Benoît de Canfield
Auparavant qu'elle vint à Coutances, elle ne savait point lire1, mais lorsqu'elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s'appelle : la Règle de la Perfection qui est divisé en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers renseignent des moyens dont on peut se servir pour y arriver. Lorsqu'elle lut ce livre, elle ne savait lire que bien imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu'elle vint à l'ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie…
Après le Concile de Trente (1545-1563), les catholiques vécurent un renouveau intense. Notre époque peine à imaginer ce monde où franciscains et jésuites prêchaient l’oraison à tous : ils en faisaient le pivot de la vie chrétienne et rédigeaient de très nombreux textes portant sur la vie intérieure. En 1574, les capucins2, appelés d’Italie en France par Catherine de Médicis, furent très bien accueillis : l’on se pressait en foule à leurs prédications qui chantaient la joie et l’abandon à la grâce divine.
L’Anglais Benoît de Canfield (1562-1610), converti après une jeunesse généreusement vécue, se réfugia en France pour échapper aux persécutions de la première Elisabeth. Sa vie intérieure était intense. Emerveillé par la beauté des églises et des cérémonies, il tombait en extase en écoutant de l’orgue : « A peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux ; étant tout hors de moi, transporté en Vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde [...] me trouvant tout enflammé du feu de Votre amour3. » Entré chez les capucins en 1587, il effrayait ses condisciples par des extases si profondes qu’on ne pouvait l’en sortir. Une fois, suivant la médecine du temps, on lui mit des pigeons fraîchement égorgés sur la tête, on le piqua avec de grosses épingles, sans parvenir à le sortir de son état4 ! Il dira : « Je le sentais bien, mais j’avais tellement l’esprit occupé ailleurs que je ne pouvais l’en divertir pour parler ni donner aucun signe de mon sentiment5. »
Il finit cependant par être reconnu et respecté. Sa renommée se répandit : trop oublié aujourd’hui, il devint la grande autorité mystique de son temps6. On lui demanda « d’expertiser » les extases de Mme Acarie7. Bérulle lui confia Melle Abra de Reconis qu’il avait ramenée du protestantisme. En 1598, il assura la direction de l’abbesse de Montmartre Marie de Beauvilliers8, et fut son solide appui pendant la difficile réforme de cette influente abbaye. A l’intérieur de l’ordre, il reçut la charge de former les novices : Martial d’Etampes (1575-1635) reçut l’habit des mains de Benoît au couvent des capucins d’Orléans ; il formera à son tour Jean-François de Reims (-1660). Aussi bien par ses écrits que par sa présence personnelle, l’influence de Canfield fut immense : en 1694, Mme Guyon achèvera sa grande anthologie des mystiques sur son nom9.
En 1599, il tenta de partir évangéliser l’Angleterre, mais fut immédiatement emprisonné pour trois ans. Délivré grâce à Henri IV, il
revint en France où il reprit ses activités de prédication et de direction. Il mourut au couvent de St Honoré le 21 novembre 1610.
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L’essentiel de son expérience mystique est rapporté dans la Reigle de perfection contenant un abrégé de toute la vie spirituelle réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu, dont l’essentiel fut rédigé avant 1593. Il refusa longtemps de la publier, tout en prêtant des cahiers pour aider ses dirigés. Des copies circulèrent en France et en Flandre. Sur ordre de ses supérieurs et afin d’éviter des altérations de sa pensée, il se décida en 1608, deux ans avant sa mort, à en publier les deux premières parties.
La troisième et dernière partie de la Reigle, qui concerne la vie mystique avancée, ne lui semblait « être ni propre ni convenable au commun » (Préface). Il avait souvent refusé de la communiquer, notamment à son confrère Jean-Baptiste de Blois : « Ne me demandez, je vous prie, cette troisième partie…10 ». Il fut toutefois rassuré par la traduction faite par les chartreux en 1606 de l’Ornement des Noces spirituelles de Ruusbroec : « Et encore que la hauteur de son sujet me l’avait fait excéder la capacité du commun, néanmoins la vérité est qu’il y a plusieurs livres de style et sujet autant relevé » (Epître au Lecteur, 1610). Il va donc, à l’exemple de Ruusbroec, oser publier la troisième partie sur la « vie suréminente », d’autant qu’il a scrupule à laisser sans conseil les âmes expérimentées : « Ce n’est pas chose équitable que les âmes bien avancées soient privées de viandes solides sous prétexte que les commençants ne peuvent manger que du lait ; ni qu’on ôte au philosophe ses livres de philosophie, sous ombre que le grammairien ne les entend pas. » (Epître, 1610).
Ses admirateurs étaient de cet avis puisqu’ils en avaient fait paraître en 1609 une édition « pirate » chez Jean Osmont, à Rouen. L’auteur protesta parce qu’il n’avait pas relu l’imprimé, probablement aussi par prudence, puisque cette édition fut aussitôt critiquée par les autorités religieuses : François de Sales s’inquiétait de l’absence en cette partie de l’humanité de Notre Seigneur ainsi que de la condamnation de l’entendement et de l’imaginaire dans l’expérience de Dieu11. Des docteurs vinrent chez les capucins demander des éclaircissements sur certains passages. Se tinrent alors des conférences comme cela se reproduira à la fin du siècle lors de la querelle quiétiste : « …un mystique y défendit sa pensée contre des docteurs soucieux avant tout d’orthodoxie12. »
Il en sortit l’édition de 1610 chez l’éditeur Chastellain : elle contenait des concessions prudentes aux autorités, et en particulier un « Traité de la Passion » en quatre chapitres ajoutés à la fin de la troisième partie. Jean Orcibal a montré combien les omissions et les additions de termes comme « plutôt, comme, quasi, presque, en quelque manière… » affaiblissent la hardiesse du texte initial en enlevant le caractère absolu du néant de la créature.
Voilà pourquoi, publiant ici la troisième partie de la Reigle, nous avons choisi de reprendre l’édition Osmont : elle traduit le jaillissement original de l’écriture de Benoît quand il parle d’expérience à d’autres mystiques sans le contrôle de sa hiérarchie. Nous avons écarté les quatre chapitres ajoutés, concession en contradiction avec une oraison où aucune image ne subsiste, car « l’image la plus déliée empêche le vol de l’esprit13. »
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Les deux premières parties de l’œuvre traitent des abords de la vie intérieure : la vie active des commençants, puis la vie d’oraison. La troisième partie est de loin la plus fascinante puisqu’elle parle de la « vie superéminente », à savoir des « choses abstraites14 de la haute contemplation et de l’essence de Dieu » (Préface 1609), autrement dit des sommets de la vie mystique. Elle met en jeu « la pure et nue foi contraire aux sens, qui est la partie supérieure de l’âme », là où l’on « contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux » (Reigle, II, 12). Car cet amoureux de Dieu ne supporte aucun intermédiaire entre Dieu et lui, si ténu soit-il : Canfield consacre l’essentiel de l’œuvre à l’analyse subtile des nombreux obstacles qui subsistent chez celui qui a pourtant dépassé l’attachement au corps et aux passions.
La Reigle de perfection […] réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu rassemble toute la vie intérieure en un abandon actif à la volonté de Dieu, démontrée dès le premier chapitre de la troisième partie comme identique à Dieu même. Cette volonté est connue à l’homme par les commandements de Dieu et l’Eglise, mais elle est ressentie intérieurement « par les inspirations, illuminations, élévations et attractions de Dieu » ; « elle est chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée en l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait[e] un même esprit avec Dieu. » 15
L’homme renonce par amour à sa volonté propre, Dieu purifie l’âme de tout ce qui n’est pas Lui et devient le principe de tous les actes humains. Canfield suit ici la grande tradition de la mystique rhénane que l’on voit développée dans la Perle évangélique, qu’il avait probablement lue puisqu’elle avait été traduite en 1602.
La vie mystique cherche son achèvement dans l’identification avec Dieu par l’anéantissement amoureux de la créature. D’où cette dialectique : à chaque instant, le mystique choisit entre le Tout de Dieu et le rien de la créature devant Dieu.
Deux possibilités s’offrent d’annihilation de soi-même : la première est passive, si l’amant de Dieu « toujours attend l’actuel trait de Dieu » (Reigle, III, 11), l’initiative divine à laquelle il essaie d’être toujours ouvert. Mais, à cette attente amoureuse, Canfield préfère la seconde possibilité, l’annihilation active : à ce stade, seule la volonté divine peut agir, mais l’homme peut aider la grâce par « quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, mais tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue » (III, 3). A tout instant donc, il essaie de marcher selon la « nue foi », c’est-à-dire de « voir ce tout au Créateur » et « ce rien à la créature », de vivre « continuellement avec toute constance en cet abîme de l'Etre de Dieu, et en la nihilaité [néant] de toutes choses » (III, 13).
Tentant de décrire ces extases dans un commentaire au Cantique mêlé de comparaisons charnelles hardies, Canfield s’abandonne à de beaux épanchements lyriques : « Ô quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l'âme !16 » (III, 5). Mais l’exigence de cette expérience se traduit aussi en termes sobres et absolus : « …si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature […] Donc, d'autant qu'ici est question de trouver Dieu, et cette infinie essence, il ne faut [pas] considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme » (III, 8).
Ce qui ne signifie pas mépriser la vie ordinaire, mais, comme dans la « vie commune » vécue par Ruusbroec, la laisser pénétrer par le divin : « Nous n'entendons point quand nous disons qu'il ne faut retourner à la volonté extérieure, qu'il faille mépriser les œuvres extérieures […], mais entendons qu'on les spiritualise et annihile à mesure qu'on les fait » (III, 13).
Le mystique aspire à dépasser l’opposition entre extases et vie ordinaire pour que sa vie tout entière soit remplie de Dieu : cet état final « n'est autre chose qu'une continuelle présence et habitude d'union entre Dieu et l'âme son épouse, en laquelle l'âme revêtue de Dieu, et Dieu de l'âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre… » (III, 7). La langue de Canfield devient incandescente quand il décrit l’aspiration de l’âme à cet état où Dieu seul subsistera : elle « hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle‑même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Epoux un autre, auquel plus que sa vie elle désire avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée et anéantie » (III, 7).
Ce qui a le plus choqué les censeurs romains, ne fut pas de dire la possibilité d’extases exceptionnelles, depuis longtemps reconnue, mais la hardiesse d’affirmer que l’expérience finale, qui allie vacuité et amour, peut être « habituelle » : « … cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle‑même ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière. Or en cette lumière est aussi l'amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme… » (III, 7).
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Le lecteur va avoir devant les yeux une oeuvre écrite par un Anglais immigré dans une langue archaïque : elle nécessite donc une lecture lente. Par ailleurs, Canfield aimait à l’excès les balancements et les parallèles logiques dans lesquels on se perd et qui lui ont donné une réputation d’obscurité : c’est paradoxalement quand il veut être très rigoureux qu’il devient difficile à suivre ! Il faut donc passer outre les excès de logique, accepter de ne pas tout comprendre, pour aller vers les passages denses, abrupts, tout droit sortis du feu de l’expérience mystique. Un peu de patience permettra de s’attacher à ce mystique ardent, tout frémissant d’amour divin et qui brûlait d’y amener ses lecteurs.
Ayant achevé les deux premières parties, à savoir de la volonté extérieure et intérieure contenant la vie active et contemplative, reste maintenant que nous venions à la troisième18, traitant de la volonté de Dieu essentielle et contenant la vie superéminente19.
Donc cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n'est appréhendée [ni] par le sens, ni par le jugement de l'homme, ni par la raison humaine ; mais est hors de toute capacité et par-dessus tout entendement des hommes, pour ce qu'elle20 n'est autre chose que Dieu même : elle n'est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même et son essence. Car cette volonté étant en Dieu, s'ensuit qu'elle soit Dieu, puisqu'en Dieu n'y a que Dieu21.
Car s'il y avait autre chose que lui, il y aurait quelque imperfection en lui, toutes choses étant imparfaites qui ne sont lui, voire même il y aurait beaucoup d'imperfections, si sa volonté était avec son essence : car il ne serait une simple essence et purus actus, comme tiennent tous les Docteurs, mais aurait composition, qui apporte beaucoup d'imperfection. Car ainsi il aurait quelque chose en quelque partie de soi, qu'il n'aurait en une autre, et n'aurait tout en toute partie. Il aurait quelque perfection en une partie, qu'il n'aurait en une autre, et ainsi ne serait infiniment parfait en toute perfection : voire même il ne serait Dieu, si sa volonté avait être à part et ne fût son essence, pour ce qu'il ne serait infini ni en volonté ni en essence : car là aurait fin son essence, où sa volonté commencerait ; et là finirait l'être de sa volonté où son essence commencerait.
Pour ce qu'aussi il serait fini ; si fini, alors limité ; si limité, créé ; si créé, et par conséquent créature, et non créateur et Dieu. Et pour ce que aussi, s'il est limité, quelqu'un l'a limité ; si quelqu'un l'a limité, quelqu'un est plus grand que lui, et par conséquent n'est Dieu, qui n'a personne plus grande que lui.
En outre, si sa volonté est séparée d'avec son essence, qui est‑ce qui l'aurait séparée ? Non la créature, pour ce qu'elle ne pouvait, ni le Créateur, pour ce qu'il ne le voudrait : elle ne pouvait, pour ce qu'elle n'était ; lui ne le voulait, pour ce que par tout soi également il s'aimait. De22 dire qu'au commencement elles ont commencé séparément, serait dire qu'il y avait deux Dieux ; de dire qu'après Dieu se serait séparé, est directement contre la raison et est chose impossible, puisqu'un seul Dieu comme un seul Dieu ne se peut séparer, non plus qu'un comme un se peut diviser. Et si nous voyons que les créatures, comme le feu et l'eau, la nature desquelles23 est un rayon ou étincelle de la perfection de cette nature divine, se conservent en unité et en leur entier, que non seulement elles ne se séparent d’elles-mêmes, mais qu’aussi étant séparées elles se réunissent, à plus forte raison se voit cette perfection d'unité en cette nature, qui est créatrice de celles‑ci. Et posé le cas que cette nature se puisse séparer, et qu'elle le fît, nulle des deux serait Dieu, vu que nulle des deux serait infinie, attendu qu'il n'y peut avoir qu'un infini.
Mais j'estime chose superflue d'amener tant de raisons pour une chose si claire, savoir est que la volonté de Dieu est Dieu même, et qu'il n'y a de composition en lui, puisque tous les docteurs unanimement l'affirment24. Saint Hilaire parlant ainsi : Dieu qui est vie n'a pas de composition, ni lui qui est force n'a en soi aucune infirmité, ni qui est lumière n'est entouré d'obscurité, ni qui est esprit est formé de choses dissemblables ; mais tout ce qui est en lui est un25, tellement que sa volonté, étant en lui, est lui‑même et son être et son essence, car tout ce qu'il a est lui‑même. Et pour ce le Maître des Sentences dit : La pureté et simplicité de cette essence est si grande qu'il n'y a rien en icelle qui ne soit elle‑même, le même est celui qui a ce qu'il a.
Et saint Hilaire26 : Dieu ne subsiste point humainement en telle façon que ce soit, autre chose ce qu'il a et autre celui qui l'a, mais tout ce qui est en lui est vie et nature, et parfaite et infinie, n'ayant en elle choses dissemblables, ains [mais] est vivante elle‑même en tout et partout. Et Boèce27 parlant du même point : Cela est vraiment un qui n'a nul nombre, qui n'a nulle autre chose que ce qui y est, et à qui on ne peut attribuer aucun sujet.
Saint Augustin aussi dit : En la substance de Dieu il n'y a rien qui ne soit substance, comme si là autre chose était la substance et autre ce qui arrive à la substance ; mais tout ce qu'on y peut entendre est substance. Et ces choses peuvent être facilement dites et crues, non toutefois vues sinon par le cœur pur. Et en un autre endroit : En la nature d'un chacun des trois, cela est ainsi que celui qui possède, soit ce qui est possédé, comme étant une substance simple et immuable. D'où aussi Isidore28 dit : Dieu est simple, soit en ne perdant pas ce qu'il a, soit pour ce qu'il n'a autre chose qui ne soit lui-même, et autre chose qui soit en lui. Par toutes lesquelles autorités [est] abondamment prouvé que la volonté de Dieu est Dieu même, à savoir une même simplicité, une et unique essence.
Donc tout en premier lieu, j'admoneste le lecteur qu'il n'ait à chercher ni contempler cette volonté essentielle sous quelques images, formes ou similitudes29, tant spirituelles ou subtiles puissent‑elles être, mais au contraire s'éloigne de toutes telles images comme indignes d'icelle, voire à elle contraires ; et montant par-dessus soi‑même et tout ce qui est créé, qu'il la contemple telle qu'elle est en vérité, à savoir (comme il est dit) l'essence de Dieu. Je réplique derechef qu'on y prenne garde, pour ce que cet erreur30 est commun pour la mauvaise habitude qu'a notre esprit de la contempler ainsi sous quelque forme.
Et notez qu'à cette volonté ici se doivent référer, réduire et rapporter les deux autres précédentes31, faisant toutes les œuvres tant extérieures [qu’]intérieures, corporelles que spirituelles, en cette volonté, c'est‑à‑dire en l'unité de l'essence de Dieu, sans en jamais sortir. Et si ce mot « volonté » semble à quelques‑uns empêcher, en faisant venir quelques images, ou présentant à l'âme quelque autre objet que cette même essence, qu'elle rejette et prenne d'ores en avant ce mot essence, ou Dieu, bien qu'à la vérité il n'est ici question du mot, mais de la simplification d'esprit, laquelle découvre une même chose sous les trois mots, à savoir volonté, essence et Dieu.
La différence de la volonté intérieure et essentielle est que l'une précède et l'autre suit ; l'une est le moyen, l'autre la fin ; l'une intérieure, l'autre intime; l'une unitive, l'autre transformative ; l'une est presque toute essentielle, l'autre totalement essentielle ; l'une a quelques images, bien que fort subtiles, l'autre est toute nue sans aucune forme. En l'une, l'âme fait encore quelque chose, bien que fort secrètement ; en l'autre, elle est toute oiseuse32 ; en l'une, elle est aucunement33 active, ou l'agente, en l'autre passive ou la patiente, pâtissant l'inaction34, ou intime opération de l'Epoux. Et finalement comme la volonté intérieure naît de la première, qui est extérieure, ainsi la volonté essentielle naît de la seconde, qui est intérieure.
Maintenant donc ayant vu quelle est cette volonté, et la perfection et sublimité d'icelle, il semble nécessaire que montrions le moyen d'y parvenir, moyen dis‑je, sans moyen. Car tenez pour tout assuré que nul acte, méditation, pensée, aspiration ou opération profitent ici, avec [nul] discours, exercice ou enseignement, ni nul moyen doit ici moyenner entre l'âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu, mais cette seule fin sans aucun moyen nous doit attirer à elle et nous élever à l'heureuse vision et contemplation d'icelle. Car cette essence, étant toute supernaturelle, ne peut être comprise35 de notre sens et jugement ; étant incompréhensible, n'est comprise par la raison. Cette essence n'est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration, ou opération, nous sommes dedans nous.
Elle n'est comprise sinon quand on est le patient, mais quand l'âme produit quelque acte, elle est l'agente. Elle est dessus nous, mais tous nos actes sont dessous nous. Toute pensée ou opération, quelle qu'elle soit, est moindre que nous, mais cette essence est plus grande que nous. Deux contraires ne peuvent être en un sujet ; mais tout exercice et opération apportent quelque image, qui est contraire à la pure essence divine, ergo [donc] ne peuvent être ensemble dans l'âme. Qui est attentif à plusieurs choses a moins d'attention à chacune36.
Ergo, qui entend à37 la créature comme à quelque moyen, acte ou opération, comprend moins du Créateur. Pour comprendre cette essence, il faut y entendre uniquement, mais si nous faisons quelque discours, nous ne faisons pas ainsi. Elle n'est comprise sinon quand elle nous comprend et possède ; mais elle ne peut ainsi nous posséder quand nous sommes remplis de pensées, ou embesognés d'actes et opérations. Elle est parfaitement simple et ne peut être comprise, sinon d'un esprit parfaitement simplifié. Nulle contemplation spéculative peut transformer, mais l'amour seul. Quand le sens ou intellect sort pour faire quelque opération, l'âme sort quand et quand vers le même objet, et ainsi est comme courbée et fléchie sous elle, et par conséquent ne peut monter par-dessus soi. Par toutes ces raisons donc ici est manifesté qu'en cette affaire, il ne faut user de moyen humain ni penser qu'on puisse parvenir à cette essence par la raison ou discours de l'intellect, mais au contraire, qu'il faut retrancher comme grandement nuisible tous tels discours et opérations, et totalement arrêter l'opération de l'intellect, selon qu'en a divinement parlé saint Denis écrivant à Timothée, disant : Quant à toi, Timothée, touchant les visions mystiques, (à savoir l'essence divine, comme est clair et comme l’interprète quelque Docteur) par une forte récollection laisse les sentiments et opérations intellectuelles, et toutes choses sensibles et invisibles, et autant qu'il te sera possible, élève‑toi par ignorance à la vision de celui qui est au-dessus de toute substance et connaissance.
