MYSTIQUES EN TERRES D’ISLAM

I

DU NEUVIÈME AU TREIZIÈME SIÈCLE


Terres d’Islam & Table géographique


RAB’IA c.713-801

BISTAMI 777-841

JUNAID 830-911

SULAMI 937-1021

KHARAQANI 960-1033

ANSARI 1006-1089

GHAZALI 1058-1111

ATTAR 1142-1220

Traité de l’Unité adaptant IBN ARABI -1240

RUMI -1273

NASAFI -1290






GHAZALI

Erreur et délivrance

Première partie : Introduction et position du problème

Au nom de Dieu, le Bienfaiteur Miséricordieux !

Louange à Dieu, par la louange de qui commence tout message et tout discours, et Prière sur Muhammad l’Élu, l’homme de la Prophétie et du message, ainsi que sur sa race et ses Compagnons qui détournent de l’erreur.

Mon frère par la foi!

Tu me demandes de te révéler le but et les secrets des sciences, le mal et les abîmes des écoles de pensée. Tu voudrais que je te dise ce que j’ai enduré pour dégager le vrai de la confu­sion des tendances, malgré les différences de chemins et de voies. Tu veux connaître l’audace qu’il m’a fallu pour m’élever de la plaine du conformisme jusqu’aux hauteurs de l’observation :

1°) le profit que j’ai d’abord retiré de la scolastique,

2°) puis l’aver­sion que m’ont inspirée les partisans de 1' « Enseignement » incapables d’atteindre le vrai par leur soumission à l’Imām,

3°) combien ensuite j’ai méprisé la « Philosophie », et enfin

4°) combien j’ai apprécié le « Mysticisme ». Tu voudrais voir la « pulpe du vrai » qui m’est apparue en redoublant d’efforts à travers les propos des hommes, savoir ce qui m’a fait abandonner mon enseignement à Bagdad (malgré le nombre de mes disciples), et ce qui me l’a fait reprendre, longtemps après, à Nishápúr. Je devance ici tes désirs, que j’ai reconnu sincères, et, attendant de Dieu secours, confiance, succès, asile, j’entre ainsi dans le vif du sujet.

***

– Que Dieu te mette dans la bonne voie et qu’il infléchisse ta conduite vers le vrai !

Sache que les religions et les croyances des hommes sont di­verses ; que les tendances de la communauté diffèrent, entre les groupes et les voies : océan profond où la majorité a sombré et dont une minorité s’est tirée. Chaque groupe pourtant se croit sauvé, « chacun se réjouissant de ce qu’il détient ». Ainsi s’accomplit la promesse du Maître des prophètes, sincère et véridique : « Ma Communauté se fractionnera en soixante-treize groupes, dont un seul sera sauvé ». Cette parole est sur le point de se réaliser.

Pour moi, je n’ai jamais cessé, dès ma prime jeunesse, dès avant mes vingt ans jusqu’à ce jour (j’en ai plus de cinquante), de me lancer dans les profondeurs de cet océan. Je plonge dans ses gouffres en audacieux et non en homme craintif et timoré. Je m’enfonce dans les questions obscures ; je me précipite sur les difficultés ; je me laisse choir hardiment dans les précipices ; je scrute la croyance de chaque secte ; j’examine les aspects cachés, du point de vue doctri­nal, de chaque groupe religieux.

Je le fais pour séparer vrai et vain, tradition et innovation. Je ne quitte pas un « Intérioriste » sans désirer connaître sa doctrine, ou un « Extérioriste », sans chercher à savoir ce qu’est la sienne. Je tiens à connaître la réalité de la pensée du « Philo­sophe ». Je tâche de comprendre à quoi mènent la « scolastique » et sa dialectique. Je veux pénétrer le secret du « Mystique » (Sufi). j’observe le dévôt et ce qu’il tire de sa dévotion, aussi bien que le matérialiste négateur, pour épier les mobiles de son audacieuse attitude.

Ma soif de saisir, dès mon âge le plus tendre, les réalités pro­fondes des choses, était un instinct, une tendance naturelle que Dieu mit en moi, sans choix délibéré de ma part, ni recherche consciente. Aux approches de l’adolescence, déjà s’étaient défaits en moi les liens traditionnels et brisées les tendances héréditaires. Je voyais bien que les enfants chrétiens ne grandissaient que dans le christianisme, les jeunes juifs, que dans le judaïsme et les petits musulmans, que dans l’Islam. Et j’avais entendu le « logion » (hadith) du Prophète : « Tout homme naît dans la nature saine, ce sont ses parents qui font de lui un juif, un chrétien ou un mazdéen ».

Une force intérieure me poussa à rechercher l’authenticité de la nature originelle et celle des croyances issues du conformisme des parents et des maîtres. Je cherchai à discerner, parmi ces tradi­tions dont les prémisses sont passivement reçues, et dont la discrimination laisse place à la controverse.

Mon but, me dis je alors, est de connaître les réalités profondes des choses : il m’importe de saisir l’essence de la connaissance. Or, la science certaine est celle dont l’objet connu se révèle sans laisser de place au doute, sans qu’aucune possibilité d’erreur ou d’illusion ne l’accompagne ; possibilité à laquelle le cœur ne se prêterait même pas. Il faut donc que l’on soit à I'abri de l’erreur, et que ce senti­ment soit lié à la certitude. Ainsi, toute tentative pour changer, par exemple, la pierre en or et la baguette en serpent, n’engendre­rait ni doute, ni probabilité contraire ; je sais bien que dix est plus grand que trois ; si quelqu’un vient me prétendre le contraire, et le veut prouver, devant moi, en changeant incontinent une ba­guette en serpent, aucun doute, de ce fait, ne saurait m’atteindre. Certes je m’étonnerais d’un pareil pouvoir, mais ne douterais point de ma science.

J’ai bien vu que rien de ce que je savais d’autre certitude ne me pouvait donner confiance ou sécurité.


Deuxième partie : les sophistes et le problème radical de la connaissance

Ce genre de science certaine, cependant, l’examen de mes connaissances me montra que j’en étais dépourvu, sauf en ce qui concerne les données sensibles et les nécessités de raison.

Je fus alors livré au désespoir, me trouvant incapable d’aborder les problèmes autres que les évidences — celles des sens et celles de la raison. Il me fallait clairement discerner la nature de ma con­fiance dans les données sensibles et de mon assurance d’être à l’abri de l’erreur dans les nécessités de raison. Ces sentiments sont-ils analogues à ceux qu’éprouvent la plupart des gens à l’égard des connaissances spéculatives ? S’agit-il, au contraire, d’une certitude sans illusion ni surprise ?

Je m’astreignis donc à considérer les données sensibles et les nécessités de raison, m’essayant à les mettre en doute. J’en vins alors à perdre foi en les données sensibles. Et ce doute m’envahissait, se formulant ainsi :

Comment se fier aux données sensibles ? La vue, pourtant le principal nos sens, fixant une ombre, la croit immobile et figée et conclut au non-mouvement. Au bout d’une heure d’observation expérimentale, elle découvre que cette ombre a bougé, non pas d’un coup, mais progressivement, peu à peu, de sorte qu’elle n’a jamais cessé de se déplacer. L’œil regarde une étoile : il la voit réduite à la taille d’une pièce d’un dinâr, alors que les arguments mathématiques montrent que cet astre est plus grand que la terre. Voilà l’exemple de données sensibles au sujet duquel un organe des sens porte un jugement où la raison fait apparaître une erreur indéniable.

Plus de sécurité, me dis-je alors, même dans les données sen­sibles. Peut-être n’en reste-t-il que dans les données rationnelles, qui font partie des notions premières ? Par exemple : dix est plus grand que trois ; négation et affirmation ne peuvent coexister en un même sujet ; rien ici-bas ne peut être à la fois créé et éternel, existant et inexistant, nécessaire et impossible.

Voici la réponse des données sensibles : es-tu bien sûr, me disent-elles, que tu n’a pas, dans les nécessités de raison, le même genre de confiance que celle que tu plaçais dans les données sen­sibles ? Tu avais foi en nous : vint la raison, qui nous taxa d’erreur. Sans elle, tu nous aurais gardé confiance. Mais peut-être y a-t-il, au delà de la raison, un autre jugement dont l’apparition convain­crait d’erreur la raison elle-même, tout comme celle-ci le fit pour les sens ? Que cette intelligence ne se manifeste point, ne prouve pas qu’elle soit impossible…

Je restai quelque peu sans voix. Puis la difficulté me parut de même nature que le problème du sommeil. Je me dis qu’en dor­mant on croit à bien des choses et l’on se voit dans toute sorte de situations : on y croit fermement, et sans le moindre doute. Mais on se réveille, et l’on s’aperçoit de l’inconsistance, de l’inanité des phantasmes de l’imagination. On peut s’interroger, de même, sur la réalité des croyances acquises par les sens ou par la raison. Ne pourrait-on s’imaginer dans un état qui serait, à la veille, ce que celle-ci est au sommeil ? La veille serait alors le rêve de cet état, et ce dernier montrerait bien que l’illusion de la connaissance rationnelle n’est que vaine imagination.

Cet état serait peut-être aussi celui dont les « mystiques » (sufi) se réclament. Ils assurent qu’en s’absorbant en eux-mêmes et en faisant abstraction de Ieurs sens, ils se trouvent dans un état d’âme qui ne concorde pas avec les données rationnelles.

Peut-être cet état n’est-il autre que la Mort ? Le Prophète n’a-t-il pas dit : « les hommes sont endormis ; en mourant, ils se réveillent » ? . La vie ici-bas est peut-être un songe, comparée à l’au-delà. Après la mort, les choses apparaissent sous un jour différent, et, comme il est dit dans le Livre : « Nous t’avons ôté ton voile et ta vue aujourd’hui est perçante ».

Quand ces pensées me vinrent à l’esprit, elles me rongèrent. En vain je tentai d’y porter remède. Seul pouvait les chasser le raisonnement, qui n’est malheureusement possible qu’en recourant aux connaissances premières.

Le mal empira et se prolongea pendant deux mois, durant lesquels je me trouvais en proie au « sophisme » (safsala). C’était là mon état d’âme réel, quoique rien n’en transparût dans mes paroles.

Finalement, Dieu me guérit et je recouvrai la santé et l’équilibre mental. Les données rationnelles nécessaires redevinrent accep­tables ; j’eus confiance en elles ; je m’y retrouvai en sécurité et dans la certitude. Je n’y suis pas arrivé par des raisonnements bien ordonnés, ou des discours méthodiquement agencés, mais au moyen d’une Lumière que Dieu a projeté dans ma poitrine. Cette lumière-là est la clé de la plupart des connaissances. Celui qui croit que le « dévoilement du vrai » est le fruit d’arguments bien ordonnés, rétrécit l’immense miséricorde divine. L’Envoyé de Dieu fut inter­rogé sur la « dilatation » spirituelle et le sens selon lequel il faut l’entendre dans la parole de Dieu : « celui que Dieu veut diriger, Il lui ouvre la poitrine à l’Islam ». Il dit : « c’est une lumière que Dieu projette dans le cœur ». « À quoi la reconnaît-on ? » lui fut-il demandé. Il répondit : « A ce qu’on fuit toute vanité, pour revenir à l’Éternité ». C’est Muhammad aussi qui dit : « Dieu créa l’homme dans les ténèbres, puis il l’aspergea de sa lumière ». C’est à cette lumière que la révélation doit être demandée ; elle jaillit en certaines circonstances, du fond de la bonté divine ; il faut la guetter, selon la parole de Muhammad : « Il arrive à votre Seigneur d’en­voyer ses souffles, à certains jours de votre vie ; exposez-vous donc à ces souffles ».

En somme, sache qu’à la quête du Vrai il faut l’effort de Perfection. Au point de rechercher ce qui n’a nul besoin de l’être… Il n’y a pas à rechercher les notions premières, puisqu’elles sont présentes dans l’esprit. Ce qui est présent disparaît, quand on le cherche. Celui qui se met en quête de ce qu’il ne doit pas chercher, ne saurait étre soupçonné de négligence.


Troisième partie : les catégories des chercheurs

Lorsque Dieu m’eût guéri par un effet de sa miséricorde et de son immense bonté, je vis que les catégories des chercheurs se ramènent à quatre :

1°) Les « Scolastiques » (mutakallimûn), qui prétendent au dis­cernement et à la spéculation ;

2°) Les « Intérioristes » (bālimyya), qui tiennent pour l’« En­seignement » (ta`lim) et (c’est leur caractéristique) pour la nécessité d’un Imām infaillible ;

3°) Les « Philosophes » (falasifa), qui sont férus de logique et de preuve ;

4°) Les « Mystiques » (sûfiyya), qui veulent avoir le privilège de la Présence, de la Vision et de la Révélation.

