étant sortie de l’Unité de l’Essence divine par la Trinité des Personnes et cette Trinité s’étant communiquée à elle par les grâces et par les mérites de Jésus-Christ, il faut aussi que pour rentrer pleinement dans son origine, elle aille par Jésus-Christ, son Médiateur et son chef, à la Trinité des personnes, et par elles à l’Unité de l’Essence où tout se réduit en parfaite Unité dans la plénitude de la Vie divine et dans le repos inaltérable.
Mais l’âme étant réunie dans ce point essentiel de Dieu seul, elle sort au-dehors par les effets, comme les divines Personnes par Leurs opérations, et ainsi elle se multiplie dans ses actions, quoi qu’elle soit une et très simple et indivisible en elle-même, de sorte qu’elle est une et multipliée sans que la multiplicité empêche l’unité ni que l’unité interrompe la multiplicité. Ceci ne se doit entendre ni selon la seule pensée, vue et sentiment, conformité ni ressemblance connue comme telle par la créature, mais par état réel et permanent quoique, pour l’ordinaire, il ne soit pas connu de l’âme qui a le bonheur d’y être arrivée, comme en elle-même et pour elle-même ; mais il lui est donné de le connaître et exprimer comme dans les autres et pour les autres.
Cet état néanmoins n’est point une sortie de la créature au dehors pour parler, agir et produire les effets de la vie apostolique. L’âme n’y a point de part : elle est morte et très anéantie à toute opération. Mais Dieu, qui est en elle essentiellement en Unité très parfaite où toute la Trinité en distinction personnelle Se trouve réunie, sort Lui-même au-dehors par Ses opérations : sans cesser d’être tout au-dedans et sans quitter l’unité du Centre, Il se répand sur les puissances, faisant par elles et avec elles tantôt l’office du Verbe instruisant, agissant et conversant, tantôt l’office du Saint-Esprit sanctifiant, embrasant d’Amour, fondant ce qu’il y a de plus caché dans les cœurs et parlant par la bouche de cette créature qui demeure très passive à tout ce que Dieu-Verbe et Dieu-Saint-Esprit opère en elle et hors d’elle par son organe - durant que cette âme, vide de toute propriété et distinction non seulement des Personnes mais d’elle-même, demeure essentiellement unie à Dieu dans le fond qui est Dieu même, où tout est dans le repos parfait de l’Unité essentielle de Dieu pendant néanmoins que le même Dieu agit par elle en distinction de Personnes. Tout cela s’opère sans le vu ni le su de cette créature, qui est entièrement incapable de faire ce discernement et qui ne connaît ses paroles et ses actions que lorsqu’elles paraissent, ainsi qu’elle ferait à l’égard de celles d’une autre personne. Mais Dieu révèle ce mystère à qui il Lui plaît.
L’âme arrivée à ce degré est immuable quant au fond, Dieu lui faisant part de Son immutabilité. Elle est si pure, si nette et si dégagée de toutes sortes d’espèces qu’il ne lui vient pas quelquefois en tout un jour une seule pensée. Son esprit est comme une glace pure, qui ne reçoit aucune impression que celle qu’il plaît à Dieu de lui donner. Un entendement purifié de cette sorte est toujours illuminé, mais c’est une lumière générale, immense et pure : c’est un commencement de la lumière éternelle. Cette lumière dans sa pureté et netteté ne cause point de faux brillants, comme des révélations particulières. C’est pourquoi elle n’est pas sujette à l’erreur : c’est la Révélation de Jésus-Christ, Lumière et Vérité, qui, ne laissant nulle distinction à l’âme qui La possède, lui manifeste les secrets tels qu’ils sont et lui communique tout sans lui rien donner et sans l’entremise de la raison. Cette Lumière absorbe dans son sein tout ce qui se peut distinguer, connaître et nommer. Et en laissant l’esprit dans sa pureté et clarté que rien ne termine, Elle ne lui laisse pas ignorer ce qui se peut nommer, distinguer et connaître. Elle a d’une manière infuse, pure et séparée de toutes espèces ce que les autres ont par l’entremise des idées, de l’étude et du raisonnement, et cela sans erreur et tromperie parce que c’est la Lumière de Vérité, qui dissipe par Sa clarté tous les brouillards de l’erreur et du mensonge.
La volonté est tellement purifiée qu’elle jouit sans apercevoir sa jouissance. Elle goûte sans saveur, elle a tout sans rien avoir, rien ne lui manque et elle ne possède rien. Il semble que la même pureté et netteté qui est dans l’esprit soit en elle : c’est tout la même chose. De même que le soleil échauffe et éclaire en même temps et que sa lumière est chaleur et sa chaleur lumière, de même Dieu est la Lumière et l’Amour de cette créature transformée en Lui, qui fait tellement une même chose avec Lui qu’elle ne peut Le distinguer ni se distinguer elle-même. Dieu est elle et elle est Dieu96, puisqu’Il est sa vie et son mouvement ; tout le reste lui est étranger et elle est étrangère à elle-même. Elle ne se trouve ni être, ni subsistance, quoiqu’elle ait une vie toute divine. Il lui semble qu’elle est si séparée d’elle-même que son corps est comme une machine qui se remue, qui vit et qui parle par ressort.
Dans cet état, l’on connaît ce qui est de l’intérieur des personnes pour lesquelles Dieu applique, et cela dans la même Lumière. C’est là que l’on fait tout sans faire rien, c’est là que le Père engendre son Verbe dans l’âme et que le regard mutuel du Père et du Fils, qui est un regard de complaisance, produit le Saint Esprit. C’est là que les merveilles du temps et de l’éternité sont découvertes sans nulle manifestation particulière : le moment qui fait parler ou écrire en fait tout le discernement.
Or quand le Verbe parle par cette âme, Il ne peut parler par elle que [de] ce qu’Il a parlé Lui-même étant sur terre, ce qui fait que cette personne se sert des paroles de Jésus-Christ et de l’Écriture sans chercher à s’en servir et sans penser qu’elle s’en serve : c’est que Jésus-Christ étant Lui-même sa parole, elle ne peut jamais parler que ce dont Jésus-Christ a parlé. Et cette parole multipliée au-dehors se trouve réunie dans le Verbe et le Verbe en Dieu sans distinction ni multiplicité personnelle mais dans l’unité parfaite de l’Essence, ainsi que saint Jean l’explique : le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Le Verbe était en Dieu : voilà la distinction personnelle ; et le Verbe était Dieu : voilà l’Unité de l’Essence97.
C’est donc là ce que j’appelle la vie apostolique, savoir l’état où l’âme étant morte à tout et parfaitement anéantie, ne retenant plus rien de propre, Dieu seul demeure avec elle et en elle ; et elle est abîmée et perdue en Lui, ne vivant dans son fond que de sa vie essentielle, mais sortant sans sortir au-dehors par sa vie personnelle en distinction d’effet et non de connaissance. Ce qui nous est marqué dans les Apôtres qui ne furent confirmés dans l’état permanent de la vie et des emplois apostoliques qu’après la réception du Saint Esprit avec plénitude, qui causa en eux un vide entier d’eux-mêmes et une si grande souplesse à tout ce que Dieu voulait opérer par eux qu’il est dit que ce n’était pas eux qui parlaient mais l’Esprit de leur Père céleste qui parlait par leur bouche98, et que Saint Paul proteste que c’était Jésus-Christ qui parlait en lui99. Toute personne qui aura lumière ou qui sera parvenue à ce degré m’entendra.
Je dis de plus que peu de personnes arrivent à cet état et que de très saintes âmes meurent dans la consommation en Dieu seul, sans que Dieu soit sorti personnellement et par les effets en elles. Il faut une vocation particulière pour que cela soit et, quand cela arriverait, il [l’état] ne tire en rien l’âme de son unité parfaite en Dieu seul de même que Jésus-Christ n’en fut jamais tiré, ni le Saint Esprit non plus, quoiqu’ils agissent différemment au-dehors, étant assuré qu’à cause de l’Unité essentielle et indivisible, lorsque le Verbe agit au-dehors, le Père et le Saint-Esprit agissent aussi indivisiblement avec Lui. Et lorsque le Saint-Esprit agit, le Père et le Fils le font aussi parce qu’Ils sont indivisibles dans Leurs opérations à l’égard de la créature, ce qui n’empêche pas pourtant que cette unité parfaite en Dieu seul ne change de nom selon les effets multipliés qui en sortent et qu’il n’y ait une distinction aussi véritable des Personnes comme il est vrai que l’Essence est une en Elle-même. Selon le rapport qu’ont les opérations ou les propriétés des Personnes divines, elles sont attribuées différemment à ces mêmes Personnes : la Fécondité et la Puissance au Père, la Sagesse et la Providence au Fils, la Bonté et l’Amour au Saint-Esprit ; et tout cela se trouve réuni en Dieu seul, où tout est Puissance, tout Sagesse, tout Amour.
Les âmes apostoliques en qui cela s’opère, n’ont ni mouvement ni tendance, pour petite qu’elle soit, à aider et parler au prochain, mais Dieu leur fournit tout par Providence et leur met en bouche des paroles comme il Lui plaît et quand il Lui plaît. Ceci supposé, il est aisé de voir que très souvent il en est qui font de semblables fautes que celle qui a été remarquée lorsque, se trouvant dans la passiveté de lumière et d’amour, ils prennent souvent comme de Dieu ce qui ne vient que de leur ferveur, et il y a souvent de la tromperie. Mais dans l’état dont je parle ici, il n’y en a point et il n’y en peut avoir à moins de sortir de l’état. Ces autres personnes disent souvent comme Coré : nous sommes aussi propres que les autres à aider le prochain puisque tout ce qui est en nous est saint100. Mais la suite et l’expérience fera bien voir que s’ils sont saints en eux et pour eux, ils ne le sont pas encore pour faire l’office de Prêtre et de Pasteur en faveur des autres, cela étant réservé à ceux que Dieu a choisis pour cet emploi.