Donc par tout ce qui est dit ci‑dessus, je conclus que, puisque ni les aspirations, méditations et discours de l'entendement ne profitent pas, et puisque tout sens, jugement et raison humaine doit succomber à la gloire de Dieu, puisque finalement tout acte et opération intellectuelle doit ici être retranchée, je conclus, dis‑je, qu'il n'y a nul moyen humain ou actif d'y aborder.
Cette essence ne peut être comprise, sinon comme elle‑même se donne à comprendre, ni [ne se peut] entendre, sinon comme elle‑même se donne à entendre ; ni [ne peut être] vue, sinon comme elle‑même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon, et de nous, nous n'y pouvons rien.
Mais bien que (comme est prouvé) il n'y a moyen humain de voir cette essence, il y en a toutefois un divin. Bien qu'il n'y ait moyen actif ou actuel38, c'est-à-dire où l'homme puisse opérer ou être l'agent, il y en a toutefois un passif ou essentiel, où l'homme ne fait rien mais est le patient ; et pour ce qu'on n'y fait rien, je l'appelle moyen sans moyen. Car eu égard à ce qu'ainsi nous parvenons à notre dernière fin, il est vraiment moyen ; ainsi eu égard à ce que l'âme y désiste d'opérer, il est sans moyen, vu que tout moyen importe opération. Ou bien il se peut dire un moyen tout divin, non humain pour ce que l'Esprit divin y fait tout, et rien l'humain : Dieu seulement y opère, et l'âme ne fait que souffrir.
Donc ce moyen, pour dire en bref et en un mot, ne sera autre que la continuation de cette volonté, en la poursuivant toujours sans interrompre, et suivant toujours son trait39 déjà goûté et expérimenté en la volonté intérieure, jusques à tant qu'elle nous ait mené à l'essentielle. Et ainsi selon notre promesse, se verra clairement comme toute la vie spirituelle, depuis le commencement de la vie active jusques à la sublimité de la vie superéminente, est contenue en ce seul point de la volonté de Dieu, sans en jamais sortir, ni la laisser, ni changer, comme étant toute entièrement en elle‑même le vrai commencement, parfait moyen et fin très heureuse.
Mais cette continuation se fait en deux façons, l'une par la seule influence, soüefve40 opération et très intime inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l'âme, et la simplifie, et consomme41 en elle ; l'autre se fait non par cette seule opération, mais aussi par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, mais tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue.
L'un desquels moyens est plus particulier et servira pour ceux seulement, ou au moins principalement42, qui ont pratiqué cet exercice. L'autre est plus général, et servira tant pour ceux‑ci que pour les autres, qui ne l'ont pas suivi, mais quelque autre chemin, et ne sont pas toutefois arrivés à ce haut degré et fin heureuse. L'un est pour ceux qui ont goûté cette intérieure volonté et son trait susdit, l’autre pour ceux qui ne l'ont pas expérimenté. L'un est pour ceux qui ont la ferveur et dévotion, l'autre tant pour ceux‑ci que pour les autres, qui n'ont que la nue dévotion intellectuelle.
L'un n'est pas toujours si totalement assuré, comme est l'autre. En l'un, cette volonté dispose l'âme par ses douces influences et familières caresses ; en l'autre, il semble au commencement que l'Epoux se tient plus éloigné et laisse à l'âme se disposer elle‑même. En l'un, se trouve quelque dévotion sensible redondante des puissances intellectuelles ; mais en l'autre, particulièrement au commencement, l'on monte par-dessus tout sens, voir et entendement, et là, par la nue foi on voit Dieu, et par nu amour on l'embrasse et possède. Bien qu'en la fin, nonobstant tout cela, ces deux moyens se rapportent et mènent à un même but, et se goûtent d'une même façon.
Dont [sic] touchant le premier moyen : il contient quatre points par lesquels le trait de cette volonté est suivi, et icelui continué, et heureusement accompli, et consommé en la volonté essentielle. Dont le premier est une très subtile connaissance de l'imperfection de sa contemplation. Le second un écoulement de ses fervents désirs en Dieu. Le troisième une parfaite dénudation d'esprit. Le quatrième une continuelle proximité et proche vision de cet objet, et heureuse fin finale.
Nota43. Touchant le premier, est à savoir qu'il n'y a si haute contemplation qui ne puisse être plus haute, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus abstraite, ni lumière si grande qui ne puisse être plus grande, ni trait si fort qui ne puisse être plus fort, ni finalement conversion quelconque si simple qui ne puisse être plus simple, ni union si étroite qui ne puisse être plus étroite. Et [le fait] que ce[la] peut être, et ne l'est pas, vient de nous et de notre faute, et non de Dieu, qui ne désire et ne peut qu'infiniment désirer de se communiquer. Donc, en toutes nos contemplations, il y a quelque obscurité, en toutes nos abstractions quelque image concrète, en toutes nos lumières quelques ténèbres, en toutes nos attractions quelque retardement, en toutes conversions quelque aversion ou rétraction44, et en toutes nos unions quelque désunion ou entre‑deux, quelque parfaites qu'elles soient, et ce par notre faute propre.
Et pour autant que les fautes, d’autant plus qu'elles sont intrinsèques45 et subtiles, d'autant moins sont‑elles connues et remédiées ; de là advient que ces fautes ici sont fort rarement ou jamais remédiées ni connues, pour être très subtiles et secrètes.
Sur quoi il faut noter que d'autant plus subtil et illuminé est l'esprit, d'autant plus subtiles et secrètes aussi faut‑il que soient les tromperies et fautes ; car autrement il les connaîtrait et découvrirait. Mais en cette vie superéminente, l'esprit est grandement illuminé et subtil, et par conséquent ses fautes et tromperies très cachées et subtiles. D'où il s'ensuit que ceux‑là se trompent beaucoup, qui observent en cette vie leurs imperfections et fautes en même façon et non plus subtilement qu'en l'autre, ne se souvenant qu'à la mesure que l'esprit est plus subtil, la nature se cherche plus finement, et secrètement.
Et ces fautes, pour sembler petites, ne sont pas pourtant un petit dommage, vu qu'ici, la moindre impression du sentiment, la plus petite opération du sens, l'image la plus déliée et la plus courte distraction, empêche une grande élévation et extension ou étendement d'esprit ; et la moindre immortification, affection ou recherche de nature, empêche un grand avancement spirituel.
Ceux donc s'abusent bien, qui en cette vie avalent toutes ces choses ou passent légèrement dessus, comme s'ils étaient encore en la vie active, n'employant pas fidèlement le talent, lumière et subtilité d'esprit à l'arrachement de leurs totales imperfections, mais y faisant comme les borgnes et se flattant tacitement, disent que telles ne sont pas imperfections, et ainsi se donnent trop de liberté et secrètement dorlotent et accoquinent leur sensuelle nature, usant de telle grâce et subtilité d'esprit pour s'introvertir pour leurs consolations, et non à la parfaite abnégation, connivant toujours avec leurs imperfections, et faisant ainsi les ambidextres et jouant des deux mains : tantôt se mettant du côté de l'esprit, tantôt du côté de la chair, voulant jouir des délices spirituelles ensemble et des sensuelles, voulant être tout esprit sans contrister la chair.
Quelquefois encore touchant le fait d'oraison, ils se contentent de se laisser tromper du prétexte du bien, comme de penser et reconnaître que telle façon de faire ou procédure est sainte et est louée en la vie spirituelle, comme des aspirations, images et autres choses semblables apportant sensible consolation ; et pourtant quand cela semble bon à la sensualité, [ils] se contentent d'en user, bien que secrètement ils n'ignorent qu'en cette vie elles empêchent grandement, comme aussi toutes les autres sortes de fautes et tromperies qui adviennent en notre contemplation et union, qui n'en sont jamais totalement exemptes, pour finement qu'elles s'y soient ingérées et secrètement cachées.
Donc pour retourner à notre propos, l'âme, bien qu'elle soit en grande lumière et haute contemplation, si est‑ce que maintenant46 elle y découvre quelques fautes et imperfections, lesquelles ôtées, elle suit d'une plus haute volée et d'une plus grande vitesse et légèreté, le susdit trait de son Époux.
Cette connaissance d'imperfections ni l'amendement d'icelles ne vient pas d'elle, car tant elles étaient subtiles et intrinsèques qu'elle ne les pouvait voir, tant déliées et spirituelles qu'elle ne les pouvait d'elle‑même ni connaître ni corriger. Car tout ainsi comme l'Ange ne peut actuellement agir outre la sphère de son activité, ainsi aucunement47 puis‑je dire de l'âme qu'elle ne peut ni savoir ni opérer outre l'étendue ou circonférence ou dernier cercle ou capacité de son esprit. Or est‑il que cette connaissance d'imperfections est hors de sa capacité, et le parfait amendement hors et par-dessus son opération, et pour ce n'y peut rien. Non pas toutefois qu'elle ne soit idoine et suffisante par la grâce de Dieu de ce faire, mais pour ce qu'elle est si aveuglée et ces choses si subtiles à discerner, elle si faible à opérer et cette œuvre si difficile à faire que, sans quelque lumière et force, c'est une besogne hors de son étendue et capacité. Cette connaissance donc vient d'en haut : ces subtiles ténèbres sont découvertes par la vraie lumière, ces imperfections se découvrent par la même perfection, par son approchement et plus domestique et familière demeure dans l'âme, là où il découvre et fait voir à l'âme trois fautes ou imperfections en sa contemplation, et les amende et répare.
La première desquelles est un trop grand bouillonnement de désirs et ferveurs de l'âme, sentant trop l'actif, empêchant la douce paix et souef repos de l'Epoux dans l'âme, et son unique, entière et parfaite opération, absolu et entier domaine et seigneurie en icelle. Et par ce moyen, elle ne se laissait pas être parfaitement illuminée, et ne se tenait pas aux doux baisers, ardents et flamboyants et chastes embrassements, mais demeurait aucunement courbée en elle‑même.
La seconde est en une secrète, subtile et inconnue image, que l'âme retient de la volonté de Dieu, qui empêche de la voir essentiellement.
La troisième est que quelquefois elle ne regardait son Epoux sans hésitation comme vraiment présent, et comme plus présent qu'elle-même, plus dedans elle qu'elle‑même, plus elle qu'elle‑même, mais comme en Paradis, ou quelque part plus éloigné d'elle qu'elle : d'où advenait que ni la foi n'était si vive, ni l'espérance si grande, ni l'amour si brûlant, ni les familiarités si très admirables, comme autrement elles eussent été.
Je n'entends pas qu'elle découvre toutes ses fautes parfaitement devant que de venir au degré suivant, pour ce qu'à grand peine peuvent‑elles être connues devant que par l'Esprit de Dieu elles soient amendées. Toutes les trois imperfections sont directement contraires à ces trois points et perfections suivantes, pour ce [nous] en parlerons ensemblement.
Nous n'entendons pas48, par ce trop grand bouillonnement de désirs, blâmer ici les saints désirs qui sont en Dieu en leur essence, ou en tant qu'ils sont bien réglés, mais en tant que mal réglés, ou accompagnés de quelque circonstance empêchant leur plénitude ou plein accomplissement et déification par une totale entrée, absorbissement49 et mort en Dieu. Cet empêchement est le trop grand bouillonnement à savoir actif : je dis « actif », pour exclure le passif, qui est doux, sans bruit, sans actes, profond et déiforme, mais au contraire c’est50 actif, impétueux, remuant, superficiel et sentant trop l'homme, la nature et l'opération naturelle et humaine.
Et ces deux désirs sont semblables à deux eaux, dont l'une est bouillante, impétueuse, faisant grand bruit, et toutefois n'est pas creuse51 ; l'autre [est] douce, sans bruit et rassise, et toutefois bien creuse.
Donc ce bouillonnement des désirs, bien qu'au commencement il était bon, est ici néanmoins vicieux et doit être retranché. Non qu'il faille laisser les bons désirs, mais l'imperfection d'iceux ; non qu'il les faille quitter, mais accomplir ; ni les perdre, mais purifier et parfaire en Dieu, comme in causis seminalibus : la semence n'est pas perdue pour être jetée en son lieu, mais se purifie et multiplie. Car tout ainsi que le grain n'est [pas] perdu pour être jeté en terre, mais se purifie et multiplie, ainsi les désirs ne sont [pas] perdus pour être jetés en Dieu, mais se purifient, se multiplient et accomplissent.
Et comme la cause ne produit pas son effet, comme le grain le blé, qu'il ne soit consommé et amorti, ainsi les bons désirs ne produisent jamais leurs effets, à savoir l'union et la transformation, qu'ils ne soient consommés et assoupis en Dieu. Sur quoi notre Seigneur dit : Si le grain de froment tombant en terre n'est mort, il demeure seul ; mais s'il est mort, il fructifie abondamment52. Et tout ainsi qu'au commencement le grain est nécessaire, ainsi à la fin l'est sa corruption comme l'un est nécessaire au commencement, aussi l'autre l'est à la fin pour avoir du blé. De même est‑il des bons désirs et de leur anéantissement pour avoir l'union de Dieu. Mais comme en telle corruption le grain n'est proprement dit être corrompu, mais plutôt transmué ou changé en blé, ainsi ses désirs ne sont pas proprement dits être anéantis, mais plutôt changés et transformés en union. Et toutefois comme ce grain ne revient jamais à soi, mais demeure toujours transformé ou transmué en blé comme en son effet, dernière fin et perfection, ainsi les désirs ne doivent jamais revenir, mais demeurer transformés en union, comme en leur effet et comble de leur perfection.
Mais comme il ne faut jeter le grain en tout lieu ni en tout temps, mais en son lieu et en son temps, aussi ne faut‑il pas laisser ou anéantir ces désirs en tout lieu, mais seulement en Dieu ; ni en tout exercice, mais en l'exercice de l'union ; ni au commencement, mais en son temps, qui est après la vie active. Là où se voit comme ceux qui se trompent, qui pensent qu'il faille toujours opérer et produire des fervents actes ou aspirations53 ; et encore davantage ceux qui estiment telle façon de faire la vraie union, et condamnent le contraire comme chose quasi injuste et oisiveté vicieuse. Mais de ceci se dira en son lieu.
Or l'âme ayant trouvé cette faute et empêchement en son chemin et union, y remédie par un écoulement de ses ferveurs en Dieu54, non qu'elle y fasse quelque chose, mais qu'elle souffre en elle telle opération.
Cet écoulement d'ardents désirs en Dieu est un changement de l'amour pratique pour le fruitif, ou bien est le final repos et parfait accomplissement des désirs en Dieu, où le désir est absorbé et changé en possession.
Ce mot « écoulement »55 contient deux choses, à savoir la mort et la vie, ou bien la perte et le gain, pour ce qu'en tant que la ferveur coule hors de l'âme, elle s'assoupit et meurt, s'évanouit et se perd ; mais en tant que cela se fait en Dieu, elle s'augmente davantage et vit plus que jamais. Et pour ce[la] je ne dis pas « anéantissement » comme s'ils étaient anéantis en Dieu, mais un « écoulement » en Dieu, comme étant en lui préservés. Aussi je ne dis pas une préservation des pensées et désirs, mais « écoulement », pour montrer qu'ils changent de lieu ou sujet.
Sur quoi56 il y a encore en ce mot « écoulement » trois points à considérer, à savoir : 1. le changement de lieu ou sujet des désirs, 2. Le deuxième, le changement des mêmes désirs, 3. Le troisième, les moyens de tels changements.
Touchant le premier, les désirs changent leur suppôt ou sujet où ils demeuraient, car au lieu qu'ils étaient subjectivement en l'âme, ils sont en Dieu, pour être dans l'âme subjectivement : s'entend que l'âme les possède, connaît, sent et entend en ses puissances supérieures, et inférieures, en l'intellect, mémoire, volonté et raison, ou en la partie concupiscible ou irascible, etc.
Et quand, en nulle de ces puissances, elle ne sent, comprend ni appréhende tels désirs, ils sont hors de l'âme. Or, après cet écoulement l'âme ne les sent ni comprend en nulle desdites puissances. Et par ainsi sont hors d'icelle : elle ne les peut sentir ni comprendre pour trois causes.
Premièrement pour ce qu'ils sont changés et rendus purement spirituels (comme sera dit au point suivant), tout voile, image, forme et tout ce qui est compréhensible des sens leur étant ôté. Et pour autant que l'âme n'a pas de coutume et ne peut encore opérer et voir purement spirituellement, mais avec quelque mélange de sentiment ou aide de quelque image ou forme, de là advient qu'elle ne peut voir ni comprendre ses désirs ainsi spiritualisés, épurés et déiformes.
La deuxième raison est pour ce que la douce opération et vive inaction de Dieu est si efficace et souëfve en elle qu'elle est toute fondue et liquéfiée en son Bien-aimé : elle perd toutes ses forces et opérations propres, etc., laisse aller à sa douce impulsion et plaisir, y entendant uniquement.
Une autre troisième raison est que par cet écoulement, elle est merveilleusement purifiée, étendue et totalement abstraite57, et ainsi incapable des choses concrètes.
Car, comme les choses concrètes, à savoir qui ont des formes, empêchent l'abstraction en telle sorte que, tandis que l'âme a en elle chose aucune concrète, elle ne peut jamais être parfaitement abstraite, ainsi au contraire l'abstraction empêche de voir les choses concrètes, en telle sorte qu'il est impossible que l'esprit parfaitement abstrait puisse comprendre les choses concrètes. D'ici advient que les personnes spirituelles ne s'aperçoivent souvent de ce qu'on leur dit ou fait, ni de ce qui est à l'entour d'eux, comme il se lit de saint Bernard et de saint François, qui passant par une ville et multitude de peuple, ne s'en aperçut nullement, mais après demanda à son compagnon combien il y avait encore jusques à la ville déjà passée. Sainte Catherine de Sienne aussi en ces abstractions ne sentit quand on la piqua à la plante du pied. Beaucoup d'autres raisons je pourrais amener pour montrer qu'en cet écoulement les désirs ne se comprennent ni se sentent plus en l'âme, et n'y sont plus, mais s'en vont en Dieu.
Où aussi les désirs se changent (qui est le second point) à savoir : la cause se change en l'effet ; le moyen, en sa fin ; le souhait en la chose souhaitée ; le désir d'union en union; le désir de la vision, possession et fruition de Dieu en la même vision, possession et fruition de Dieu ; l'intime et profond soupir après les caresses de l'Epoux, en familières caresses ; les ardentes attentes après ces baisers, aux mêmes baisers ; les intolérables désirs de ces souëfs embrassements, aux mêmes chaleureux et chastes embrassements.
Là l'âme dit avec intime jubilation de cœur : Laeva ejus sub capite meo58, etc. Maintenant elle a trouvé ubi cubet in meridiae59. Là elle se vante disant : Dilectus meus mihi, et ego illi60; ego dilecto meo et ad me conversio illius61 ; inter ubera mea commorabitur62 ; de ore ejus accepi lac et mel63 ; meliores sunt ubera tua vino fragrantia unguentis optimis64. Là sont les doux colloques : ecce tu pulchra es amica mea, ecce tu pulchra es65 ; et elle : ecce tu pulcher es dilecte mi et decorus. Là il la caresse et lui montre toute sa beauté en tous ses linéaments depuis les pieds jusques à la tête, etc., et enfin vient à conclure en disant : Haec requies mea, in saeculum saeculi hic habitabo66. O heureuse l'âme qui a ainsi changé les actes en la chose en laquelle ils agissaient, ses désirs en la chose désirée !
Mais pour voir plus essentiellement et plus intrinsèquement comme ce changement se fait, il faut venir au troisième point, qui le découvrira. Il faut donc savoir que ce changement contient trois choses, à savoir une claire manifestation de la chose désirée ou en laquelle on agit, un remplissement des désirs, ou effectuation et consommation d'actes, et un évanouissement d'iceux désirs et actes.
Touchant donc la première, cette manifestation de la chose désirée, qui est Dieu, ne vient pas toute à la fois, mais petit à petit, et comme par degrés selon l'accroissement de notre amour.
Car au commencement Dieu est dans l'âme, mais elle ne le sait point ; après il s'y montre, mais obscurément ; en après plus clairement, mais sous quelque ombre ; mais enfin très clairement, sans ombre, comme en plein midi. Tous lesquels degrés nous sont montrés aux Cantiques par l'Epouse. Car le premier nous est montré quand elle dit : Je l'ai cherché, et ne l'ai pas trouvé67. Là où on voit deux choses, à savoir que Dieu était en elle, et qu'elle ne le savait point : l'une desquelles est prouvée par ce mot quaesivi68 puisque, comme est clair et selon le dire de saint Augustin, qu'elle ne le chercherait et même ne le pourrait pas chercher sans lui ; l'autre, à savoir qu'elle ne savait pas qu'il fût en elle, est clair par ce mot : non inveni.