Le Vrai ne se détourne pas de ces quatre groupes de chercheurs, car ils suivent la voie qui mène jusqu’à lui. S’il restait à l’écart, il n’y aurait plus d’espoir de le rejoindre — surtout pas dans le conformisme, une fois mis de côté. Le conformiste ne peut réussir qu’à condition de se méconnaître pour tel. Sinon, le verre protec­teur se brise irrémédiablement, on n’en peut recoller les morceaux, et il ne reste qu’à les passer au feu pour leur donner une forme nouvelle.

Je me suis mis à suivre ces quatre Voies, en détail, en commen­çant par la Scolastique, en passant à la Philosophie, puis à l’Intériorisme, pour finir par la Mystique des soufis.


Chapitre premier : la scolastique musulmane (kalām) : son but et ses résultats

Je me suis donc mis, en premier lieu, à l’étude de la scolastique et j’en suis venu à bout. J’ai lu les traités de ses docteurs et j’en ai rédigé moi-même à ma guise. J’ai trouvé en elle une science qui convient à ses propres fins, mais non aux miennes. Son unique objet est de conserver la foi « orthodoxe » (sunnite) et de la préserver contre la confusion des novateurs. Dieu a transmis à ses serviteurs, par la voix de son Prophète, la Vraie foi concernant ce bas-monde comme l’Autre, conformément au Coran et aux « logia » (hadith) Le Démon vint ensuite introduire, dans les idées des novateurs, des hérésies contraires à la Tradition (sunna). Les novateurs, en les citant, faillirent troubler les croyants.

C’est alors que Dieu suscita les Scolastiques et leur fit défendre la Tradition par un ensemble de discours bien ordonnés, révélateurs des hérésies fâcheusement novatrices. C’est là l’origine de la Scolas­tique et de ses docteurs.

Certains de ceux-ci ont honnêtement rempli leur tâche : ils ont protégé la tradition, repoussé les assauts contre la foi en la Prophé­tie, et lutté contre les innovations religieuses.

Mais ils se sont servi, pour cela, d’arguments empruntés à leurs adversaires, par esprit de concession : soit au consensus de la com­munauté musulmane, soit simplement à l’adhésion au Coran et aux « logia ». Leur raisonnement s’en tenait, le plus souvent, à révé­ler les contradictions de leurs adversaires et à leur reprocher les conclusions de leurs prémisses. Ce qui ne sert pas à grand’chose à celui qui ne concède rien d’autre que les données nécessaires.

Pour moi, la scolastique était peu satisfaisante. Elle ne pouvait me guérir. Il est vrai qu’au bout d’une longue pratique, ses docteurs voulurent tenter de défendre la Tradition, en scrutant les réalités profondes des choses. Ils ont entrepris des recherches sur les subs­tances, les accidents et leurs lois. Mais, comme le but de leur science était ailleurs, ce qu’ils en ont dit est resté en deçà de son terme. Et le résultat n’a pas dissipé les obscures hésitations des controverses humaines.

Je ne nie pas que d’autres aient été plus heureux que moi, peut-être même toute une catégorie de personnes. Mais ce fut mêlé, pour eux, à l’aveugle admission de questions qui n’ont rien à voir avec les données premières.

Or mon but, maintenant, c’est d’exposer mon état d’âme, non de blâmer ceux qui ont cherché un remède dans la scolastique. Les médecines varient avec les maux… Telles, qui font du bien à cer­tains patients, nuisent aux autres malades…


Chapitre II : La « Philosophie »

Après quoi, en ayant terminé avec la scolastique, je suis passé à la « Philosophie ». Je savais bien qu’il est impossible de savoir par où pèche une science quelconque, sans la pénétrer à fond, pour rivaliser avec ses meilleurs connaisseurs. Il faut même aller plus loin, dépasser ceux-ci et sonder les profondeurs et les périls que toute science dissimule. C’est seulement ainsi qu’on peut espérer en mettre au jour le point faible… Mais je ne connaissais aucun savant qui se fût engagé à ce point.

Les livres de scolastiques — dans la mesure où ils se sont souciés de répondre aux « philosophes » — ne renfermaient que d’obscures allusions éparses, où la contradiction et l’erreur étaient évidentes : elle ne semblaient pas capables de séduire un homme du commun doué d’intellect, et encore moins celui qui prétend connaître les subtilités des sciences. J’ai appris que, réfuter un système avant de le comprendre et de le connaître à fond, serait le faire à l’aveuglette. Je me suis mis donc sérieusement à l’acquisition de cette science dans les livres, par la seule lecture, sans le secours d’un professeur. Je l’ai fait durant les moments de loisir que me laissaient le travail de composition et l’enseignement du droit canon : j’avais alors trois cents étudiants à Bagdad.

Grâce à Dieu, la seule lecture, durant ces moments pris à la dérobée, m’a fait comprendre la « Philosophie » en moins de deux ans. Je continuais, ensuite, à y réfléchir près d’un an : j’y revenais, je la reprenais, j’en scrutais les profondeurs et les périls cachés. Finalement, je me suis rendu compte, indubitablement, de son contenu d’hérésies et d’illusions, aussi bien pratique qu’imaginaire.

Voici donc l’exposé des philosophies et de leurs résultats. Il y a plusieurs catégories de philosophes et plusieurs branches de la philosophie. Mais tous et toutes doivent être taxés d’hérésie, leur éloignement relatif de la vérité dépendant de l’ancienneté de leur naissance.

a. — les catégories des philosophes (toutes hérétiques)

Compte tenu de leurs multiples groupes et de leurs tendances diverses, les Philosophes se divisent en trois catégories : Matérialistes, Naturalistes et Théistes.

L° — Les « Matérialistes » (dahriyyūn) sont les plus anciens. Ils nient l’existence de l’Agent Moteur, du docte Tout-Puissant. Ils soutiennent que l’Univers a toujours existé par lui-même, sans Agent. Selon eux, l’animal serait issu du sperme, et le sperme, de l’animal, indéfiniment. Ce sont des athées (zindiq).

2° — Les « Naturalistes » (tabi’iyyûn) ont multiplié leurs re­cherches sur le monde de la nature et les merveilles du règne animal et végétal ; ils ont poussé bien avant l’étude anatomique des orga­nes des animaux. Ce qu’ils ont vu, alors, des merveilles de la créa­tion, œuvres de la Sagesse divine, les a obligés à reconnaître un Créateur Sage, informé des choses et de leurs fins. On ne saurait, du reste, étudier l’anatomie et l’admirable fonctionnement des orga­nes, sans comprendre, du même coup, la perfection nécessaire de Celui qui a formé le corps de l’animal et surtout celui de l’homme.

Pourtant, les « Naturalistes » ont pensé, à force de recherches, que l’équilibre du tempérament influe grandement sur la constitu­tion physique. Ils ont cru qu’en dépendait la faculté de raisonner, si bien que celle-ci disparaîtrait avec celle-là. Or, il leur paraissait inconcevable que le néant puisse renaître.

Ils ont donc prétendu que l’âme humaine meurt et ne revient plus à la vie. Ils ont nié la fin dernière, le Paradis et l’Enfer, la Résurrection et le Jugement. La récompense de la bonne conduite et le châtiment de la mauvaise devenaient alors sans objet.

Restés sans frein, ces « Naturalistes » se sont plongés, comme des animaux, dans la concupiscence. Ce sont aussi des athées puisque la foi doit être en Dieu et au Dernier Jour, et que les Natu­ralistes, s’ils ont cru en Dieu et en ses attributs, ont nié l’existence du Jugement Dernier.

3° — Les « Théistes » (ilāhiyyūn) sont les derniers venus. Tels Socrate, le maître de Platon, et Platon le maître d’Aristote. C’est Aristote qui leur mit sur pied la logique, leur classifia les sciences, mit le levain dans la pâte et porta les fruits à maturité. Les « Théistes » ont, dans l’ensemble, réfuté les prétentions des Matérialistes et des Naturalistes. En révélant leurs honteuses erreurs, ils ont évité cette tâche aux autres chercheurs. De cc fait, « Dieu épargna aux Cro­yants la peine de les combattre ».

Aristote a longuement réfuté les allégations de Platon, de Socrate et de ses devanciers, dont il s’est séparé, tout en gardant des traces de leurs hérésies et de leurs inventions. Tous doivent être tenus pour hérétiques, y compris leurs successeurs, les « Philosophes » musulmans comme Avicenne ou Al-Fārābi. Ces deux-ci ont, plus que quiconque, contribué à répandre les conceptions d’Aris­tote. Quant aux autres, les erreurs, les confusions de leur message ont troublé leurs lecteurs et leur ont paru inintelligibles (et comment rejeter ou admettre ce que l’on n’entend point ?)

Néanmoins, si l’on s’en tient à ce que nous ont transmis Al-­Fārābi et Avicenne, la Philosophie authentique d’Aristote com­prendrait trois parties : les deux premières seraient condamnées, l’une pour hérésie, l’autre pour innovation ; la troisième ne serait pas frappée sans appel.

b. — les branches de la philosophie

Elles sont au nombre de six : mathématiques, logique, sciences naturelles, théodicée, politique, éthique.

1° — Les mathématiques. — Elles comprennent : l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie. Elles n’ont aucun rapport, positif ou négatif, avec les questions religieuses. Elles traitent plutôt d’objets soumis à la preuve, irréfutables une fois compris et connus. Mais elles présentent un double risque.

a) — Premier risque — L’étudiant en mathématiques est frappé par cette science exacte, par la force convaincante de ses preuves. Il étend alors cette excellente opinion à l’ensemble des disciplines philosophiques et généralise, à leur avantage, la clarté et la solidité des preuves mathématiques. Aussi, lorsqu’il entend reprocher aux mathématiciens d’être hérétiques, négateurs, dédaigneux de la Révélation, il rejette les vérités admises jusque-là par pur confor­misme.

« Si la foi était vraie, se dira-t-il, comment ces savants mathé­maticiens ne l’auraient-ils point reconnue ? Or en prétend qu’ils sont hérétiques et irréligieux. La vérité consiste donc à rejeter et à nier les croyances religieuses ». Que de gens ont perdu la vraie foi pour ce simple raisonnement.

On leur objectera la spécialisation du technicien. Le juriste, le scolastique n’est pas nécessairement un bon médecin, et l’ignorant en métaphysique ne l’est pas forcément en grammaire. Toute technique a ses experts sans rivaux, ignorants et stupides dans d’autres domaines. Les Mathématiques des Anciens sont fondées sur la preuve ; leur Théodicée, sur la conjecture. Mais on ne peut le savoir que par l’expérience.

Malheureusement, ces considérations échappent à ceux qui ne tiennent leur foi que du conformisme. Au contraire, ils per­sistent dans leur bonne opinion de toutes les disciplines philoso­phiques, poussés qu’ils sont par la passion, l’ironie négatrice et le désir de jouer aux beaux-esprits.

Le risque est considérable. En conséquence, il convient de blâmer les mathématiciens. Quoique sans rapport avec la religion, les Mathématiques sont à la base des autres sciences. Celui qui les étudie risque donc la contagion de leurs vices. Peu s’en occupent sans échapper au danger de perdre la foi.

b) Deuxième risque. — C’est celui qui provient du Musulman ignorant. Pensant qu’il faut défendre la foi en rejetant toute « Phi­losophie », il refuse toutes les sciences, allant jusqu’à nier leurs explications des éclipses de soleil ou de lune, qu’il prétend con­traires à la Révélation. Ces propos, revenant aux oreilles d’un homme instruit par la preuve apodictique, ne le font pas douter de celle-ci, mais des bases de l’Islam, qu’il croit alors fondé sur l’ignorance et la méconnaissance des preuves apodictiques. Cela ne peut que l’ancrer dans son amour pour la Philosophie et la haine de l’Islam.

Ceux qui croient défendre l’Islām en rejetant les sciences philosophiques, lui causent, en réalité, le plus grand tort. La Révé­lation n’a d’attitude ni affirmative, ni négative dans ce domaine, et ces sciences ne s’opposent nullement à la religion.

Le Prophète Muhammad a dit : « le soleil et la lune sont deux des signes divins. Ils ne s’éclipsent ni pour la mort, ni pour la nais­sance de personne. Qu’en voyant cela, notre recours soit dans l’invocation de Dieu et la prière ». En quoi ces paroles entraînent-elles le rejet de l’arithmétique, qui calcule la marche du soleil et de la lune, leur conjonction ou leur opposition ? Citera-t-on ces mots apocryphes de Muhammed qui ne se trouvent pas dans les recueils authentiques : « Lorsque Dieu apparaît, dans tout son éclat, à quel­que chose, celle-ci se soumet aussitôt » ?

