Témoins de l'extrême
Témoins dans l'épreuve extrême
Leurs « comptes-rendus » rendent la plupart des œuvres de littératures antérieures pâles. Ils intéressent la mystique par les vécus de nettoyages « passifs » et absolus. Ils mènent à l’essentiel.
Je regrette d'avoir longtemps évité l'essentiel. Mais n’existe pas de manuel rassemblant les témoignages extrêmes vécus dans la première moitié du siècle passé pendant le grand chaos qui commence à la Première Guerre mondiale et qui ne deviendra moins insupportable que peu après la mort de Staline. Deux dates séparées par légèrement moins de quarante ans, de la déclaration de guerre d’août 1914 à la mort de Staline en 1953.
Sur cette courte période correspondant à une moitié d’une vie humaine naturelle de nos jours s’accumulent quatre désastres : deux « grandes guerres » et deux totalitarismes. Aussi les témoignages abrupts qui nous sont parvenus rendent insignifiante la plus grande partie de la littérature d’avant et d’aujourd’hui, incluant « la mystique ».
Les brûlures issues des chocs entre peuples et entre idéologies concurrentes n’ont pas laissé toute liberté pour exprimer les témoignages en faisant peu de cas du bord auquel ils se rattachent - afin qu’ils puissant enfin figurer à parts égales dans un « manuel de mémoire » universel1.
Voici quelques exemples suggérés au lecteur confronté à l’océan des textes. Souvent pour un homme, un seul livre, expérience d’une vie. Aussi ne peut-on s’en rapporter à une estimation « d’auteurs » qui seraient reconnus par leur « œuvre ». Les dates de parution s’échelonnent sur un demi-siècle, du « roman » Zéro et l’infini de Koestler au Journal de Klemperer, pour s’en tenir à deux messieurs K.
Bientôt ce travail ne pourra plus être assuré : trop tôt les brûlures des chocs entre peuples et entre idéologies interdisaient tout œcuménisme dans le choix, trop tard on perd les individus pour rejoindre l’histoire abstraite des grands événements collectifs. La fenêtre est encore ouverte avant la disparition des derniers survivants et celle de leurs contemporains.
On peut distinguer deux populations de victimes :
Les combattants des deux guerres industrielles mondiales (d’un plus grand nombre si l’on distingue théâtres d’opérations et peuples concernés). Pour ceux-là, les témoignages des vainqueurs l’emportent sur ceux des vaincus. Et les morts les plus nombreux sont ignorés, qu’ils soient allemands, russes ou chinois.
Les civils, pour la première fois systématiquement et intentionnellement « victimés », « dégâts collatéraux », assassinats de soudards ou accompagnant des luttes civiles incontrôlées. En premier lieu celles de la Shoah. Pour elles le devoir de mémoire a été bien accompli par un peuple qui connaît son importance par suite d’une longue histoire de combat pour sa survie et qu'il peut accomplir grâce à la culture de son élite.
De même la mémoire des victimes du Goulag et des purges ont été assez bien conservées par les courageux dissidents, dans la grande tradition de la Maison des Morts.
Deux cimetières sont oubliés, celui des combattants pour la mauvaise cause perdus dans les enfers de l’est et ceux d’innombrables victimes asiatiques.
La nature se moque des différences et peut-être des hommes (La Ligne rouge de Terence Mallick).
Deux cadres :
Topographie de la terreur, Gestapo, SS et Office central de sécurité du Reich sur le « Terrain Prins-Albrech », Documentation, Arenhövel, publié par Reinhard RÜRUP, Traduit de l’allemand par Marcel Saché, Berlin, 1987, trad. française 2002. Remarquable par ses photos, sa précision à faire découvrir la structure des institutions qui ont assuré efficacement l’exercice de la terreur, ses brèves fiches biographiques des bourreaux et des victimes.
Michel BORWICZ Ecrits des condamnés à mort sous l'occupation nazie, Idées, Gallimard, 1973. L'insupportable dit.