On peut aussi connaître par cela même pourquoi tant d’ouvriers qui travaillent beaucoup dans l’Église de Dieu font très peu de fruit : c’est parce qu’ils s’ingèrent d’eux-mêmes sans être appelés, ou parce qu’ils ne sont pas assez établis en Jésus-Christ ni unis à Lui, pour rapporter par Lui-même un grand fruit.
Vous me demandez comment je sais que c’est Dieu qui me fait agir et comment Il me parle. Je sais qu’Il me fait agir comme je sais que j’ai une âme qui remue mon corps et que si je n’avais pas cette âme, mon corps serait sans aucune fonction vitale. L’un est aussi certain que l’autre. Si un homme pouvait se sentir après sa mort, il saurait fort bien qu’il n’est privé de toutes les fonctions de la vie que parce que l’âme n’animerait plus son corps. Si cette âme revenait animer ce corps de nouveau et que ce corps eût perdu ce qu’il avait de terrestre et de grossier et que l’âme eût acquis des qualités qu’elle n’avait pas auparavant, la possession de cette nouvelle âme et son union à ce corps séparé de la terre, lui ferait voir un pays nouveau. Cette personne sentirait bien que toutes ses fonctions sont différentes des anciennes. Elle serait enchantée d’abord de cette nouvelle vie, elle la distinguerait et la remarquerait fort bien et la comparant à la première vie qu’elle avait avant que la mort eût purifié son âme et son corps, elle en verrait la différence. Elle serait surprise un temps de cette nouveauté, elle ne pourrait douter de sa vie, mais dans la suite elle vivrait tout naturellement, sans se dire toujours : « je vis, c’est mon âme qui fait agir mon corps ». Cette vérité si certaine ne serait plus son attention : elle vit, elle opère et c’est assez. Elle sait qu’elle a été privée de cette vie qu’elle possède, elle sait qu’elle vit et c’est tout. Et elle sait que cette vie est étendue, vaste, qu’elle n’est pas comme la première : et c’est tout ainsi que cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie.
Au commencement cela est plus aperçu, dans la suite cela devient comme naturel. Saint Paul qui l’avait éprouvé dit : Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi101. Je ne saurais douter que je ne vive. Je ne puis douter non plus que Jésus-Christ ne vive en moi : c’est Lui qui est devenu mon âme, c’est Lui qui lui fait faire toutes ses fonctions. Il est l’âme de mon âme et comme mon âme anime mon corps, Jésus-Christ anime mon âme. Et de même que je me contente de vivre et de faire les fonctions d’un homme vivant, sans que je me dise toujours : « c’est mon âme qui fait agir ma main », me suffisant de savoir que cela est sans quoi elle serait paralytique, aussi si mon Dieu qui agit en moi et par moi cessait de le faire, je deviendrais paralytique et je ne pourrais rien faire par moi-même. Et comme on sent fort bien un membre mort et qu’on voit qu’il ne fait plus les mêmes fonctions parce qu’il n’est plus animé, aussi si mon Dieu Se séparait de moi, je ne pourrais rien faire de ce que je fais, je sentirais Sa privation avec des douleurs intolérables quoique je ne sente Sa possession que par une vie immense qu’Il me communique et qui est séparée et dégagée des assujettissements de la première vie.
Il en est de même pour la parole. Mon âme ne parle pas en moi, mais je parle par elle et je ne pourrais parler sans elle : elle remue ma langue, elle met les paroles en ma bouche. Mon Dieu fait tout de même : Il fait parler, agir, écrire, sans quoi cela me serait impossible. On sent la privation des fonctions naturelles mais on ne fait pas attention de même sur le principe de nos actions. Sitôt que le Verbe vit en l’âme, quIil est l’âme de notre âme, c’est Lui qui devient le principe de ce qu’elle fait et dit, et cela de telle sorte qu’elle ne peut rien faire par elle-même. Et si elle voulait faire effort, cela lui serait impossible : il ne lui viendrait rien, elle se trouverait comme une bête et comme une personne qui n’a rien su102.
Concluez donc que la Vie et la Parole du Verbe est la possession de ce même Verbe. C’est Lui qui nous possède et non nous qui Le possédons, étant notre Principe vivant et vivifiant, comme Il le dit Lui-même : Je suis le Principe, qui parle même à vous103 . C’est Lui qui parle à tous, mais Il n’est pas le Principe en tous ni leur parler, leur vie et leur fonction. Il dit ailleurs qu’Il est la vigne, que nous sommes les branches104. Ces branches sont entretenues par une sève secrète qui monte et qui se distingue par les effets et non autrement. Nul ne voit comme cette sève monte et s’insinue dans toutes les parties de la vigne. Il en est de même de la vie du Verbe en nous. C’est cette sève sacrée qui est notre Principe vivant et vivifiant qu’on ne discerne que par les fruits. La branche coupée perd sa sève et sa vie et ne porte plus de fruits. Nous portons en Jésus-Christ des fruits dont Il est le Principe.
Lorsque l’âme est mise dans l’état apostolique et que le parler du Verbe lui est donné, elle communique aux autres en deux manières, et par les paroles et par le silence. La première manière est pour tous et elle est la moins parfaite, la seconde est pour les personnes attirées à une plus grande simplicité.
La communication se fait de loin aussi bien que de près, lorsque les âmes sont assez perdues pour cela ; mais cette communication de loin n’est ordinairement ni si intime ni si prompte que celle de près.
Il est aussi difficile de reprendre le distinct en Dieu, et même plus, qu’il a été difficile de le perdre en Lui. Ce distinct est pour les autres, cette âme ne sortant pas par là de son anéantissement. Jésus-Christ Se communiquait de la sorte à Ses plus familiers et comme, pressé qu’Il était de répandre Sa plénitude, Il allait chercher des âmes disposées auxquelles Il le pût faire. Cette femme hémorroïsse105 ne reçut qu’en s’approchant de Lui l’effet de la vertu qui s’écoulait de Lui parce qu’elle était autant pleine de foi qu’anéantie et honteuse de son ordure et de sa maladie. Les communications ne sont de cette sorte que pour un temps, non par rapport de la personne de qui elles sortent mais par rapport à celui qui les reçoit. Plus son cœur est étroit, plus il faut d’approche pour se communiquer et la communication ne se fait que peu à peu.
Mais quand le cœur est devenu étendu et qu’il participe à l’immensité de celui qui lui communique, alors on se communique aussi bien à cent lieues que proche. Mais ces sortes de communications veulent une correspondance immense car c’est l’Immensité qui Se communique dans l’Immensité même. Et alors il n’y a plus de souffrance pour celui qui communique car il est reçu autant qu’il peut communiquer : et c’est alorsque se fait le commerce ineffable de la Ste Trinité où l’Immense est reçu dans l’Immensité même, où ne trouvant rien qui retienne sa communication, il106 est autant large dans les autres qu’il l’est en lui-même. Ceci est relevé, je crois pourtant que vous m’entendrez.
Dieu Se communique à toutes les créatures, mais il ne Se communique avec autant d’abondance que de délectation sinon dans les âmes bien anéanties, parce qu’elles ne résistent plus et que, Dieu étant Lui-même leur fond, Il Se reçoit Lui-même en Lui-même. De là vient que la communication que nous recevons de Dieu même au-dedans est d’autant plus sensible qu’elle est plus resserrée ; et par la même raison, elle est d’autant plus insensible qu’elle est plus immense car Dieu ne Se communique point autrement par Lui-même que par le néant107, puisque c’est la même chose. Marie, pour faire entendre qu’elle comprenait que c’était le Verbe, Fils unique du Père, qui devait S’incarner en elle et qu’elle devait communiquer aux autres hommes, dit : Il a regardé la bassesse de sa servante108, c’est-à-dire son profond anéantissement. Et comme la communication du Verbe en nous se fait par le regard de complaisance de Dieu sur l’âme bien anéantie, aussi la communication du Verbe se fait par nous à d’autres dans notre anéantissement.
La communication se fait par approche pour les âmes qui ne sont pas anéanties et par simple regard ou pensée pour celles qui le sont. Un exemple de ceci est en saint Jean Baptiste : les premières communications se firent par voie d’approche ; et ce fut la raison pourquoi la Sainte Vierge demeura trois mois chez Sainte Élisabeth, après quoi Saint Jean n’eut plus besoin de s’approcher de Jésus-Christ dès qu’il fut fort. Aussi n’eût-il point d’empressement pour Le voir, quoique, lorsqu’ils s’approchèrent, il y eut encore un renouvellement de grâce.
Ces communications sont claires dans l’Écriture. Jésus-Christ sentait plus fortement ce désir (sans désir) de communication pour les âmes imparfaites parce qu’elles mettaient plus d’obstacles. « J’ai soif », dit-Il, et à la Samaritaine et aussi sur la Croix : la même soif qu’Il déclare à la Samaritaine est la même dont Il Se plaint à la Croix. Il a soif : et de quoi, ô Divin Sauveur ? De communiquer le don de Dieu : O si tu savais le don de Dieu, et qui est Celui qui te demande à boire, tu Lui en eusses demandé, et Il t’eût donné à boire une eau vive109. O c’est Lui-même ! Pressé qu’Il est de cette même soif, ne crie-t-Il pas : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne, et des fleuves de paix couleront dans ses entrailles110 mais des fleuves qui montent jusque à la vie éternelle, c’est-à-dire qu’ils produisent l’effet de mettre l’âme en vie éternelle et qu’elle puisse recevoir les communications immenses de Dieu même.