Et voilà les deux risques que peuvent présenter les Mathéma­tiques.

2°) La logique. — Elle n’a rien à voir avec la foi, qu’elle n’approuve ni ne désavoue. Elle se borne à examiner les méthodes, les arguments et les raisonnements par analogie ; les conditions des prémisses de la preuve et les modalités de leur agencement ; celles de l’exacte définition et de la modalité de son ordonnance. Pour elle, la connaissance se ramène, soit au concept (et c’est affaire de définition), soit au jugement de « véridicité » (et c’est affaire de preuve).

Rien de cela qui doive être rejeté. Chercheurs scolastiques et spéculatifs s’en ont déjà servi. Les logiciens ne se distinguent d’eux que par leurs expressions, leur terminologie, et par leurs définitions et leurs classifications plus approfondies. Exemple de leurs raisonnements : « si l’on admet que tout A est B, il s’ensuit nécessairement qu’un certain B est aussi A. Autrement dit : s’il est vrai que tout homme est un animal, il s’ensuit nécessairement que certains ani­maux sont hommes ». C’est ce qu’ils expriment en disant qu’une affirmation universelle est l’inverse d’une affirmation partielle.

Quel rapport y a-t-il entre cette logique et les questions reli­gieuses, qui permette de rejeter ou de condamner celle-là ? Con­damnée, elle produirait, chez les logiciens, une mauvaise opinion, d’abord de la raison du contradicteur, et surtout de la religion apparemment fondée sur cette condamnation.

Il est vrai qu’il y a quelque injustice, chez les logiciens, à vou­loir accumuler, en vue de la preuve, des conditions qu’ils savent capables d’engendrer infailliblement la certitude. Pourtant, quand ils s’en prennent aux questions religieuses, ils ne peuvent réaliser ces conditions, qu’ils admettent alors avec la plus grande facilité. Ainsi, un admirateur de la logique s’imaginera que les blasphèmes attribués aux « Philosophes » reposent sur de solides preuves sem­blables. Il optera aussitôt pour l’hérésie, avant même d’étudier la théodicée.

La logique n’est donc pas, elle-même, sans danger.

3°) Les sciences naturelles. — Elles traitent du monde céleste et de ses astres, ainsi que des corps simples au-dessous d’eux, tels que l’eau, l’air, la terre et le feu, et des corps composés (tels que les animaux, les végétaux et les minéraux).

Elles examinent aussi les causes de leurs variations et de leurs mélanges, se comportant ainsi comme la médecine dans son étude de l’anatomie des parties du corps et des causes du mélange des humeurs.

Or, il n’appartient pas plus à la religion de rejeter les sciences naturelles que la médecine (sauf pour quelques points mentionnés dans notre traité de « L’incohérence des Philosophes »). Les autres points de désaccord se ramènent, d’ailleurs, à ceux-là.

Au contraire, le principe des sciences naturelles est de recon­naître que la nature est au service du Tout-Puissant : elle n’agit pas par elle-même, elle est utilisée au service de son créateur. C’est ainsi que le soleil, la lune, les astres, les éléments sont soumis aux ordres divins : rien en eux ne saurait agir spontanément.

4°) La théodicée. — C’est elle qui contient la plupart des erreurs des Philosophes.

Ils sont incapables de fournir les preuves dont leur logique a posé les conditions. Aussi sont-ils en contradiction entre eux dans ce domaine. Sur ce point, le système d’Aristote se rapproche de celui des Musulmans (si l’on s’en tient aux transmissions d’Al­-Fārābi et d’Avicenne). Mais l’ensemble de leurs erreurs se ramène à vingt articles, tous susceptibles d’excommunier les Philosophes : trois d’entre eux pour hérésie, et les dix-sept autres pour innovation. C’est pour réfuter ces vingt erreurs que j’ai composé le traité de « L’incohérence des Philosophes ».

Voici d’abord les trois chefs d’hérésie, qui ont exclu leurs tenants de la communauté musulmane :

a) — Ils prétendent qu’au Jugement Dernier les corps hu­mains ne seront pas rassemblés, mais que seules les âmes seront récompensées ou punies. Ils disent aussi que les récompenses et les peines seront spirituelles, et non corporelles. Ils ont raison d’insister sur le spirituel, mais tort de nier le corporel, ce qui est une hérésie ;

b) — Ils assurent que « Dieu connaît l’universel, à l’exclusion du particulier », ce qui est aussi une belle hérésie, puisque, « sur la terre comme au ciel, il ne Lui échappe pas le poids d’un atome » ;

c) — Ils affirment encore la préexistence de l’Univers et son éternité, ce qu’aucun Musulman n’a jamais soutenu.

Pour le reste, ils nient les attributs divins et soutiennent que Dieu connaît par l’essence (au lieu que Sa science s’ajoute à l’essence etc.) Leur doctrine est ici, proche des théories des « Scission­nistes » (Mu`tazila), mais dont l’hérésie ne s’impose pas de manière analogue. Dans mon livre sur « La ligne de démarcation entre l’Islam et le Nihilisme », j’ai cité les esprits faux qui condamnent précipitamment pour hérésie tout ce qui n’est pas leur propre système.

5°) La politique. — Elle concerne, dans son ensemble, le règlement des problèmes temporels de gouvernement. Elle a em­prunté ses maximes aux Livres de Dieu révélés aux Prophètes et aux sentences des Prophètes anciens.

6°) L’éthique. — L’objet de cette science se réduit à l’étude des qualités de l’âme et du caractère, de leurs différentes catégories, de la manière de les cultiver et de s’en rendre maître. Les mora­listes ont emprunté leur doctrine aux mystiques (sûfi). Ceux-ci sont des dévots qui se consacrent à invoquer Dieu, à lutter contre les passions, et à suivre la voie divine en se détachant des biens de ce monde. Ils ont eu la révélation, au cours de leurs « états » spirituels, du caractère humain, de ses défauts et de ses mauvaises actions, et ils s’en sont expliqués clairement.

Les « Philosophes » se sont alors emparé des propos des Mys­tiques, qu’ils ont incorporés aux leurs, pour mieux répandre leurs erreurs sous ces brillantes couleurs. Il y avait, en effet, de leur temps (comme toujours), un de ces groupes d’hommes de Dieu dont Dieu ne laisse jamais le monde privé. Ces hommes sont les piliers qui soutiennent la terre, et la miséricorde divine descend sur elle grâce à leur rayonnement spirituel, conformément à la parole de Muham­mad : « c’est par eux que nous vient la pluie, et par eux votre sub­sistance. Les Dormants de la Caverne étaient de ces hommes-là ».

c. Les dangers de la philosophie

Les Philosophes d’autrefois étaient en accord avec la doctrine du Coran. Mais, depuis, ils ont incorporé à leurs écrits les sentences des Prophètes et les maximes des Mystiques. Ainsi s’est développé un double risque : celui d’admettre, comme celui de rejeter leur enseignement.

1°) Danger de rejeter la « Philosophie ». — C’est un danger considé­rable. En effet, des esprits faibles ont cru devoir écarter les paroles des Prophètes et des Mystiques, sous prétexte qu’ils les retrouvaient dans les écrits et les erreurs des « Philosophes ». Il leur a même paru blâmable de les citer, comme extraites des traités de Philosophie. Ces paroles seraient mensongères, à leurs yeux, puisque ceux qui les mentionnent sont eux-mêmes dans l’erreur.

Cette attitude rappelle celle des gens qui critiquent les chré­tiens de dire : « il n’y a de divinité que Dieu, et Jésus est l’Envoyé de Dieu ». Ils disent : « c’est bien là propos de Chrétien », sans réflé­chir que l’hérésie chrétienne ne s’exprime que dans le rejet de la mission de Muhammad. Un Musulman ne peut être en désaccord avec un Chrétien sur la première partie, négative, de son credo, puisque celle-ci est véridique, même si le Chrétien se trompe pour le reste.

C’est là le tort des esprits faibles : ils ne reconnaissent la vérité que dans la bouche de certains hommes, au lieu de reconnaître les hommes lorsqu’ils disent la vérité. Au contraire, le sage suit le conseil du Commandeur des croyants, `Ali b. Abi Tālib, qui a dit : « ne reconnais pas la vérité dans la bouche de certains hommes, mais reconnais d’abord la vérité, et tu reconnaîtras ensuite les véridiques ». L’Initié, le Sage commence par reconnaître le vrai ; ensuite, il considère telle ou telle parole, en elle-même : si elle est véridique, il l’admet — que son auteur soit lui-même dans l’erreur ou dans le vrai.

Le Sage peut même tenter d’isoler la part de vérité que con­tiennent les propos des égarés. Il sait bien que les pépites d’or sont cachées dans le sable, et que le changeur expérimenté fouille, sans risque, le sac du faux-monnayeur, pour en séparer l’or pur de la fausse monnaie. Bien entendu, on ne laissera pas le rustre traiter avec le faussaire. On éloigne de la côte le débutant, non le nageur habile, et l’on défend à l’enfant de toucher au serpent — sans dan­ger pour le charmeur.

Hélas ! La plupart des gens se croient trop facilement capables, habiles, doués de raison et d’esprit critique, aptes à distinguer le vrai du faux et le droit chemin de l’erreur. Aussi vaut-il mieux défendre à tout le monde, si possible, de lire les livres des égarés, pour éviter à ceux qui échapperaient au risque de rejeter la Philo­sophie, de tomber dans l’inconvénient de l’admettre en bloc.

D’autre part, certains de mes lecteurs ont critiqué quelques passages de mes livres, relatifs aux mystères de la religion. Ils n’ont pas suffisamment approfondi les sciences, et leur esprit n’a pu em­brasser l’éventail complet des tendances. Ils ont cru que certains de mes propos étaient empruntés aux Anciens. En réalité, telles de mes expressions étaient le fruit de mes propres réflexions (et pour­quoi la trace d’un cheval n’irait-elle pas recouvrir celle d’un autre ?) et telles autres se trouvent dans les textes sacrés ; beaucoup d’autres, enfin, sont aussi, en substance, dans les ouvrages des Mystiques.

Et même si mes paroles ne se retrouvaient que dans les écrits des « Philosophes » anciens, pourquoi les écarter, si elles sont admissibles, démontrées, et en accord avec le Coran et la Tradition ? Conviendra-t-on de repousser toute vérité déjà découverte par un auteur égaré ? Il en faudrait alors écarter un grand nombre, avec des versets coraniques, des « logia » du Prophète et des récits des Anciens, des propos des Sages et des Mystiques. Il suffirait de prétexter qu’ils ont été cités par l’auteur du livre des « Frères de la Pureté », qui s’en sert pour appuyer son raisonnement et trom­per les lecteurs stupides. Les égarés nous empruntent ainsi des citations authentiques qu’ils introduisent dans leurs écrits.

Mais, tout de même, le moins qu’on puisse exiger du savant, c’est de se distinguer de l’ignorant, du vulgaire : le miel ne le dé­goûte pas, même s’il se trouve dans la ventouse du barbier… Car il sait bien que le récipient ne change pas la substance du miel. Sa répugnance naturelle est due à l’ignorance du fait que la ventouse est fabriquée pour recueillir le sang vicié : mais ce n’est pas elle qui corrompt le sang, lequel est vicié par lui-même. Le miel, n’étant rien de semblable, ne se gâte pas dans la ventouse.

Pourtant, ce genre d’erreur est commun. La plupart des gens admettent un propos, même faux, s’il est tenu par quelqu’un qu’ils apprécient ; tandis qu’ils n’en veulent pas, même vrai, dans la bouche de ceux qu’ils n’aiment point. C’est encore reconnaître la vérité selon la qualité de ceux qui parlent, au lieu de reconnaître ceux-ci selon qu’ils disent ou non la vérité.

Et voilà pour le danger de rejeter la Philosophie.

2°) Danger d’admettre la Philosophie. — Les ouvrages des Philo­sophes, par exemple le Livre des « Frères de la Pureté », sont truffés de sentences des Prophètes et de maximes des Mystiques. On peut alors les apprécier et les admettre. Mais ce serait accepter l’erreur de leur enseignement, sous prétexte de ménager la part de vérité qu’ils renferment.

En raison de ce danger, il faut interdire de les lire. Cette pré­caution indispensable rappelle la prudence qui doit tenir éloignés de la mer ceux qui ne savent pas nager, et garder les enfants à distance des serpents. Un charmeur de reptiles ne doit pas les mani­puler en présence de son petit enfant, car celui-ci voudra l’imiter à son tour. Il faut donc qu’il prêche d’exemple.