Des témoignages :
Éliane JEANNIN-GARREAU, Ombre parmi les ombres, Chronique d’une Résistance, 1941-1945, Muller édition, 1991, 121 pages. Un exemple « typique » du parcours d’une résistante anonyme à Ravensbruck. Beau témoignage d’une « paix » vécue ponctuellement dans la pire situation, phénomène souvent rapporté (par exemple par Koestler dans son Testament Espagnol).
Hans FALLADA, Seul dans Berlin, Denoel Folio, 2004, « l’un des plus beaux livres sur la résistance allemande antinazie » selon Primo Levi : celle des humbles et des anonymes.
Imre KERTESZ, Être sans destin, 1975, le cauchemar d’un adolescent qui deviendra grand écrivain.
Geneviève DE GAULLE ANTHONIOZ, La traversée de la nuit, Seuil Points. Récit de Ravensbruck, expérience intérieure. Il n’est pas toujours nécessaire d’être long comme c’est le cas de témoignages de 80 pages.
Primo LEVI, Si c’est un homme, Julliard, 1990. Se questo è un uomo suivi de La tregua est historiquement le premier très grand témoignage par un maître de l’écriture sur la vie dans les camps puis le récit d’un retour de l’enfer délirant.
Robert ANTELME, L’espèce humaine, récit, Gallimard, 1957.
Victor KLEMPERER, I shall bear witness, The diaries 1933–1941, et 1942–1945. Paru en 1995 en allemand, traduit en anglais en 1999, en français récemment. Journal d’une très haute probité et d’une grande exactitude qui déborde largement le cadre de la vie d’un observateur historien juif pour nous faire « vivre le Troisième Reich » et partager son étouffement progressif. Le notable universitaire deviendra une icône malgré lui du régime de la République Démocratique Allemande, d’où le caractère tardif de la reconnaissance de son chef d’œuvre — jamais publié en RDA ! Il est par ailleurs l’auteur incisif de LTI, la langue du IIIe Reich.
Piotr GRIGORENKO, Mémoires, Presses de la Renaissance, 1980. Pour comprendre l’humiliation russe que la conscience d’un militaire soviétique de haut rang perdu — sauvé — par sa droiture.
Varlam CHALAMOV, Récits de Kolyma, La Découverte/Fayard, 1986. « Le » chef-d’œuvre de toute la littérature russe « dissidente » sur les camps. Nouvelles-photographies d’une condition qui se situe au-delà de l’humain. L’auteur s’efface totalement pour mieux nous faire sentir cette inhumanité au sens premier, livrant un « manuel de résistance des matériaux, appliquée à l’homme » (Andrei Siniavski). Textes d’une pureté admirable.
Iouri DOMBROVSKI, La faculté de l’inutile, roman, Albin Michel, 1978. Panorama de l’univers concentrationnaire — entre autres.
V.-A. KRAVCHENKO, J’ai choisi la liberté, la vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, Éditions Self, 1947. Ouvrage vrai. Il provoqua un célèbre procès dont l’auteur fut finalement la victime de par son suicide. La réalité du haut fonctionnaire et de ses amis sous la terreur — « une guerre intérieure » — stalinienne.
Alexander DONAT, Veilleur où en est la nuit ? Seuil, 1967. Juif polonais résistant au « Royaume de la mort ».
Jean-Paul SERBET, Polit-isolator, Dix ans dans les prisons soviétiques, Laffont, 1961. Expérience unique d’un combattant de la guerre froide emprisonné dans le secret.
Vénédict EROFEIEV, Moscou-Pétouchki, Roman, Albin Michel, 1976, 206 pages. Soliloque lyrique d’un ivrogne dans le train (de l’histoire) : rien n’échappe à la dérision.