Lorsqu’Il a soif sur la Croix, c’était de laisser cet Esprit sur la terre qui, Se communiquant tout en tous, consommât tout le monde dans l’Unité de Son Principe. Mais ne trouvant presque personne en état de Le recevoir, Il Le remet entre les mains de Son Père, comme pour Lui dire : « Mon Père, préparez-y les cœurs, et Le communiquez Vous-même ; car Je meurs sans pouvoir Me communiquer en plénitude. » Ce fut là sa douleur extrême dans le jardin111 où ne pouvant communiquer l’Esprit dont Il était rempli, Il communique Son sang par les mêmes endroits par où se fait la transpiration des esprits, c’est-à-dire par les pores ; enfin, après Sa mort, Il veut que l’on ouvre Son cœur pour communiquer la vie. O mystère ineffable compris de peu ! car il y a peu de petits enfants. Jésus-Christ prenait les petits enfants pour Se soulager, et les mettait sur Sa poitrine112.
Il y a deux passages admirables de ces communications dans le Cantique où l’Épouse dans sa plénitude compare ses mamelles à la tour113, et où elle dit qu’elle est devant l’Époux comme celle qui a des peuples. Saint Jean l’Évangéliste en recevait de son Maître à la Cène et il était accoutumé à en user de la sorte. Sur la Croix, Jésus-Christ lui communiqua Sa propre vie : c’est pourquoi Il lui dit que Marie était sa mère et qu’il était son fils.
Lorsque les personnes auxquelles on se communique sont d’un degré inférieur, cela est plus sensible : c’est comme lorsqu’une rivière se décharge dans une autre beaucoup plus bas, cela fait beaucoup de bruit et est bien plus marqué. Mais quand ces eaux sont à niveau et quand il n’y a plus du tout de pente, cela est fort tranquille : c’est alors comme une mer immense où il se fait un flux et reflux de communications. Les Bienheureux se communiqueront de cette sorte, qui s’appelle pénétration. Et ce sera dans le Ciel une Hiérarchie, lorsque les esprits du même ordre auront ensemble un flux et reflux en participant aux communications de la Trinité, où tout sera consommé.
Dieu peut donner à une âme les mêmes grâces qui opèrent l’extase, quoique pour cela cette âme ne perde pas l’usage des sens extérieurs comme on les perd dans l’extase, perte qui ne vient que de faiblesse. Mais elle perd tellement toute vue de soi-même dans la jouissance de son divin objet qu’elle s’oublie de tout ce qui la concerne ; c’est alorsqu’elle ne distingue plus nulle opération de sa part. L’âme semble alors ne faire autre chose que de recevoir ce qui lui est donné avec beaucoup de profusion. Elle aime, sans pouvoir rendre nulle raison de son amour et sans pouvoir dire ce qui se passe en elle dans ce moment. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que Dieu opère dans une âme qui Lui est fidèle. Elle correspond en recevant de tout son cœur, autant qu’elle en est capable, les opérations de son Dieu, Le regardant quelquefois faire avec complaisance et amour. D’autres fois elle est si perdue et si cachée en Dieu avec Jésus-Christ qu’elle ne distingue plus son objet, qui semble l’absorber en Lui-même.
Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ?
Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu remue le cœur comme Il lui plaît et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur. On discerne alors fort bien qu’on éprouve quelque chose au-dedans de soi-même que l’on n’éprouvait pas auparavant, mais pour ce temps-là seulement ; et quoique cela soit très simple, Il ne laisse pas de se faire goûter du cœur, qui éprouve en soi une correspondance pour cet autre cœur.
Mais lorsqu’il y a quelque chose qui resserre ou empêche cette communication, l’âme supérieure le sent bien. C’est comme une eau qui voulant se faire passage et ne trouvant point d’issue, retourne sur elle-même. Cela peut venir aussi de ce que l’autre personne n’étant point accoutumée à cette manière, n’y correspond pas par un certain recueillement et un certain esprit d’attente, comme pour recevoir ce que Dieu voudrait donner par là.
Cela ne dépend point de notre volonté mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition ; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher. Dieu la donne donc et l’ôte comme il lui plaît.
Il ne faut point dire à cela : « Je ne veux rien », car il faut recevoir également tout ce que Dieu donne et par le moyen qu’Il lui a plût de choisir, et [moyen] qui n’y a non plus de part qu’un tuyau qu’on met auprès d’une eau pour la faire couler et qu’on ôte quand on veut. Lorsque la personne ne correspond pas autant qu’il serait nécessaire, ou qu’elle se retire, cela fait une sorte de souffrance qu’on ne saurait exprimer, parce que cela est fort spirituel.
Comme Dieu est le Maître de se servir des voies qu’Il lui plaît, qu’Il les change selon son bon plaisir, qu’Il remue toute la nature comme Il lui plaît, qu’Il fait les révolutions selon que Sa Toute Puissance en ordonne, que c’est un Etre indépendant et jaloux de son indépendance, Il s’est servi des voies qu’Il lui a plu dans le monde en différents temps. Il s’est servi dans les premiers temps de la voie des Prophètes, bien que cependant ces temps aient eu quelque part des autres voies qui ont suivi. Mais néanmoins leur caractère principal était la Prophétie comme nous voyons les saisons, quoique très différentes, tenir pourtant quelque chose les unes des autres. Il y a eu ensuite celle des Martyrs, des Anachorètes, des Pénitents, dont les travaux effroyables nous étonnent. Nous avons vu les Docteurs et les Confesseurs etc. qui tous, quoique d’un caractère particulier, tenaient en quelque chose les uns des autres.
La manière dont Dieu veut être servi présentement est une entière désappropriation et une foi simple, un Amour pur et un entier anéantissement de ce que nous sommes, faisons et pouvons.
Les premières voies ornent, embellissent la créature, sont toutes rapportantes à elle, quoique référées à Dieu et subordonnées. Tout va à perfectionner ce sujet en manière de sujet parfait, orné, travaillé, embelli, anobli ; (tout va à) l’enrichir, l’élever et enfin à en faire une chose d’autant plus admirable, que tout ce qui l’environne est plus sensible, plus palpable, plus à la portée de la créature, qui estime tout ce qui est sensible, visible et plus selon sa portée et ses idées. C’est là la voie de la gloire des saints. C’est celle du serpent dans la pierre114 dont il reste des traces et des vestiges, quoique secrets.
La voie de l’entière désappropriation, dont Dieu veut se servir à présent, est bien différente. C’est la voie de l’aigle dans l’air115, dont il ne reste rien. C’est la voie du seul honneur et de la seule gloire de Dieu, sans relation sur l’homme et pour l’homme. La première voie a pris ce qui était à Dieu pour le donner à l’homme, ainsi qu’a dit Jésus-Christ parlant de la descente du Saint Esprit : il prendra de ce qui est à moi et vous le donnera116. La seconde voie restitue à Dieu toutes les appropriations que l’homme s’était faites. C’est la voie de la seule gloire de Dieu, qui n’envisage que Lui, qui ne travaille point à enrichir son sujet, mais qui est toute employée pour son Objet. Elle est nue, dépouillée de tout, parce qu’elle n’orne point la créature mais qu’elle est toute occupée de ce qui glorifie son Dieu. Elle ôte tout à son sujet pour le restituer à son objet. Elle paraît dénuée de toutes les grandes choses. Elle n’a ni traces, ni vestiges. Tout retourne et est pour Dieu. On aperçoit le trou du serpent et sa peau dans la voie qu’il a tenu sur la terre ; mais il ne reste aucune trace de celle de l’aigle. Dieu est riche, grand, saint, heureux : tout mon bonheur est en lui et non en moi. Je ne puis rien montrer d’un trésor qui est tout à lui et dont je ne me réserve rien. O richesses de la Sagesse et de la science de Dieu que vos voies sont investigables117 ! Il n’y a point de traces ni de vestiges parce qu’il n’y a rien de l’homme et pour l’homme118.
L’homme est tellement composé de sentiments, qu’il veut exercer en toutes choses ses sensations. Il faut quelque chose qui convienne à l’homme, qui le fasse être et subsister en soi, qui ait des marques et des vestiges de l’homme : car il faut que partout où est l’homme, il paraisse, soit sensuel, soit vertueux, soit savant, spirituel, enfin soit saint, grand, orné de vertus ; et tout cela est palpable et sensible. Otez l’homme de ses sensations, il semble que vous l’ôtiez de sa sphère ; et il est vrai : mais c’est afin de lui en donner une autre.