Le second degré de cette manifestation nous est montré quand Dieu se montre être dans l'âme, mais obscurément, et plutôt par quelques effets, comme fervents désirs et bonnes inspirations, que non par quelque connaissance essentielle, ce qui est montré par la parole de l'Epouse disant : Je l'ai tenu et ne le lairrai69, tant que je l'aie introduit. Car parce qu'elle dit tenui70, elle montre qu'elle savait qu'elle l'avait en elle ; mais en ce qu'elle dit donec introducam, etc., elle montre de ne le posséder ni de le voir et jouir de lui encore si à plein comme elle désirerait, mais que ce serait pour quand elle l'aurait introduit en la maison de sa mère. Et cette façon est quand l'époux commence à se montrer non seulement comme Seigneur, mais comme Epoux, non seulement par secrètes inspirations, mais par intimes attouchements ; et enseigne l'âme non comme maître par préceptes, mais comme ami et époux par douces attractions. Mais d'autant qu’encore cette jouissance et vision de son Epoux n'est en la perfection, elle ne cesse de crier à lui avec toute sa force et fond de son cœur : Qui est‑ce qui te donnera à moi pour être mon frère suçant les mamelles de ma mère, à ce que je te puisse trouver seul dehors et te baiser ?
Ce qu'elle obtient au troisième degré de cette manifestation, qui est plus clair et excellent que celui‑ci, et est quand l'époux s'approche si près de l'épouse qu'elle voit sa vraie ombre, à savoir une déiforme ou image, en et sous laquelle elle le voit, connaît et contemple y faisant sa demeure et disant : Je me suis assis à l'ombre de celui que j'avais désiré71. Là, elle l'écoute, là elle l'adore, là elle ouït ses familiers colloques, doux propos et paroles melliflues72 ; là, elle reçoit les promesses de vie, les arrhes de mariage et l'assurance des épousailles ; là, elle est caressée et baisée ; là, elle reçoit les ornements, joyaux et vêtements nuptiaux.
Là finalement, elle est faite capable des embrassements essentiels et purement spirituels de son Epoux sous l'ombre duquel elle est encore assise : Donec aspiret dies et inclinentur umbrae73. Jusques à tant mêmes que le jour des noces et de la vision essentielle vienne, l'ombre ou image sous laquelle elle le voyait étant dissipée et évanouie, lequel jour des noces et heureuse vision avec dévots et profonds gémissements et avec toute importunité priant l'époux, en lui demandant et disant : Ubi cubes in meridie74 : ô mon Epoux, ô ma joie, ô le centre de mon coeur, où est‑ce que vous couchez ? Où et comment vous trouverai‑je tout nu et dévoilé sans aucune image, ombre ou obscurité ?
Ce que le très amoureux Epoux ne pouvant nier, se montre à elle selon le désir de son cœur, de sorte qu'elle le voit en une façon non seulement indicible, mais inexcogitable75. Ce qui est le quatrième degré, qui est encore si haut par-dessus tous les autres que non seulement ceux qui n'y ont jamais été ne le peuvent imaginer, mais aussi ceux qui [y] ont été ne le peuvent comprendre, vu qu'il surpasse toute imagination intellectuelle, opération, sens, raison et jugement humain, pour ce qu'il se fait hors de l'homme.
Car comme l'Epoux s'abaisse dessous soi, l'épouse s'élève dessus soi, pour se rencontrer, baiser, embrasser et solemniser leurs noces. En ce degré elle chante : Je suis à mon bien-aimé, et sa conversion est à moi, prenant similitude des mariés et de l'acte de mariage pour signifier l'actuelle union et mutuelle jouissance l'un de l'autre après tel mariage spirituel et encore par une semblable similitude que : Mon bien-aimé me demeurera entre mes mamelles76, voulant par cette similitude77 de mariage déclarer l'étroite union, cet incompréhensible amour et mutuelle adhésion ne pouvant pas mieux être expliqués que par la similitude de tel acte, qui a en soi actuelle78 adhésion, mutuel embrassement, fervent amour, contentement des deux côtés, et la plus parfaite union qui puisse être entre deux amateurs79, comme dit l'Ecriture, où des deux est faite une chair80. Et ne disant pas erit, mais commorabitur81, elle nous signifie la continuation de telle union.
Après cette si parfaite manifestation, ensuit le remplissement des désirs, et ce conséquemment, car à même mesure que cette manifestation s'augmente, le désir se remplit, tellement que, quand la manifestation est parfaite, le désir est totalement rempli. Au commencement, en ce grand et ardent désir, Dieu était, bien qu'il ne se montrât qu'obscurément, lequel désir d'autant plus qu'il s'augmentait, d'autant plus Dieu s'y manifestait qu'il lui était Dieu, tant pour sa grande splendeur, gloire et familiarité que pour82 la capacité plus grande de l'âme. Tellement qu'enfin le désir étant très grand et parfait, il s'y montre parfaitement, dont l'âme le voyant parfaitement en elle‑même a tout ce qu'elle demande, et son désir est tout rempli et est semblable au vase ou éponge qui, jetés en la mer, sont entièrement remplis, lesquels tout ainsi qu'étant remplis ne peuvent plus recevoir.
Ainsi le désir rempli et contenté ne peut plus désirer, car comme ainsi soit que nulle chose ne peut plus recevoir qu'elle en a la capacité, selon le dire du philosophe : Tout ce qui est reçu est reçu selon la capacité de ce qui le reçoit83, s’ensuit que le désir ne peut plus rien désirer étant rempli. Car comme la capacité du vase est la dimension de sa concavité, ainsi la mesure du désir est la force de son vouloir ; et comme cette concavité remplie, le vase est plein, ainsi le vouloir satisfait, le désir est rempli. Donc ce vouloir, par cette manifestation de Dieu en l'âme, est satisfait, et par conséquent le désir rempli, tout acte particulier effectué, et toute opération en sa fin consommée.
D'où nécessairement s'ensuit le troisième point, à savoir l'évanouissement de tels désirs, actes et opérations, pour ce que quand le désir est rempli, il s'évanouit et n'est plus. Quand les actes sont effectués, ou opérations consommées en leur fin, ils ne sont plus. Car toutes ces choses sont envers Dieu comme la cause séminale envers son effet ; tellement que comme la cause ayant produit son effet, comme le grain le blé ou semence d'homme l'enfant, elle n'est plus, ainsi ces désirs, actes et opérations ayant produit leur effet, à savoir la possession de Dieu, ne sont plus.
Mais toutefois comme le grain et la semence, bien qu'ils ne soient plus en leur forme, toutefois bien en leur substance, ainsi ces désirs, actes, etc., bien qu'ils ne soient plus en leurs images, [sont] toutefois bien en leur essence. Et comme ceux-là, pour produire leur effet, il a fallu qu'ils aient perdu leur forme, aussi ceux‑ci. Et comme la substance de ceux‑là n'est [pas] morte, mais vivante en leurs effet, ainsi est-il de ceux‑ci : car comme le grain se change en blé, ainsi le désir en la chose désirée. Et bien que le désir et les actes ne soient plus, mais sont évanouis, toutefois leur essence est conservée en Dieu : car tout ainsi que bien que la glace s'évanouisse quant à sa forme, sa substance toutefois est conservée en l'eau où elle est consumée, ainsi les désirs, actes, etc., bien qu'ils s'évanouissent quant à leur image, leur essence demeure toujours en Dieu, où ils sont consommés.
Et bien que84 dessus j'aie comparé ce désir à un vase, toutefois en ceci il lui est dissemblable, à cause que le vase, bien qu'il soit plein, toutefois il demeure vase ; mais celui‑ci étant rempli, n'est plus. La raison est pour ce que la force de vouloir est la capacité du désir, de sorte que quand il n'y a nulle force de vouloir, il n'y a nul désir; mais quand on a ainsi Dieu, on n'a plus force de vouloir, pour ce que l'on a tout ce que l'on peut vouloir. Ergo, n'ont plus de capacité de désirer, et s'ils n'ont plus de capacité de désirer, donc n'ont plus de moyen de désirer ; s'ils n'ont plus de moyen de désirer, donc n'ont plus de désir, bien qu'aussi on pourrait bien dire que le désir est en tout semblable au vase en disant qu'aussi le vase plein n'est pas vase, pour ce que celui‑là est vase seulement qui est creux et capable de recevoir quelque chose, mais le vase plein n'est tel, et ainsi le vase non vase ; et de même le désir.
Le désir est des choses absentes et qu'on n'a pas en possession ; mais ici l'âme a Dieu, et pour ce ne le désire, mais le désir s'en va, et la fruition demeure.
Voilà donc les trois points par lesquels se fait le changement du désir en la chose désirée, et de l'acte en la chose en laquelle on agissait, Heureuse l'âme qui expérimente en elle cette manifestation, ce remplissement et cet évanouissement ! Heureuse l'âme qui ainsi manifestement voit l'Epoux en elle, qui en est ainsi pleinement remplie et qui ainsi en lui laisse évanouir ses désirs et actes particuliers !
Voire très heureuse l'âme, car en telle manifestation elle le voit, où et comment il couche en elle : in meridie, à savoir en l'ardeur de son amour et abondance de sa clarté. En tel remplissement, elle se voit toute saisie et remplie de son Epoux, qui s'est tellement ingéré en elle et ainsi revêtu d'elle comme d'un vêtement que toutes ses forces bandées à sa réception, occupées en lui, employées en son entretènement85, et toute remplie, elle demeure comme l'épouse enceinte.
En tel évanouissement de désirs, elle demeure plongée en l'abîme de la divinité de son tant désiré et amoureux Epoux. Rien de beau ne lui manque après telle manifestation, nulle douceur [n’]est hors d'elle après tel remplissement, nul empêchement d'union après tel évanouissement. Par cette manifestation, elle voit son Epoux tout nu, en ce remplissement le reçoit en elle, et par cet évanouissement se joint à lui, ainsi nue comme lui. Toute beauté y est montrée aux yeux de l'Epouse, laquelle la ravit en admiration ; toute douceur infuse aux plus secrètes et amoureuses parties, qui la confit en douceur. Tous secrets lui sont découverts, qui la font étonner. Rien n'est si beau que cette vision, rien si plaisant que cette douceur, rien si étroit que cet embrassement.
Ô quelle chose si glorieuse que de voir contempler la nudité de son Dieu ! Quelle chose si douce que quand l'âme s'unit avec lui et lui donne place entre ses mamelles ! Quelle oeuvre si noble que son unique et douce opération en elle, sans qu'elle fasse rien que souffrir son inaction86. O quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l'âme ! Ô quelle douceur est‑ce qu'elle sent quand, tous deux dénués, ils s'entr'embrassent ! Quelle suavité coule en toutes ses puissances, quand la senestre de l'Epoux est sous son chef, et sa dextre l'embrasse, s'infond en elle, et par vif attouchement besogne87 au fond de toutes ses intimes parties ? Certes nul ne peut connaître telle beauté, ni excogiter telle douceur, ni imaginer tel suave attouchement, que celui qui les a expérimentés, ni encore celui sinon alors seulement qu'actuellement il les expérimente.
Dénudation d'esprit est une divine opération purifiant l'âme, et la dépouillant entièrement de toutes formes et images, des choses tant créées qu'incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de voir sans formes.
Premièrement, je l'appelle divine opération, pour exclure l'humaine, pour ce que nulle telle ne peut effectuer cette dénudation. La raison est que nulle opération humaine ou acte de notre esprit peut être sans formes ou images, pour ce qu'ils sont nécessairement formés et imaginés devant que [d’]être produits : aussi toute chose opère selon son naturel, mais toute opération humaine est imaginative. Ergo, elle opère par image, et par conséquent ne peut opérer cette dénudation et abstraction ; car comme un contraire ne peut opérer son contraire, comme les ténèbres ne peuvent opérer la lumière, le froid le chaud, la mort la vie, ni l'amertume la douceur, ainsi l'opération imaginaire ne peut effectuer celle qui est abstractive et vide de toutes images.
En outre, je dis « purifiant l'âme », etc., et « la rendant ainsi toute simple et nue, la fait capable » et suffisante de voir et contempler sans images, auxquelles paroles sont contenus deux effets de cette dénudation, à savoir purgation et illumination : purgation pour ce qu'elle purifie l'âme de toutes images, illumination pour ce qu'elle la rend capable de voir sans images les choses spirituelles.
La purgation se fait par le feu d'amour, l'illumination par l'inaccessible lumière de Dieu, lesquels bien que toujours elle les opère tous deux, toutefois plus l'un en un temps, et plus l'autre en un autre, savoir est : au commencement la dénudation opère plus en l'âme par purgation et en la fin par illumination. Le premier s'opère quand l'homme retient encore quelque chose du sien, le second quand il est tout anéanti.
Or cette dénudation, par son premier effet de purgation, particulièrement et sur toutes autres impuretés, purge l'âme d'une très secrète image que toujours elle retenait de la volonté de Dieu, qui est la deuxième faute occulte susdite de contemplation. Laquelle image était si subtile, déliée et spirituelle qu'en la volonté intérieure jamais l'âme ne s'en aperçût, mais se persuadait que purement et sans voile ou image elle contemplât cette volonté en son essence. Et même [elle] ne se peut jamais apercevoir de cette image jusques à tant qu'elle en soit purgée, pour ce qu’elle ne peut connaître telle image jusques à tant qu’elle en voit l’esprit. Or elle ne peut voir l’esprit tandis qu’elle a quelque image, pour ce qu’aussi telle image est le dernier cercle de sa capacité ou l’étendue de son esprit, et par ainsi outre icelle ne peut voir ni entendre, et ainsi n’a aucune capacité de juger de cette capacité, à savoir si elle est image ou par esprit. Finalement, pour ce qu’une chose imparfaite n'est [pas] connue imparfaite à celui qui ne sait chose plus parfaite. Mais l'âme ne sait ici chose plus parfaite, pour être cette image la chose la plus haute et pure qu'elle a jamais contemplée, et par conséquent ne la peut reconnaître pour imparfaite, bien que, quand elle en est purgée, elle connaît l'avoir été.
Si on me demande comment elle s'en défait, puisqu'elle ne la connaît, je réponds (comme dessus) que [c'est] par le feu d'amour, qui toutefois est opération divine et non pas sienne, et en laquelle elle est plus passive qu'active. Cette opération d'amour divine est si interne, intrinsèque et puissante, et efficace, qu'elle besogne plus vivement en elle que jamais elle n'avait encore senti. Et si fort est ce trait qu'il tire l'âme encore plus hors d'elle que jamais ; si ardent est ce feu d'amour qu'il consume en elle toute impureté. Finalement, si étroite est cette union qu'elle est toute abîmée en Dieu, où toutes ses imperfections sont noyées, consumées et anéanties.
Et par même moyen reçoit-elle une nouvelle lumière et autre capacité que toutes celles qu'encore elle a eues, et est faite capable d'opérer essentiellement et supernaturellement, hors et par-dessus elle-même, et toute intelligence naturelle et humaine, qui est le second effet de cette dénudation, à savoir illumination. Car elle est ici enivrée et submergée de tant de clarté et lumière qu'elle en est revêtue comme d'un vêtement, transformée en icelle et faite la même lumière88. Car comme ainsi soit qu'en cette étroite union, Dieu soit la source et fontaine de toute cette lumière inaccessible, et plus intimement et intrinsèquement dans l'âme, et plus près d'elle qu'elle-même, et qu'en cette familière union, nul secret de son Epoux lui est celé, elle voit par conséquent ce mystère plein de toute joie et étonnement, à savoir l'Epoux tout découvert en elle, le contemple tout nu et sans voile ou image, le voit comme en plein midi, comme il couche et repose en elle comme en sa propre maison, opère doucement et familièrement en elle.
Et voyant, goûtant et expérimentant comme il est plus près d'elle qu'elle-même89, qu'elle est plus lui qu'elle-même, et qu'elle le possède non comme quelque chose ni comme elle‑même, mais plus que toute chose et plus qu'elle-même. Selon cette lumière, elle se comporte tellement que sa joie, sa vie, sa volonté, et son amour, et ses regards sont plus en lui qu'en elle-même, et ce d'autant plus qu'elle connaît qu'il est meilleur, plus digne qu'elle, et qu'elle a expérimenté qu'il est plus doux et suave qu'elle, et finalement qu'elle le voit plus beau et glorieux qu'elle : voire ayant parfaitement connu qu'il est tout et qu'elle n'est rien, et qu'en lui est toute beauté, bonté et douceur, et qu'en elle n'est rien, elle demeure, réside et vit uniquement en lui, et rien en elle- même90.
D'où suit qu'elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu, et toute Dieu, et rien en elle‑même, rien à elle‑même, rien pour elle‑même, rien elle‑même. Elle est toute en l'esprit, volonté, lumière et force de Dieu, et rien en son esprit, volonté, lumière et capacité propre et naturelle. En cette capacité91, en cet esprit et en cette lumière, elle voit cette volonté essentielle, à savoir l'essence de Dieu, comme est écrit : En ta lumière nous verrons la lumière92.
Ici elle contemple les choses secrètes et inscrutables, ici elle a accès à la lumière inaccessible, ici elle découvre les mystères ineffables, ici voit-elle les choses admirables, ici elle est remplie de toutes choses délectables, car d'autant qu'elle est unie à Dieu, elle connaît tous ses mystères secrets et merveilles. Car puisque Dieu s'est montré à elle, comment toutes autres choses ne se révéleront‑elles à elles ? Et ayant trouvé en elle‑même la source de toutes douceurs et voluptés, et source de toutes délices, de joies, comment ne serait‑elle noyée de cette source de douceur spirituelle, et submergée de l'impétueux torrent de céleste volupté ? Comment les secrets de Dieu ne seront‑ils révélés à celle à qui il a ouvert et montré son cœur, ou ses mystères cachés et inconnus à celle à qui il s'est découvert et apertement93 montré soi‑même ?
Après cette dénudation d'esprit, vient le quatrième et dernier degré de ce moyen, à savoir la proximité, ou proche assistance de cette essence, qui n'est autre chose qu'une continuelle présence et habitude d'union entre Dieu et l'âme son épouse, en laquelle l'âme revêtue de Dieu, et Dieu de l'âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l'un dans l'autre, sans jamais se retirer hors de l'un l'autre, ou jeter aucun regard hors l'un de l'autre, là où l'âme poursuit l'Epoux avec tant de légèreté, vitesse, force et impétuosité, et court après lui avec tant d'avidité, soif et insatiabilité, et lui est conjointe par une si amoureuse inclination et indissoluble adhésion que non seulement il pourrait sembler le corps et l'ombre, ou bien qu'elle suit l'Agneau quelque part qu'il aille94.
Mais aussi elle pourrait sembler le même corps et l'Agneau même, l'odeur, douceur et beauté duquel l'ont tant fait courir après lui, tant enivrée et si violemment ravie que, du plus profond de son coeur, elle s'abhorre elle‑même et infiniment s'éloigne de toutes pensées d'elle‑même et de tout sentiment de douceur, pour appréhender parfaitement la totalité de cette substance, pour s'y jeter et ingérer éternellement, s'y perdre irrécupérablement, pour y mourir totalement, et finalement pour l'être uniquement, et ce pour le nu amour d'icelle essence ; et hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle‑même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Epoux un autre, auquel plus que sa vie elle désire avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée et anéantie.
Ici, elle s'étend et reçoit cette essence en elle, non comme un vase reçoit quelque chose, mais comme la lumière de la lune le soleil. Ici elle étend ses purs et blancs bras pour plus étroitement embrasser et étreindre son Epoux, mais en est plus étroitement embrassée et étreinte. Ici, elle ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s'en trouve être heureusement absorbée et engloutie, et ne sait que faire pour satisfaire à l'impétuosité de cet amour : seulement elle demeure en une pure, simple et invertible95 conversion à Dieu, auquel elle demeure si immuablement fichée que (comme est dit96) elle s'en revêt, car par ce fixe regard elle la voit seulement, par cette simple conversion elle se divertit de toutes créatures, et par l'invertibilité ou immutabilité d'icelui, elle les oublie toutes.
Reste donc que ses puissances soient uniquement occupées en lui, qu'elle n'entende ni aime, ni remémore que lui ; et ainsi vraiment elle le revêt et se transforme en lui. Car comme, d'un côté, l'âme avec toutes ses forces est ouverte à Dieu, ainsi de l'autre côté lui, avec ses immenses douceurs, ne cesse de s'infondre en elle. Et d'autant plus simplement qu'elle se convertit à lui, d'autant plus abondamment il s'infond ; et au contraire, d'autant plus abondamment qu'il s'infond, d'autant plus elle se convertit à lui, tellement que, par une merveilleuse réciprocation d'amour, ils s'entreravissent l'un l'autre, se donnent possession l'un de l'autre, s'entre- embrassent l'un l'autre et se fondent l'un l'autre. D'ici donc, et de cette simple et invertible conversion à Dieu, vient cette habitude d'union ou continuelle assistance de l'essence divine.