D’autre part, le charmeur expert saisit le serpent, choisit entre le venin et l’antidote, extrait (des glandes) l’antidote et triomphe du poison : il ne doit pas refuser l’antidote à celui qui en a besoin. De même, le changeur perspicace fouille le sac du faussaire, et trie l’or pur de la fausse monnaie : il ne doit pas refuser l’or à celui qui le lui demande.

Encore faut-il vaincre la répugnance du malade pour l’anti­dote qu’il sait être tirée d’un serpent venimeux. Il faut aussi expli­quer à l’indigent, qui n’ose puiser à la bourse du faussaire, qu’il risque d’être victime de son ignorance. Il doit comprendre que la vérité et l’erreur ne se contaminent pas, et surtout qu’elles ne changent pas de sens, du simple fait de leur voisinage…

Et voilà pour les dangers que peut présenter la Philosophie.


Chapitre III : La théorie de l’« enseignement » (ta`lim) et les maux qu’elle engendre

Lorsque j’en eus fini avec la « Philosophie », que j’en eus bien scruté et révélé l’erreur, je vis combien cette science était inadé­quate, car la seule raison ne saurait élucider tous les problèmes, résoudre toutes les difficultés.

Là-dessus, entrèrent en scène les partisans de l’« Enseignement » (ta`lim), dont se répandaient les théories sur l’acquisition de la connaissance par l’intermédiaire de l’Imām véridique infaillible [Ismaélistes chi’ites]. Je comptais me mettre à l’étude de leur doctrine, lorsqu’un ordre formel du Calife vint m’enjoindre d’écrire un traité sur ce sujet. Je ne pouvais me dérober. À mon impulsion personnelle s’ajoutait un moteur externe. J’entrepris donc la collecte des textes et des propos dus aux partisans de l’« Enseignement ». Je tins compte de discours récents, différents de ceux que tenaient les premiers représentants de la secte. J’ai, de la sorte, composé un recueil bien classé, où j’ai apporté des réponses complètes.

Certains des « Gens de la Vérité » m’ont alors reproché mon parti-pris favorable. Ils me disent : « tu as travaillé pour eux ! Sans toi, sans ton étude minutieuse et la logique de ton exposé, ils n’auraient jamais pu préciser le vague de leur pensée ».

Ce reproche n’est pas dépourvu de fondement. Lorsqu’Ahmad b. Hanbal critiqua Al-Hārit Al-Muhāsibi pour ses atta­ques contre les « Scissionnistes », Al-Hārit lui répondit qu’il est « d’obligation de réfuter l’innovation ». Mais Ahmad ré­torqua : « Sans doute, mais tu as commencé par citer leurs incerti­tudes, avant d’y répondre. Comment saurais-tu qu’un de tes lec­teurs n’aura pas absorbé les incertitudes, sans prendre garde à ta réponse, ou lu ta réponse sans l’approfondir » ?

Cette remarque d’Ibn Hanbal est juste, à condition toutefois qu’il s’agisse d’une incertitude, d’une équivoque qui ne soit pas encore répandue. Sinon, il faut bien y répondre, c’est-à-dite com­mencer par l’exposer. Bien entendu, inutile de parler d’un propos équivoque que les partisans de l’« Enseignement » n’auraient pas tenu… Je ne l’ai pas fait. Mais un de mes amis, qui est devenu des leurs, m’a rapporté ce propos. Il me dit que la secte en question se moque de ses détracteurs et prétend qu’ils n’ont rien compris à sa position. C’est alors qu’il m’exposa leur thèse. Je l’ai reprise, à mon tour, pour ne pas être taxé d’ignorance, et je l’ai clairement exposée, pour qu’on ne puisse m’accuser de n’y avoir rien compris. Je l’ai même poussée jusqu’à l’absurde, pour faire la preuve apodic­tique de ses erreurs.

Il résulte de tout cela que ce groupe n’a rien à offrir de quelque valeur. Cette innovation, de faible contenu, n’aurait pas fait tant de bruit, sans l’aide de mon ignorant ami. Mais la passion de la vérité a conduit les défenseurs de la foi à discuter longuement avec ce groupe, pour condamner leurs théories : celle qui proclame la « nécessité de l’enseignement dispensé par un maître », et celle qui prétend que « n’importe quel maître ne convient pas », mais qu’« il faut un Maître infaillible ».

Cette double thèse s’est largement répandue, tandis que pa­raissait faible le raisonnement de ses détracteurs. Certains ont même cru, à la solidité de l’« Enseignement » et à la faiblesse de ses adver­saires, au lieu de n’y voir que l’ignorance de ceux-ci.

Car, il est bien exact qu’il nous faut un maître, et un maître infaillible. Mais il existe, et c’est le Prophète Muhammad. Nous diront-ils qu’il est mort ? Nous leur répondrons : « et votre Imām, lui, est caché ». Diront-ils : « notre maître a formé et envoyé des missionnaires ; il attend leur retour pour s’enquérir de leurs différends et de leurs problèmes » ? Nous répondrons que Notre Maître aussi a formé et envoyé des missionnaires. Et son enseigne­gnement est parfait. Car, Dieu a dit : « Aujourd’hui, j’ai parachevé votre religion et vous ai accordé mon entier bienfait ». Dès lorsque l’enseignement est complet, la mort ou l’absence du maître ne saurait causer de dommage.

Reste une question : “Comment juger de ce dont on n’a pas été instruit ? Par référence à un texte non enseigné, ou bien par l’effort d’interprétation personnelle (ijtihād !) et le discernement — qui sont justement présomption de désaccord” ? Réponse : « Faire comme Ma`âd, lorsque le Prophète l’envoya au Yémen : nous recourons au texte, s’il existe, et, à défaut, au jugement per­sonnel ». Nous imiterons aussi les propagandistes de l’« Enseigne­ment », quand ils se trouvent loin de leur Imām. Ils ne peuvent trancher, avec des textes limités, sur des cas d’espèce en nombre illimité. Ils ne peuvent davantage faire le voyage pour consulter l’Imām, et revenir ensuite auprès de leur consultant (qui serait, sans doute, mort dans l’intervalle).

À celui qui doute de la direction canonique de la prière, il ne reste que de se fier à son jugement personnel. S’il prenait le temps de se rendre en consultation auprès de l’Imām, il laisserait passer l’heure de la prière. Il est donc licite de prier dans une direction conjecturale, qui n’est peut-être pas celle de la Mekke. Il est dit, en effet, que « celui qui se trompe dans son jugement personnel mérite une récompense, tandis que celui qui tombe juste en mérite deux ». Tout ce qui relève de l’effort d’interprétation personnelle est dans ce cas. Par exemple, pour l’aumône légale : le bénéficiaire peut être pauvre, au jugement personnel du donateur, alors qu’il est riche en secret. Mais l’erreur n’est pas blâmable, car elle n’est due qu’à une conjecture.

On dira : « l’opinion de mon adversaire vaut la mienne ». — Réponse : « Il est obligé de suivre sa propre opinion, comme celui qui se fie à son propre jugement pour la direction de la prière, même si les autres ne sont pas d’accord ». Dira-t-on que « le conformiste doit suivre Abū Hanifa, ou bien Shāfi`î, ou d’autres encore » ? — Réponse : « Celui qui, dans le doute, se fie au confor­misme pour identifier la direction de la Mekke, que fera-t-il en cas de désaccord entre les initiés » ? On dira qu’il doit choisir, parmi ceux-ci, le meilleur connaisseur dans ce domaine particulier etc.

C’est ainsi que Prophète et chefs religieux ont dû, par la force des choses, renvoyer, malgré le risque d’erreur, les fidèles à l’interprétation personnelle. Le Prophète lui-même a dit : « Je juge sur les apparences ; c’est Dieu qui a la charge des secrets ». Ce qui signi­fie : « Je juge d’après l’opinion générale, recueillie auprès de témoins faillibles ». Les Prophètes eux-mêmes ne sont pas à l’abri de l’er­reur, en matière de jugement personnel : que dire donc de nous — mêmes ?

Évidemment, on objectera ici sur deux points. Primo : « Cette attitude, admissible dans le cas de la réflexion personnelle, ne s’ap­plique pas aux bases même de la foi. Là, celui qui se trompe est sans excuse. Que répondre à cela » ? — Réponse : « Les fondements de la foi se trouvent dans l’Écriture et la Tradition. Pour le reste (détails ou controverse), ce qu’il renferme de vérité peut s’identifier en recourant à la « Juste Balance », c’est-à-dire à l’ensemble des cinq règles citées dans le Livre et rappelées dans mon traité de « La Juste Balance ».

Objection : « Ce critère n’est pas admis par tes adversaires ». — Réponse : “S’il est bien compris, il est inconcevable qu’il y ait désaccord à son sujet. De la part des partisans de l’« Enseignement » ? Mais c’est au Coran que je l’ai pris. De la part des logiciens ? Mais il est conforme aux conditions et aux règles de la logique. De la part des Scolastiques ? Mais il s’accorde avec leurs idées sur les démonstrations spéculatives et sur le critère du vrai dans le domaine scolastique”.

Objection : « Si tu as en main un pareil critère, que ne sup­primes-tu le désaccord entre les hommes » ? — Réponse : Je le ferais, s’ils voulaient m’écouter. J’ai expliqué comment s’y prendre, dans mon traité de « La Juste Balance ». Réfléchis, et tu verras que mon critère est le bon et qu’il supprime tout désaccord, à condition qu’on m’écoute. Mais tous ne le font pas. Certains l’ont fait, et je les ai mis d’accord.

Et ton Imām, il veut les mettre tous d’accord, quoiqu’ils n’écoutent guère. Pourquoi n’y est-il pas encore arrivé ? Pourquoi “Ali, premier des Imām, n’y a-t-il pas réussi ? Se croit-il capable de les rendre dociles malgré eux ? Pourquoi a-t-il échoué jusqu’ici ? Jusqu’à quand a-t-il remis son affaire ? À quoi a-t-il abouti d’autre qu’à accroître le désaccord et le nombre des adversaires ?

Mais oui : On craignait que ce désaccord ne conduisît à ré­pandre le sang, à ruiner le pays, à rendre les enfants orphelins, à couper les routes, à piller les biens. Or, à travers le monde, votre œuvre de pacification a entraîné des événements inouïs jus­qu’alors.

Secundo : Deuxième objection : « Tu veux faire cesser tout dé­saccord. Mais l’homme hésite entre les écoles qui s’affrontent et les controverses rivales : il n’est pas tenu de n’entendre que toi, et non ton adversaire. Or, la plupart sont contre toi et rien ne vous distingue les uns des autres ».

Réponse : Cette objection se retourne contre son auteur. En effet, le lecteur perplexe, que tu voudrais attirer, peut te demander ce qui te rend supérieur aux autres, alors que les hommes de science sont en désaccord avec toi. Je voudrais bien connaître ta réponse : Diras-tu : « Mon Imam est indiqué par un texte » ? Mais qui te croirait, quand ce texte n’est pas sorti de la bouche du Prophète ? Les hommes de science s’accordent sur tes inventions et tes men­songes.

Admettons, cependant, que le lecteur perplexe te concède la possession de ce texte, hésite sur le fondement de la prophétie et te propose que ton Imām ait recours au miracle de Jésus, en disant : « la preuve de mon authenticité, c’est que je ressuscite ton père » : Admettons qu’il le ressuscite. Mais les hommes ne furent pas una­nimes à reconnaître, à cause de ce miracle, l’authenticité de Jésus.

Dans ce domaine, en effet, il y a des problèmes que seul un raisonnement minutieux peut résoudre. Or, selon toi, le raisonne­ment n’est pas digne de foi. Pourtant, le miracle ne prouve l’authenticité, qu’à condition de connaître aussi la magie et de bien distinguer entre elle et le miracle. Il faut aussi savoir si Dieu n’égare pas ses serviteurs (question délicate, mais bien connue)…

Que répondras-tu ? Ton Imām n’a pas plus de titres à être suivi que ses détracteurs.

Les partisans de l’« Enseignement » reviennent alors aux argu­ments rationnels que pourtant ils rejettent, tandis que leurs adver­saires présentent les mêmes arguments, ou de plus clairs encore.

Cette seconde objection s’est donc retournée contre ses auteurs : du premier au dernier d’entre eux, ils seraient bien incapables d’y répondre.

L’erreur ne s’est répandue que par la faute d’esprits faibles, qui ont voulu les raisonner. Au lieu de mettre en jeu l’activité ra­tionnelle, ils se sont bornés à répondre. Méthode qui prolonge le débat, ne fait pas gagner de temps et ne réduit pas l’adversaire au silence.