Il n’en est pas de même de la foi, de l’Amour pur, et de l’entière désappropriation. Cette voie étant au-dessus des sensations, l’homme la comprend plus difficilement et il la pratique plus rarement, parce qu’il n’y trouve point les traces de l’homme. Non ; ses traces n’y sont point : il n’y en a plus, il n’y a que les vestiges de Dieu. Je ne suis ni saint, ni orné etc. dira cet homme éclairé de la lumière de Dieu ; mais Dieu est tout cela pour moi. Je ne m’amuse point au sujet, qu’il soit beau ou laid, vêtu ou nu ; je ne m’arrête qu’à ce grand Objet, qui surpassant infiniment et renfermant tout ce qui est possible, à cause de son immensité, ne laisse rien pour moi. Or comme Il ne laisse rien pour moi, et que je ne saurais subsister sans rien, Il m’absorbe et me perd en Lui, où il ne me laisse rien de propre, ni propre justice, ni propre vertu. Rien ne peut contenter mes sensations, parce que ceci les surpasse infiniment. Cette voie est la voie de Dieu seul, d’autant plus pure qu’elle n’est point mélangée des rapports à la créature et qu’elle ne dérobe rien à Dieu, qu’elle n’est point idolâtre. C’est l’amour des sentiments qui fait toutes les idolâtries et matérielles et spirituelles. Cette passion est si forte en l’homme, même spirituel, qu’il ne peut la quitter sans une grâce bien spéciale et une lumière bien pure. Nos attaches quelles qu’elles soient sont des idolâtries plus ou moins matérielles. L’entière désappropriation nous fait accomplir le premier Commandement, qui est et l’Amour pur et l’adoration parfaite. Plus nous aimons purement, plus nous adorons éminemment.
L’homme comprend la pauvreté des biens temporels, leur détachement : cela est suivant sa portée ; mais il est bien éloigné de comprendre la pauvreté spirituelle et toute son étendue, parce que cela surpasse ses sensations. Il ne comprend pas même la propriété et il regarde comme vertu éminente ce qui ne sera jamais admis sans être purifié. Dieu est un Dieu jaloux : c’est pourquoi il faut l’aimer sans partage, et sans rapport à nous. C’est pour cela qu’il exige avec tant de rigueur la restitution des usurpations. L’homme saint et propriétaire ne voit rien de meilleur que ce qu’il pratique, rien de plus grand que ce qu’il conçoit. Mais lorsque ces choses font son admiration et celle des autres, l’Esprit de Dieu, infiniment supérieur, y découvre des impuretés étranges. Dieu jugera nos justices119 qu’il regarde en Isaïe comme des souillures.
Mais Il ne jugera pas l’âme désappropriée. Il n’y a rien en elle pour y appuyer un jugement : on ne juge pas sur rien, il faut quelque chose pour juger. O Amour ! Vous jugerez les justices des hommes mais vous ne jugerez pas les vôtres. Les hommes n’estiment que ce qu’ils font et que leurs idées. Ils ont donné des noms de vertus à ce qui leur a plût - et avec des yeux de fourmis une lentille leur paraît une maison. Il n’en est pas de même des yeux de Dieu. On voit, par exemple, une personne faire quelques pénitences volontaires, qui ne lui font pas grand mal, tant parce que ce qui est du propre choix n’en fait guère que parce que nous y posons telles bornes qu’il nous plaît, et que l’amour-propre et l’amour de notre propre excellence, si abominable devant Dieu, nous soutient. On voit, dis-je, ces pénitences volontaires, qui ne tueraient pas un moucheron, et on crie au saint, à la sainte, pendant qu’une personne qui est le jouet de la Providence, à qui Dieu envoie telles douleurs qu’il lui plaît, et laquelle ne met point de bornes ni à son amour ni à sa patience, n’est presque pas regardée : et pourquoi ? C’est qu’on ne voit point là l’ouvrage de l’homme. Son idée et sa tentation ne trouvent pas là leur compte, quoique cependant Dieu fasse ses délices de cet homme. Il est pauvre, nu, dépouillé de tout, il n’a rien du bien d’autrui, et cet autrui est Dieu. Il n’est digne que de mépris mais Dieu ne juge pas des choses comme les hommes en jugent. O qu’il s’en faut bien ! Une âme éclairée par l’entière désappropriation, et revenue à la parfaite simplicité, voit qu’on admire des choses qui répugnent à son cœur et que Dieu vomit.
O Seigneur ! Ouvrez les yeux de notre âme, pour voir la vérité dans votre vérité, et la lumière dans votre lumière. Les yeux immenses qui sont les yeux du cœur, voient si petites ces choses qu’on estime grandes et voient si grandes celles qu’on appelle petites, que l’âme est étonnée du renversement de jugement des hommes avec leurs yeux de fourmis qui ne peuvent voir plus que leur étendue et par rapport à leurs sensations. Emitte Spiritum tuum ; et creabuntur et renovabis faciem terrae (Envoyez votre Esprit, et tout sera créé de nouveau, et vous renouvellerez la face de la terre120). Donnez, Seigneur, cet Esprit de désappropriation à vos enfants puisque c’est ce que vous voulez présentement d’eux et que l’ancienne Loi doit être absorbée dans la nouvelle, comme les étoiles dans la lumière du soleil. Faites-vous honorer en Dieu. Il n’y a que le pur Amour, l’entière désappropriation, qui s’étend bien loin, et la foi nue, qui soient dignes de Vous. O Seigneur! Donnez des oreilles pour entendre et un cœur pour comprendre ! Amen ! Venez Seigneur Jésus !
La contemplation a un objet qu’elle envisage d’un simple regard, et comme elle est exempte de tout raisonnement, on peut bien l’appeler aussi une oraison de foi, mais lumineuse, mais appuyée sur l’objet distinct qu’elle contemple.
La contemplation est ou de Jésus-Christ Dieu-homme ou de quelques attributs divins, ou de la très sainte Trinité, ou de Dieu sans distinction des Personnes.
Il y a une contemplation de Jésus-Christ homme-Dieu qui ne fait aucune distinction de la Divinité et de l’humanité, mais qui Le contemple dans tout ce qu’Il est d’un regard simple et amoureux, mêlé d’admiration. Et quoi qu’on ne pense point en particulier à ce qu’Il a dit et fait, ses états et ses mystères ne laissent pas d’être imprimés dans l’âme de telle sorte que sans savoir comme cela se fait, on trouve en soi un grand désir de l’imiter, on aime les souffrances par union aux siennes, et les vertus de Jésus-Christ coulent à merveilles dans cette âme et même d’une manière éclatante et qui se remarque de tous. On ne sait point comme cela est arrivé parce qu’on n’a point pensé en distinction aux états et aux préceptes de Jésus-Christ et cependant ils se trouvent comme naturalisés dans l’âme, comme si elle y avait fait une longue attention ; elle les trouve dans le besoin d’une manière plus profonde et plus efficace que ceux qui y raisonnent chaque jour.
Il y a la contemplation des attributs divins, qu’on appelle autrement simple regard : par exemple une âme sera occupée de la sainteté de Dieu et ce passage Soyez saints comme je suis saint121 lui sera imprimé fortement dans l’esprit. On travaille de toutes ses forces à devenir saint et effectivement beaucoup le deviennent par là. On a de profonds abaissements devant cette sainteté redoutable qui semble écraser l’âme par son poids, et c’est ce que ces sortes de personnes appellent anéantissement. Les autres contemplent la pureté de Dieu et cette pureté fait une telle impression en eux qu’elle devient comme une lumière qui pénètre toute l’âme et qui lui fait voir jusqu’à la moindre imperfection connue comme telle, ce qui met l’âme dans une grande pureté extérieure et intérieure selon la compréhension de l’âme. D’autres sont appliqués à la divine justice, mais c’est une justice distributive pour soi et pour les autres, qui charme et qui ravit l’âme. On ne la craint point parce qu’on ne voit pas qu’on ait rien à en appréhender, on la regarde même comme la source de toutes les grâces. Cette contemplation donne une grande équité pour le prochain et un désir de rendre justice à tout le monde. D’autres sont appliqués à la miséricorde, et c’est une contemplation fort douce et fort savoureuse qui donne beaucoup d’amour pour le prochain et rend fort libéral envers lui. Toutes ces sortes de contemplations ont leurs épreuves, de violentes tentations. Il y en a beaucoup qui portent toute leur vie le même état de contemplation ; les sécheresses qui leur viennent leur sont très pénibles, et leur paraissent une épreuve très forte.
Il y a la contemplation de la Trinité. Ce sont de grandes lumières accompagnées de beaucoup d’ardeur ; l’âme croit être dans le ciel et qu’elle y découvre des secrets ineffables.
C’est dans la contemplation que sont les extases et les ravissements. Dans le commencement de la contemplation il y a des visions de Jésus-Christ qui paraît comme enfant ou comme crucifié ; il y a aussi plusieurs visions représentatives d’Anges et de saints, ce qui est plus grossier que l’extase. Les paroles formelles, successives et distinctes, appartiennent aussi à l’état de contemplation. Je dis : appartiennent à l’état, car il n’est pas nécessaire d’être dans la contemplation actuelle pour les avoir ; on les entend en marchant, en travaillant, en toute occasion. C’est ce que j’ai appelé souvent foi lumineuse ou état de lumière. Toutes les personnes qui contemplent n’ont pas de ces sortes de dons, mais ils appartiennent à l’état de contemplation. Or comme cet état est fort lumineux, il est aussi fort ardent. Il s’allume comme un feu au dedans, qu’on a peine à contenir : un feu s’est allumé122 disait David, dans ma méditation. C’était plutôt une contemplation, comme ce qu’il dit de ses dispositions le fait assez connaître. Cet amour paraît d’une grande force, il est très savoureux et fort goûté.