La différence de ce degré et de l'autre précédent de dénudation est principalement en tant que l'autre n'est que l'union simple, mais en celui‑ci est l'habitude et continuation d'icelle.
Les causes de cette continuation sont lumière et amour. Car non seulement elle trouve ici que Dieu est en elle, mais aussi qu'il n'y a rien en elle que lui. Tellement qu'elle a tant habité en l'abîme de son rien et le connaît si bien que, par même moyen, elle voit que le même [la même chose] est de toutes autres choses qui, pour sembler quelque chose, lui causaient ténèbres. Et avec cela cette connaissance est affirmée et pratiquée par l'amour qui est si fervent et si attrayant, si ravissant, liquéfiant et fondant qu'étant par icelle ravie, tirée, engloutie et liquéfiée en Dieu, toutes les autres choses sont semblablement fondues, liquéfiées, consommées et anéanties : d'où arrive, (comme est dit) qu'elle ne peut voir autre que Dieu. Et d'autant que ces causes sont habituelles, aussi est leur effet, car cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle‑même ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun image97, et est une déiforme lumière.
Or en cette lumière est aussi l'amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu'elle ne cause nul mouvement ou motion de l'âme qui puisse empêcher cette sérénité, mais au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu'elle se fond, liquéfie et s'évanouit davantage, et est sa tranquillité et sérénité augmentée.
Cette vaste solitude de nihilaité est cette solitude de laquelle l'Epoux dit : Je la mènerai en solitude et parlerai à son coeur98. Et d'autant que cette immense spaciosité de nihilaité lui est maintenant comme habituelle, pour en avoir vu le fond par expérience, et cet amour comme connaturelle pour être fondue et transformée en elle, de là, dis‑je, advient que le fait est continuel, à savoir l'habitude d'union, ou continuelle assistance et proche vision de cette essence.
Et ainsi est chassée la dernière susdite faute secrète de contemplation, qui était que quelquefois l’âme ne regardait pas son Epoux comme vraiment présent et plus présent qu'elle, plus dedans elle qu'elle‑même, plus elle qu'elle‑même, mais comme en Paradis ou en quelque lieu plus éloigné d'elle qu'elle : car toute cette imperfection est ici corrigée comme au degré de dénudation.
Et ici aussi est montré à l'âme ayant découvert en elle et expérimentalement goûté comme son Epoux est plus dedans elle qu'elle‑même. Aussi par ce degré de continuelle et habituelle union, elle s'y exerce toujours sans en douter plus ni hésiter, de sorte qu'une telle âme vit toujours en lumière, toujours en la vie, toujours en l'Epoux céleste, sans que les ténèbres, la mort ou [le] diable lui puissent nuire ou approcher.
Même, est faite la même lumière99, et pour ce les ténèbres s’enfuient d’elle et lui sont tout ainsi comme la lumière : Quia tenebrae non obscurabuntur abs te, et nox sicut dies illuminatur100, etc. Elle est faite la même lumière et le même Epoux, et pour ce101, Egredietur diabolus ante pedes ejus ; ante faciem ejus ibit mors102. Telle personne mène la vraie vie active et contemplative, qui ne sont pas séparément accomplies (comme beaucoup pensent), mais jointement en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi contemplative, ses oeuvres extérieures intérieures, corporelles spirituelles, et temporelles éternelles, faisant ainsi de deux choses une103.
Ce second moyen est (comme dessus est dit) plus éloigné du sentiment, plus supernaturel, plus spirituel, plus nu, plus extatique et plus parfait que l'autre. Car là où l'autre opère nuement, extatiquement et supernaturellement - alors seulement, ou au moins principalement, quand l'âme est tirée hors d'elle par la force du susdit actuel trait de la volonté de Dieu -, celui‑ci aussi opère supernaturellement quand tel trait n'est si actuel, mais virtuel. L'autre moyen est spirituel, nu, supernaturel et extatique, alors que l'âme est spiritualisée, dénuée, supernaturalisée et extatiquée105 ; mais celui‑ci, quand on est même extérieurement empêché des images et embesogné aux affaires naturelles, ce moyen rendant les choses extérieures intérieures, corporelles spirituelles, concrètes abstraites, et naturelles supernaturelles, bien que de vrai l'autre aussi, bien entendu et naïvement106 pratiqué, en fait de même, mais non pas toutefois si explicitement comme celui‑ci, comme Dieu aidant sera ci‑après montré et manifesté.
Mais ici premièrement, j'avertis que ce moyen n'est pas profitable à tous, ni même convenable, ni expédient, pour ce qu'il y pourrait avoir ou sembler d'avoir quelque danger à ceux qui ne sont bien illuminés ; ou bien qu'il ne sera bien entendu.
Or ce moyen ici [ci] ne sera autre que le commencement et la fin, à savoir cette volonté de Dieu, laquelle (comme est dit) il ne faut jamais laisser, et sera ici ce point illustré par un autre son contraire, à savoir de l'annihilation, à ce que ainsi les deux contraires se découvrent mieux et se manifestent l'un l'autre.
Donc pour parvenir et être uni à cette volonté essentielle, il la faut toujours voir ; pour la toujours voir, il ne faut rien voir qu'icelle ; pour ne voir rien qu'icelle, il faut savoir qu'il n'y a rien qu'icelle et vivre selon ce savoir.
Deux points donc sont requis en cette besogne, savoir est de connaître qu'il n'y a rien que cette volonté, et de pratiquer cette connaissance : lesquels deux points seront tout le sujet de ce deuxième moyen, et seront parfaits et accomplis seulement par et en cette volonté sans en jamais sortir.
Donc touchant le premier, cette volonté nous montrera et enseignera qu'il n'y a rien qu'elle, et ce très facilement et clairement, si considérons qu'est‑ce que c'est. Car puisque elle n'est autre que Dieu même, s'ensuit qu'il n'y a rien qu'elle. Que cette volonté est Dieu même, a été montré au premier chapitre, et qu'il n'y a rien que Dieu ; maintenant conviendra à le déclarer, qui est chose si évidente que tant la raison et philosophie, la théologie et docteurs, que la sainte Écriture et les exemples nous le montrent.
Car premièrement la raison nous dit que nous ne pouvons être que rien (comparative à l'être de Dieu indépendant) puisque Dieu est infini : car si nous étions quelque chose, Dieu ne serait pas infini, car là son être aurait fin, où le nôtre commencerait.
En outre, L'être et le bien est une même chose107. Si donc l'homme a l'être, il est bon. Mais il n'est pas bon : Car il n’y a personne qui soit bon que Dieu seul108. Ergo, il n'a pas l'être.
Les philosophes aussi savaient cette vérité, quelques‑uns assurant qu'il n'y avait qu'un être qui fût vraiment être.
Les docteurs aussi affirment le même, car saint Bonaventure et saint Jérôme disent que : Dieu seul est vraiment, à l'Essence duquel notre être étant comparé n'est pas. Davantage, l'Ecriture prouve le même, car quand Moïse demanda qui dirait à Pharaon qu’il aurait envoyé, Dieu répondit qu'il dirait que c’était celui-là qui est, et au Cantique de Moïse : Voyez que je suis seul109. Et en l'Evangile il est écrit : Je suis qui me donne témoignage de moi‑même ; et : Je suis, ne craignez point110. Et à un autre endroit est écrit : Je suis qui suis111. En tous lesquels passages il y a une grande emphase en ce mot suis.
Exemples ou figures de ceci étaient montrés en l'appréhension de notre Seigneur, où incontinent qu'il dit : Je suis112, tous ses ennemis tombèrent par terre à la renverse, nous enseignant que quand il est question de l'être de Dieu, tous les autres êtres tombent à la renverse, s'anéantissent et ne sont plus ; en quoi il y a cinq choses à remarquer en ce tombement à la renverse.
Premièrement, qu'ils ne pouvaient aller plus avant, montrant que quand Dieu demande son droit d'être infini, notre être qui par orgueil s'avance et s'agrandit, ne se peut plus avancer.
Secondement, non seulement ils ne purent s'avancer, mais tombèrent à la renverse, nous enseignant que quand la vérité est connue, non seulement notre être ne se peut avancer, mais aussi se désavance et va en arrière, car ils ne tombèrent pas devant, mais en arrière, comme la fausseté non seulement n’approche point de la vérité, mais aussi s'enfuit d'elle, selon qu'il est écrit : Comme la cire se fond devant la face du feu113, etc.
Troisièmement, est à noter que non seulement ils n’allaient pas en avant ni en arrière, mais aussi tombaient par terre, montrant que l'Être de Dieu non seulement fait que notre être orgueilleux n'aille en avant, et qu'il aille en arrière, mais aussi qu'il tombe par terre, à savoir en son non‑être, et s'anéantit du tout.
Quatrièmement notez que ceux là étaient ses ennemis, et qu'ainsi sont tous ceux qui par orgueil veulent anticiper sur l'être de Dieu.
Finalement non seulement ils étaient ses ennemis, mais aussi l'allaient appréhender, garrotter, lier, ôter ses forces, et finalement le mettre à mort, pour prouver et avérer114 qu'il n'était pas Dieu, et de même font115 spirituellement ceux qui veulent avoir [l']être auprès de l'être de Dieu.
Si ici on me demande : « Qu'est‑ce donc que la créature ? », je réponds qu'elle n'est qu'une pure dépendance de Dieu. Si derechef l'on me demande : « Qu'est‑ce que c'est que cette dépendance ? », je réponds que c'est une telle chose qui ne se peut expliquer par parole, mais par quelque similitude l'on en peut savoir quelque chose. Donc116 la créature est telle envers Dieu que sont les rayons envers le soleil, ou la chaleur envers le feu, ou l'humidité envers l'eau, car comme ces choses-là dépendent si entièrement de leur origine que sans le soutien et continuelle communication d'icelle, elles ne pourraient subsister, ainsi la créature dépend si totalement du Créateur que sans sa continuelle manutention elle ne pourrait être.
Et comme toutes ces choses se doivent référer entièrement à leur origine, comme les rayons au soleil, la chaleur au feu et l'humidité à l'eau, selon la maxime disant : Tout être qui est tel par participation, est référé â l'être qui est tel par essence117, ainsi la créature se doit référer entièrement au Créateur. Et par conséquent, comme tout ce qui est aux rayons, chaleur et humidité ainsi référés, est le même soleil, feu et eau, ainsi tout ce qui est en la créature est le même Créateur. Et pour ce, tout ainsi que le soleil incontinent qu’il se cache et se retire, les rayons ne sont plus, ainsi si Dieu se cachait et se retirait de la créature, elle s'évanouirait. Mais comme les rayons, chaleur et humidité, bien que tout ce qui est en eux soit soleil, feu et eau, néanmoins ne sont pas essentiellement soleil, feu et eau, considérés en eux‑mêmes, mais une certaine dépendance ou étincelle d'iceux, ainsi la créature, bien que tout ce qui est en elle soit Dieu, toutefois elle n'est pas Dieu, considérée en elle‑même.
Si on me dit que la créature, si elle est une dépendance de Dieu, donc elle est quelque chose : je réponds qu'elle est et qu'elle n'est point, tout ainsi comme ces rayons et cette chaleur ; car si on regarde les rayons sans voir le soleil, et l'on sent la chaleur sans voir le feu, ils sont ; mais si on regarde le soleil même ou le feu, il n'y a plus de rayon ni de chaleur, mais tout est soleil et tout feu. Ainsi si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature, car comme le soleil s'attribue et s'approprie tous ses rayons comme lustres issus et sortis de lui, et comme il les révoque118 à leur origine, sa grande lumière les absorbe, annihile et rédige119 en rien, de même le Créateur s'attribue et s'approprie la créature, comme quelque étincelle sortie de lui et la révoque à soi comme à son centre et origine, et en son infirmité l'annihile et réduit à rien.
Voilà donc comme la créature est quelque chose considérée à part, mais rien considérée en l'immensité de Dieu et son être infini, auprès duquel elle n'est point. Donc d'autant qu'ici est question de trouver Dieu et cette infinie essence, il ne faut considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme. Voilà donc succinctement prouvé que Dieu est toutes choses et qu'il n'y a rien que lui, qui est le premier point. Maintenant donc est à parler du second, qui est touchant la pratique de celui‑ci.
Ayant donc par le premier point trouvé qu'il n'y a rien que cette volonté, mais qu'elle est tout, il faut voir par le premier la pratique de ceci, à savoir comment il faut vivre en cette nihilaité [néant] des créatures et contemplation de ce tout. Car il y a beaucoup à dire entre cette connaissance et la pratique, voire tant qu'il s'en trouve beaucoup qui ont l'une, mais peu qui font l'autre, car beaucoup vous diront qu'il n'y a que Dieu, mais presque personne qui pratique ce qu'elle [il] dit.
Or je ne trouve moyen si convenable que la même volonté, sans la laisser aucunement. Donc quiconque veut ôter tous empêchements et entre-deux entre Dieu et soi, quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, finalement quiconque veut sans cesse adhérer uniquement à Dieu et étroitement embrasser l'Epoux, qu'il mette tout en premier lieu ce stable fondement, et qu'il se fie à l'immobilité, fermeté et vérité d'icelui : à savoir qu'il n'y a rien que Dieu. Puis qu'il en poursuive la pratique en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure et le contemplant toujours, et ceci par la mort ou annihilation de soi-même, comme lui étant le seul empêchement de ceci, ou la racine d'où bourgeonnent, ou la source d'où sourdent, et la fontaine d'où coulent tous les autres.
Car les choses en elles‑mêmes sont telles qu'elles sont, et non plus ni moins qu'elles sont en vérité, ni autres que Dieu les a faites : tellement que si elles avancent trop leur être, anticipant, entreprenant et enjambant sur celui de Dieu, et occupant sa place, cela ne vient pas d'elles, mais de nous. Et pour ce121 elles ne doivent mourir ou être annihilées, de quoi aussi n'avons pas le pouvoir, mais nous‑mêmes, de quoi avons la puissance. Mais d'autant que nous-mêmes, à savoir le corps et l'âme sont en même rang que les autres [choses], ayant tel être et ni plus grande ni plus petite [sic] d'eux-mêmes, que Dieu leur a donné, tellement que la faute de leur trop grand avancement d'eux et des autres créatures ne vient pas d'eux comme tels, mais du péché, ténèbres et ignorances. Il ne faut pas aussi que nous tuions et annichilions [annihilions] le corps, ni l'âme, ni autre chose, ce que ne pouvons pas faire, mais le péché, ténèbres et ignorance.
Or ce péché, ténèbres et ignorance ne savent pas s'annihiler pour n'avoir aucune lumière, ni ne le peuvent pas faire pour n'avoir aucune puissance, ni ne le veulent faire pour n'avoir aucun amour, mais au contraire s'en vont toujours s'augmentant. L'homme aussi auquel ils demeurent et auxquels il s’est transformé, ne le sait pas faire, pour ce que ces ténèbres l'ont aveuglé, ni le peut pour ce que cette impuissance l'a affaibli, ni le veut pour ce que cette malice l'a endurci. Reste donc cette volonté, qui est Dieu seul, pour faire ce chef- d'œuvre d'annihilation : icelle est la lumière qui sait, la puissance qui peut, et la charité qui veut anéantir ce péché, ces ténèbres et cette ignorance, lesquelles anéanties, toutes choses qui en dépendent comme de leur origine, et l'entre‑deux entre Dieu et nous, sont par conséquent quand et quand annihilées.
Mais à ce que cela se puisse effectuer en nous par cette volonté, il faut quelque disposition de notre côté. De laquelle disposition est maintenant à parler, disposition dis‑je, non remote122, comme est celle de la vie active, comme est l'abolissement des péchés, passions et affections123, mais de la vie contemplative, comme est l'assoupissement de très subtiles images, mouvements et opérations, et en somme tout ce qui est contraire à cette susdite mort et annihilation. Cette disposition doit être passive, ou permissive, non active, et la souffrons et permettons, et ne la faisons pas. Et quand je l'appelle disposition de notre côté, j'entends seulement que la patience124 ou permission vient de notre côté, et non l'opération, qui vient seulement de la part de Dieu.
Pour consentir à cette mort et permettre cette annihilation, et pour n'empêcher pas Notre Seigneur, il se faut garder de ces imperfections susdites, c'est à dire qu'il faut que lui par sa pleine et vérissime présence les consume en nous, lesquelles comme elles sont très-subtiles125, secrètes et inconnues, ainsi le dommage qu'elles infèrent à l'autre est très- subtil, secret et inconnu, et d'autant moins sont-elles remédiables, d'autant plus qu'elles sont ainsi secrètes, voire quelques‑unes d'elles masquées du voile de piété, selon qu'il est dit au chap. 3 et comme se verra ci‑dessous.
Donc tout en premier lieu mettrons une règle, par laquelle on découvrira toutes ces imperfections pour secrètement qu'elles soient cachées, à savoir : Tout126 mouvement et tout acte de l'âme est ici imperfection. La raison est qu’ils sont contraires à cette mort et annihilation totalement nécessaires à la contemplation supernaturelle. Car tout ce qui a mouvement ou action, est en vie et n'est pas mort, et tout ce qui se mouve127 ou fait quelque chose, est quelque chose, et par conséquent n'est pas annihilé.
Mais d'autant que ces actes ou mouvements en ce degré sont si secrets que presque jamais on s'en aperçoit, il sera nécessaire ici d'en apporter quelques‑uns, et quand et quand déclarer128 leur imperfection selon cette règle avec leurs remèdes.
La première de ces imperfections subtiles et inconnues, en cette vie superessentielle, est de contester ou combattre contre les pensées superflues et distractions ; et la raison est pour ce que, par telles contestations, les pensées s'impriment plus fort dans l'esprit. Car comme ainsi soit que la volonté qui aime ou hait une chose, réveille l'intellect pour comprendre et la mémoire pour remémorer telle chose, il s'ensuit que d'autant plus qu'ainsi la volonté aimera ou haïra telle chose, d'autant plus l'intellect et la mémoire seront éveillées à l'entendre et remémorer, tellement que d'autant plus que la volonté hait et s’émouve [s’émeut] contre ces pensées, d'autant plus sont-elles comprises de l'entendement, et remémorées par la mémoire, et plus imprimées en l'esprit : voilà pourquoi il ne faut pas s'émouvoir, ni contester contre les pensées et distractions.
Une autre raison aussi est que d'autant plus ainsi on conteste, d'autant plus y a de mouvements et actes dans l'âme, et ainsi d'autant plus est-on éloigné (selon notre règle) de cette mort et annihilation, puisque d'autant plus qu'on fait, d'autant plus on est.
Le remède de cette imperfection de contestation est son contraire, à savoir mépris de telles pensées et distractions, par l'annihilation de soi-même en cet abîme de lumière et vie, où étant annihilé, les pensées conséquemment s'évanouiront. Car le même abîme qui annihile la personne, noie aussi ces distractions. Et ne faut faire différence de [entre] sentir et non sentir ces pensées, mais se tenir toujours ferme et assuré en son rien, et laissant combattre son Tout, à savoir cette volonté essentielle et son Dieu. Et cette sorte de procédure129 (je ne dis combat) se doit observer en cette vie superéminente contre toutes tentations.
Une autre imperfection en cette vie est d'attacher son esprit à quelque exercice particulier. La raison est pour ce qu'ainsi on est propriétaire de soi-même et de son exercice, tellement qu'on n'est pas libre pour s'abandonner totalement à l'Epoux et suivre son trait130, ni se dénuer comme est nécessaire pour le contempler et pour le recevoir pleinement et à toute heure en soi ; bref, on est ainsi quelque chose, ce qui est contraire à l'annihilation, sans laquelle ne se peut avoir la transformation.
Donc il faut être libre sans telle particularité d'exercices, à celle fin que sans aucun empêchement, ce grand Tout nous puisse attraire131, absorber et annihiler, et nous transformer en lui.
En outre, est ici imperfection de retenir quelques formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, soit de l'humanité ou divinité, soit de la puissance, sapience ou bonté, voire soit de l'unité, Trinité ou de l'essence de Dieu, ou même de cette volonté superessentielle, pour ce que toutes telles images, pour déiformes qu'elles puissent sembler, ne sont pas Dieu même, qui n'a nulle forme ou image quelconque.
Notez toutefois que cette totale dénudation et dépouillement d'images s'entend en cette annihilation passive. Mais en l'annihilation active (qui est plus parfaite), il en est autrement. Car icelle permet les images de la Passion et autres susdites. Lesquelles deux annihilations seront expliquées par ci‑après.
Il faut donc ici se hâter de se dépêtrer de toutes images, tant subtiles que grosses, à celle fin que l'âme nue puisse voir Dieu son Epoux nu, ce qui se fait uniquement par cette annihilation et mort, pour ce que si on est quelque chose, on a quelque image ; pour ce que aussi si on vit, on agit, et tout acte a image.