On dira : « Voilà bien l’activité rationnelle. Mais y a-t-il une réplique directe » ? — Réponse : Oui. Au lecteur perplexe qui confesse son embarras sans en expliquer l’objet, on peut comparer le malade qui demande la guérison d’un mal dont il ne précise pas la nature. Il faut dire au second qu’il n’y a pas de remède au mal en général, mais seulement pour une affection déterminée (telle que migraine, colique ou autre). Au premier, on fera détailler l’objet de son embarras. Cela fait, on lui montrera comment appliquer mes Cinq Règles. S’il comprend bien celles-ci, il reconnaîtra en elles la norme de la vérité, le fidèle instrument de mesure, le critère de l’exacte pesée. Ainsi l’étudiant en arithmétique comprend à la fois le calcul lui-même, et la science authentique du professeur.

J’ai exposé clairement tout cela en vingt feuillets environ, dans mon traité de « La Juste Balance ».

Mon dessein actuel n’est pas de révéler l’erreur de leur doc­trine. Je l’ai déjà fait dans mes précédents ouvrages : Al-Mustazhir ; le Kitāb Hujjat al-Hagq (qui répond à des propos rapportés à Bagdad), le Mifsal al-Khite, en douze chapitres, où je réponds à des propos recueillis à Hamadān ; Al-Darj, disposé en tableaux, qui contient de médiocres propos réunis à Tūs ; enfin Al-Qistas Al-Mustaqim (« La Juste Balance »), qui vise à exposer le critère des sciences et à montrer qu’on peut se passer de l’Imām.

Je veux me borner à faire ressortir que ces hommes n’offrent aucun remède aux ténèbres des diverses opinions. Malgré leur impuissance à prouver la désignation de l’Imām, nous avons été longtemps d’accord avec eux. Nous avons partagé leur conviction de la nécessité d’un « Enseignement » et d’un maître infaillible, qui serait le leur. Mais, à nos questions sur l’enseignement de ce maître, aux problèmes que nous leur avons posés, ils n’ont rien compris et n’ont su que répondre. Ils nous ont alors renvoyés à l’Imām caché, en disant : « il faut absolument aller le voir ». Ils ont l’étrange prétention d’avoir trouvé le maître qu’ils ont cherché : mais ils n’ont rien appris de lui. Ils sont comme quelqu’un de mal­propre qui s’épuiserait à trouver de l’eau, mais ne se laverait pas et resterait sale.

Certains d’entre eux revendiquent un peu de science, qui se ramène à des bribes insipides de la Philosophie de Pythagore. Celui-ci est un des premiers Anciens, et sa doctrine est plus vaine que celle des « Philosophes ». Aristote l’a réfuté et a révélé la fai­blesse et l’erreur de ses théories (que l’on retrouve dans le livre des « Frères de la Pureté ») ; c’est le rebut de la Philosophie.

Il est étrange de voir ces gens peiner toute leur vie en quête de savoir, et se contenter de banalités sans valeur, tout en croyant avoir atteint la pointe extrême de la science. Nous les avons fré­quentés, et nous avons sondé leur apparence et leur for intérieur. Leurs efforts se bornent à faire peu à peu admettre, au vulgaire et aux esprits faibles, la nécessité de s’en rapporter à un maître. En cas de refus, ils engagent avec eux une ferme discussion qui leur clôt la bouche. En cas d’accord, si l’on demande à connaître la science du maître, à profiter de son enseignement, ils s’arrêtent et vous disent : « puisque tu admets cela, cherche-le toi-même, ce maître. Je n’en demandais pas plus… ». Car ils savent bien qu’en allant plus loin, ils se couvriraient de honte, incapables qu’ils sont de résoudre la moindre difficulté, ou même de la comprendre, à plus forte raison d’y répondre.

Les voilà tels qu’ils sont. Les connaître, c’est les juger à leur taille exigüe. Nous les avons fréquentés, et nous avons secoué leur poussière de nos mains.


Chapitre IV : La Voie mystique

Je passai ensuite à l’étude de la Voie mystique (sûfiyya). Elle consiste à reconnaître science et action pour également nécessaires. Elle vise à lever les obstacles personnels et à purifier le carac­tère de ses défauts. Le cœur finit ainsi par être débarrassé de tout ce qui n’est pas Dieu, pour se parer du seul nom de Dieu.

Mais la science m’était plus aisée que l’action. Je commençai par lire les ouvrages de mystique : « L’Aliment des Cœurs », par Abū Tâlib Al-Makki, les œuvres d’Al-IIârit Al-Muhâsibi des citations d’Al-Junayd, d’Al-Shibli ou d’Abû Zayd Al-Bistâmi et d’autres cheikhs. J’appris ainsi la quintessence de leur dessein spéculatif et ce qu’on peut acquérir par l’enseignement et l’ouïe. Mais il m’apparut que ce qui leur est spécifiquement propre ne se peut atteindre que par le « goût », les états d’âme et la mutation des attributs.

C’est ce qui se passe pour la santé et la satiété, par exemple. Quelle différence entre, d’une part, la simple connaissance de leurs définitions, de leurs causes et de leurs conditions respectives, et, d’autre part, le fait d’être soi-même bien portant ou rassasié ! Entre le fait d’être ivre et la connaissance de la définition de l’ivresse (cet état dû aux vapeurs qui montent de l’estomac au cerveau) ! L’ivro­gne ne connaît pas la définition et la science de l’ivresse : il ne s’en doute même pas. Et celui qui est sobre les connaît bien, quoiqu’il soit à jeûn. De même, un médecin malade connaît bien la définition de la santé, ses causes et les remèdes qui la rétablissent : il est pour­tant malade. Eh bien, connaître la réalité de la vie ascétique, avec ses conditions et ses causes, est une chose ; mais c’en est une tout autre que d’être effectivement dans l’état d’âme de l’ascétisme et du détachement des biens de ce monde.

Or, j’ai compris avec certitude que les mystiques ne sont pas des discoureurs, mais qu’ils ont leurs états d’âme. Ce qui pouvait s’apprendre, je l’avais acquis. Le reste, c’est affaire de gustation et de bonne voie. Grâce à mes recherches dans le domaine des sciences, tant religieuses que rationnelles, j’en étais arrivé à une foi inébranlable en Dieu, à la Révélation et au Jugement Dernier.

Ces trois principes religieux s’étaient fortement gravés dans mon cœur, non comme effet d’arguments choisis et rédigés, mais à la suite de motifs, de circonstances et d’expériences qu’il ne m’est pas possible d’énumérer.

Je voyais bien aussi que je ne pouvais espérer la félicité éter­nelle qu’en craignant Dieu et en chassant les passions, c’est-à-dire en commençant par rompre les attaches de mon cœur avec le monde. Il me fallait quitter les illusions d’Ici-Bas, pour me tourner vers l’Éternel Séjour et vers la pointe extrême du désir de Dieu. Tout cela exigeait d’éviter l’honneur et l’argent et de fuir tout ce qui occupe et attache l’homme.

Je suis donc rentré en moi-même : j’étais empêtré dans les liens qui me ligotaient de partout. J’ai réfléchi à mes actes — l’en­seignement étant le meilleur — et j’ai vu que mes études étaient futiles, sans utilité pour la Voie.

Et puis, à quelle fin dispensais-je mon enseignement ? Mon intention n’était pas pure, elle n’était pas tendue vers Dieu. Mon propos n’était-il pas plutôt de gagner la gloire et la renommée ? J’étais au bord branlant d’un précipice ; si je ne me redressais pas, j’allais tomber dans le Feu.

Je ne cessais d’y penser, tout en restant encore indécis. Un jour, je décidais de quitter Bagdad et de changer de vie ; mais je changeais d’avis, le lendemain. Je faisais un pas en avant, et un autre en arrière. Avais-je, au matin, l’ardente soif de l’Au-Delà, que, le soir, l’armée du désir venait l’attaquer et l’abattre. La concupis­cence m’enchaînait sur place, tandis que le héraut de la foi me criait : « En route ! En route ! La vie est brève, long le voyage. Science et action ne sont pour toi qu’apparence et que faux-semblant. Si tu n’es pas prêt, dès maintenant, pour l’Autre Vie, quand le seras — tu ? Et si tu ne romps pas maintenant tes amarres, quand donc le feras-tu » ? À ce moment, l’impulsion était donnée : ma décision de partir était prise.

Mais Satan revenait me dire : « Ce n’est qu’un accident ! Ne te laisse pas aller, cela va passer vite… Si tu cèdes, tu perdras ces honneurs, cette situation stable et tranquille, cette parfaite sécurité sans rivale. Tu risques de te reprendre et de les regretter : revenir en arrière ne serait pas facile…».

Ces tiraillements, entre la concupiscence et les appels de l’Au­Delà, ont duré près de six mois — à partir du mois de Rajab 488 pendant lequel je passai du libre-arbitre à la contrainte. En effet, Dieu me noua la langue, m’empêchant ainsi d’enseigner. J’eus beau lutter, pour parler au moins une fois à mes élèves, ma langue me refusa tout service. Et ce nœud sur la langue fit naître dans mon cœur une mélancolie. Je ne pouvais plus rien avaler, prendre aucun goût aux aliments, à la boisson.

Mes forces s’affaiblirent. Les médecins désespéraient : « le mal, disaient-ils, est descendu au cœur, d’où il a rayonné dans les hu­meurs ; il n’est d’autre remède que de le délivrer du souci qui le ronge ».

Sentant mon impuissance, incapable de me décider, je m’en remis à Dieu, ultime recours des nécessiteux. Je fus exaucé par celui qui « écoute le nécessiteux, quand celui-ci le prie ». Il me rendit aisé le renoncement aux honneurs, à l’argent, à la famille et aux amis.

Je feignis de vouloir me rendre à la Mekke, alors que je me préparais à partir pour Damas. Je craignais, en effet, de donner l’éveil au Calife et à quelques amis. Il me fallut enfin user de stratagèmes pour quitter Bagdad, bien décidé à n’y plus revenir. Je m’exposai ainsi aux reproches des Irâquiens, dont aucun ne pouvait supposer que je pusse renoncer, pour des motifs religieux, à un enseignement qui représentait, à leurs yeux, le sommet de la religion (« leur plus haute idée du savoir n’allait pas plus loin »),

Ensuite, les gens s’embrouillèrent dans leurs hypothèses. Les uns, à l’extérieur de l’Irâq, crurent mon départ imposé par les autorités. D’autres, proches de celles-ci, voyant leur insistance à me garder et mon propre détachement, disaient : « C’est un coup du ciel, un mauvais œil qui a frappé les Musulmans et les savants » !

Je quittai donc Bagdad, après avoir distribué mon argent, ne gardant que le strict nécessaire pour nourrir mes enfants. En effet, mon argent irâquien était réservé aux bonnes œuvres, investi en fondations pieuses destinées aux Musulmans. Or je ne voyais, dans le monde, d’autre bien que le savant pût mieux utiliser pour sa famille.

Je me rendis à Damas, où je passai près de deux ans, consacré à la retraite et à la solitude, aux exercices et aux combats spirituels, tout occupé à purifier mon âme, à polir mon caractère, à rendre mon cœur propre à accueillir Dieu — selon l’enseignement des Mystiques. Je séjournai quelque temps dans la Mosquée de Damas : je passais la journée en haut du minaret, après m’être enfermé dedans.

De Damas, j’allai à Jérusalem : chaque jour, je m’enfermai dans la Mosquée du Rocher.

Vint alors l’appel des Lieux-Saints, du pèlerinage à la Mekke, à Médine (auprès du Prophète) — après avoir visité la tombe d’Abraham. Et je me mis en route pour le Hejáz.

Plus tard, certaines préoccupations, des affaires de famille me rappelèrent dans ma « patrie ». J’y revins, alors que j’étais l’homme le plus éloigné du retour : je préférais la retraite, par goût de la solitude et désir d’ouvrir mon cœur à la prière. Cependant, les circonstances, les soucis domestiques, les obligations matérielles avaient faussé le sens de ma décision et troublé le meilleur de ma solitude. Mon âme n’était en paix qu’à des intervalles intermittents — auxquels j’aspirais sans cesse, auxquels, malgré les obstacles, je revenais toujours.