Il y a une autre contemplation encore plus parfaite et qui approche de plus près de l’oraison de foi nue : c’est la contemplation de Dieu en lui-même, sans distinction d’aucun attribut. C’est quelque chose de pur, net et dégagé, absorbant en quelque manière l’âme, mais c’est toujours Dieu contemplé d’une manière objective, dont la grandeur et l’immensité enlève l’âme de manière qu’elle ne se voit elle-même que comme un point presque imperceptible. L’âme passerait le jour et la nuit dans cette contemplation sans s’ennuyer. Dieu lui est tout et tout le reste ne lui est rien. Ces personnes sont fort saintes et fort édifiantes. Elles ne voient rien de plus grand que ce qu’elles ont, ce qui leur donne une certaine sécurité. Elles meurent dans le baiser du Seigneur, ce qui leur donne de grands transports de joie qui charment et édifient tous ceux qui les voient. Elles pratiquent la vertu avec une grande force. Tous ces contemplatifs sont des personnes très sages et très mesurées.
Il y a un état que j’appelle de Foi nue. C’est d’abord une contemplation obscure qui ne discerne rien dans son objet. Elle se fait plus discerner dans la volonté que dans l’esprit : l’esprit est mis en ténèbres. C’est une espèce de négation parce que l’esprit n’affirme et ne distingue rien, il est mis en obscurité afin que la volonté soit toute occupée en amour et que l’esprit n’y cause point d’empêchement ni de partage. L’amour est ici bien plus tranquille et plus simple que dans les états de contemplation dont j’ai parlé. Si l’on demande à cette âme ce qu’elle fait, elle dira qu’elle n’en sait rien mais qu’elle est très contente. Demandez-lui si elle voit et aperçoit quelque chose : elle dira qu’elle ne voit, ne distingue et n’aperçoit rien, et que cependant elle a au dedans d’elle une occupation que les objets du dehors et tout ce qui est de son état n’interrompent point, qu’un seul et unique objet sans objet l’occupe et l’absorbe pour ainsi dire. Elle passerait les jours et les nuits en cet état sans s’ennuyer ni se fatiguer. Elle n’a ni motif connu, ni raison distincte d’aimer, mais elle aime au dessus de toute connaissance de toute expression, et même souvent au dessus de toute perception.
Comme cette oraison ou contemplation infuse (si on peut appeler contemplation une chose qui se passe toute dans la volonté) occupe entièrement la volonté, l’âme éprouve peu à peu qu’elle ne veut que ce que Dieu veut et comme il le veut ; et ensuite elle ne trouve plus en elle de volonté pour vouloir ou ne vouloir pas.
Or à mesure que ceci se passe dans la volonté par le moyen de l’amour, l’esprit est toujours mis dans une plus grande obscurité. Il n’a que la foi toute seule, qui lui sert de tout ; et c’est un flambeau si caché, que quoi qu’on marche sûrement par elle, on n’a pas le plaisir de la voir elle-même, ni le chemin où elle conduit, de sorte qu’on est obligé de s’abandonner sans savoir pourquoi on s’abandonne et à quoi l’on s’abandonne.
Plus Dieu appauvrit l’esprit, plus l’amour s’empare du cœur ou de la volonté (car c’est tout un), mais aussi plus l’âme avance en cet amour, plus ce même amour se dérobe à sa connaissance et à sa perception. Ce n’est pas qu’il fuit cet amour charmant, mais c’est qu’il s’enfonce toujours plus dans l’intime de l’âme, afin de se dérober à la vue de la créature et à son discernement pour qu’elle ne s’appuie sur rien de créé, mais sur l’inconnu ; et c’est où se pratique véritablement l’abandon. Car tant qu’on voit, distingue et aperçoit son chemin, l’abandon n’est pas parfait ni l’amour désintéressé, quand même on ne ferait que le pressentir ou le deviner. Il faut être tellement abandonné qu’on ne s’informe pas où l’on nous mène ni comment on nous mène.
L’abandon croît à mesure que l’amour devient plus caché, plus nu, plus séparé de tout intérêt ; et conséquemment la foi devient aussi plus pure et plus nue. Quoi qu’il ne soit point donné de lumière connue à une telle âme comme à celle dont il a été parlé plus haut, elle est bien plus éclairée (sans nulle lumière distincte) de ce que Dieu mérite, et jusqu’où doit aller la pureté d’amour, d’abandon et d’entière désappropriation.
Toute l’opération de Dieu dans cette âme va bien moins aux défauts extérieurs qu’à ceux qui sont comme identifiés avec sa nature - l’amour propre, la propriété, l’amour de la propre excellence, le désir d’être quelque chose et tout ce qui est du vieil homme - afin que Jésus-Christ règne seul. Il lui est donné un respect infini pour l’ordre de Dieu, pour ses décrets éternels ; un dévouement absolu à la justice, non comme distributive, mais comme destructive de tout ce qu’il y a en nous d’opposé à Dieu, étant celle qui fait restituer à Dieu toutes nos usurpations et qui nous fait voir la fausseté de nos attributions.
Ces âmes ne tendent pas à être saintes, mais que Dieu soit saint en elles et pour elles ; qu’il soit tout, et elles rien. Dieu leur laisse certains défauts naturels où il n’y a nulle malice, pour les mieux cacher dans le secret de la face et les dérober à la vue du monde123, du Diable et d’elles-mêmes. Or ces vertus, d’entière désappropriation et de désintéressement parfait ne sont pas même connues de (ces autres) premières âmes124 ; et comme elles croient avoir tout ce qu’il y a de plus grand, elles n’ont que du mépris et de la condamnation pour ces dernières âmes, qui ne sont guère connues que par le goût du cœur, ou par leurs semblables.
Ces âmes sont tellement dévouées à Dieu pour toutes Ses volontés, elles sont si souples et si pliables en Ses mains, qu’elles ne répugnent pas même, loin de résister. Elles n’aspirent point aux dons élevés mais à n’être rien, rien du tout. En quelque situation que Dieu les mette, elles sont contentes, parce que Dieu étant immuable rien ne peut altérer son Souverain bonheur. Sa gloire est la seule chose qui les intéresse et s’il paraît qu’elles prennent intérêt à quelque autre chose, cela est purement extérieur et enfantin. On fait très peu de cas de ces âmes, quoiqu’elles soient les délices de Dieu, et on a une estime infinie des premières. C’est par le mépris que les autres en font, et par leurs propres défauts, qu’elles sont conservées pures au dedans ; et c’est là le sel qui les empêche de se corrompre.
Les épreuves de ces dernières âmes sont bien plus fortes, plus intimes, plus pénétrantes, plus étranges, que celles des premières, où le travail est plus extérieur et moins approfondi, où il s’agit des vertus comprises et non de l’entière destruction.
Ces dernières âmes connaissent beaucoup plus de choses et de plus profondes que les premières. Quoiqu’elles n’aient eu aucune connaissance distincte, ni aucune lumière particulière qu’elles aient pu discerner, tout se trouve imprimé en elles sans qu’elles aient découvert cette impression ni quand elle a été faite. C’est là ce qui est écrit : Je graverai moi-même ma loi dans leurs cœur125. Ce qui est buriné dans le cœur y demeure bien plus sûrement que ce qui n’est que vu ou connu. Aussi est-il bien plus caché et comme on ne voit point en nous les fonctions du cœur charnel que par ses effets, aussi ces lumières profondes et secrètes ne se connaissent que dans le besoin de parler ou d’écrire ; hors de là on n’en discerne rien et on reste à l’égard de tout dans une extrême pauvreté. C’est ce que Jésus-Christ disait à ses Apôtres à la Cène, Je me découvrirai moi-même à eux, et : Je me sanctifie pour eux126.
Les premières font un grand cas des dons quoiqu’elles paraissent s’en humilier beaucoup, les dernières outrepassent tous les dons, ne pouvant s’y arrêter. Rien moins que Dieu ne peut les contenter ; elles sont, comme j’ai dit, dans une très grande pauvreté de toutes les richesses spirituelles et elles n’en peuvent désirer aucune ; elles sont très simples, et d’un extérieur fort commun : Dieu est Dieu, et cela leur suffit.
Dieu s’en sert quelquefois pour aider au prochain, mais c’est sans choix de leur part et par pure providence. Elles ne désirent ni d’aider ni de n’aider pas, elles ne se donnent aucun mouvement par elles-mêmes, (tout zèle étant mort en elles,) à moins que Dieu ne les remue, et le mouvement que Dieu leur donne pour certaines âmes est infiniment plus fort et plus intime que tout ce qu’elles se donneraient par elle-mêmes. Cette paternité spirituelle fait beaucoup souffrir : c’est une source de croix, soit au dehors, soit au dedans. Tant que la vie cachée subsiste, on ignore ces sortes de croix extérieures et intérieures. Mais lorsque Dieu emploie pour le prochain, il faut expirer avec Jésus-Christ sur la croix, sans voir un grand fruit de ses travaux.
J’ai déjà tant écrit sur cette matière, que ceci suffit pour donner un léger crayon de la différence de ces deux voies. Amen.
Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite [3.11].
Il faut que je dise, que quoique dans la fin de ma vie et dans les choses extérieures que Dieu m’a fait souffrir, il ne paraisse pas d’amères douleurs, ni des dispositions marquées comme dans le commencement et dans la suite de la vie, ni des dispositions intérieures si marquées d’abandon, de soumission, cela n’empêche pas que les douleurs intérieures n’aient été plus fortes, et les dispositions d’abandon très réelles : mais c’est que rien n’arrête et ne marque dans mon âme, rien n’y fait d’impression ni d’espèces.
Il me semble que tant que l’âme reste en elle-même par quelque consistance, les choses s’impriment et laissent des traces, comme de douleur et d’impressions d’abandon, d’amour, et de toutes les vertus ou des défauts opposés ; mais lorsque l’âme est devenue sans consistance, et qu’elle s’écoule sans cesse dans son Etre original, comme une eau pure et fluide, rien ne s’imprime, tout passe et ne laisse aucun vestige. Ces personnes mêmes ne font presque plus de songes : si elles en font, elles les oublient, rien ne reste. C’est la raison pour laquelle on ne peut écrire de [leurs] dispositions.