Joseph Martin BAUER, Aussi loin que mes pas me portent, un fugitif en Asie soviétique, 1945-1952, Phébus, 2004. Un écrivain prête la main au récit en tout point extraordinaire voire incroyable de l’odyssée d’un soldat allemand évadé.
Evguénia S. GUINZBOURG, Le Vertige suivi du Le ciel de la Kolyma [Vertige 2], Seuil, Points, 1980. « L’autre » chef d’œuvre sur la vie du Goulag. Vécu aussi à la Kolyma, contrepoint du chef d’œuvre de Chalamov. Au désespoir ou plutôt au-delà de tout désespoir exprimé par ce dernier répondent l’amour et la foi russe.
Journal d’une libération spirituelle2.
7 juillet 1942. Aujourd’hui c’est tout l’un ou tout l’autre : ou bien on en est réduit à penser uniquement à soi-même et à sa survie en éliminant toute autre considération, ou bien l’on doit renoncer à tout désir personnel et s’abandonner. Pour moi cet abandon n’équivaut pas à la résignation, à une mort lente, il consiste à apporter tout le soutien que je pourrai là où il plaira à Dieu de me placer, au lieu de sombrer dans le chagrin et l’amertume.
14 juillet. Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d’autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu’il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j’appelle Dieu.
Le 15 juillet, Etty obtint un petit emploi au Conseil juif, section « Affaires culturelles ».
20 juillet. Je suis intérieurement si légère, si parfaitement exempte de rancœur. J’ai tant de force et d’amour en moi. […] Je persiste à croire au sens le plus profond de cette vie ; je sais comment vivre désormais.
23 juillet. En traversant aujourd’hui ces couloirs bondés, j’ai été prise d’une impulsion soudaine : j’avais envie de m’agenouiller sur le carrelage au milieu de tous ces gens. Le seul geste de dignité humaine qui nous reste en cette période terrible : s’agenouiller devant Dieu. Chaque jour j’apprends à mieux connaître les hommes et je vois de plus en plus clairement qu’ils n’ont aucune aide à offrir à leurs semblables : on est réduit à ses propres forces intérieures.
Maladie et mort de son ami. Convoquée pour le camp de transit de Westerbork.
17 septembre. Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l’exprimer d’un seul mot. […] C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me receuille en moi-même. Et ce « moi-même », cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle « Dieu ». […] Ils sont en train de me parler calmement, sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa nudité. Et j’ai devant moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant comment continuer à vivre. C’es là que mes difficultés commencent.
27 septembre. Quand, au terme d’une évolution longue et pénible, poursuivie de jour en jour, on est parvenu à rejoindre en soi-même ces sources originelles que j’ai choisi d’appeler Dieu […] alors on se retrempe constamment à cette source et l’on n’a plus à redouter de dépenser trop de forces.
8 octobre. Chaque fois qu’une femme, ou un enfant affamé, éclataient en sanglots […] je m’approchais et je me tenais là […] et en moi-même je m’adressais à cette créature tassée sur elle-même et désemparée : « Allons ce n’est pas si grave, ce n’est pas si terrible ». Et je restais là, j’offrais ma présence, que pouvait-on faire d’autre ? Parfois je m’asseyais à côté de quelqu’un, je passai un bras autour de son épaule, je ne parlais pas beaucoup, je regardais les visages. Rien ne m’était étranger, aucune manifestation de souffrance humaine. Tout me semblait familier, j’avais l’impression de tout connaître d’avance et d’avoir vécu cela une fois dans le passé.
Lettres adressées du camp de triage de Westerbork où elle a été transférée en novembre.
8 juin 1943. Chers amis, Il ne reste plus beaucoup de landes ici entre les barbelés, on construit sans arrêt de nouvelles baraques. […] Je viens à l’instant de monter sur une caisse oubliée parmi les buissons […] Les wagons de marchandise étaient entièrement clos, on avait seulement ôté çà et là quelques lattes et, par ces interstices, dépassaient des mains qui s’agitaient comme celles de noyés. Le ciel est plein d’oiseaux, les lupins violets s’étalent avec un calme princier […] et sous nos yeux s’accomplit un massacre, tout est si incompréhensible. Je vais bien. Affectueusement. Etty.