Ma période de retraite a duré environ dix ans, au cours desquels j’ai eu d’innombrables, d’inépuisables révélations. Il me suffira de déclarer que les Mystiques (sūfí) suivent, tout particu­lièrement, la Voie de Dieu. Leur conduite est parfaite, leur Voie droite, leur caractère vertueux. Que l’on additionne donc la raison des raisonnables, la sagesse des sages, la science des Docteurs de la Loi ! Peut-on compter ainsi améliorer leur conduite, ou leur carac­tère ? Sûrement point ! Car tout ce qui, en eux, bouge ou repose, leur apparence et leur for intérieur, tout s’allume à la flamme de la Prophétie dans sa niche. Et il n’est pas d’autre Lumière, sur la face de la terre…

Que dire d’une Voie où la purification consiste, avant tout, à nettoyer le cœur de tout ce qui n’est pas Dieu ; qui débute (au lieu de « l’état de sacralisation » qui ouvre la prière) par la fusion du cœur dans la mention de Dieu ; et qui s’achève par le total anéantissement en Dieu ? Et encore cet aboutissement n’est-il qu’un début par rapport au libre-arbitre et aux connaissances acquises. En fait, c’est le commencement de la voie, dont ce qui précède n’est que l’antichambre.

Dès le début, c’est le commencement des Révélations et des visions. En état de veille, les Mystiques contemplent les anges et les esprits des Prophètes ; ils entendent leurs voix et profitent de leurs conseils. Puis ils se haussent, de la vision d’images et de symboles, à des degrés ineffables. Nul ne peut tenter d’exprimer ces états d’âme, sans courir à l’inévitable échec.

Bref, les Mystiques en arrivent à une Proximité qui, pour certains, pourrait presque être l’Inhérence, pour d’autres l’Union et, pour d’autres, la Connexion. Ce qui est faux, comme nous l’avons montré dans notre traité d’A1-Magsad al-Asnā. Tout ce que devrait dire celui qui est dans cet état, c’est ce distique :

« Quoi qu’il se soit passé, je n’en parlerai point.

Toi, penses-en du bien : ne m’interroge point » !

Car celui qui n’a pas eu le privilège de la gustation ne connaît, de la réalité de la Prophétie, que le nom. En fait, les miracles des saints préfigurent les prophètes. Tels furent les débuts de Muhammad, quand il allait s’isoler en prière, sur le mont Herā', et que les Arabes disaient : « Muhammad brûle du désir de Dieu » ! Celui qui pratique la Voie goûte de semblables états d’extase. Et celui qui n’en a pas goûté peut, en fréquentant les Mystiques,
recueillir directement leur témoignage, dont le contexte lui donnera toute certitude, ou, en assistant à leurs séances, profiter de leur foi (car ils ne sont jamais des compagnons d’infortune). Quant à celui qui n’a pu les fréquenter, qu’il soit certain que tout cela est absolu­ment prouvé, comme je l’ai dit au chapitre `Ajā'ib Al-Qalb de mon ouvrage sur « La Régénération des Sciences religieuses ».

Or, la Science, c’est la vérification par la preuve ; la Gustation, c’est l’intime connaissance de l’extase ; et la Foi, fondée sur la con­jecture, c’est l’acceptation des témoignages oraux et de ceux de l’expérience.

Tels sont les trois degrés, et « Dieu élèvera en hiérarchie ceux qui, parmi vous, auront cru et auront reçu la science ».

Les autres, ce sont les ignorants. Ils nient, par principe, tout ce qu’on leur dit à ce sujet, s’étonnent, écoutent encore, se moquent et disent : « Quelle histoire ! Quelles divagations » ! C’est de ces gens que Dieu a dit : « Parmi les Infidèles, il en est qui t’écoutent, mais quand, enfin, ils sortent de chez toi, ils demandent à ceux qui ont reçu la science : Qu’a-t-il dit, tout à l’heure ? Ceux-là sont ceux dont le cœur a été scellé par Dieu et qui suivent leurs doctrines pernicieuses ».

Il faut, maintenant, après avoir parlé des Mystiques, que je traite de la réalité de la Prophétie et de ses particularités. C’est une question tout-à-fait indispensable.


Quatrième partie : la réalité de la prophétie

La substance de l’homme, dans sa nature originelle, a été créée, vide, simple, sans connaître la pluralité des mondes de Dieu, que le Très-Haut est seul à connaître : « Nul ne connaît les armées du Seigneur, sauf Lui ». L’homme n’entre en rapport avec le monde que par la perception, destinée à lui permettre cette prise de contact avec le monde des êtres, c’est-à-dire avec les différentes sortes de créatures.

Le premier sens est celui du toucher. Grâce à lui, l’homme perçoit, par exemple, le chaud et le froid, l’humide et le sec, le lisse et le rugueux. Mais les couleurs et les sons lui échappent : ils n’existent pas pour le toucher.

Et puis c’est l’ouïe, qui fait entendre les sons et les mélodies.

Enfin vient le goût. Alors l’homme franchit les limites du monde des sens, grâce au discernement (qu’il acquiert vers l’âge de sept ans). À cette nouvelle étape, il perçoit de nouvelles choses, étrangères au monde des sens.

De là, il atteint un autre stade, celui de l’intellect, qui lui per­met de saisir ce qui est nécessaire, possible et impossible, et ce qu’il n’avait pas perçu dans les étapes antérieures.

Au delà de l’intellect s’étend un autre domaine, une faculté nouvelle de vision qui permet de voir ce qui est caché, ce qui arrivera dans l’avenir, et bien d’autres choses encore, aussi étran­gères à l’intellect que le sont les connaissances rationnelles au dis­cernement, et celui-ci à la perception des sens. Devant les objets connus par la raison, celui qui n’est qu’à l’âge du discernement se rebiffe et les trouve invraisemblables. De même, certaines per­sonnes restées au stade de l’intellect ont rejeté, comme invraisem­blables, ce qu’elles apprenaient du domaine prophétique. Cette attitude est ignorance pure. Ces sceptiques, n’étant pas arrivés eux-mêmes au stade supra-rationnel (qui n’existe donc pas pour eux), en concluent qu’il n’existe pas du tout.

Si l’aveugle né n’a jamais entendu parler des couleurs et des formes, et qu’on lui en parle tout d’un coup : il n’y comprendra rien et ne voudra pas le croire…

Dieu a rendu ces difficultés intelligibles, en donnant à ses créatures, avec le sommeil, un exemple des propriétés prophétiques, puisque le dormeur a des songes prémonitoires, tantôt transparents, tantôt symboliques. Or, un homme qui n’aurait aucune expérience personnelle du sommeil, et auquel on le décrirait (en disant qu’il y a des gens qui tombent en léthargie, perdent conscience, sensibilité, ouïe et vue, et perçoivent l’invisible), nierait ce conte incroyable, et justifierait son scepticisme en disant : « les facultés sensibles sont les facteurs de la perception ; comment celui qui ne perçoit pas certaines choses à l’état de veille, les percevrait-il quand il dort » ? Et pourtant l’existence et l’intuition sensible infirment ce genre de raisonnement par analogie !

L’intellect ne représente, dans la vie humaine, qu’une étape, avec laquelle l’homme acquiert une faculté nouvelle de vision qui lui permet d’embrasser toutes sortes de connaissances rationnelles, étrangères au domaine des sens. Il en est de même pour les Pro­phètes, qui ont comme un « troisième œil », dont la lumière éclaire l’invisible et le supra-rationnel.

Certains ont des doutes, portant soit sur la possibilité de la Prophétie, soit sur son existence réelle, soit sur son incarnation effective dans une personne donnée. Or, le fait qu’elle existe est bien la preuve qu’elle est possible. D’ailleurs, il y a des connais­sances qu’on n’imaginerait pas d’acquérir par le seul intellect. C’est le cas de la médecine et de l’astronomie. On voit bien, en les étu­diant, qu’il y faut le secours de l’inspiration divine, et qu’on n’y arrive pas par l’expérience ! Il y a des lois astronomiques qui ne se vérifient qu’une fois tous les mille ans : comment pourrait-on le savoir par expérience ? Il en est de même pour les propriétés des remèdes.

Ceci montre qu’il existe une Voie pour percevoir ces phéno­mènes qui échappent à l’intellect — et c’est précisément la Pro­phétie. Mais la connaissance supra-rationnelle n’est que l’une de ses nombreuses propriétés. Ce n’est qu’une goutte d’eau dans la mer.

Je n’ai mentionné cette propriété qu’à cause de l’exemple que propose le sommeil. Et j’ai cité deux cas analogues : ceux de la médecine et de l’astronomie, dont on peut rapprocher les miracles des Prophètes, comme eux inaccessibles à l’intellect.

Quant aux autres propriétés de la Prophétie, on les perçoit par la gustation, en suivant la Voie mystique. Tandis que la connaissance supra-rationnelle ne t’est devenue intelligible qu’à cause de l’exemple du sommeil. Comment croire à une autre propriété prophétique dont on n’aurait, en soi, aucun exemple (car l’enten­dement précède l’assentiment) ? Aussi faut-il, dans ce cas, aborder la Voie mystique : on acquiert une partie de cette faculté supra- rationnelle par gustation, et le reste par une sorte d’assentiment accordé à ce qui échappe au raisonnement analogique. Et cette unique propriété de la Prophétie suffit alors pour croire au principe même de la Prophétie.

Douterais-tu de l’inspiration divine de tel ou tel Prophète ? Il te suffit de connaître ses facultés, soit par intuition, soit par ouï-dire. Du moment, en effet, que tu connais la médecine et le droit, par exemple, tu peux pressentir quelles sont les facultés des médecins et des juristes, les écouter parler, même si tu ne les connais pas personnellement. Et rien ne t’empêche, non plus, de savoir que Shâfi`i était juriste et Galien médecin, et de le savoir réellement, et non par soumission au principe d’autorité. Il te suffit d’étudier quelque peu le droit et la médecine, de lire les ouvrages de ces deux auteurs, pour connaître nécessairement leur mentalité.

Tu dois, de même, si tu as compris le sens de la Prophétie, et si tu as souvent recours au Coran et aux « logia », savoir avec certitude que Muhammad est arrivé au plus haut degré de la Pro­phétie. Tu dois aussi t’aider de l’expérience de ses propos, sur la pratique religieuse et son effet pour la purification des cœurs. Comme il a eu raison de dire que « celui qui agit selon ce qu’il sait, Dieu lui donne en partage de connaître ce qu’il ne savait pas » ! Et encore, que « le valet du tyran deviendra son esclave » ! Ou bien, que « celui qui n’a qu’un souci en tête, Dieu le tiendra quitte des soucis de ce monde et de l’autre » ! Refais fessai de ces paroles mille et mille fois, et tu acquerras une connaissance nécessaire et qui ne laisse place à aucun doute !

Telle est la Voie de la certitude en ce qui concerne la Prophé­tie. Elle vaut mieux que celle des prodiges — tels que baguette changée en serpent, ou lune fendue en deux — qui, dégagés de leur contexte débordant, peuvent se ramener à la magie, à l’illu­sion, ou même au piège tendu par Dieu : car « Il égare qui Il veut et Il guide qui Il veut ».

Tu en arrives maintenant à la question des miracles. Il se peut que tu croies au miracle, en te fondant sur un raisonnement bien ordonné tendant à en démontrer l’existence. Il se peut aussi que ta foi soit tranchée par un autre raisonnement méthodique faisant ressortir les traits extérieurs et l’ambiguïté du phénomène. L’exem­ple de ces faits insolites ne doit être qu’un des arguments, une des parties de ton raisonnement d’ensemble. De cette façon, tu auras acquis une connaissance nécessaire, aux fondements indéfinissables… Comme celui qui tiendrait une information de plusieurs sources différentes : il ne peut préciser celle qui lui a donné la certitude. Il est sûr de son fait, sans en connaître l’origine. Celle-ci fait partie d’un tout, mais elle n’est pas fondée précisément sur telle ou telle affirmation. C’est cela, la foi solide et scientifique. Quant à la « gusta­tion » elle est comme une « vision » : elle consiste à « prendre par la main » et ne se rencontre que dans la Voie mystique.

Et voilà ! Ce que j’ai dit de la réalité de la Prophétie est suffi­sant pour le but que je vise actuellement. Nous allons voir, mainte­nant, comment l’homme en a besoin.

Cinquième partie : raison de mon retour a l’enseignement

[A — Les médecins des cœurs]

Au cours de mes dix années de retraite et de solitude, il m’est apparu (par gustation, démonstration, ou acte de foi) que l’homme est créé avec un corps et un « cœur » — c’est-à-dire un esprit qui est le siège de la connaissance de Dieu, et qui n’a rien à voir avec la chair et le sang (que le cadavre et l’animal ont en commun avec l’homme).

La santé du corps le réjouit, la maladie est sa perte. Le « cœur », aussi, peut être bien portant (et seul sera sauvé « celui qui est venu à Dieu avec un cœur pur », comme il peut succomber à une maladie mortelle [quand « un mal est dans son cœur »]. Ignorer Dieu est un poison mortel ; lui désobéir, pour suivre ses passions, une cause de maladie. Au contraire, reconnaître Dieu est l’antidote de vie ; lui obéir, en contrariant ses propres passions, voilà le remède qui guérit. Le traitement des maux de « cœur » et le retour à la santé (aussi bien que pour les maladies physiques) ne se peuvent attendre que des remèdes.