Cela n’empêche pas qu’il n’y ait [en cette âme] certaines vicissitudes superficielles. Mais ce qu’elles produisent dans le moment est de l’enfoncer dans sa perte. Après cela tout suit, tout s’écoule. D’autres fois, c’est un je ne sais quoi plus amoureux, une tranquillité plus tranquille car le non-trouble est perpétuel. Mais de tout cela on n’en saurait rien dire.
Lorsque j’ai écrit, il me semblait que cela sortait d’un endroit caché et qu’on ouvrait pour me faire voir ce que je n’avais pas aperçu jusqu’alors. Le Maître a tout emporté, le cabinet et ce qui est dedans : de sorte qu’on écrit sans savoir ce qu’on écrit ni pourquoi on l’écrit, si c’est la vérité ou non. Si on demeure ferme dans un sentiment, c’est que Dieu ne donne pas autre chose. Hors de là, on nous fera plier comme on voudra, et pour peu que la raison s’en mêle et qu’on veuille vous persuader par raison, c’est un poids qu’on met dans la balance et qui la fait sortir de l’équilibre où elle était sans savoir si cela est bien ou mal, prête à tout, prête à rien. Si l’on dit qu’on se trompe, on n’a nulle peine à le croire127, car on ne trouve en soi ni bien ni mal marqué, si ce n’est en superficie. Si on aide au prochain, on ne sait ni pourquoi ni comment on lui aide, prêt à lui aider toujours et prêt à ne lui aider plus. Si l’on demande des avis, on dit ce qui vient. Si ce qu’on dit sans savoir comment, se trouve vrai dans la suite, on n’y prend rien, quoique au premier abord la nature se trouvât comme appuyée de cette vérité ; mais dans l’instant cela est repoussé si loin, qu’il n’ose plus paraître. Si ce qu’on dit se trouve contraire, on ne s’y arrête pas davantage et l’on ne trouve en soi aucune humilité à produire. Cela est, ou n’est pas, également. Il n’y à rien à chercher pour justifier son dire. Ce qui ne vaut rien est certainement de la créature ; ce qui est bon est certainement de Dieu. Le prophétique même ne peut pas être une assurance puisque Jésus-Christ répondra à ceux qui lui auront dit N’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? : Je ne vous connais pas, vous qui êtes des ouvriers d’iniquité128. Ainsi le principe d’iniquité qui est le Démon, peut prophétiser sur des conjectures.
Les âmes de foi ne doivent s’arrêter à rien de tout cela. La foi seule doit être leur guide. Celui qui parle ne doit faire aucun fonds sur rien et celui à qui il est parlé, en doit faire sur la parole présente et non sur l’avenir, parce que le Verbe est toujours engendré sans interruption, sans commencement et sans fin. Tout ce qui est du Verbe et par le Verbe, est présent ; ainsi les personnes en qui Il vit et opère ne parlent de l’avenir que comme présent. Mais Dieu, qui rejette tout appui hors Sa parole et son Verbe, peut permettre à la créature de dire des choses à venir très douteuses, quoique ce qu’Il dit soit infaillible, parce que le sens des choses, la connaissance de tout, est en Lui-même.
Rien ne peut résister à Sa puissance que l’homme, auquel Il a donné le libre arbitre, qui est la qualité propre de l’homme qui le fait être homme. Dieu l’ayant fait homme, et homme libre, ne peut point contrevenir à cette qualité qu’Il lui a donnée. Il la respecte en Lui comme une petite émanation de Sa liberté divine. Dieu ne rétracte point ce qu’Il a fait. Il laisse donc l’homme libre, Il l’invite amoureusement, Il le presse. L’homme ne veut point écouter sa voix, il fuit, il ne l’entend plus que de loin, ensuite il ne l’entend plus. D’où vient cela ? Dieu ne parle-t-Il pas toujours le même langage ? C’est que le cœur endurci devient sourd, sa surdité augmente à mesure de son éloignement et de son endurcissement, il s’amuse au dehors, il n’a plus d’yeux ni d’oreilles pour Dieu, il s’enfonce et s’abîme dans les sentiments ; les sentiments le plongent dans les voluptés, il oublie son Dieu à tel point, qu’il dit en son cœur : Non est Deus (Il n’y a point de Dieu129).
Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il l’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.
Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau ; Emitte Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ130.
Mais cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au pouvoir de Dieu et à sa volonté, et c’est ce que dit saint Jean : ses œuvres ne sont point ni les œuvres de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu131. Dieu couvre ces âmes de l’extérieur le plus commun pour leur dérober, et aux autres, l’œuvre de la sagesse et de la bonté de Dieu. Tout est ignoré, parce que tout doit être caché dans l’éternelle vérité. Amen !
Il est mis quelquefois dans cette âme des langueurs que Dieu soit connu et aimé et des douleurs de voir le contraire, mais il n’en reste rien. Si l’on dit qu’on se trompe, on n’a nulle peine à le croire132, car on ne trouve en soi ni bien ni mal marqué, si ce n’est en superficie Il lui est indifférent que Dieu se serve d’elle ou d’un autre, prête à tout et à rien ; il en est de même à l’égard de la mort et de la vie. Dieu la rend libre au dehors et en fait paraître ce qu’Il veut d’une manière proportionnée aux autres personnes ; mais pour elle, rien, et toujours rien.
Le titre du présent choix, Ecrits sur la vie intérieure, reprend une partie du titre donné par le premier éditeur des opuscules de maturité de madame Guyon : Discours chrétiens et spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, tirés la pluspart de la Sainte Écriture, Vincenti, A Cologne [Amsterdam], Chez Jean de la Pierre, 1716, qui comporte deux tomes contenant chacun 70 pièces. Un complément de 16 pièces fut ajouté en « Quatrième partie contenant quelques discours chrétiens et spirituels », du quatrième tome des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme, Cologne [Amsterdam], J. de La Pierre, 1718, p. 402-509. Nous repérons les pièces par leur numéro de tome (1 et 2 pour les Discours… de 1716, 3 pour l’ajout des Lettres… de 1718) suivi du numéro de pièce propre au volume correspondant.
Ecrits sur la vie intérieure 1
Ecrits sur la vie intérieure 13
De deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures [1.01]. 13
Economie de la vie intérieure [3.02]. 18
Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes [2.25]. 24
Contemplations de plusieurs sortes et quelle est la meilleure [1.43]. 29
Divers effets de l’amour [1.49]. 31
Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu [1.60] 42
Différence de la foi obscure à la Foi nue [2.15]. 47
Pureté d’Acte et de Connaissance des âmes pures [2.42]. 47
État d’une âme passée en Dieu [2.61]. 50
Du Mariage spirituel [2.62]. 53
Voies et Opérations de Dieu et de Sa grâce sur les âmes de choix [2.64]. 56
État Apostolique. Appel à enseigner [2.65]. 61
Vie et fonctions de Dieu dans une âme [2.66]. 68
Des Communications spirituelles et divines [2.67]. 70
Communication de cœurs et d’esprits [2.68]. 74
Conclusion de toutes les voies de Dieu [2.69]. 75
De la différence qu’il y a entre la Contemplation et la Foi nue [3.03]. 79
1 Rapporté dans la Préface de Jean Guitton à Mgr Jacques Martin, Le Louis XIV des Chartreux Dom Innocent Le Masson…, 1974, p. 10-11.
2 Ce qui explique la présente d’une brève Orientation bibliographique donnée en fin de volume.
3 Titre de l’ouvrage du capucin mystique Constantin de Barbanson, 1623, 1932.
4 Un bref complément de seize pièces fut ajouté en 1718, en quatrième partie du quatrième tome des Lettres.
5 Lettre au duc de Chevreuse, 11 septembre 1694, Correspondance II Années de Combat, 2004, pièce n° 194, p. 300.
6 Benoît de Canfield [1562-1610], La Règle de Perfection, Jean Orcibal, PUF, 1982, partie III, p. 344.
7 Hadewijch d’Anvers, trad. J.-B. P[orion], 1954, p.164 [« nouveaux poèmes » de la deuxième Hadewijch, active vers 1280].
8 D.2.25 (Discours…, vol. II de l’édition de 1716, pièce n° 25).
9 D.2.66
10 D.2.69.
11 D.3.03 (Discours…, addition 1718, troisième pièce).
12 D.2.15.*
13 D.1.53, D.2.42*, D.2.61, D.2.64 et suivants, D.3.11.
14 D.1.60*. Mme Guyon utilisait pour sa correspondance plusieurs cachets à cire dont certains gravés de motifs spirituels : Jésus, cœurs accolés irradiants, soleil et héliotrope.
15 D.2.66.
16 D.2.64.
17 D.2.61.
18 D.2.64.
19 D.2.68*.
20 Lettre de Fénelon du 11 avril 1690, Correspondance de Fénelon, J. Orcibal, t. II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 111 ; Correspondance I Directions spirituelles, 2003, pièce n° 249.
21 Jr 17, 5. Maudit est l’homme qui met sa confiance en l’homme … et dont le cœur se retire du Seigneur. Traduction de Lemaître de Sacy : abrév. (Sacy).
22 Fleuve d’Asie mineure célèbre pour son cours sinueux.
23 Ex 13, 21 : Le Seigneur marchait devant eux pour leur montrer le chemin, durant le jour en une colonne de nuée, et pendant la nuit en une colonne de feu : afin de leur servir de guide de jour et de nuit. Traduction donnée par Poiret dans son édition des Explications bibliques de Madame Guyon : abrév. (Poiret Explic.).