Or cette annihilation ne peut faire, mais la peut-on seulement souffrir : même si on y pensait opérer et faire quelque chose, on s'en trouverait autant plus éloigné qu'on y aurait opéré, pour ce que d'autant plus on opère, d'autant plus on vit, et est-on ; et d'autant plus qu’on vit et est-on, d'autant plus est-on éloigné de la mort et non-être. Permettons donc que celui‑là qui vit, nous fasse en lui mourir, et [celui] qui est, nous fasse voir en lui notre non-être.
Une quatrième imperfection est de désirer l'union sensible, comme font beaucoup, voire et [et même] presque tous, sans s'en apercevoir pour ne la connaître pas. Car bien qu'explicitement ils ne cherchent telle union sensible, encore implicitement ils le font : témoin de ceci est qu'ils ne sont jamais en repos qu'ils n'aient quelque sentiment d'union. D'où advient qu'ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme, sans pouvoir atteindre à la pure et nue contemplation, et comme enfermés dans le pourpris132 de nature, et enclos et circuit du sens133, ne peuvent sortir hors d'eux-mêmes aux choses supernaturelles ni connaître comme Dieu est, purement esprit et vie. Et bien que quelquefois l'esprit voudrait faire quelque sortie généreuse dehors, le sens l'empêche, qui ne veut être sevré de la mamelle de sensible consolation, mais va toujours béant après sa pâture et hennissant après son avoine, et ainsi ne cesse qu'il n'ait rabattu par son importunité l'esprit élevé.
Remède de quoi est de changer cette sensibilité en nu amour vide de tout sentiment, qui est stable, perdurable et toujours de même, sachant que Dieu n'est nullement sensible et n’est aucunement compris du sens, mais [est] un pur esprit. Car qui considère bien ceci, verra quelle folie c'est de se vouloir unir à celui la nature duquel est plus pure et spirituelle que celle des Anges, par le moyen du sens qui, lui, est commun avec la nature des bêtes. Ce que quand on aura bien vu, on permettra facilement que cet Esprit et vie amortisse134 et anéantisse notre sens et mort.
Une cinquième imperfection est que souvent on cherche quelque assurance ou connaissance expérimentale qu'on est uni. Et celle‑ci est aucunement135 semblable à la précédente, mais plus subtile. Car en celle‑ci on se persuade, même on proteste qu'on ne demande ni cherche consolation sensible, mais seulement de s'unir à Dieu en esprit, bien que de vrai on la cherche ; ce qu'appert de là en tant [en ce] que l'on n'est content, et même doute-on être éloigné de Dieu, qu'on n'ait eu quelque illumination particulière ou connaissance expérimentale, pour être acertenés qu'on est un136. Où l'on fait beaucoup de fautes : car, premièrement, on n'a pas une ferme confiance, mais une défiance en Dieu ; secondement, on ne l'aime pas par un nu amour, mais par le sensitif. Troisièmement, on bâtit sur le sable, et se fie-t-on aux sens, et s'y arrête-t-on comme sur un bon appui. Et finalement elle fait qu'on ne peut jamais sortir hors de sa terre et hors de soi, ni s'abandonner du tout137 entre les mains de Dieu.
Donc pour obvier à ce mal, il ne faut jamais chercher assurance expérimentale, c'est-à-dire quelque lumière perceptible des sens, ni qui donne quelque élancement138, ni le moindre attouchement, mais s'unir à Dieu par une vive foi et nu amour ; ce qu'infailliblement se fera quand on aura permis que cet infini Etre nous ait réduits à rien. Car n'étant plus nous-mêmes, nous ne nous fierons plus en nous-mêmes, mais voyant que Dieu est tout et partout, serons unis parfaitement à lui.
Sixièmement, en cette vie superessentielle, est une imperfection d'élever son esprit, pour ce que, premièrement, en cela est un propre acte ; secondement, il y a un aveuglement qui ignore que déjà l'esprit est là où il demande, à savoir en Dieu, et Dieu en lui, là où l'âme délivrée de tel aveuglement voit qu'elle est, et vit plus en Dieu qu'en elle-même, et Dieu plus en elle qu'elle-même.
Et non seulement cet acte procède d'aveuglement, mais aussi cause davantage d'aveuglement pour deux causes : premièrement, pour ce que par cet acte l'homme est davantage en soi, et ainsi plus éloigné de son rien ; secondement, pour ce qu’il est139 plus éloigné de Dieu, la lumière laquelle étant en lui et lui cependant la cherchant comme plus éloignée de lui que lui, il s'ensuit qu'il soit plus éloigné de lui que devant.
Il ne faut pas donc faire tel acte d'élèvement d'esprit, mais, demeurant en son rien et en ce Tout, on se [le] doit contempler et continuellement embrasser.
Septièmement, il se faut garder d'une très subtile tromperie par le moyen d'une image très déliée qui arrive quand l'âme ayant quitté et perdu les images de toutes les choses qu'elle a jamais vues, ouïes ou connues, elle tâche de contempler Dieu comme grand, à savoir de grande étendue comme le ciel, employant et étendant son esprit à cette sorte de grandeur ; et même [elle] est bien aise quand elle le peut ainsi voir, et pense-[t-]elle que si ainsi ne le voit, que sa contemplation ne vaudrait guère, et ainsi tâche d’ainsi [sic] voir son infinité, ne s'apercevant pas que cela est une forme ou image formée plutôt par l'âme que par la vérité là même et n'est pas la même vérité ni Dieu, bien qu'en la volonté intérieure cette image fût profitable. Toutefois, ici on doit voir Dieu plus essentiellement, et ce, par lui-même et notre total anéantissement.
Huitièmement, est contre la perfection de cette vie de chercher Dieu. La raison est que telle recherche présuppose l'absence, puisque jamais l'on ne cherche ce qu'on a déjà présent. Donc c'est une grande imperfection de chercher Dieu en cette vie essentielle, puisque on l'a. Et vient cette imperfection faute de foi, ne voyant [pas] qu'on a ce qu'on cherche. Et non seulement cette faute vient des ténèbres, mais aussi cause des ténèbres, et le [fait] même [de] chercher fait qu'on ne peut pas trouver.
Toutes choses ont leur temps, comme dit le Sage140 : il y a un temps de chercher et temps de trouver, un temps de semer et un temps de cueillir. Et tout ainsi que celui qui voudrait toujours semer et tourner la terre, ne pourrait jamais cueillir, ainsi qui voudrait toujours chercher Dieu par la vie pratique, ne le pourrait jamais trouver et en jouir en la vie fruitive. Car la cause même, étant mal ordonnée ou réglée, non seulement ne produit pas son effet propre, mais aussi cause un effet contraire ; comme de toujours semer non seulement ne produit du fruit, mais au contraire stérilité : ainsi est‑il de cette recherche de Dieu, mais de ceci est amplement traité au chapitre 5.
Le remède de quoi est de trouver et de posséder Dieu par la perte et anéantissement de soi-même.
Neuvièmement, est ici imperfection de désirer Dieu, ce pour semblables raisons que dessus. Car ce qui est en désir n'est pas en possession ni fruition, mais ici Dieu se donne en possession et fruition, et pour ce, ne le doit-on désirer comme absent, mais en jouir comme présent.
En ce désir est aussi un acte empêchant la totale annihilation, de quoi est naïvement parlé au cinquième chapitre et est fort utile à voir.
Dixièmement, est imperfection de penser en Dieu, pensée imaginaire, pour ce qu'on ne le doit et pour ce qu'on ne le peut faire : on ne le doit pour ce que c'est un acte qui est contraire à l'annihilation. On ne le peut pour beaucoup de raisons alléguées au second chapitre qui sont profitables à voir : comme pour ce que Dieu est du tout supernaturel, mais la pensée est chose naturelle ; Dieu est plus grand et par- dessus nous, mais notre pensée est moindre et dessous nous, etc. Il faut donc le contempler, et non pas penser en lui.
Onzièmement, c'est quelque imperfection de jeter comme un regard en Dieu, pour ce qu'il a quelque secret mouvement et acte subtil. Mais il faut être si parfaitement uni à cette essence que toujours notre regard soit continuel et non distrait, à savoir non interrompu, et ainsi [il] n'y aurait pas de besoin d'acte particulier pour le continuer, joint que l'âme y devrait être tant assoupie et si éloignée de tout propre mouvement que son regard fût seulement le patient141 du regard de Dieu, non que son regard ne vît pas Dieu, mais que ce regard fût tiré hors de l'âme par cette beauté et vie, et non envoyé d'icelle âme, à celle fin qu'ainsi l'âme demeure parfaitement la patiente et en son rien.
Car tout ainsi que le soleil frappant sur quelque corps diaphane, à savoir transparent comme l'eau, le verre et cristal, attire et tire hors une réciproque splendeur devers lui, ainsi Dieu qui jette ses rayons de son regard sur l'âme142, attire vers lui un réciproque regard. Mais comme cette réciproque splendeur de l'eau et du cristal ne vient pas d'eux seulement ni par leur vertu, mais par le soleil, ainsi ce regard parfait ne vient pas de l'âme, ni par quelque acte sien, mais de Dieu. Et comme cette splendeur n'est pas la splendeur de l'eau, mais du soleil, laquelle pénétrante et clarifiante l'eau retourne vers le soleil, ainsi ce regard n'est de l'âme, mais de Dieu : lequel étant l’Esprit et la vie et lumière, pénètre et clarifie l'âme, et ainsi s'en retourne à Dieu, et quant et quant tire l'âme avec lui, [âme] qui se fait une même chose avec lui.
Car tout ainsi qu'au regard corporel, les choses envoient leurs formes ou espèces sensibles à l'œil, et puis s'en retournant, la vue ou puissance visible, qui ainsi en a été touchée, court et s'en retourne partialiser avec elles143, c'est-à-dire adhérente et s'unissante à elles, concourt avec elles, jusques aux choses d'où elles venaient et qui les envoyaient ; et ainsi est causée la vision d'icelles choses. De même est-il de la vision spirituelle, où Dieu envoie des lumières déiformes et son Esprit à l'âme, et s'en retournant à Dieu, l'âme qui en a été doucement touchée, concourt partialement avec elles et s'unissant avec elles, concourt avec icelles, et ainsi voit Dieu. Ce qui est selon son dire même, disant que sa parole ne retournerait pas vide, mais ferait tout ce qu'il dirait, à savoir tirerait les âmes avec elle en Dieu.
Finalement, est imperfection de trop observer ces mêmes ou semblables imperfections, car comme ainsi soit qu'icelles soient imperfections pour être ou continuer quelque acte et qu'en les recherchant on fait quelque acte, il s'ensuit qu'en les recherchant on fait quelque imperfection. Donc il ne les faut pas rechercher, sinon très subtilement, à savoir par une œillade qui passe vite comme un éclair ; et ceci non seulement pour les connaître, mais pour les amender, il ne faut rien faire du tout, mais souffrir à savoir l'engloutissement et anéantissement de cet abîme.
Toutes ces imperfections donc contiennent cette annihilation. Or ne faut-il pas penser que tant de points apportent quelque multiplicité en cet exercice ? La raison est que, bien qu'ils aient [il y ait] beaucoup d'imperfections, toutefois se remédient par un seul point et perfection. Car comme elles toutes proviennent d'une cause, à savoir l'être, ainsi sont-elles remédiées par une et unique cause contraire, à savoir le non-être, car comme toute imperfection vient quand l'homme est quelque chose, ainsi toute perfection [naît144] quand l’homme est anéanti : car alors Dieu seul vit et règne.
Lesquelles fautes, si à quelqu'un ne semblent pas telles, c'est pour leur très grande subtilité ; s'il pense qu'elles soient petites, c'est pour ce que le grand dommage qu'elles apportent est très secret ; si finalement elles lui semblent plutôt perfections, c'est pour ne considérer de quelle vie on parle, à savoir de la superéminente. Donc il faut savoir que comme elle est sublime, les règles doivent répondre à sa sublimité, et qu’ainsi les règles de la vie active ou illuminative ne lui sont pas propres pour être trop basses, tout ainsi que ces règles ne sont pas propres pour icelles, pour être trop hautes. Et comme les règles de grammaire ne peuvent pas servir à la philosophie, ainsi les règles et la méthode de la vie active, ou illuminative, ne conviennent pas à la vie superéminente.
Mais d'autant que ce dernier chapitre a enseigné cette annihilation seulement par le total anéantissement et assoupissement de tout acte, cessation de toute opération, et repos de tout mouvement en Dieu, et que toutefois il est besoin quelquefois d'user de tels actes et opérations, et avoir tels mouvements, comme en la rénovation d'opération, en l’étude, en la prédication, en la pratique de la passion, etc., il est nécessaire de montrer aussi l'annihilation et la pratique d'icelle touchant tels actes. Car bien que, par le huitième chapitre, est montré que tant ces actes que toutes autres choses ne sont rien, et on en a la science de ce leur [sic] rien et annihilation, toutefois non pas la pratique. Donc l'un de ces points est autant nécessaire que l'autre en cette besogne comme dessus est dit, à celle fin de ne pouvoir jamais voir autre que Dieu seul, qui est la fin de cette annihilation.
Donc pour pratiquer ceci, premièrement j'avertis le lecteur qu'il a ici à lever son esprit pour opérer plus spirituellement, plus subtilement et plus sublimement, et plus je ne dis éloigné, mais contraire au sens145 qu'il n'a encore fait ; pour ce que, là ou ci-dessus, il a simplement annihilé toutes choses, il le faut faire ici doublement. Car là où dessus il les a annihilées quand elles sont évanouies, il le faut faire ici quand même elles demeurent.
Pourquoi faire, et pour éclaircir et élucider cette annihilation, est ici nécessaire d'en faire une division, la divisant en passive et active.
L'annihilation passive est quand la personne et toutes choses sont annihilées, assoupies et évanouies, et l'appelons passive pour ce qu’elles pâtissent cette annihilation, et de celle‑ci a été parlé jusques à maintenant avec ses empêchements et imperfections au chapitre précédent.
L'annihilation active est quand la personne et toutes choses ne sont ainsi passivement annihilées, mais bien activement, à savoir par la lumière tant naturelle que supernaturelle de l'intellect, par laquelle il découvre et sait assurément qu'elles ne sont rien, et s'appuie sur cette connaissance et vérité, bien que le sens contredise.
L'une est quand il n'y reste aucune image et sentiment des créatures. L'autre quand il y a quelque image et sentiment, mais toutefois on connaît par cette lumière qu'elles ne sont rien. L'une consiste en connaissance expérimentale, se voyant être rédigés146 à rien, comme est écrit : Je suis réduit à rien147. L'autre consiste en connaissance vraie, mais non expérimentale selon le sens, mais bien selon l'intellect. Et pourrait‑on dire que l'une est simple, à savoir passive, l'autre double, à savoir active et passive, bien que la passive n'y soit selon le sens, mais selon l'esprit.
De ces deux annihilations, l'active est la plus parfaite pour deux causes, à savoir pour sa force et continuation. Pour sa force, d'autant qu'elle annihile toutes choses avec soi-même, non seulement quand elle est aidée de l'actuel trait148 de cette volonté, mais aussi quand la personne est en stérilité ; et [elle] les annihile tout autant quand elles demeurent que quand elles ne demeurent pas et s'évanouissent ; ce qui est un point très subtil et qui doit être bien remarqué, car par ainsi elle annihile même et les choses qui demeurent et ce qui annihile, à savoir son esprit et sa connaissance, en tant que créature avec toute son opération, et ne permet que chose quelconque, image ou sentiment demeure, que Dieu seul.
Pour sa force aussi, d'autant que ni la multitude des affaires extérieures, ni la multiplicité des opérations intellectuelles n'est suffisante pour empêcher cette annihilation ou distraire la personne. Troisièmement pour sa force, pour autant que non seulement elle est éloignée des sens, mais aussi contraire, tellement qu'elle annihile les choses non seulement quand l'âme est élevée par-dessus elles, mais même quand elle est parmi elles et les regardant non autrement que si elle ne les regardait point.
D'où aussi nécessairement advient la continuation de cette annihilation, qui est la seconde perfection de cette annihilation active, lesquelles perfections de force et continuation ne sont pas si parfaitement en l'annihilation passive, qui toujours attend (comme est dit) l'actuel trait de Dieu.
Beaucoup y a qui connaissent et pratiquent la passive, mais l'active est tellement sublime, subtile et si éloignée, voire et [et même] contraire aux sens que je ne sais s'il s'en trouve deux entre deux mille qui la pratiquent naïvement149, à faute de laquelle pratique, incontinent qu'ils font quelque œuvre corporelle ou spirituelle, comme l'étude, etc., ils sont déboutés150, abattus, distraits et rués jus151, et vivent ainsi toujours en pauvreté.
Ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir fruitive et pratique, qui contiennent toute la vie spirituelle. A la fruitive sert la passive, et à la pratique l'active. Car comme ainsi soit que ces deux amours ne sont jamais parfaits que de l'une ne soit fait l'autre, [jusqu’]à ce qu'ainsi en l'amour pratique on puisse jouir de Dieu, tout ainsi qu’en la fruitive, il faut nécessairement que cette annihilation active entrevienne152 pour assoupir les actes de cet amour pratique, qui autrement seraient obstacles de telle fruition, et comme un entre‑deux entre Dieu et l'âme.
Donc comme l'annihilation passive anéantit toutes choses, ôtant tout sentiment d'icelles et les transportant ainsi en l'amour fruitive, de même l'active les anéantit non moins quand elles demeurent (bien que non selon le sens) et ainsi les transporte au même amour fruitive ; tellement que l'amour qui, sans cette annihilation active, serait seulement pratique, par icelle est fait fruitive ; de sorte que, par cette annihilation active, on jouit continuellement de Dieu, soit qu'on opère ou produise des actes, ou non. Mais comme cette annihilation active n'est pas sensible, mais seulement spirituelle et supernaturelle, ainsi la fruition à laquelle elle nous transporte, n'est pas sensible, mais purement spirituelle et supernaturelle.
La perfection de cette annihilation active consiste à s'égaler à la passive en la passive annihilation et évanouissement des choses selon l'esprit, non selon le sens ; et ceci toujours, c'est-à-dire qu'alors elle est très parfaite, quand elle annihile aussi vraiment les choses que les sens comprennent comme s’ils ne les appréhendaient pas, et donne autant d'assurance et repos à l'esprit et union avec Dieu parmi elles, comme parmi celles qui sont totalement absorbées et annihilées, et parmi celles qui même n'ont jamais été.
Car par ainsi quand on voit, on ne voit pas ; et quand on ouït, on n'ouït pas ; quand on goûte, flaire et touche, on ne le fait pas ; quand la partie concupiscible, irascible et raisonnable désirent, abhorrent ou choisissent quelque chose, elles ne le font pas, vivant ainsi en une perpétuelle mort, et mourant ainsi en une éternelle vie, et finalement ensevelis ainsi au triomphe de la victoire, comme ce vaillant capitaine Elzéare qui était enseveli en la gloire de sa victoire, quand oppressé dessous la bête qu'il avait tuée, y acheva ses jours153. Car cette bête est tout le monde sensible, en tuant lequel et l’annihilant l’on se tue et s’annihile-t-on quant et quant soi‑même ; et ainsi est-on comme enseveli sous icelui : Et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu154.
Le sommaire de la pratique de cette annihilation consiste en deux choses, à savoir lumière et ressouvenance. La lumière est généralement pour toujours. La souvenance est pour nous relever, quand nous l'avons quelquefois oubliée et sommes distraits.
Touchant la première, cette lumière est une pure, simple, nue et habituelle foi, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l'expérience, et n'est sujette aux sens, n’y n'a aucune société ni commerce avec iceux, voire leur est contraire, et a sa résidence in apice animae [en la plus haute partie de l’âme], et contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux.
Je dis qu'elle est « pure » pour exclure l'aide des sens, tellement qu'en vain cherche-t-on l'appui ou assurance d'iceux, auxquels il faut totalement renoncer. Premièrement, pour ce qu'on ne peut avoir toujours l'aide de sensible dévotion, mais cette foi doit être toujours. Secondement, pour ce que, quand on l’a, elle n'est assurée, mais incertaine et flottante ; mais cette foi ne doit être flottante. Et non seulement il faut totalement renoncer aux sens, mais aussi les totalement anéantir, pour ce que les sens sont faux et mensongers, nous faisant accroire que les choses sont ; mais au contraire cette foi doit être vraie, les annihilant. Les sens sont ténébreux, nous faisant vivre en eux, mais au contraire cette foi doit être lumineuse, nous faisant vivre en esprit.
Secondement, je l'appelle « simple » pour exclure toute multiplicité de ratiocination, comme étant fort contraire à cette pureté de foi. Premièrement, pour ce qu'elle la rend humaine ; mais elle doit être divine. Secondement, pour ce qu'elle fait produire des actes, et par conséquent cause l'être, non l'annihilation. Troisièmement, elle cause des entre‑deux et nuages entre Dieu et l'âme.