3 juillet. Un être humain ne reçoit peut-être pas plus de souffrance à endurer qu’il ne peut — et si la limite est atteinte, il meurt de lui-même. […] Je vais essayer de vous décrire comment je me sens, mais je ne sais si mon image est juste. Quand une araignée tisse sa toile, elle lance d’abord les fils principaux, puis elle y grimpe elle-même, n’est-ce pas ? L’artère principale de ma vie s’étend déjà très loin devant moi et atteint un autre monde. On dirait que tous les événements présents et à venir ont déjà été pris en compte quelque part en moi…
5 juillet. Cela vous paraît sans doute étrange, mais si l’on voulait donner une idée de la vie de ce camp, le mieux serait de le faire sous forme de conte. La détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu’elle en devient irréelle. Parfois en marchant dans le camp, je ris toute seule, en silence, de situations totalement grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire.
8 août. …je ne cesse de faire cette expérience intérieure : il n’existe aucun lien de causalité entre le comportement des gens et l’amour que l’on éprouve pour eux. L’amour du prochain est comme une prière élémentaire qui vous aide à vivre. La personne même de ce « prochain » ne fait pas grand-chose à l’affaire.
Une dernière carte jetée du train pour Auschwitz est datée du 7 septembre 1943. Etty Hillesum meurt le 30 novembre.
Pitié, fraternité, amour — dans les camps — après l’intensité de l’arrachement à la vie humaine ordinaire. Tout le symétrique de Chalamov qui lui succède chronologiquement, mais passa avant par les camps de la Kolyma glacée. De l’un et de l’autre deux visions antinomiques sur l’Archipel du Goulag.
« Instantané » sur le besoin le plus profond de l’homme : « Ici vivaient des enfants » 3.
« Le combinat pour enfants, c’est aussi une zone4. Avec un poste de garde, un portail, des baraques et des barbelés. Mais si les baraques sont standard, les inscriptions qu’on lit sur leurs portes sont inattendues. “Nourrissons”... “Sevrés”... “Débrouillés”...
Pour commencer, on me met chez les débrouillés. Cela me rend d’un seul coup une faculté perdue : celle de pleurer. Depuis plus de trois ans, un désespoir sec me brûlait les yeux. Et voici qu’en ce jour de juin 40, assise sur un petit banc bas dans un coin de cet étrange local, je pleure. Je pleure comme une fontaine, avec de grands soupirs, comme notre nourrice Fima, en hoquetant et mouchant à la manière des femmes de la campagne. C’est le choc. Il me sort de l’hébétude des derniers mois. Oui, sans aucun doute, je suis dans une baraque de détention. Mais elle sent la bouillie tiède et les culottes mouillées. Quelqu’un a eu l’idée monstrueuse de marier tous les attributs de l’univers carcéral avec ces choses simples, humaines, d’un quotidien attendrissant, que j’ai laissé là-bas, dans un monde à jamais inaccessible, et qu’il me semble maintenant n’avoir connu qu’en rêve.
Courant et clopinant avec des cris aigus, des rires et des flots de larmes, une trentaine d’enfants de l’âge qu’avait mon petit Vassia au moment de notre séparation parcouraient la baraque en tous sens. Chacun défendait sa place sous le soleil de la Kolyma5 dans une lutte sans trêve contre les autres. Ils s’assenaient sans pitié de grands coups sur la tête, se prenaient aux cheveux, se mordaient...
Ils éveillèrent en moi des instincts ataviques. J’aurais voulu les rassembler tous autour de moi et les serrer bien fort pour les défendre contre les éléments. J’aurais voulu me lamenter tout haut sur leur sort, comme une vieille nourrice : “Oh, mes pauvres petits poulets... Oh, mes malheureux petits lapins...”