24 « Salut ! Source première en nous-mêmes,
qui nous donnes le noble savoir céleste
et l’aliment d’amour toujours renouvelé…» Hadewijch, p.182.
25 Ct 1, 5 : Ne regardez pas que je suis brune, parce que c’est le soleil qui m’a décolorée. (Commentaire au Cantique).
26 1 Jn 4, 18 : Il n’y a point de crainte dans l’amour : le parfait amour bannit la crainte ; parce que la peine est dans la crainte, et que celui qui craint n’est pas parfait en amour. (Poiret Explic.). La crainte ne se trouve point avec la charité ; mais la charité parfaite chasse la crainte. (Mons, 1668 & Sacy).
27 nuit corrigé en nuisent.
28 Les courtes précisions apportées entre parenthèses seraient de la main de Poiret, l’utilisation de ces dernières étant très exceptionnelle chez Madame Guyon, si l’on en juge par ses autographes. Plus longues, les précisions sont reportées par Poiret lui-même en notes.
29 En italiques chez Poiret qui réserve les petites capitales aux soulignements ; il s’agit ici d’un tissu fait de réminiscences multiples des Evangiles, tel Jn 20, 27 pour Thomas.
30 Une telle comparaison du déroulement de la vie mystique avec le cycle naturel est fréquent. Voir par exemple Ruysbroeck, Les noces spirituelles, Deuxième livre, La vie dans le désir de Dieu, deuxième et troisième partie : ‘l’époux vient, sortez’, comparaison des modes et des saisons.
31 « Qui puisse détruire cette nature maligne. » (note Poiret).
32 « En sa Vie, chap. 41 de l’édition de Hollande p. 39. » (note Poiret) - Extrait du chapitre 41 : « L’Amour ne détruisait pas seulement ce moi mauvais à l’extérieur, mais aussi l’intérieur, le moi spirituel qui goûtait et comprenait et qui semblait vouloir se transformer tout en Dieu et détruire cette partie extérieure. Quand ce moi spirituel avait beaucoup travaillé, qu’il semblait avoir vaincu et mis par terre ce moi extérieur en lui enlevant toutes voies et moyens de se nourrir, quand il avait pacifié pour lui son propre domaine, alors survenait cet Amour insatiable et violent et il lui disait : Que crois-tu faire ? Je veux tout pour moi. Ne pense pas que je te laisse le moindre bien au corps ni à l’âme. Je veux rendre nu, nu, tout ce qui est au-dessous de moi, et au-dessus de moi je ne veux rien. » (Debongnies, La Grande Dame du pur amour, sainte Catherine de Gênes (1447-1510), Etudes carmélitaines, puis Desclée de Brouwer, 1960).
33 Jb 22, 14 ; Ps 18, 10-13.
34 Ps 139, 11.
35 Rm 4, 18 : Aussi contre toute espérance il crut devoir espérer, afin qu’il devint le père de plusieurs nations…( Poiret Explic.) - Aussi ayant espéré contre toute espérance, il a cru qu’il deviendrait le père de plusieurs nations… (Sacy).
36 Ap 22, 20.
37 Ag 2, 8.
38 Ce Discours 2.25 est repris d’une lettre à Fénelon du 1er décembre 1689. Voir Madame Guyon, Lettres…, Dutoit, t. V, Lettre LXX, pp. 403-406 ; Madame Guyon, Correspondance II, Directions spirituelles, lettre 217. Exceptionnellement nous reproduisons ici entre crochets le premier paragraphe de la lettre parce qu’il atteste de la communication cœur à cœur entre Mme Guyon et Fénelon. Son absence dans l’édition des Discours… est due à son caractère confidentiel.
39 L’édition du Discours 2.25 commence ici : « Dieu… »
40 La Lettre qui inclut ce discours (v. note précédente) ajoute : « C’est ce que Dieu veut faire et fait en nous ; c’est pourquoi Il vous a choisi d’une manière singulière. O qu’Il aime votre âme et qu’Il me la fait aimer ! Quand il me faudrait tous les tourments possibles pour la rendre telle que Dieu la veut, avec quel plaisir les souffrirais-je et combien me suis-je immolée à l’Amour, ou plutôt l’Amour m’a-t-Il immolé Lui-même ! Il me fallut dernièrement faire dite des messes pour vous sans en comprendre la raison. Je n’en demande aucune de ce que l’on me fait faire : j’obéis aveuglément. Ce 1er décembre 1689. »
41 Ps 34, 9 : Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux : heureux l’homme qui espère en lui ! (Poiret Explic.).
42 Au sens donné par Benoît de Canfield : « De la volonté extérieure de Dieu… », « De la volonté intérieure de Dieu… », « De la volonté de Dieu essentielle… », titres donnés aux trois parties de la Règle de Perfection.
43 Confess. Lib. XIII. Cap. 9. (note Poiret) - « Mon poids, c’est mon amour ; c’est lui qui m’emporte où qu’il m’emporte. Le don de toi nous enflamme… » (Confessions, Bibl. August., 1962 ; v. note p. 618 : « l’amour … est ce dynamisme inhérent à chaque être qui le porte vers son lieu naturel où il trouve repos … ).
44 Ps 105, 30-31. Les créatures étant réduites dans leur cendre, vous envoierez votre esprit, et elles seront créées de nouveau. (note Poiret).
45 Or je dis que l'âme, [étant] par l'effort qu'elle s'est fait pour se recueillir au-dedans, tournée en pente centrale, sans autre effort que le poids de l'amour, elle tombe peu à peu dans le centre. Et plus elle demeure paisible et tranquille, sans se mouvoir elle-même, plus elle avance avec vitesse parce qu'elle donne plus de lieu à cette vertu attractive et centrale de l'attirer fortement. (Moyen court, 11.3).
46 1 Jn 4, 16 : Et nous avons connu, et nous avons cru l’amour que Dieu a pour nous. Dieu est amour. Celui qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. (Poiret Explic.).
47 2 Co 5, 17 : Si quelqu’un est donc en Jésus-Christ, il est une nouvelle créature ; tout ce qui était de l’ancienne [loi] est passé, tout a été rendu nouveau. (Poiret Explic.).
48 Gn 2, 2.
49 S’il est permis de parler ainsi d’un tout indivisible, dont la hauteur, la largeur, la profondeur est plus étendue et immense que l’immensité même, et qui aurait de quoi béatifier cent millions de mondes sans pouvoir être compris. (note Poiret).
50 Des Noms Divins, chap. 4. (note Poiret) - « [704 A] C’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres … [713 B] Par désir amoureux … nous entendons une puissance d’unification et de connexion, qui pousse les êtres supérieurs à exercer leur providence à l’égard des inférieurs, ceux de rang égal à entretenir de mutuelles relations… » Œuvres complètes du Pseudo-Denys…, « Les Noms divins », trad. M. de Gandillac.
51 Ps 95, 11.
52 Mt 12, 1 à 8, « Epis rompus ».
53 Mt 12, 8 : Car le Fils de l’homme est maître du sabbat même. (Poiret Explic. & Sacy).
54 Lc 12, 15 : Puis il leur dit : Comprenez ce que je vous vais dire : Gardez-vous de toute avarice ; car en quelque abondance qu’un homme soit, sa vie ne dépend point des biens qu’il possède. (Poiret Explic.).
55 Es 57, 10 : Vous vous êtes fatiguée dans la multiplicité de vos voies, et vous n’avez point dit : Demeurons en repos. (Poiret Explic.).
56 non pour être la propriété de la créature.
57 Mt 25, 21 & 23.
58 Repos et joie du Seigneur fusionnent.
59 « L’Infini engendre son Egal dans la béatitude éternelle,
et la gloire de l’Esprit est le mutuel amour. » Hadewijch, op.cit., p.160.
60 « Dans les anciennes éditions » (note Poiret). - Les dessins de la Montée du Carmel diffèrent. L’unique témoin des autographes perdus est une copie notariale de 1759 du Monte qui indique, à droite et à gauche du sentier de perfection passant par nada six fois répété, deux chemins imparfaits passant par cinq étapes : gloria à gauche ou poseer à droite, gozo, saber, consuelo, descanso ; ces étapes diffèrent dans la gravure réalisée par un disciple du Greco, de la première édition de 1618, où à droite figurent : descanso, ciencia, honra, libertad, gusto, et à gauche : saber, consuelo, gozos, seguridad, gloria. La sûreté citée par Madame Guyon correspond à seguridad (traduit par securitas sur la figure reproduite dans Opera mystica V.P.F. Ioannis a Cruce, 1639 : en français, sécurité est le doublet savant de sûreté, selon le Robert). Voir « El Monte de perfeccion », dans Vida y Obras de San Juan de la Cruz, B.A.C., 1974, pp. 435-443. Jean de la Croix est particulièrement cité par Madame Guyon qui serait, au XVIIe siècle, sa meilleure interprète selon Baruzi.
61 Ct 8, 6 : Mettez-moi comme un cachet sur votre cœur, comme un cachet sur votre bras : car l’amour est fort comme la mort, et la jalousie est dure comme l’enfer : ses lampes sont des lampes ardentes de feu et de flammes. (Poiret Explic.).
62 Ep 3, 18 : […que] Vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de ce mystère. (Sacy).
63 Ps 18, 12 : Il s’est caché dans les ténèbres : La tente qui l’environne de tous côtés est l’eau ténébreuse des nuées de l’air. (18,12 Poiret Explic.) - Il a choisi sa retraite dans les ténèbres ; il a sa tente tout autour de lui ; et cette tente est l’eau ténébreuse des nuées de l’air. (17,13 Sacy).