Troisièmement je dis « habituelle » où il y a un grand concept et bien à remarquer, à savoir qu'elle doit être continuelle, sans intermission ou relâche, pour ainsi sans cesse voir cet abîme de rien et de tout. Ce que bien qu'il semble difficile, ce néanmoins se peut faire pour deux raisons : l'une est que, tout ainsi que l’Ange qui est en terre, est toutefois au ciel pour l'habitude qu'il a à sa place au ciel, ainsi cette lumière et foi, bien que quelquefois elle ne voit actuellement ce rien et ce tout, ce néanmoins elle les voit par cette habitude qu'elle a de le voir. Et tout ainsi comme l'Ange en un clin d'œil monte au ciel, ainsi cette lumière et foi, en un clin d'œil, revient à l'actuelle contemplation de Dieu et de ce rien. Et comme l'Ange, depuis qu'il est ainsi monté en sa place, y est non dès alors, mais dès le commencement, ainsi cette lumière, dès qu'elle voit actuellement ce mystère, le voit non dès alors, mais dès le commencement, c’est-à-dire comme si jamais elle n’en eût été distraite.
La deuxième raison est que, tout ainsi comme la charité, qui est propre à la volonté, opère et aime quand même elle ne le fait actuellement, mais virtuellement, ainsi cette lumière et foi, qui est propre à l'entendement, opère et voit ce mystère quand même elle semble l'oublier et en être distraite.
Quatrièmement, je dis « aidée de la raison », à savoir du premier point susdit appelé connaissance, qui est fondée sur la raison, philosophie, Docteurs, Ecriture et exemple, comme là est montré. Toutes lesquelles preuves se réfèrent à ce mot de raison, dont cette foi s'aide ; à quoi n'est contraire ce que dessus est dit, que cette foi exclut toute ratiocination, car là j'entends du deuxième point, à savoir de la pratique de l'annihilation, qui doit être vide de toute telle multiplicité de discours, mais ici j'entends du premier point, à savoir de la connaissance, qui s'aide de cette raison et ratiocination.
Cinquièmement, je dis « confirmée par l'expérience », à savoir quand l'âme abîmée [engloutie] et tirée en Dieu en ce gouffre se voit réduite à rien, car par ainsi sa lumière et foi est grandement augmentée, de sorte qu'il lui est fort facile toujours après de croire à cette annihilation et, par cette lumière, de s'y enfoncer.
Sixièmement, je dis « qu'elle n'est sujette aux sens, etc. ». La raison est que tout ainsi que l'entendement n'est sujet à aucun organe, ainsi n'est cette lumière, qui appartient à cet intellect, et par conséquent n'est sujette aux sens, puisque nulle puissance de l'âme ne peut sentir sans son propre organe.
Septièmement, je dis que « cette foi et lumière est contraire aux sens », pour ce que même ils combattent ex diametro [diamétralement], l'un niant ce que l'autre affirme, les sens disant que telle ou telle chose est, et au contraire cette foi disant qu'elle n'est pas.
Huitièmement je dis qu'elle réside in apice animae [en la plus haute partie de l'âme], pour être la place la plus éloignée du sens et la plus proche de Dieu, et toute la fin, hauteur et comble de l'âme.
Neuvièmement, je dis « qu'elle contemple Dieu sans aucun entre-deux » pour n'être empêchée, mais totalement affranchie et délivrée des sens et de toutes choses sensibles.
Touchant le deuxième point, cette ressouvenance est une inspiration, un éclaircissement, un attouchement ou un élancement de la lumière divine, qui donne sur l'âme, et qui plus soudain et plus vite qu'un éclair, la frappe et la réveille, et fait voir où elle est, à savoir entre les bras de son Epoux. Et ainsi, par cette ressouvenance, l'âme se relève, quand elle semble distraite. Je dis : quand elle semble distraite, non pas quand elle l'est, comme est montré dessus, parlant de la foi habituelle.
Et notez premièrement que je l'appelle «ressouvenance », non introversion, pour deux causes : l'une est pour ce que l'introversion importe acte, dont cette ressouvenance n'en a rien ; l'autre est pour ce que cette introversion importe et présuppose extroversion et distraction, ce que ne fait cette ressouvenance, pour ce qu'elle annihile tout ce qui pourrait apporter distraction.
Secondement je l'appelle « ressouvenance » pour qu'elle n'est aucun acte de l'âme, mais l'opération de Dieu en elle, et ne vient pas d'elle mais de lui.
Troisièmement pour ce qu'elle ne change aucunement l'état de l'âme en la faisant approcher de Dieu ni Dieu d'elle, mais seulement la fait voir où et en quel degré et état elle est, à savoir en ce Tout.
Quatrièmement, pour ce qu'elle est vite et plus tôt faite qu'un acte.
Cinquièmement, pour ce que l'âme y est plus tôt qu'elle ne peut penser, et même avant qu'y penser, comme est dit, pour l'habituation de sa foi et lumière.
Voilà donc les deux points par lesquels on pratique cette annihilation active, le premier desquels sert pour la continuer, l'autre pour se relever, quand il semble qu'on a perdu telle continuation.
La pratique de cette annihilation se verra encore plus clairement par ses imperfections et empêchements, desquels allons parler.
Et premièrement est une imperfection de douter de la vérité de la vraie présence de Dieu, ou bien de le croire à demi, ou bien de le croire comme d'une croyance négligente et comme endormie.
Secondement, de ne vivre selon cette croyance, c'est-à-dire s'amuser aux choses en les estimant comme quelque chose, et de ne s'éveiller à contempler et continuellement embrasser cette beauté et gloire de son Epoux, que non seulement il reconnaît être présent, mais uniquement présent, sa présence faisant annihiler et évanouir toutes choses.
Troisièmement, de croire aux sens, et les laisser dominer sur la lumière, raison et foi, ou les aucunement écouter, vu qu'ils sont mensongers, vu que la mort entre par eux, vu qu'ils sont les fenêtres d'icelle, que la vie ne peut entrer par eux, qu'ils sont le parti contre lequel on combat pour les annihiler, et pour ce ne doivent être écoutés en leur cause propre, mais amortis155 et anéantis ; finalement vu que cette vie est par-dessus tous sens.
Quatrièmement, de fuir quelque œuvre156 nécessaire intérieur ou extérieur, craignant la distraction. Car ici se voit l'erreur et ténèbres de telle personne, et l'imperfection de son annihilation, qui pense que telle chose soit là où elle n'est pas ; et à lui vraiment qui ainsi l'estime, elle est quelque chose et pourtant à craindre, mais si son annihilation était parfaite, elle ne serait rien, et pour ce point à craindre. Voire qui ainsi craint la chose, en reçoit double dommage et doubles ténèbres, à savoir de la chose qui lui est tournée en ténèbres et de la crainte qui par son émotion157 lui cause obscurité. Là où ceux s'abusent qui, quand ils sont commandés à faire quelque chose, murmurent et s'excusent sous prétexte de s'adonner à l'esprit, et fuyant ainsi ce qu'ils disent chercher, à savoir Dieu qui est en telle œuvre, et causant un triple obstacle et ténèbres : premièrement l'œuvre, secondement la crainte d'icelle, troisièmement leur propre volonté et inobédience158.
Cinquièmement, est une grande imperfection de tacitement différer sa simple conversion à Dieu, comme on fait souvent quand on a en main quelque œuvre extérieur ou étude, etc., en pensant que, quand tel œuvre sera achevé, je me retirerai en Dieu. Car en ceci se trouvent deux imperfections : l'une que déjà l'on n'est pas uni ni annihilé en tel œuvre ; l'autre qu’il pense même qu'il ne le peut être durant icelui. Toutes deux sont erreurs et contre cette annihilation qui, étant pratiquée, ôte toutes choses d'une même façon et continuellement cause une parfaite union. Il y a aussi la sensualité, qui très secrètement demande être consolée par l'union sensible, ce qu'elle voit ne pouvoir être durant tel œuvre.
Sixièmement, est une très secrète imperfection de s'introvertir. La raison est que telle introversion présuppose l'extroversion, et qu'on était dehors, ce qui est directement contre cette annihilation, icelle nous faisant être toujours introvertis par le total absorbissement159 de tout ce qui nous pourrait extrovertir ou distraire.
Elle est aussi imperfection pour ce qu'elle use d'un ordre renversé, à savoir en s'enfuyant de ce qu'elle devrait faire fuir et évanouir, à savoir toutes choses ; car quand l'âme s'introvertit, elle s'enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures ; aussi d'autant plus qu'elle s'enfuit et a peur, d'autant plus leurs images s'impriment en elle. Davantage, elle leur donne le lieu et la place de Dieu, qui au lieu qu'il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie présence dusse faire évanouir ces choses, elle au contraire donne tant de lieu à ces choses, que leur présence fait évanouir Dieu.
En outre telle sorte d'introversion est quelque sensibilité, et même ne se contente-t-on pas et ne croit‑on que l'on soit bien introverti, qu'on n'en ait eu quelque goût pour s'assurer.
Finalement cette introversion est tellement imparfaite que c'est toujours à recommencer, car en s'enfuyant ainsi des choses, incontinent qu'on est à faire quelque œuvre, on est derechef parmi elles, et ainsi toujours distrait, et ainsi à recommencer. Je dis donc qu'il ne faut pas s'introvertir pour ce qu'il ne faut jamais être extrovertis, vivant continuellement avec toute constance en cet abîme de l'Etre de Dieu, et en la nihilaité de toutes choses.
Septièmement, est une imperfection de faire différence entre le sentir et non-sentir, c'est-à- dire que, quand on sent et expérimente par lumière particulière ce Tout et ce rien, à savoir que Dieu est tout et que la créature n'est rien, il ne le faut non plus croire que quand on n'a pas telle lumière ; ni moins quand on n'a pas telle particulière lumière, que quand on l'a, dont il arrive que, quand par quelque grande attraction on est tiré profondément en Dieu, on croit très assurément qu'il est tout, pour ce qu'on le voit, et que toutes autres choses ne sont rien, pour ce qu'on les voit absorbées en cet abîme ; mais quand on est laissé en aridité sans aucun goût, ils pensent tout autrement. En cela donc, beaucoup faillent, faisant ainsi Dieu plus grand, plus parfait en un temps qu'en un autre, et les créatures plus quelques fois qu’un autre. La raison [est] pour ce qu'ils jugent non selon la lumière de la foi et de la raison, mais selon l'appréhension des sens.
Huitièmement, est imperfection de prendre la susdite souvenance comme acte, ou mouvement propre ou chose active de son côté, pour ce qu'ainsi elle empêcherait la vraie contemplation ; mais [il] la faut prendre comme une opération et mouvement de Dieu, et Dieu même à celle fin que jamais rien n'entrevienne entre Dieu et l'âme.
Neuvièmement, est une imperfection de ne [pas] se contenter de cette très simple ressouvenance. Et la raison est pour ce que tout ce que l’on fait après en scrutinant160, désirant et s'introvertissant, tend à la multiplication et être, non à la simplification et non-être. En quoi on s'abuse beaucoup puisque toujours on va cherchant davantage, tantôt en chassant les choses que déjà on devrait savoir être rien, tantôt en cherchant Dieu, que déjà on devrait croire être plus près de nous et plus nous que nous‑mêmes. Et d'autant plus qu'ainsi l'on cherche et opère, d'autant moins on trouve pour la grande multiplicité et mouvement de l'âme. Et au contraire, d'autant moins qu'on y cherchera et opèrera en se contentant de cette nue et simple ressouvenance, d'autant plus on verra Dieu, pour la simplicité et sérénité de l'âme.
Finalement, est imperfection de ne pratiquer continuellement et sans cesse cet exercice, à savoir de ce Tout et de ce rien, laquelle est ordinaire à beaucoup qui l'interrompent et coupent le fil de cette habituelle annihilation à tout acte, émotion, œuvre et mouvement qui se présente, et ceci pour ce qu'ils marchent selon le sens et non selon la nue foi : ils ne peuvent, dis‑je, voir ce Tout au Créateur, ni ce rien à la créature.
Le remède de toutes ces imperfections est manifeste, à savoir pour demeurer continuellement en cette annihilation, lumière et ressouvenance, selon qu'il est déclaré au chapitre précédent.
Ici est à noter que, comme en la volonté intérieure, il ne faut plus retourner à l'extérieure, mais faire toutes ses œuvres en la volonté intérieure : ainsi étant arrivé à cette superéminente, ne faut retourner ni à l'une ni à l'autre, mais continuellement vivre en icelle, y rapportant toutes ses œuvres, les faisant et spirituellement, voire et les consommant comme est montré en icelle, par le moyen de cette annihilation.
Nous n'entendons point quand nous disons qu'il ne faut retourner à la volonté extérieure qu'il faille mépriser les oeuvres extérieures (car même avons averti de cette tromperie161) mais entendons qu'on les spiritualise et annihile à mesure qu'on les fait.
En outre, il faut choisir l'un ou l'autre de ces moyens, qui sera plus convenable à son esprit, sans s'empêcher162 de tous deux, dont le deuxième est le plus parfait, et ce principalement en l'annihilation active.
Ces deux annihilations se doivent pratiquer chacune en son temps et lieu propre, et non l'une au temps et lieu de l'autre. Or, pour savoir le lieu propre de l'une et de l'autre, il faut se souvenir que, comme est touché au chapitre 11, ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir la passive à l'amour fruitif, c'est-à-dire à l'introversion, nue contemplation et fruition de Dieu, l'active à l'amour pratique, c'est-à-dire à l'extroversion vigoureuse et fidèle opération, soit corporelle ou spirituelle.
Tellement que le propre lieu de l'annihilation passive est quand il est question de l'amour fruitif, pour ce qu'elle réduit à rien tout mouvement et toutes opérations, et fait évanouir toutes formes et images, faisant ainsi jouir de Dieu.
Le propre lieu de l'annihilation active est quand il est question de l'amour pratique, car par icelle comme par une transcendance d'esprit, comme est montré, sont réduites à rien toutes œuvres, actes et opérations, tant du corps que de l'esprit, de sorte que, sortant ainsi sans sortir, opérant sans opérer, étant, sans sortir de son rien, vivant et toutefois mort, on fait de l'amour pratique l'amour fruitif, et de la vie active la vie contemplative, et jouit-on autant de Dieu selon la nue foi en l'opération et activité, comme au repos et oisiveté, ce qui est le sommet et comble de perfection : voilà les propres lieux de ces deux annihilations.
Ceux donc font mal qui les déplacent et renversent leur ordre, usant de l'annihilation passive en assoupissant leurs actes et opérations (comme font quelques‑uns) quand il faudrait fidèlement opérer par amour pratique, et usant de l'annihilation active (comme font beaucoup) en produisant des actes quand il les faudrait assoupir et jouir de Dieu par amour fruitif. Car les premiers tombent en une fausse oisiveté, les autres en une préjudiciable activité. Les uns, par une extrémité de repos, font mal leur devoir, les autres, par une extrémité d'opérer en vain, pensent ainsi jouir de Dieu.
Or pour réconcilier ces deux extrémités et obvier à ces deux fautes après avoir montré leur propre lieu, il convient montrer leur propre temps (à savoir de ces deux annihilations). Car bien que déjà nous ayons vu que le lieu propre de la passive est en l'amour fruitif, et de l'active en l'amour pratique, toutefois cela ne démontre pas le temps quand telle annihilation passive et son amour fruitif doivent avoir leur lieu, et quand l'active avec son amour pratique, à faute de laquelle connaissance on tombe aux susdits inconvénients. Et pour ce le faut ici déclarer.
Donc l'amour pratique ou opération est de trois sortes, à savoir extérieure, intérieure et intime : extérieure au regard des oeuvres corporelles, intérieure en discours et études, intime en la rénovation d'opération en l'oraison.
Touchant l'opération extérieure ou œuvres corporelles, il les faut faire quand l'obédience, l'obligation, charité ou discrétion163 les exigent, le tout suivant la règle de la volonté extérieure ; et si suivant cette règle, ils ne sont pas nécessaires, ne faut sortir de l'amour fruitif pour les faire. Car bien que l'annihilation active réduise à rien toutes nos opérations, toutefois ne se faut donner tant de liberté, et à escient en faire des superflues. Car qui aime le danger périra en icelui164, et qui trop embrasse mal étreint. Même, il est impossible que celui qui ainsi sciemment fait des œuvres superflues, puisse pratiquer cette annihilation active. La raison est qu'il ne peut avoir cette ressouvenance, donnant ainsi une fausse liberté, et même se trompe d'autant plus dangereusement qu'il les passe ainsi légèrement sous ombre de cette annihilation, d'autant que l'affection165 ou passion qui l'émeut à166 ainsi opérer et parler superfluement167, et est contre la susdite règle, lui ôte telle ressouvenance.
Mais si au contraire on ne veut faire telles oeuvres suivant la susdite règle, c'est une paresseuse oisiveté, d'autant plus dangereuse qu'elle est masquée du voile de contemplation.
Touchant l'opération intérieure, comme est l'étude, ratiocination, [etc.], il en faut faire selon que la nécessité nous dictera, sans que l'on en fasse de superflues, qui ne se font jamais sans passion, affection ou négligence. Et si l'on n'y donne ordre et prend garde, une grande immortification et dérèglement s'en engendrent et s'élèvent en notre cœur, s'y nourrissent et s'accroissent d'autant plus que moins on les découvre pour telles sous prétexte de perfection ou annihilation. D'où ensuit une pernicieuse et fausse liberté d'esprit, se laissant aller à toutes sortes de pensées superflues, vaines imaginations et frivoles discours ; et ainsi est faite ouverture à toute passion comme orgueil, estime de soi-même, soupçon, jugement et mépris du prochain, vaine joie, tristesse, crainte, ire, courroux, envie, et tout malheur, sans qu'on en fasse grand compte par sa stupidité168 et insensibilité au mal, comme ayant perdu la syndérèse169 de conscience.
Mais si on trouve que, suivant ladite règle, il soit la volonté de Dieu que ainsi l'on discoure, étudie, etc., et toutefois on le refuse, c'est une paresseuse pusillanimité, encore que palliée du manteau de piété et prétexte de s'adonner à l'esprit.
Touchant l'opération intime, comme la rénovation d'opération à nos prières, il la faut produire alors seulement quand, à faute de secours divin, ou vigueur et vivacité d'esprit, ou à cause de tépidité170, ou endormissement de nature, l'âme s'abaisse et devient assoupie et comme endormie, et ainsi oublie cet objet béatifique. Mais tandis que par l'attraction ou inaction de l'Epoux, ou par une vigueur et vivacité d'esprit, ou même par adhésion à simple ressouvenance, on peut demeurer uni avec Dieu en l'amour fruitif, il ne faut pas laisser cette annihilation passive et cet amour fruitif qui en dépend, pour sortir à l'annihilation active et amour pratique par actes ; bien que cette union ou ressouvenance en l’amour fruitif soit si nu et insensible que l'on n'ait nul sentiment, consolation, ni nulle autre assurance ou satisfaction de nature.
Et c'est ici la vraie oisiveté, où est l'épreuve de la fidélité, et où l'âme est constituée en la vraie pauvreté, et patience d'esprit, et résignation essentielle. C'est ici où est le dernier épuisement171 de tout ce qui est d'humain dans l'âme. C'est là où est la parfaite mort et la pleine victoire, et où l'on rend l'esprit à Dieu, et finalement où l'homme est rendu divin ; d'autant que par telle constance et mort, Dieu vit et règne en lui, y opérant toutes ses oeuvres.
Par cette oisiveté et cessation d'opération, on est constitué en une parfaite abstraction et dénudation d'esprit, où l'âme chasse loin tous vices et impuretés, et où sont pratiquées toutes les vertus et perfections, bien que essentiellement et sans multiplicité d'actes particuliers. Car là y a une merveilleuse vigilance et garde de cœur, qui ne peut laisser entrer non seulement aucun consentement ni délectation, mais aussi nulle pensée ou sentiment du péché, comme étant contraire à cette oisiveté ou annihilation passive ; tellement que toutes les passions y sont apaisées, et toutes les affections mortifiées, et tous les mouvements arrêtés. Là est l'amour réglé, le désir réfréné, la joie modérée, la haine amortie, et la tristesse mitigée ; la vaine espérance y est éteinte, le désespoir rebuté, la crainte chassée, l'audace réprimée, l'ire apaisée, et en somme tout dérèglement de l'âme y est dressé et réformé. Et si la moindre passion, affection, ou dérèglement ou pensée oiseuse y est, il n'y a plus parfaite oisiveté ni annihilation passive.
Touchant les vertus, quelle humilité est‑ce d'ainsi s'anéantir, quelle patience d'ainsi attendre, quelle constance d'ainsi persévérer, quelle longanimité d'ainsi profondément souhaiter, et quelle pureté de cœur de s’ainsi simplifier ! Et finalement quelle foi est si vive, quelle espérance si ferme, quelle charité si ardente, que celle qui se trouve en cette annihilation ou oisiveté ! Bien que toutes ces vertus, comme absorbées en la divinité, s'y pratiquent essentiellement, comme en leur source et fontaine, plutôt qu'actuellement, selon qu'en dit quelque bon docteur moderne172.