Je fus tirée de cet état par Ania Cholokhova, avec qui je devais travailler en tandem. Cette femme était le bon sens et l’activité incarnés. Le nom russe de Cholokhova lui venait de son mari. Elle-même était Allemande et anabaptiste mennonite, habituée depuis l’enfance à la ponctualité. Le genre de gens qu’on appelle dans les camps des “fignoleurs”.
“Écoutez-moi, Génia”, dit-elle en posant sur la table une marmite d’où s’échappait le parfum supraterrestre d’un plat de viande, “si jamais un des chefs vous voit dans cet état, vous êtes bonne pour repartir dès demain à l’abattage des arbres. Comme trop nerveuse... Ici, il faut avoir des câbles à la place des nerfs. Reprenez-vous ! Du reste, c’est l’heure de faire manger les enfants, et je ne m’en tirerai pas toute seule.”
Ce serait péché de prétendre qu’on les laissait mourir de faim. Non. Ils mangeaient leur content, et si j’en crois mon jugement d’alors, la nourriture était même bonne. Mais le fait est que tous mangeaient comme des détenus miniatures : hâtivement, d’un air concentré, en raclant soigneusement leur écuelle de fer-blanc avec un morceau de pain, ou simplement à coups de langue. On était frappé par la coordination de leurs mouvements, anormalement bonne pour leur âge. Mais quand je le dis à Ania, elle eut un geste amer :
“Pensez-vous ! Pour manger, ça oui ! parce que c’est la lutte pour la vie. Mais quand il s’agit de faire leurs besoins, il y en a bien peu qui demandent le pot. On ne les y a pas dressés. Et d’une manière générale, leur développement... Enfin, vous verrez vous-même...”
Le lendemain, j’avais compris. Oui, de l’extérieur ils me rappelaient tous douloureusement Vassia. Mais seulement de l’extérieur. À quatre ans, Vassia débitait par cœur d’énormes morceaux de Tchoukovski et de Marchak6, reconnaissait les marques de voitures, dessinait de superbes cuirassés et une des tours du Kremlin avec ses étoiles. Tandis que ceux-ci !
“Voyons, Ania, ils ne parlent pas encore ?”
Seuls quelques-uns de ces enfants qui avaient déjà quatre ans prononçaient certains mots, et encore sans les lier entre eux. Ce qui dominait, c’était le hurlement inarticulé, la gesticulation, la bagarre.
“Comment parleraient-ils ? Qui a jamais essayé de leur apprendre ? Qu’ont-ils entendu jusqu’ici ? m’expliqua Ania d’un ton neutre. Dans le groupe des nourrissons, c’est simple, ils restent tout le temps couchés dans leurs lits. Ils peuvent bien s’époumoner, personne ne les prend. Interdit. On doit seulement changer les couches mouillées. Si on a assez de linge, bien entendu. Dans le groupe des sevrés, ils sont entassés dans des parcs et se traînent à quatre pattes dans tous les sens ; on évite qu’ils s’entre-tuent ou se crèvent les yeux les uns aux autres, c’est tout. Et dans le troisième groupe, vous voyez vous-même. Déjà bien beau si on arrive à les faire tous manger et passer sur le pot.
— Il faudrait les prendre en main. Leur chanter des chansons... Leur dire des poésies... Leur raconter des contes de fées...
– Essayez ! Moi, le soir, j’ai tout juste la force de me traîner jusqu’à mon châlit. Alors, les contes de fées...”
Effectivement, nous avions du travail par-dessus la tête. Apporter de l’eau quatre fois par jour depuis la cuisine située à l’autre bout de la zone, et parcourir le même chemin avec les lourdes marmites pleines de nourriture. Et puis, bien entendu, faire manger les enfants, les mettre sur le pot, les changer de culotte, les défendre contre les énormes moustiques blanchâtres... Mais surtout, laver par terre. Un trait caractéristique de l’administration des camps en général était en effet l’obsession maladive de la propreté des sols. […] Au combinat pour enfants, nos planchers faisaient l’objet de la même surveillance sourcilleuse. Et comme aucune couche de peinture ne les protégeait, nous devions les gratter avec un couteau jusqu’à ce qu’ils brillent.