64 Ex 28, 36 : Vous ferez aussi une lame d’un or très pur, sur laquelle vous graverez ces mots : la Sainteté est au Seigneur. (Poiret Explic.).
65 Lc 14, 26 : Si quelqu’un vient à moi, et qu’il ne haïsse pas son père et sa mère… (Poiret Explic.).
66 Lettres…, Dutoit, 1767, T. V, Lettre LXIII ; Correspondance I Directions spirituelles, 2003, lettre 208.
67 Masson, Fénelon et madame Guyon, 1907, cite ici Fénelon, Instructions, XXIII : « Tandis qu’elle [l’âme] n’hésite point à tout perdre et à s’oublier, elle possède tout ... c’est une image de l’état de bienheureux, qui seront à jamais ravis en Dieu, sans avoir pendant toute l’éternité un instant pour penser à eux-mêmes. »
68 Cf. Fénelon, Instruction citée.
69 Sciences théologiques.
70 Ps 36, 10 : Car la source de la vie est en vous ; et nous verrons la lumière dans votre lumière. (Poiret Explic.).
71 La Lettre ajoute : « Pour ce que vous désirez de savoir de l’Evangile éternel, cet Evangile n’est autre que la volonté de Dieu. Nous en parlerons plus au long un jour s’il plaît à Dieu. »
72 « Ceci s’entend mystiquement et non physiquement. Note de l’auteur. » (note Poiret).
73 Elle y est incluse.
74 Et d’autres encore.
75 Os 2, 19-20 : Je vous épouserai pour jamais : je vous épouserai en justice, en jugement, en compassion et en miséricorde. / Je vous épouserai en foi ; et vous saurez que je suis le Seigneur. (Poiret Explic.).
76 Ct 1, 1.
77 Ct 1, 3.
78 « C’est-à-dire l’époux et l’âme ne sont pas encore un. » (note Poiret).
79 Ct 2, 16 : Mon bien-aimé est à moi et moi à lui. Il se nourrit parmi les lis. (Poiret Explic.) …il repaît parmi les lis (Comm. au Cantique) & Ct 3, 4 : …j’ai trouvé celui que mon âme aime : je le tiens et je ne le laisserai plus aller jusqu’à ce que je l’aie fait entrer dans la maison de ma mère… (Comm. au Cantique).
80 Ct 4, 7.
81 Ct 6, 8.
82 Ct 8, 6.
83 Ct 2, 4.
84 Ct 2, 16 : Mon bien-aimé est à moi et moi à lui. Il se nourrit parmi les lis. (Poiret, Explic.). Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui, et il se nourrit parmi les lys, (Sacy). – Mon bien-aimé est à moi et moi à lui, lui qui mène paître parmi les lys. (Dhorme, 1959).
85 I Co 1, 27.
86 Es 20, 2-3.
87 Ps 16, 3.
88 Ezéchiel. Suit un résumé de Ez 3, 18-19.
89 I Co 15, 10 : Mais ce que je suis, c’est par la grâce de Dieu que je le suis ; et sa grâce n’a point été vide en moi : car j’ai travaillé plus qu’eux tous ; quoi que ce en soit pas moi qui aie travaillé, mais la grâce de Dieu avec moi. (Poiret Explic.) …sa grâce n’a point été stérile en moi… (Sacy).
90 « ‘Dieu te met dans la dilatation d’esprit pour ne pas t’abandonner quand tu seras dans l’angoisse, et il te met à l’étroit pour ne pas te laisser lorsque tu seras dans la dilatation d’esprit. Il te retire des deux états pour que tu n’appartiennes à chose quelconque, sinon à Lui’. Le sens de cette sentence [d’Ibn ‘Atâ Allâh], c’est que ces deux états d’âme sont des qualités imparfaites, si on les compare aux états supérieurs. Les deux, en effet, impliquent nécessairement que le serviteur de Dieu est encore avec lui-même (et non avec Lui), qu’il se considère encore à lui-même (et non à Dieu)…» [Ibn Abbad de Ronda], « Un précurseur hispano-musulman de Saint Jean de la Croix », M. Asin Palacios, Etudes Carmélitaines, avril 1932, page 140.
91 « Etat apostolique, appel à enseigner », pièce jointe à la lettre adressée à Bossuet, autour du 10 février 1694, voir : Correspondance II Années de combat, 2004, à la suite de la lettre 159.
92 Jn 5, 30 : Je ne puis rien faire de moi-même. Je juge selon ce que j’entends, et mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé. (Sacy).
93 Jn 16, 13 : Quand cet Esprit de Vérité sera venu, Il vous enseignera toute vérité ; car Il ne parlera pas de Lui-même ; mais Il dira tout ce qu’Il aura entendu, et Il vous annoncera les choses à venir. (Sacy).
94 Col 3, 3 : Car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. (Poiret Explic.).
95 Ga 2, 20.
96 Ga 2, 20 ; Col 3, 11. - « Voyez Ste Catherine de Gênes en sa vie. Chap. 14. » (note Poiret) - « Mon moi est Dieu, je n’en connais pas d’autre, hors mon Dieu lui-même … Le vrai amour ne peut supporter de ressembler ainsi aux autres créatures mais avec un grand élan d’amour il dit : Mon être est Dieu, non par simple participation, mais par vraie transformation et annihilation de l’être propre. » (Grande Dame du pur amour).
97 Jn 1, 1.
98 Mt 10, 20 : Car ce n’est pas vous qui parlez ; mais c’est l’esprit de votre Père qui parle en vous. (Poiret Explic.).
99 2 Co 13, 3 : Voulez-vous faire l’expérience de la vérité de Jésus-Christ qui parle par ma bouche, et qui n’est point faible à votre égard, mais qui est puissant parmi vous ? (Poiret Explic.).
100 Nb 16, 3 : S’étant donc soulevé contre Moïse et contre Aaron, ils leur dirent : Qu’il vous suffise que tout le peuple est un peuple de saints, et que le Seigneur est avec eux. Pourquoi vous élevez-vous sur le peuple du Seigneur ? (Sacy).
101 Ga 2, 20.
102 Ps 73, 22-23 : Et qu’étant enfin devenu comme une bête en votre présence, je ne me suis point cependant éloigné de vous ; vous avez soutenu ma main droite…
103 Jn 8, 25.
104 Jn 15, 5.
105 Mc 5, 30.
106 Celui qui communique.
107 « C’est-à-dire : comme Dieu est une immensité de plénitude, le néant est une immensité de vide. » (note Poiret).
108 Lc 1, 48.
109 Jn 4, 10.
110 Jn 7, 37-38.
111 Lc 22, 44.
112 Mc 9, 35-36 : Et prenant un enfant, Il le mit au milieu d’eux, et leur dit en l’embrassant : / Quiconque reçoit en Mon nom un petit enfant comme celui-ci, Me reçoit ; et celui qui Me reçoit,ne Me reçoit pas, mais Celui qui M’a envoyé. (Poiret Explic.).
113 Ct 8, 10 : Je suis un mur : et mes mamelles sont comme une tour, depuis que j’ai été devant lui comme celle qui a trouvé la paix. (Poiret Explic.).
114 Pr 30, 19.
115 « Voyez le Discours 1.14. » (note Poiret).
116 Jn 16, 14.
117 Pour insondables ?
118 Rm 11, 33-34 : …car qui a connu le desseins de Dieu, ou qui est entré dans le secret de ses conseils ? (Poiret Explic. et Sacy).
119 Ps 75, 2 : …Je jugerai les justices, lorsque le temps en sera venu. (74,3 Poiret Explic.) - …Lorsque j’aurai pris mon temps, je jugerai et rendrai justice. (74, 2 Sacy).
120 Ps 104, 31 : Vous envoierez ensuite votre Esprit, et elles seront créées de nouveau ; et vous renouvellerez toute la face de la terre (Poiret Explic.).
121 1 P 1,16.
122 Ps 39, 4 : Mon cœur est enflammé au dedans de moi ; et il s’y allumera un feu pendant que je méditerai. (Poiret Explic.).
123 Ps 31, 21.
124 « Desquelles il est fait mention dans les trois ou quatre premiers paragraphes ci-dessus. » (note Poiret).
125 He 8, 10.
126 Jn 14, 21 ; Ch 17, 19.
127 « Voyez Ste Catherine de Gênes, en sa vie, Chap. 44. (note Poiret) - « Je ne sais comment faire pour me confesser, parce que je ne trouve rien en moi, ni dans l’extérieur ni dans l’intérieur, qui ait assez de vigueur pour pouvoir dire : C’est moi qui ai fait ou dit quelque chose dont je doive sentir remords de conscience. Je ne veux omettre de me confesser et je ne sais à qui imputer la coulpe de mes péchés ; je veux m’accuser et n’y arrive pas. » (Grande Dame du pur amour)
128 Mt 7, 22-23.
129 Ps 14, 1.
130 Ps 104, 30 ; « C’est-à-dire : Envoyez votre esprit et ces choses seront créées ; et vous renouvellerez la face de la terre. » (note Poiret). - Envoyez ensuite votre esprit et votre souffle divin, et ils seront créés ; et vous renouvellerez toute la face de la terre. (Poiret Explic.).
131 Jn 1, 13.
132 « Voyez Ste Catherine de Gênes, en sa vie, Chap. 44. (note Poiret) – Déjà cité plus haut : Discours 3.11.