Or, les remèdes du corps agissent en vertu de leurs propriétés spécifiques, que les gens intelligents ne perçoivent point par l’in­tellect : il leur faut s’en remettre aveuglément aux médecins, qui tiennent leur science des Prophètes [lesquels sont au courant, « ès-qualités »]. Il en est de même des pratiques religieuses : elles sont définies, mesurées par les Prophètes, et leur modalité d’action ne saurait être perçue par l’intellect. Là encore, il faut accepter l’avis conforme des Prophètes, issu de la lumière prophétique, et non du truchement de l’intellect.

Les remèdes sont composés selon des proportions déterminées (certains pèsent deux fois plus que d’autres), dont le secret provient de leurs propriétés spécifiques. C’est aussi le cas des pratiques reli­gieuses — ces remèdes pour les maux de « cœur ». Elles se composent de plusieurs gestes différents, en proportion variable. C’est ainsi qu’une prosternation vaut deux inclinaisons, et que la prière de l’après-midi vaut deux fois celle du matin. La raison secrète en est due à des propriétés particulières que, seule, la lumière de la Pro­phétie peut éclairer. Il faudrait beaucoup de sottise et d’ignorance pour chercher, à ces distinctions, un motif « raisonnable », ou les expliquer par simple coïncidence.

D’autre part, il y a, dans tout remède, un produit de base, auquel on ajoute une « préparation », aux effets complémentaires. De même pour les prières ou les œuvres surérogatoires : leur action parachève celle des éléments de base dans les pratiques rituelles.

En somme, les Prophètes sont les médecins des « cœurs ». L’intellect n’a d’autre objet que de nous le faire comprendre : l’assentiment rationnel qu’il entraîne témoigne en faveur de la Prophétie, car il reconnaît son impuissance à percevoir ce que perçoit « l’œil prophétique ». Nous sommes pris par la main, et, dociles, nous nous laissons guider comme des aveugles, ou des patients par les médecins. Mais là est la limite de l’intellect : il ne va pas au-delà, sauf pour faire comprendre au malade les prescriptions du médecin. Tel est, du moins, le fruit de nos connaissances, développées par nécessité au lieu de simple intuition sensible, dans nos années de retraite et de solitude.

[B — la tiédeur de la foi]

On a vu combien les hommes ont peu de foi dans la Prophétie : son principe, sa réalité, son action. J’ai constaté que les respon­sables de cette tiédeur sont au nombre de quatre : les Philosophes, les Mystiques, les partisans de l’Enseignement, et enfin les hommes de science.

J’ai interrogé quelques-uns de ceux qui se soustraient à la Loi Divine, en scrutant leurs hésitations, leur croyance et leur pensée intime. « Pourquoi donc, leur disais je, rester ainsi en arrière ? Il est stupide de vendre l’Autre Monde pour celui-ci, si tu crois en celui-là sans te préparer à t’y rendre. Toi qui ne vendrais rien de matériel à moitié prix, tu irais vendre l’infini pour des jours qui te sont comptés ? Et si tu n’y crois pas, tu n’es qu’un païen ! Dans ce cas, mets-toi en quête de la foi ! Vois donc la cause de ta secrète impiété, ta doctrine enfouie au plus profond de toi-même ! C’est elle qui te rend si hardi, bien que tu n’en souffles mot — pour te parer d’une foi convenable et profiter des honneurs de la Loi »…

L’un de ceux-ci me répond : « S’il fallait t’écouter, les savants seraient les premiers à donner l’exemple. Pourtant, l’un des plus célèbres ne fait pas sa prière ; un autre boit du vin ; celui-ci dévore les biens de main-morte et mange l’argent des orphelins. Celui-là dilapide le Trésor Public, et ne se garde pas des choses défendues ; un dernier touche des cadeaux, pour infléchir ses jugements ou les témoignages. Et ainsi de suite ».

– Un deuxième se dit fort avancé dans la Mystique, au point de n’avoir plus besoin de pratiquer sa religion !

– Un troisième donne un prétexte équivoque de libertin. Et tous ceux-là sont ceux qui ont perdu la Voie mystique.

Un quatrième a fréquenté les partisans de l’Enseignement. « Le Vrai, dit-il, est difficile : la route est barrée, les controverses multiples, telle tendance ne vaut pas mieux qu’une autre, et les arguments rationnels se contredisent. On ne peut se fier à l’opinion des gens, et les partisans de l’Enseignement tranchent sans avoir besoin de preuve. Dans ces conditions, comment ne pas douter de la certitude » ?

Le cinquième me dit : « Je n’agis pas par simple conformisme. Mais j’ai étudié la Philosophie et perçu la réalité de la Prophétie. Or, elle se ramène à la sagesse et au bien-public. Les pratiques cultuelles qu’elle recommande ont pour unique objet de discipliner le commun des hommes, de les empêcher de s’entre-tuer, de se quereller et de s’abandonner à leurs désirs. Seulement, moi, je ne suis pas un quelconque ignorant, pour me plier aux obligations légales. Je suis plutôt un dialecticien, qui pratique la connaissance rationnelle. J’y vois clair et me passe de conformisme » !

Tel est le summum de la foi pour ceux qui ont appris la Philosophie des Théistes et étudié dans les livres d’Avicenne et d’Al‑Fārābi. L’Islam n’est plus pour eux qu’une parure extérieure ! Peut-être s’en trouve-t-il, parmi eux, qui lisent le Coran, assistent aux réunions et aux prières et exaltent la Loi révélée. Pourtant, ils continuent à boire du vin et à se conduire mal. Si on leur demandait : « à quoi bon faire sa prière, puisque la Prophétie est fausse » ? ils répondraient sans doute : « c’est une bonne gymnas­tique, une coutume locale, et c’est utile à la protection des vies et des biens ». Mais peut-être reconnaîtraient-ils que la Loi révélée est vraie, et la Prophétie réelle. Dans ce cas, pourquoi boire du vin ? Réponse probable : « le vin n’est défendu qu’en raison des excès auxquels il peut conduire. Or, je suis assez raisonnable pour les éviter ; je ne cherche, en buvant, qu’à m’aiguiser l’esprit ». Et il ajoute qu’Avicenne écrit « avoir promis à Dieu de vanter la Révé­lation, de pratiquer sa religion et de ne pas boire par plaisir, mais à titre de remède ». Le plus qu’on puisse donc exiger, tant au regard de la foi que des pratiques religieuses, c’est de faire une exception pour le vin, lorsqu’il est pris comme remède.

Voilà bien la foi de ceux qui se disent des gens de foi ! Beau­coup se sont trompés à leur sujet, ou l’ont été, plus encore, par la faiblesse des objections de leurs détracteurs, qui consistaient seule­ment à rejeter la géométrie, la logique et d’autres sciences exactes…

[C — mon retour à l’enseignement]

Je vis donc que la foi avait faibli à ce point, pour tous ces motifs. Je me sentais capable de dévoiler ces ambiguïtés : démasquer ces gens-là m’était plus facile que boire un verre d’eau, tant j’avais fréquenté leurs sciences et leurs voies — je veux dire celles des Mystiques, des Philosophes, des partisans de l’Enseignement et des prétendus savants. Alors, ma décision jaillit, comme un silex, nette et précise : « à quoi bon la solitude et la retraite, quand le mal est universel, que les médecins sont malades, et les hommes sur le point de périr » ?

Là-dessus, je me mis à réfléchir : « tu vas donc entreprendre de dissiper cette tristesse et de chasser ces ténèbres, alors que le temps est à la torpeur et l’époque à la vanité. Toi qui voudrais remettre tes contemporains dans le droit chemin, sache bien qu’ils vont tous se retourner contre toi. Comment leur tenir tête, et com­ment vivre avec eux, si le moment n’est pas propice, et sans l’appui d’une autorité religieuse contraignante » ?

Il me semble donc que Dieu m’autorisait à continuer ma re­traite, sous prétexte que j’étais incapable d’administrer victorieu­sement la preuve de la vérité. C’est alors que, par la volonté de Dieu, les autorités se décidèrent spontanément, sans pression extérieure, et me donnèrent l’ordre strict de me rendre à Nishāpúr, pour combler le vide de mon absence. L’injonction fut assez impé­rative pour m’exposer, en cas de refus, à tomber en disgrâce.

Ma première résolution me parut devenue caduque. « Il ne faut pas, me dis-je, que tu souhaites rester solitaire par paresse et goût du repos. Tu ne dois pas t’attendre à devenir célèbre et res­pecté. Et tu n’as pas, non plus, à fuir le contact des autres, car tu ne voulais pas continuer ta retraite pour éviter les difficultés de la vie en commun ».

Dieu a dit : « Au nom de Dieu, le Bienfaiteur Miséricordieux A.L.M. Les Hommes croient-ils qu’on les laissera dire : “Nous croyons !” sans qu’ils soient éprouvés ? Nous avons certes éprouvé leurs prédécesseurs ».

Et Dieu dit à son envoyé, qui est la plus chère de ses créatures : « Certes, des Apôtres (venus) avant toi ont été traités d’imposteurs.

Ils supportèrent avec constance d’être traités d’imposteurs et d’être malmenés, jusqu’à ce que leur vint Notre Secours. Nul modifica­teur aux arrêts de Dieu ! Certes tu as reçu quelqu’histoire des Envoyés ».

Et Dieu dit : « Au nom de Dieu le Bienfaiteur Miséricordieux. Y.S. Par la Prédication Sage », jusqu’à sa Parole : « Tu peux seule­ment avertir celui qui suit l’édification ».

– Je consultai alors plusieurs hommes de bon conseil et de prière. Ils convinrent de m’indiquer de renoncer à ma retraite et de sortir de mon « coin » (zāwiya). De plus, des hommes de bien firent, plusieurs fois, des rêves à mon sujet, annonciateurs des bons et heureux effets de mon départ. Telle fut la volonté de Dieu, au début de ce (sixième) centenaire.

Mon espoir s’affermit et se renforça de tous ces témoignages. Finalement, grâce à Dieu, je partis pour Nishāpūr, le onzième mois de l’année 499. Ma retraite avait duré onze ans. Ce changement est l’œuvre de Dieu. Je n’en avais jamais eu l’idée, dans ma solitude. C’était déjà Lui qui m’avait inspiré de quitter Bagdad et d’abandonner mon poste : je n’y aurais pas pensé tout seul. C’est Dieu qui change les cœurs et les situations : « Le Miséri­cordieux tient le cœur du Croyant entre deux de ses doigts ».

Et maintenant, je le sais bien, j’ai beau être revenu à l’ensei­gnement : je n’y suis pourtant pas revenu ! Car revenir, c’est re­tourner à l’état antérieur. Or, autrefois, j’enseignais pour obtenir des honneurs : tels étaient mon but et mon intention. Tandis qu’au­jourd’hui, mon enseignement invite à renoncer aux honneurs, il montre comment cesser de leur donner de l’importance. Tels sont, actuellement, mon intention, mon but et mon désir : Dieu en est témoin ! Je veux me rendre meilleur et améliorer les autres. Y par­viendrai-je ? Je l’ignore. Pourtant, je crois, d’une croyance cer­taine, fondée sur la « Vision », qu’il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu. Je n’ai pas remué, c’est Lui qui m’a déplacé. Je n’ai pas agi, c’est Lui qui s’est servi de moi. Je lui demande donc, d’abord, de me rendre meilleur et puis, d’améliorer les autres par mon exemple ; de me guider, puis de guider les autres à travers moi ; de me montrer la Vérité vraie, et de me donner de la suivre ; de me montrer enfin l’erreur complète, et de m’accorder de lui échapper.

[D — remèdes pour les tièdes]

Revenons maintenant aux causes de tiédeur religieuse et à leurs remèdes.

1) — Pour ceux qui prétendent être embarrassés par les propos des partisans de l’Enseignement, se reporter à notre traité de « La Juste Balance ».

2) — Pour les confusions inventées par les Libertins, elles sont classées en sept catégories, dans notre ouvrage intitulé « L’Al­chimie du Bonheur ».

3) — Pour ceux dont la Philosophie a gâché la foi, et qui rejettent le principe même de la Prophétie, j’ai déjà parlé de la réalité de la Prophétie et de son existence nécessaire. Je me suis fondé, pour cela, sur l’existence des propriétés des remèdes, des astres et d’autres choses encore. Cette prémisse n’a pas d’autre fin. Mais j’ai mentionné cet argument, justement parce qu’il est tiré de la Philosophie. Je veux, en effet, administrer la preuve de la Prophétie à chaque homme de science, en la tirant de sa propre spécialité : astronomie, médecine, sciences naturelles, magie, art des talismans, par exemple.