Ceux donc font mal, lesquels quand ils n'ont [pas] quelque union perceptible et expérimentale se reculent de cette annihilation, mort et expiration173, retournant et rentrant en eux-mêmes, en reprenant leurs propres actes, sans patienter en cette oisiveté, langueur et pauvreté d'esprit. Le plaisir de Dieu, ni son parler purement spirituel, ni son illumination essentielle ou supercéleste, bien que seulement en icelle annihilation ou oisiveté, expiration et mort, se trouvent cette essentielle connaissance et pure vision de Dieu. Tellement que, se reculant en cet endroit, et rentrant ainsi en eux mêmes, ils s'éloignent de toute connaissance pure, supercéleste, et de toute union, supernaturalisation et transformation en Dieu, vivant ainsi toujours en eux-mêmes, en leur propre sens et vieil homme : ce qui est encore clairement montré par toutes les raisons mises au troisième chapitre, prouvantes que nuls actes propres ou opérations174 humaines peuvent produire cette transformation et union divine, mais la seule annihilation.
Mais ces personnes, pour mieux satisfaire en cet endroit à la nature et sensualité, se contentent de se laisser tromper d'un prétexte de vertu, disant qu'il faut coopérer avec Dieu en cette annihilation et qu'il ne faut être oiseux, la vérité étant qu'en cette oisiveté on est moins oiseux, comme dessus est dit, que moins nous y opérons, et d'autant plus que telle opération est spirituelle et ressemblante à celle de Dieu, et éloignée du sens et de l'opération ordinaire, laquelle, comme est prouvé au susmentionné chapitre troisième, ne peut immédiatement unir l'âme à Dieu.
Mais [quoi] que ces personnes prétendent, si elles regardaient bien le fondement de leur âme, elles trouveraient que c'est l'amour propre, infidélité, pusillanimité, propre recherche et impatience d'esprit, qui les font ainsi sortir de cette annihilation, bien que la nature se couvre du prétexte de vertu. Et [il] s'en trouve quelques‑uns, lesquels par cette tromperie ont demeuré longues années comme à la porte de perfection, sans jamais entrer, d'autant qu'au lieu d'entrer en Dieu par cessation de leur propre opération et annihilation d'eux-mêmes, ils sont rentrés en leur terre et en leur nature par une rénovation de leurs propres actes et opérations humaines ; mais étant avertis de ce point, ils sont facilement entrés en cette porte.
Mais bien que la plupart des personnes spirituelles donnent dans cette extrémité, il est toutefois possible d'en trouver d'autres qui sont en l'autre extrémité d'oisiveté, prenant l'extrémité pour le moyen, et la fausse oisiveté pour la vraie, et pour ce, semble ici nécessaire d'en parler, et de la différence de l'une et de l'autre.
L'oisiveté donc fausse est un repos en la nature et non en Dieu, en laquelle on n'opère ni en la nature ni en Dieu ; et diffère de la vraie et bonne en ce que la fausse est oisiveté, mais non annihilation, nourrissant en elle un grand amour propre. La bonne oisiveté est une totale annihilation, consumant tout l'homme. L'une est détournée de Dieu et réflecsée175 sur soi ; l’une [l’autre] est détournée de soi, et réflecsée et adressée en176 Dieu. L'une désire consolation et soulas177, l'autre uniquement Dieu. L'une est la mort ou annihilation imaginaire, l'autre réelle et de fait. Et ainsi l'une est fort prompte à rentrer au vieil homme et en son propre vouloir, l'autre se méprise tout à fait. De l'une on fait la fin et but pour reposer en icelle, de l'autre on fait le moyen pour par icelle reposer en Dieu. L'une fait l'âme stépide178, ténébreuse et ignorante de vertu, l'autre fait le contraire. L'une élargit et rend grossière et endormie la conscience, et insensible de ses fautes et imperfections ; l'autre la rend délicate, découvrant et sentant ses moindres dérèglements. L'une rend la personne impatiente et triste quand il en faut sortir pour faire les œuvres d'obédience179 et charité, l'autre la fait être résignée et joyeuse. L'une est immortifiée et cache plutôt ses imperfections qu'elle ne les mortifie, comme se voit en leur vie hors de telle oisiveté. L'autre est mortifiée, arrachant par la racine et du fond du cœur ses imperfections. Finalement l'une enorgueillit et fait avoir bonne estime de soi, l'autre humilie et fait qu'on se méprise.
Pour conclure, l'une est sans adhésion aucune et ressouvenance de Dieu, et s'arrêtant finalement en ce repos, se délibère180 de ne produire jamais aucune action, encore qu'on se voit abattu et en la pure nature. L'autre a toujours au moins quelque petite adhésion ou ressouvenance de Dieu, encore que bien spirituelle, et a ce jugement et délibération de se relever par opération si d'aventure on se voyait déçu [déchu] et tombé en la pure nature par un assoupissement des puissances et endormissement des fonctions de l'âme.
Voilà les différences de ces deux oisivetés, et marques pour connaître l'une de l'autre, et surtout la dernière est propre à cet effet, qui est une différence de marque fort claire et manifeste, et peut servir pour toutes les autres. Notez ici toutefois que, pour quelque peu d'oubliance de Dieu en ce repos, qui souvent par fragilité arrive, il ne faut pas s’en décourager et rejeter le tout comme fausse oisiveté, mais seulement pro tanto et non pro toto, c'est-à-dire pour le temps qu'on a ainsi oublié Dieu, et non pour le reste. Et la faut corriger par vigilance et non rejeter par pusillanimité.
Voilà donc les trois sortes d'opérations, ou trois sortes d'amour pratique : extérieure, intérieure, et intime ; et comme chacun a ses deux extrémités et son moyen, à savoir le trop tôt opérer, qui est la fausse liberté, le trop tard d’opérer, qui est la fausse oisiveté, et l'opérer au dû temps, qui est la sainte activité, étant pratiquée toujours par son active annihilation comme dessus. Et quand il n'est le temps de sortir à telle activité et amour pratique par l'annihilation active, il faut perpétuellement demeurer en l'union et amour fruitif par l'annihilation passive. Par ainsi donc se voit ici le propre temps de ces deux annihilations, comme ci-dessus avons montré le propre lieu.
Ayant donc trouvé le lieu et temps, où et quand il faut opérer, il faut ici montrer la manière, comment il faut ici opérer. Et ayant trouvé trois sortes d'opérations ou d'amours pratiques avec leur propre lieu et temps, il faut ici trouver la façon et manière d'opérer d’une chacune.
Et premièrement, touchant l'opération extérieure et intérieure, lesquelles bien que leur lieu et temps soit de même en cette volonté essentielle qu'en la volonté extérieure, suivant la règle des choses commandées, défendues et indifférentes, soit corporelles, soit spirituelles, - laquelle règle il ne faut jamais laisser sous aucun prétexte de perfection, - nonobstant, la manière d'opérer en est autant éloignée que cette vie et volonté superéminente est plus sublime qu'icelle extérieure et active ; d'autant qu'étant en cette troisième, il faut faire en icelle les opérations de la première, sans toutefois descendre ou retourner en arrière à icelle volonté première.
Donc, quand il est question de l'amour pratique et opération extérieure, comme les oeuvres et exercices corporels, ou de l'amour et opération intérieure, comme [la] vertu, l'étude, [la] résistance en [au] péché, tentation, passion, affection, etc., il ne les faut pas faire comme en la première volonté, à savoir avec l'objet de la volonté extérieure, ou pour ce que Dieu le veut, mais avec l'objet de la volonté essentielle, à savoir l'essence divine, ou pour ce que Dieu est, comme connaissant vraiment qu'ainsi faisant on donne lieu à Dieu, qui ainsi reluira en lui, et qu'en faisant le contraire par sa propre volonté et ténèbres, il [on] ne jouira de Dieu ni verra cette essence.
Tellement que, quand on fait quelque bon œuvre extérieure, ou qu'on embrasse quelque vertu, ou résiste à quelque vice ou passion, il faut faire non pas en dressant quelque intention, mais en connaissant très assurément, très simplement et très purement qu'ainsi Dieu sera ; mais [qu’]en faisant le contraire, lui-même serait, et Dieu ne serait pas, quant à lui ni pour lui ; et non seulement quant à lui, mais aussi quant à Dieu même autant qu'il a pu ; d'autant que par son péché et propre volonté anticipant sur l'être de Dieu, il s'est levé181 soi‑même, faisant ainsi son Dieu et idole de soi‑même, de son péché et de sa passion.
Et notez que je ne dis qu'en faisant telle et telle chose, Dieu sera là, c'est-à-dire en icelle chose, ni alors, ni en tel temps, mais simplement que Dieu sera là : raison est que ce mot essence, ou Dieu, abstrahit ab hic et nunc182. Tellement qu'il ne sera pas en tel bon œuvre, mais tout partout, comme très bien expérimente l'âme qui, par telle pratique, se voit emportée admirablement en cet être quasi tout par tout avec lui, et comme si toutes choses étaient fondues en icelui, et semble ne marcher plus sur la terre. Aussi je ne dis que l'âme verra Dieu alors, mais simplement qu'elle le verra, c'est-à-dire non pas comme dès alors, mais dès le commencement ou sans commencement, pour ce qu'en lui elle voit l'éternité sans fin ni commencement.
Davantage, d'autant que toute la vie active, comme la pratique des vertus et résistance aux vices, et aussi la vie contemplative sont réduites à cette vie essentielle, et par ainsi sont pratiquées par ces deux points, Tout et rien, il faut autant soigner d'être ici toujours en ce Tout et en ce rien, comme aux autres deux vies d'être toujours en la volonté de Dieu et en notre abnégation, sachant que, quand nous perdons l'être de Dieu et trouvons nous‑mêmes comme quelque chose, nous faisons contre la volonté divine et la perfection, et selon notre propre volonté, vice et imperfection.
Voilà pourquoi il ne faut [pas] faire peu d'état de ce tout et de ce rien, principalement quand il est question de faire quelque chose de vertu ou perfection, et de fuir quelque vice et imperfection. Et [il] ne faut [pas] se laisser aller à ses affections et dérèglements sous prétexte de l'annihilation active, pensant en icelle les annihiler, car il ne se peut faire, puisque la même affection, passion, dérèglement et faux être, est l'absence du vrai être. De sorte que c'est chose autant possible183 d'être sciemment déréglé et ensemble annihilé, que c'est chose possible d'être et ensemble de n'être point, puisque même en étant passionné, on est, ce qui s'oppose diamétralement au non-être et annihilation. Telle annihilation donc n'est qu'en feintise184 et non en vérité, et ne sert de rien sinon de couvrir leur péché par excuse185.
Mais ceci s'entend de la passion ou tentation à laquelle on consent. Car pour celles auxquelles par la raison on ne consent point, et qui toutefois par sentiment demeurent en l'âme, il les faut toujours annihiler par l'annihilation active, et ainsi n'y reconnaître autre que ce Tout, comme en la première partie on ne reconnaissait autre que la volonté de Dieu. Et notez que si réellement on repousse tous vices et passions par son rien et par l'être de Dieu, finalement on remportera l'absolue et pleine victoire de [sur] la tentation, et sera-t-on si stabilié186, consolé et confirmé en cette pratique qu'on trouvera beaucoup plus de contentement à ce ainsi mortifier que jamais on ne sentait à suivre sa propre volonté et affection, pour ce qu’ainsi opérant, toute la peine, contradiction, fâcherie, qu'on sentait en renonçant à son vouloir et affection, est, ipso facto, sur le champ et sans aucun délai, changées en joie, en consolations, possédant pour soi‑même non quelque grâce ou vertu, mais Dieu même pour lequel uniquement il [on] s’est ainsi renoncé.
Par ceci donc se voit la manière de l'opération extérieure et intérieure, à savoir qu'elle se doive pratiquer non en la volonté ou suivant la volonté extérieure, mais par et en l'essence de Dieu et volonté essentielle. Non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures, mais il les faut faire avec perfection, en spiritualisant les choses corporelles et réduisant ainsi la vie active à la contemplative, et la volonté extérieure et intérieure à la troisième et l'essentielle, et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et comment et la manière comme il faut opérer, comme aux deux derniers chapitres est montré.
Quant à la volonté intérieure et de son opération je n'en parlerai pas, tant pour ce qu'elle est pour la plupart comme les effets de la première, qu'aussi pour ce qu'elle est parfaitement contenue en ces deux, comme le moyen en ses deux extrémités.
Or ayant vu la manière de l'amour pratique ou opération extérieure et intérieure, il reste maintenant l'opération intime, laquelle se fait en l'oraison quand l'âme, comme est susdit, se voit du tout187 abattue et sans ressouvenance de Dieu. Combien cette opération doit être pure, simple, spirituelle et éloignée du sens, son nom et épithète d'infinité188 le démontre assez : car puisque l'intimité et pureté, ou spiritualité en cet endroit n'est qu'une même chose, il s'ensuit que comme rien n'est si intérieur que ce qui est intime, aussi que rien n'est si pur, ni spirituel.
La raison pourquoi cette opération doit être si simple et pure, est à celle fin qu'elle n'éloigne trop l'âme de l'union et amour fruitif, et ne s'approche trop de la nature, et ne l'abatte par trop en elle‑même, mais qu'au contraire elle l'approche et remette immédiatement à l'union, et nous jette en l'essence de Dieu, nous éloignant de nous-mêmes et nous élevant par- dessus la nature.
Beaucoup de personnes font contre la règle de cette intimité d'opération, les unes toujours plus, les autres moins. Car il y en a qui ne cessent de produire de fervents actes et opérations naturelles, s'éloignant par icelles d'autant plus de la vraie union et essentielle contemplation qu'ils pensent ainsi s'en approcher ; et [ils] vivent d'autant plus en eux‑mêmes et en la nature que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son essence, n'étant telle opération ni intime ni pure, mais extérieure et impure. Et ceux‑ci non seulement font contre la pureté et intimité d'opération, mais aussi contre son dû temps, pour ce qu'ils opèrent toujours sans donner lieu à l'amour fruitif.
D’autant y en a qui opèrent avec même violence et impulsion de mouvements naturels, mais non pas toujours, mais alors qu'ils se sentent assoupis et abattus. Ceux‑ci font aussi contre l'intime pureté d'opération de cette vie, bien qu'ils observent le temps.
Finalement, il y en a qui, ainsi abattus, produisent des actes beaucoup plus subtils, mais non pas encore assez purs pour correspondre à la pure intimité ici requise, mais sentant trop le propre mouvement et force naturelle, et même le désir et satisfaction de nature.
Mais la plus pure et intime, la plus naïve et parfaite opération en cet endroit est, comme intime, une pure et simple ressouvenance de Dieu faite et pratiquée par pure et nue foi, de laquelle est parlé au douzième chapitre, étant icelle seule le vrai moyen de ces deux susdites extrémités de fausse oisiveté et dommageable activité, et icelle étant seule l'intime opération qui remet l'âme immédiatement à l'union et amour fruitif, et qui la jette en l'essence de Dieu. Car, d'un côté, elle s'oppose à l'oisiveté, endormissement et assoupissement de nature, éveillant toujours l'âme et la faisant attentive à son tout ; de l'autre côté, elle milite contre la dommageable activité, en tant qu'elle opère non par mouvement naturel, mais par vertu de la pure foi qui est surnaturelle et vertu infuse : non tant par l'homme que par ce Tout et par cette essence même qui, par son lustre, inspiration et lumière, la frappe et réveille, et quasi lui disant : « Me voici189 ».
Les imperfections qu'on peut commettre contre cette pure ressouvenance, sont mentionnées au treizième chapitre, lesquelles peuvent toutes comprendre par ces deux, à savoir d'y ajouter ou diminuer. Car de diminuer, à savoir d'être moins occupé que par une pure et simple ressouvenance, est de tomber en l'une des extrémités d'oisiveté, pour ce qu'on ne saurait être moins occupé et attentif sans être assoupi et oiseux190.
D'ajouter aussi, à savoir par autres actes propres, comme voulant plus s'approcher de Dieu qu'il ne lui semble être par cette ressouvenance et nue foi. Car quiconque fait ainsi s'en éloigne d'autant, et tombe ou décline vers l'autre extrémité de dommageable activité, comme voit celui qui n'étant accoutumé d'opérer nuement par-dessus la nature par vraie et nue foi, et lequel ne trouvant ici son accoutumé appui de sentiment. Car tel ne se contentant de cette pure et nue ressouvenance, multiplierait ses propres actes, s'éloignant ainsi d'autant plus de cette essence que plus ainsi il la chercherait.
Si toutefois au commencement pour n'être accoutumé à telle pure opération, on fait davantage que la simple ressouvenance, il faut l’annihiler par l'annihilation active ; et de même, si cette ressouvenance semble à quelques-uns d'avoir quelque ressemblement d'actes. Si aussi au contraire on en fait moins qu'icelle, il faut se relever comme est dit par la même simple ressouvenance.
Et bien que je die que cette ressouvenance se doive prendre plutôt passivement et comme l'acte et lumière de Dieu, que non pas notre opération, ce n'est pas à dire qu'il n'y ait pas quelque devoir de notre côté, non pas quelque acte naturel, mais par le lustre de la foi supernaturelle, non par quelques mouvements humains, mais par une adhésion et consentement à l'être et lumière de Dieu, prévenant et éveillant l'âme quand elle est aussi endormie et abattue. Et bien que je die qu’elle se doive prendre ainsi comme œuvre de Dieu, ce n’est pas à dire que nous ne puissions toujours faire et avoir cette ressouvenance quand nous voulons, vu que cette essence ou cette lumière est toujours de même façon présente, est présente à la porte et heurte191, et qu’icelle nue foi aussi par laquelle nous la voyons, [est] toujours dans l'âme et habituelle.
Par ainsi donc se voit l'opération intime, de sorte que, comme au chapitre précédent a été montré le propre lieu et temps, où et quand il faut exercer les trois sortes d'opérations en l'amour pratique, ainsi est ici montré la manière comment il les faut exercer. Et par ainsi se voit comment les deux premières vies se réduisent et se pratiquent en cette troisième, sans jamais descendre d'icelle.
Car comme le philosophe ne doit pas retourner en arrière à l'école et aux règles de grammaire, mais en la philosophie pratiquer la grammaire, aussi la personne spirituelle arrivée à cette vie superéminente ne doit pas descendre ou retourner en arrière aux deux premières vies, mais les doit parfaitement pratiquer en la dernière sans en sortir, non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures (car de cette tromperie avons assez souvent parlé), mais qu'il les faille faire avec perfection, c'est-à-dire en cette troisième vie et volonté, spiritualisant ainsi les choses corporelles, et faisant la vie active quant et quant être contemplative ; et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.
Or pour dire192 précisément et particulièrement quand on est apte à cet exercice, et quand à chacune partie d’iceluy, c’est chose difficile, ou plutôt impossible, à raisons des diverses circonstances qui peuvent changer, ôter ou diminuer telle aptitude.
Car on doit considérer s’il y a beaucoup ou peu de temps qu’on est converti et qu’on pratique la vie spirituelle et parfaite.
Deuxièmement si la conversion a été ordinaire, et par la pure raison, ou bien si elle a été extraordinaire ou inaccoutumée.
Troisièmement si la personne est naturellement d’un esprit de constance, ou bien légère, soudaine193 et volage.
Quatrièmement si elle est fervente ou tépide194.
Cinquièmement si elle est simple ou subtile.
Sixièmement si elle est seule ou près de maître ou directeur.
Et selon ses conditions et aptitudes, il faut entreprendre l’exercice, et passer de l’un à l’autre partie. Autre reigle particulière on ne saurait donner sinon en général, savoir est que la première [partie] est pour ceux qui se doivent exercer en la vie active, la seconde pour ceux qui sont aptes à la vie contemplative, et la troisième pour l’esprit qui est propre à la vie suréminente. Fin de la troisième partie195.
Les longs titres des quinze chapitres n’étant pas repris dans une table de matières, nous proposons un bref repérage des thèmes en suivant l’ordre des chapitres et dans les expressions propres à Benoît :
1. Dieu est un et Il est Volonté,
2. La forte adhésion de l'intellect avec la volonté est le plus grand empêchement à notre Fin car toute pensée est moindre que nous-mêmes tandis que cette Volonté se donne à qui il lui semble bon - et nous n'y pouvons rien !
3. Heureusement le « moyen sans moyen » est tout divin, qui unit immédiatement l'âme à Dieu par ardeur d'amour sans le miroir des créatures.
4. La vue de Dieu se prête à des comparaisons spousales µ ? lyriques. Le premier point porte sur les multiples imperfections cachées de la contemplation.
5. Le second point porte sur le trop grand bouillonnement des désirs : de même que des grains sont transmués en blé, les désirs doivent conduire à l’union, mais progressivement : Dieu est toujours obscurément présent, puis se manifeste par notre désir, ensuite par ses caresses, par un remplissement comme l’éponge dans la mer, et enfin par l’évanouissement de tout désir « quand l’âme a Dieu » (éd. Osmont).