4) — Il y a aussi celui qui reconnaît la Prophétie en parole, mais qui met les prescriptions de la Loi révélée sur le même niveau que la Sagesse. En réalité, il nie la Prophétie. Il croit seulement aux Sages dialecticiens, nés sous un astre donné, qui détermine d’autres à les suivre. Cela n’a rien à voir avec les Prophètes.

La foi en la Prophétie, c’est la certitude de l’existence d’une zone supra-rationnelle, où s’ouvre un « œil » doué d’une per­ception particulière. L’intellect en est exclu, comme le sont : l’ouïe, de la perception des couleurs, la vue, des celle des sons, et tous les sens, de celle des données rationnelles.

L’ami des Dialecticiens peut nier l’évidence : j’en ai pourtant montré la possibilité, et même l’existence. S’il l’admet, il reconnaît qu’il y a des « propriétés » qui échappent à l’entendement, ou lui paraissent presque impossibles. Exemple : un sixième de drachme d’opium est un poison mortel, parce qu’il glace le sang dans les veines, en raison de sa froideur excessive. Or, pour celui qui se dit naturaliste, les corps composés ne peuvent être froids qu’à cause des deux éléments froids : la Terre et l’Eau. Il est pourtant clair que de grandes quantités de Terre et d’Eau ne suffiraient pas à produire autant de froid. Racontons cela à un Naturaliste. S’il ne l’a pas expérimenté lui-même, il dira : « c’est impossible, puisque l’opium renferme deux autres éléments. — l’Air et le Feu — et que ceux-ci ne peuvent refroidir. Même s’il n’était fait que de Terre et d’Eau, il ne pourrait glacer à ce point. A plus forte raison, s’il comprend deux éléments chauds… ». Et notre « savant » croira que c’est une preuve !

Eh bien, toutes les « preuves » des Philosophes sont de même genre, en Science Naturelle comme en Théodicée. Ils se repré­sentent les choses, en les mettant à la portée de leurs découvertes et de leur entendement. Celles qu’ils ne connaissent pas, ils les déclarent impossibles. Si le rêve véridique n’était pas si courant, pareils raisonneurs refuseraient de croire que l’on puisse prétendre, pendant le sommeil des sens, connaître les choses cachées. Et si on leur disait ceci : « est-il possible qu’il existe quelque chose au monde, qui, gros comme une graine, suffit à détruire une ville, puis se détruit soi-même entièrement » ? Ils répondraient que non, que c’est un conte à dormir debout ! Pourtant, c’est bien ce qui se passe avec le feu, incroyable pour qui ne l’a jamais vu. Et la plupart des merveilles de l’Autre-Monde sont dans ce cas.

Nous dirons donc au Naturaliste : « tu es bien obligé d’avouer que l’opium a la propriété de refroidir, même si ce fait ne se déduit pas par raisonnement analogique ! Dans le même sens, pourquoi les prescriptions de la Loi religieuse ne pourraient-elles renfermer des propriétés (pour traiter et purifier les « cœurs »), inintelligibles à la dialectique, mais perçues par « l’œil » prophétique ?

Les Naturalistes n’admettent-ils pas, dans leurs livres, des propriétés autrement surprenantes ? Par exemple, dans le traite­ment d’un accouchement difficile : la parturiente regarde, puis place sous ses pieds, deux morceaux d’étoffe sur lesquels on a écrit, et qui n’ont pas été mouillés. I1 paraît qu’elle accouche immédiate­ment. Les Naturalistes citent ce cas dans leur traité des « Propriétés merveilleuses ». Le dessin (magique) se compose de neuf carrés, conte­nant neuf chiffres dont la somme fait toujours quinze (qu’on le lise en longueur, en largeur ou en diagonale).

Comment pourrait-on croire à cette histoire et ne pas admettre que l’évaluation de deux inclinaisons du corps pour la prière du matin, quatre pour celle de midi et trois pour celle du crépuscule, correspond à des propriétés irrationnelles ? Il s’agit de moments différents de la journée, et leurs propriétés différentes seraient peut-être perçues à la lumière prophétique.

D’ailleurs, si l’on s’exprimait en termes d’astrologie, on admet­trait fort bien ces différences de comput. Car l’horoscope dépend de la position du soleil au méridien, au levant ou au couchant. C’est là-dessus que se basent les calculs pour différencier les re­mèdes, ou fixer la longueur de la vie et l’heure de la mort. Il n’y a pourtant aucune différence entre le zénith et le soleil à l’équa­teur, ou entre l’Occident et le coucher du soleil. Comment peut-on croire à l’astrologie ?

Pourtant, cette fausse science a ses fidèles, eussent-ils constaté cent fois son imposture! Qu’on leur dise : « le soleil est au milieu du ciel, tel astre est tourné vers lui, et l’ascendant est tel signe du Zodiaque : si tu portes un habit neuf à ce moment-là, tu seras tué dedans » ! — cela suffirait pour qu’ils ne missent point cet habit, dussent-ils mourir de froid (même si l’astrologue en question leur a déjà menti à maintes reprises) !

Comment celui dont l’intellect est assez vaste pour admettre de telles bizarreries, et qui doit reconnaître qu’il s’agit là de pro­priétés prodigieuses chez certains prophètes, comment peut-il nier ce qu’il entend rapporter d’un prophète authentique, d’un faiseur de miracles qui n’a jamais menti ?

Que l’incrédule pense que de telles propriétés sont possibles, en ce qui concerne, par exemple, le nombre d’inclinaisons du corps dans la prière, le jet rituel des pierres, le nombre des éléments de base dans le pèlerinage ou les autres pratiques religieuses ! Elles ne diffèrent, en effet, en rien de celles des remèdes ou des astres. Il peut objecter, alors : « j’ai expérimenté par moi-même certaines propriétés des astres et des remèdes, et j’ai en partie constaté leur existence. J’ai donc cessé de les regarder avec incrédulité et mé­fiance. Mais, les propriétés prophétiques, même si je les crois pos­sibles, comment saurai je qu’elles existent si je ne les constate pas personnellement » ? Réponse : « L’expérience personnelle ne suffit pas, puisque tu fais crédit aux témoignages d’autrui. Tu dois donc te fier aux paroles des prophètes : ils parlent par expérience. Tu n’as qu’à suivre leur Voie, et tu pourras participer à leur Vision des choses ».

Je dois pourtant ajouter : « Et même si tu ne faisais pas cette tentative, ta raison juge que, dans ce domaine, il te faut croire et suivre aveuglément ».

Supposons, en effet, le cas suivant. Un adulte raisonnable, jusque là bien portant, tombe malade. Son père aimant est un bon médecin, comme notre homme le sait depuis l’enfance. Le père prépare un remède pour son fils et lui dit : « voilà ce qu’il te faut, voilà qui va te guérir » ! Même si le remède est amer, d’un goût affreux, le patient va-t-il le prendre, ou, au contraire le repousser en disant : « il est possible que ce remède soit indiqué, mais je n’en ai pas fait l’expérience » ?

Eh bien, tes hésitations te rendent semblable à ce malade, aux yeux des gens clairvoyants. Diras-tu : « comment connaîtrai je la compassion. du Prophète et sa science médicale » ? que je te répondrai : « Comment connaîtras-tu sa compassion, qui ne tombe pas sous les sens! Tu peux pourtant la connaître par les circons­tances de sa vie ou les récits de ses actions, d’une manière indubi­table ».

Il suffit, en effet, de réfléchir aux paroles de l’Envoyé de Dieu, aux récits sur le soin qu’il prenait de mettre les hommes dans la bonne voie et sur ses bontés envers les créatures, à sa bienveillance pour améliorer leur caractère et leurs relations, pour leur assurer ce qu’il leur faut dans ce monde et dans l’Autre. On voit bien que l’amour du Prophète pour sa Communauté dépasse celle d’un père pour son enfant.

Réfléchissons aux prodiges dont il a fait l’objet, aux merveilles du monde invisible que sa voix a révélées dans le Livre et dans les « logia », à ses prédictions sur la fin des Temps, réalisées comme il l’avait dit. On voit bien, avec certitude, que Muhammad franchit la limite supra-rationnelle. Le (troisième) « œil » s’ouvrit en lui, pour révéler les choses cachées (que seuls perçoivent quelques — uns) et tout ce qui échappe à l’intellect.

Voilà ce qu’il faut faire pour être certain de l’authenticité du Prophète. Essaie donc, médite le Coran, lis les « logia » et tu verras tout cela de tes propres yeux.

Cet avertissement aux partisans des Philosophes devrait suffire. Je l’ai donné, parce qu’aujourd’hui il m’a paru particulièrement nécessaire.

5) — La cinquième cause de tiédeur religieuse, c’est le spec­tacle de l’inconduite des savants. J’y vois trois remèdes :

a) Primo. — Réponse : « Tu vois un savant en train de manger des aliments illicites. 11 est parfaitement au courant, autant que toi, pour le vin ou l’usure, la médisance, le mensonge ou la calomnie ; Est-ce que cela t’empêche de pécher ? Mais ce n’est pas par manque de foi, c’est tout simplement par concupiscence. Or, celle du savant vaut la tienne, elle le domine comme toi. Et le fait qu’il connaisse des choses que tu ignores n’augmente pas, pour lui, le degré de prohibition concernant cette question précise.

Que de gens croient à la médecine, sans pourtant se priver de manger des fruits, ou de boire de l’eau glacée, malgré l’interdiction de leur médecin ! Leur imprudence ne prouve pas qu’ils aient eu raison, ni que la médecine ne vaille rien. Et les fautes des savants n’ont pas d’autre cause ».

b) Secundo. — Réponse : « Le savant considère sa science comme un viatique pour l’Autre Monde. Il croit qu’elle le sauvera, qu’elle interviendra en sa faveur, qu’elle fera passer sur ses mau­vaises actions.

En fait, son savoir peut aussi bien se retourner contre lui, que jouer en sa faveur. De toute façon, il peut essayer de se prévaloir de sa science, s’il n’a pas été un croyant pratiquant. Mais toi, qui n’est pas un savant, si tu fais ce calcul et négliges les pratiques reli­gieuses, ton inconduite te perdra et tu n’auras rien pour intervenir en ta faveur ».

e) Tertio. — Réponse (et cette fois, c’est la bonne) : “le vrai savant ne pèche que par inadvertance ; il ne persévère point dans l’erreur. Car la vraie science lui montre bien que le péché est un poison mortel, et que ce bas monde ne vaut certes pas l’Autre. Celui qui sait cela n’ira pas faire une aussi mauvaise affaire !

La vraie science n’a rien à voir avec les autres sciences dont s’occupent la plupart des hommes, et qui ne les poussent qu’à pécher davantage. Elle inspire un surcroît de révérence et de crainte, et elle retient de commettre des péchés (autres que les fautes vénielles, intermittentes, inévitables). Celles-ci ne prouvent point la faiblesse de la foi, car le Croyant succombe et se repent, ce qui est tout autre chose que de persévérer dans l’erreur”.

***

Voilà ce que je voulais dire pour critiquer la Philosophie et l’Enseignement et pour révéler les dangers auxquels s’expose celui qui veut les réfuter par d’autres voies que les leurs.

Nous prions Dieu Tout-Puissant de nous compter au nombre de ceux qu’Il préfère, qu’Il a choisis, qu’Il met dans la bonne route et qu’Il conduit à la Vérité ; ceux auxquels Il inspire de l’Invoquer pour qu’ils ne L’oublient pas, et qu’Il préserve de leur propre mal, pour qu’ils n’aiment rien que Lui seul ; ceux dont Il fait Ses élus, afin qu’ils n’adorent que Lui.





Table des matières

MYSTIQUES EN TERRES D’ISLAM 3

I 3

DU NEUVIÈME AU TREIZIÈME SIÈCLE 3

GHAZALI 4

Erreur et délivrance 5

Première partie : Introduction et position du problème 5

Deuxième partie : les sophistes et le problème radical de la connaissance 7

Troisième partie : les catégories des chercheurs 9

Chapitre premier : la scolastique musulmane (kalām) : son but et ses résultats 10

Chapitre II : La « Philosophie » 11

a. — les catégories des philosophes (toutes hérétiques) 12

b. — les branches de la philosophie 13

c. Les dangers de la philosophie 17

Chapitre III : La théorie de l’« enseignement » (ta`lim) et les maux qu’elle engendre 20

Chapitre IV : La Voie mystique 25

Quatrième partie : la réalité de la prophétie 30

Cinquième partie : raison de mon retour a l’enseignement 33

Fin 44







Fin



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