6. Le troisième point porte sur la dénudation d’esprit qui n’est possible que par l’opération de Dieu, par purgation, puis par illumination du feu d’amour où l’âme est passive.
7. Le quatrième point est proximité divine par adhésion à Dieu, dans la vraie vie active et contemplative « faisant de deux choses une ».
8. La vue de soi montre l’âme dénuée par son union à la volonté Essentielle. Nous ne pouvons être que rien, face à « Je suis celui qui suis » : « c’est une chute à la renverse ». La créature n’est qu’une pure dépendance de Dieu, comme les rayons du soleil ; ils sont ou ne sont pas selon le regard porté sur eux ou sur leur source.
9. En cet anéantissement, il faut tout miser dans le « rien que Dieu » par la fixe vue de ce Tout, puisque ténèbre et ignorance ne peuvent disparaître, n’ayant aucune lumière d’eux-mêmes – et tout mouvement propre, tout acte de l’âme est ici imperfection (éd. Osmont).
10. Les imperfections de la contemplation et leur remèdes font l’objet d’un long chapitre : ne pas contester les pensées, ne pas s’attacher à quelque exercice particulier, ne pas retenir forme ou image, même très déliée (telle que l’« immense extension » divine), ne pas désirer union sensible ni quelque assurance ou connaissance expérimentale qu’on est uni, ne pas vouloir trouver Dieu ailleurs et plus haut que dans nous-mêmes, ne pas désirer Dieu comme s’il était absent (ne voyant pas qu’on a ce qu’on cherche), ne pas jeter un regard en Dieu autre que la simple ressouvenance (comme s’il était ailleurs, or il est en nous comme l’oiseau dans l’air ou la splendeur du cristal), ne pas observer ces imperfections…
11. L’annihilation peut être passive telle une personne assoupie, ou active lorsque je suis réduit à rien. La seconde est plus parfaite, car possible non seulement quand l’âme est élevée mais quand elle est active.
12. L’annihilation active donne assurance et repos, elle exclut l’aide des sens (ils ne l’empêchent donc pas) et toute multiplicité de ratiocination, elle est continuelle… Elle est ressouvenance parce qu’elle ne vient d’aucun acte de l’âme mais produite immédiatement par l’opération de Dieu.
13. Nos imperfections sont : douter de la vraie présence de Dieu, croire aux sens, fuir quelque œuvre nécessaire en craignant la distraction, différer, s’introvertir comme si Dieu résidait plus en un lieu qu’en un autre, faire différence entre sentir ou non…
14. Par la garde du cœur, on évitera la fausse oisiveté en se détournant de l’amour pratique, et la préjudiciable activité qui produit ses actes.
15. Pour l’amour pratique de l’opération extérieure, on évitera toute volonté propre, car ainsi Dieu sera, et non pas telle « bonne œuvre » mais tout partout. L’opération intime s’accomplira par pure et nue foi et simple ressouvenance.
Ainsi la personne arrivée à la vie suréminente ne doit pas retourner aux deux premières vies, mais doit les pratiquer en accomplissant les choses extérieures.
*
Le travail de Jean Orcibal196 est admirable par son commentaire mené parallèlement à la séquence des deux textes (l’édition Osmont dite « pirate » et l’édition Chastellain « officielle »). Mais il en résulte quelque difficulté d’accès. Nous avons choisi de présenter le texte de l’éditeur Osmont en le colligeant sur l’exemplaire de Troyes. Nous ne reproduisons pas les citations latines lorsqu’elles sont suivies de leur traduction. Nous respectons généralement les minuscules de l’imprimé car les majuscules, introduite abondamment dans l’édition Orcibal, risquent de souligner la dimension métaphysique au détriment de l’aspect expérimental.
*
Quelques extraits d’une lettre adressée à Jean-Baptiste de Blois (-1609), frère capucin dont toutes les paroles « étaient efficaces et spirituelles, de manière qu’il était aimé d’un chacun », peuvent contribuer à éclaircir ce que Benoît entendait par « volonté de Dieu » :
LETTRE CONTENANT LA RÉPONSE A UN DOUTE TOUCHANT L'OBJET DE LA VOLONTÉ DE DIEU.
Vous dites qu'il y a grande différence entre Dieu et sa volonté, de ma part je ne connais point telle différence, car je pense qu'autant qu'on voit cette volonté essentielle seulement en Dieu, autant voit-on Dieu, et ce comme une chose non diverse, car en Dieu n'est autre que Dieu.
§
…au commencement cette volonté semble extérieure, puis après intérieure et finalement essentielle, non qu'elle soit en elle variable et différente, mais cela vient de nous, qui la contemplons aussi selon notre lumière, laquelle est petite…
§
Il faut donc savoir que cette volonté extérieure est semblable à la rivière qui coule en la mer, car ainsi cette volonté porte notre âme en Dieu, et comme l'eau de la rivière n'est appelée la mer, bien qu'elle soit la même eau, ainsi cette volonté extérieure n'est proprement appelée Dieu, bien que ce ne soit qu'un même esprit. Et comme les bornes seulement, et non la substance, la font appeler rivière et non mer, ainsi les bornes de cette volonté, et non la substance, la font appeler volonté, et non Dieu. Et comme les bornes de la rivière ne viennent pas d'elle, ainsi les bornes de cette volonté ne viennent pas d'elle, mais de nos ténèbres et capacité limitée. Et comme s'il n'y avait point de terre, nous ne pourrions voir la rivière, mais toute mer, puisqu'il n'y aurait de bornes, ainsi s'il n'y avait en nous de ténèbres, nous ne verrions plus cette volonté comme telle mais seulement Dieu, comme il est déclaré au neuvième chapitre de la troisième partie. Et comme le navire en cette rivière, n'ayant en soi empêchement, nécessairement est transporté par le fil d'icelle jusques dans la mer, ainsi l'âme n'ayant en elle empêchement est nécessairement portée par le cours de cette volonté en la nue essence de Dieu. Et comme quand on est ainsi mené dans la mer Océane, l'on ne voit plus de rivière (bien que la même substance), ains [mais] la mer, ainsi qui est mené en l'essentielle, ne voit plus cette volonté comme telle, mais Dieu seul.
§
Au commencement, je l'appelle volonté seulement, et non Dieu, parce que l'un de ces deux mots convient mieux à la vie active que l'autre, et puisque que plus proprement dit-on en la vie active : « Je ferai telle chose pource [parce] que c'est la volonté de Dieu », que de dire : « pource que c'est Dieu ». Aussi que ce serait une doctrine trop sublime et aucunement scabreuse pour les commençants. […] En la vie contemplative aussi je ne prends [pas] ce mot Dieu, pource qu'il y a encore image, bien que fort subtile et secrète.
D'Orléans ce 10 d'août 1593.
Votre F. en Jésus-Christ F. B.
Table des matières
De la Volonté de Dieu essentielle, parlant de la vie superéminente. 15
2. Qu'il n'y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi. 22
4. Quatre points principaux du premier moyen, et l'explication du premier point. 28
6. De la parfaite dénudation d'esprit. 48
7. De la proximité ou continuelle proche vision et assistance de la fin heureuse. 53
13. Des imperfections ou empêchements de cette annihilation active. 91
1 Il s’agit de Marie des Vallées (-1656), simple paysanne influente sur le groupe mystique normand auquel appartenait saint Jean Eudes, l’auteur du Manuscrit de Québec cité ici (partie 9, chapitre 6, « De la contemplation »).
2 Frères mineurs réformés au début du XVIe siècle pour se conformer au programme de vie pratiqué par François : place importante de la vie de prière (double méditation quotidienne), emprunts aux pratiques des ermites, pauvreté, pénitence, charité, prédication. Certains d’entre eux ouvraient les âmes à la vie mystique. Avant de franchir les Alpes en 1574 pour venir en France, ils étaient plus de trois mille Italiens répartis en trois cents couvents.
3 Véritable et miraculeuse conversion du R. P. Benoist de Canfeld... par le sieur de Nantilly, 1608, p. 126.
4 Piquer d’aiguilles était un moyen utilisé pour révéler une possible « possession diabolique » : le test fut appliqué par la célèbre Inquisition de Rouen sur Marie des Vallées.
5 J. Brousse, La Vie du R.P. Benoît de Canfeld, Paris, 1621, p. 575.
6 H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Tome II, « L’invasion mystique », chapitre III.
7 Madame Acarie (1566-1618), future Marie de l’Incarnation, la plus illustre de ses nombreuses dirigées.
8 Marie de Beauvilliers (1574-1657) exposera à l’intention de ses « filles » religieuses la doctrine de Benoît dans son bel Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu.
9 Justifications, [dernière clé] LXVII « Volonté de Dieu », pages 254-255 du tome III de l’édition de 1790.
10 Lettre du 10 août 1593 dont nous donnons en fin de ce volume quelques extraits éclairant la « volonté de Dieu ».
11 Benoît s’oppose à tout intellectualisme, comme à toute sensibilité imaginative.
12 Benoît de Canfield, La Règle de Perfection – The rule of Perfection, J. Orcibal, P.U.F., 1982, “Introduction”, p. 23.
13 Reigle, III, 4. Même dans l’édition revue de la version « officielle » de 1610, Benoît continuera à affirmer : « Encore que nous ayons la représentation d’un crucifix, l’immensité de la foi l’absorbe et l’anéantit. » (Reigle, III, 17).
14 Une « abstraction » non pas au sens intellectuel, mais où toutes les facultés sont suspendues dans l’extase.
15 Canfield, Exercice , Seconde Partye, Chap. I, in J. Orcibal, op.cit., p. 66. – Ce texte préfigurant la Reigle fut rédigé autour de 1590.
16 « Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé telle la clé d’une prison. / Tu es venu chez les pauvres comme une aumône… » (Rumi, Odes mystiques, Klincksieck, 1973, Ode 1, p. 17).
17 Icelle : celle-ci. Nous laisserons le savoureux icelle dans le texte mais moderniserons doncques en donc, ains par mais, avecque en avec, jà en déjà, cestuy-cy par celui-ci.
18 Dans l’ « Epître nécessaire au lecteur » qui précède cette troisième partie, Benoît résume ses thèmes principaux en quelques propositions soutenues par des références à Denys, Bonaventure, Harphius, etc. : « Être uni à Dieu sans aucun moyen » – « Contempler l’essence divine sans formes et images » – « Cessation d’opération, ou bonne oisiveté » – « Dénudation d’esprit » – « In-action de Dieu » – « Annihilation »…
19 Essentiel, superéminent… : supérieur. Tous ces mots se réfèrent au vocabulaire de Ruusbroec et Harphius pour désigner les hauts degrés de la vie mystique où l’âme contemple l’essence du Divin dans une extase où les facultés humaines sont anéanties. Voir Dict. de Spiritualité, article « Essentiel ».
20 pour ce qu’elle : parce qu’elle.
21 Succède aux paragraphes suivants un développement scolastique sur l’unité divine, en pleine conformité avec Bonaventure et saint Thomas, où « il n’y a pas en Dieu de distinction réelle de puissances ou d’attributs » (Gilson).
22 Nous introduisons le début d’une nouvelle phrase.
23 Tournure fréquente pour : « dont la nature ».
24 Tous les textes qui suivent sont tirés des Sententiae rassemblant les opinions des Pères de l’Église, manuel de base des écoles de théologie et œuvre du « Maître des Sentences », Pierre Lombard (-1160). Voir note 15, [O].
25 L’édition Osmont (« pirate ») ne donne que le latin. Afin de rendre le texte lisible pour un lecteur moderne, nous lui substituons la traduction jointe dans l’édition « officielle », mise en italiques. Il en sera de même pour les autres citations latines.
26 Hilaire de Poitiers, évêque, 310/320-367.
27 Boèce (-524), auteur du De Consolatione philosophiae.
28 Isidore de Séville, évêque, (-636).
29 similitudes : comparaisons.
30 erreur est masculin au XVIe siècle.
31 Les deux volontés précédant la volonté essentielle de Dieu propre à cette dernière partie de la Reigle : celle extérieure de Dieu (première partie) et intérieure de Dieu (deuxième partie).
32 oiseuse : inactive.
33 aucunement : quelque peu.
34 in-action : action divine sur (l’âme).
35 comprendre au sens étymologique de contenir.
36 Sans doute un axiome d’Aristote (Orcibal).
37 entend à : fait attention à.
38 actuel : réel, effectif.
39 ? trait : attraction.
40 ? souef : agréable aux sens et à l’esprit.
41 ? consomme : consume.
42 Orcibal corrige en « servira pour ceux principalement ». µ pourquoi le mettre si ce n’est pas le texte ?
43 Nota en marge.
44 rétraction : retour en arrière.
45 intrinsèques : intimes.
46 cependant maintenant…
47 aucunement : en quelque façon.
48 Texte reproduit dans les Justifications, (clé XV, Non désir), de Mme Guyon, depuis : « Nous n’entendons pas … », jusqu’à : « …l’accroissement de notre amour », début du quinzième paragraphe qui suit. Les huit paragraphes omis dans l’édition « officielle » (voir note ci-dessous) n’y figurent évidemment pas.
49 absorbissement : absorption (néologisme).
50 cet (O.). µ ?
51 creuse : profonde.
52 Jean, XII, 24, commenté par Maître Eckhart, Tauler et la Perle Évangélique.
53 add. marg. : « L’union ne s’acquiert par l’opérer ni tandis qu’on opère ».
54 Référence à Harphius.
55 Les guillemets sont remplacés par des parenthèses dans l’original.
56 Longue suppression dans l’édition « officielle » depuis « Sur quoi… » jusqu’à : « …en la chose désirée. », soit huit paragraphes. Il s’agit des deux premiers points annoncés.
57 abstraite : totalement tirée hors de soi par l’extase.
58 Ct 2, 6 & 8, 3. µ trad. ? Sacy ? ital. ?
59 Ct 1, 6 : Apprenez-moi… où vous vous reposez à midi.
60 Ct 2, 16 : Mon bien-aimé est à moi et je suis à lui.
61 Ct 7, 10 : Je suis à mon bien-aimé et son cœur se tourne vers moi.
62 Ct 1, 12 : Il demeurera entre mes mamelles.
63 inspiré par Ct 4, 10. µ
64 Ct 1, 1-2 : Vos mamelles sont meilleures que le vin / Et elles ont l’odeur des parfums les plus précieux.
65 Ct 1,14 : Que vous êtes belle ma bien-aimée… µ
66 Ps. 131,15 : C’est là pour toujours le lieu de mon repos ; c’est là que j’habiterai, parce que je l’ai choisi. µ
67 Ct 3, 1.
68 quaesivi : j’ai cherché […] non inveni : je n’ai pas trouvé.
69 lairrai = laisserai. Ct 3,4.
70 tenui : j’ai tenu […] donec introducam : tant que je l’aie introduit.
71 ? Ct 2, 3.
72 de miel, couler.
73 Ct 2, 16 : Jusqu’à ce que le jour commence à paraître, et que les ombres se dissipent peu à peu. (Sacy).
74 Ct 1, 6 : …Où vous vous reposez à midi…
75 inexcogitable : inimaginable.
76 Ct 1, 12.
77 similitude : comparaison.
78 ? actuelle : réelle.
79 amateurs : amants.
80 Mt 19, 5.
81 Et ne disant pas sera, mais demeurera…
82 pour : à cause de.
83 Pris chez saint Thomas.
84 Omission des deux paragraphes suivants dans l’édition « officielle ».
85 Entretènement : entretien, conversation (anglicisme ?)
86 Action intime de Dieu en l’âme : in-action.
87 besogne : travaille.
88 faite la même lumière : faite une avec la lumière. µ
89 Référence aux Confessions d’Augustin.
90 Réf. à Bonaventure
91 capacité : possibilité de contenir.
92 Ps 35, 10.
93 apertement : clairement.
94 Apoc 14, 4.
95 invertible : constante.
96 Rom. 13, 14 et Eph. 2, 24.
97 corrigé en nuage par Orcibal.
98 Osée 2, 14.
99 la lumière même.
100 Les ténèbres [des œuvres extérieures] ne seront pas obscures avec toi, et la nuit [de la vie active] sera illuminée comme le jour [de la vie contemplative]. (trad. donnée dans l’éd. de 1610).
101 pour ce : à cause de cela.
102 Ps 138, 12 : Le diable sortira de devant ses pieds ; la mort s’enfuira devant sa face.
103 Eph. 2, 14. µ chiffres 103 trop gros
104 Variante de l’édition « officielle » : manifestée.
105 Néologisme de Benoît !
106 naïvement : exactement.
107 Saint Thomas.
108 Marc 10, 18.
109 Deut. 32, 39.
110 Jn 8.18 ; Mc 6.50.
111 Exode 3, 14.
112 Jn 17, 18.
113 Ps. 67, 3.
114 « avoué » que nous corrigeons en « avérer ».
115 « tout » que nous corrigeons en « font », suivant Orcibal.
116 « chose, dont » que nous corrigeons en « chose. Donc ».
117 Saint Thomas.
118 révoquer : en parlant des choses, annuler, déclarer nul.
119 rédige : réduit.
120 avancement : action de se mettre en avant.
121 de nous est pour ce (T, corrigé).
122 remote : éloignée (?).
123 affections : attaches de l’âme.
124 patience : passiveté.
125 Trait d’union de l’original.
126 Majuscule de l’original, et add. marg. : « Reigle pour découvrir les imparfaits de contemplation », soulignant l’importance du passage.
127 se mouve : se meut (de mouvoir).
128 déclarer : exposer.
129 procédure : manière d’agir.
130 trait : corde ou lanière en cuir par laquelle les chevaux tirent une voiture.
131 attraire : attirer.
132 pourpris : étendue, clôture.
133 du sens : de la sensualité.
134 amortisse : détruise.
135 aucunement : quelque peu.
136 acertenés : assurés qu’on est uni (avec Dieu).
137 du tout : tout à fait.
138 élancement : élan.
139 « de son rien. Secondement pour ce qu’il est » oublié chez (O).
140 Eccl. 3, 1-8.
141 patient : qui reçoit l’impression d’un agent (= pâtissant).
142 L’optique traditionnelle supposait une vue active, explorant les objets de ses rayons.
143 partialiser avec elles : faire partie d’elles.
144 Ajout emprunté à la version « officielle ».
145 sens : sensualité.
146 rédigés : réduits (latinisme).
147 Ps. 72 22.
148 trait : attraction.
149 naïvement : exactement.
150 ? déboutés : poussés dehors.
151 rués jus : abattus.
152 entrevienne : se produise.
153 1. Macab. 6, 43.
154 Col. 3, 3.
155 amortis : détruits.
156 œuvre = travail.
157 émotion : agitation.
158 inobédience : désobéissance.
159 absorbissement : absorption (néologisme).
160 scrutinant : examinant attentivement.
161 En I, 5.
162 s’empêcher : s’embarrasser.
163 discrétion : discernement.
164 Eccl. 3, 7.!
165 affection : attache de l’âme à quelque chose (péjoratif).
166 l’émeut à : la pousse à.
167 superfluement : en vain.
168 stupidité : apathie.
169 syndérèse : remord de conscience.
170 tépidité : tiédeur.
171 Cf. latin evacuatio : le fait de vider complètement.
172 Probablement Harphius.
173 expiration : le fait d’expirer.
174 opérations : façons d’opérer.
175 réflecsée : réfléchie (reflected, anglicisme).
176 adressée en : dirigée vers.
177 soulas : plaisir.
178 stépide : stupide.
179 obédience : obéissance.
180 se délibère : se propose.
181 levé : élevé.
182 arrache d’ici et maintenant.
183 autant possible : aussi impossible. µ = correction ?
184 feintise : dissimulation.
185 Ps. 140, 4.
186 stabilié : établi.
187 du tout : tout à fait.
188 Justement corrigé par Orcibal en intimité.
189 Isaïe 52, 6.
190 oiseux : inactif.
191 Apoc. 3, 20. Voir Tauler et Maître Eckhart.
192 Cette conclusion se retrouve à la fin du chap. 20 de l’édition Orcibal (et avant le sommaire de toute la pratique) puisque le Traité de la Passion de la version « officielle » de 1610 est intercalé à cet endroit.
193 soudaine : trop prompte.
194 tépide : tiède.
195 Suit un « Examen pour la troisième partie. Que l’âme s’examine […] contre l’enseignement du quatorzième chapitre. Si pour la brièveté quelque chose en cet examen semble obscure, il en faut chercher l’intelligence dans le livre et chapitre coté, d’où elle est tirée. Fin de l’Examen de la troisième partie. » Cet examen constitue le chapitre 21 de l’édition Orcibal. Bien évidemment nous ne donnons pas l’ajout « Touchant la Passion ».
196 Benoît de Canfield, La Règle de Perfection – The rule of Perfection, J. Orcibal, P.U.F., 1982. Les quinze chapitres que nous éditons, correspondent aux pages 327 à 428 d’un ouvrage qui en comporte 505.