Un jour, j’essayai tout de même de mettre mon projet à exécution. Armée d’un vieux bout de crayon et d’un morceau de papier que j’avais réussi à me procurer, je dessinai sous les yeux des enfants la petite maison classique avec deux fenêtres et une cheminée qui fume.
Les premiers à réagir furent Stassik et Vérotchka, des jumeaux de quatre ans qui rappelaient plus que tous les autres les enfants du “continent7”. Ania m’avait parlé de leur mère : simple délinquante et non truande, coupable tout au plus de s’être trompée dans des additions, cette Sonia était une femme bien, tranquille, d’âge moyen. […]
Et je m’étais rappelé aussitôt que Stassik et Vérotchka étaient les seuls de tout le groupe à connaître ce mot énigmatique : “maman”. Maintenant que leur mère était au loin, ils répétaient parfois le mot d’un ton d’interrogation triste, tout en regardant autour d’eux avec perplexité.
“Regarde”, dis-je donc à Stassik en lui montrant la maison dessinée, “qu’est-ce que c’est ?
— Une baraque”, répondit assez distinctement le petit garçon.
En quelques coups de crayon, j’installai un chat près de la maison. Mais personne ne le reconnut, même pas Stassik. Jamais ils n’avaient vu un animal si rare. Alors j’entourai la maison de l’idyllique clôture traditionnelle.
“Et ça, qu’est-ce que c’est ?
— Une zone, une zone !” s’écria joyeusement Vérotchka en battant des mains.
Un jour je remarquai que le soldat du poste de garde, à l’entrée du combinat, jouait avec deux petits chiots. Ils gigotaient sur une vieille guenille posée sans façon sur la table de service, près du téléphone. Notre féroce gardien les grattait tantôt derrière les oreilles, tantôt sous le cou, et son visage de paysan était si plein de douceur et d’humour tendre, que je me décidai :
“Citoyen factionnaire ! Donnez-les moi ! Pour les enfants... Vous savez, ils n’ont jamais rien vu, rien, absolument rien... Nous les nourrirons... Nous avons parfois des restes...”
Déconcerté par cette requête inattendue, il n’eut pas le temps d’effacer son expression d’humanité et d’appliquer sur son visage le masque habituel de la vigilance. Je l’avais pris au dépourvu. Entrebâillant la porte du poste de garde, il me tendit les chiots avec leur litière.
“Bon, d’accord pour une quinzaine de jours... Le temps qu’ils grandissent un peu... Mais après vous me les rendrez. C’est des chiens de service !”
Dans le vestibule, à l’entrée de la baraque des débrouillés, nous installâmes donc “un coin des animaux”. Les enfants en tremblaient d’enthousiasme. À présent la punition la plus terrible était : “Tu n’iras pas voir les petits chiens !” Et le plus fort des encouragements : “Tu viendras avec moi donner à manger aux petits chiens !” Même les plus agressifs et les plus gloutons parmi eux mettaient volontiers de côté un petit morceau de leur pain blanc pour Écuelle et Gamelle. C’est ainsi que nous avions baptisé les chiots, en prenant des mots bien compréhensibles parce qu’ils faisaient partie de la vie quotidienne. Les enfants avaient saisi le côté plaisant de ces noms et ri de bon cœur.
Tout cela prit fin cinq jours plus tard. Par une grosse histoire. Le médecin-chef du combinat, une citoyenne libre nommée Evdokia Ivanovna, se mit dans tous ses états en découvrant notre “coin des animaux”.
Un foyer d’infection ! Ah, on avait eu bien raison de la prévenir que cette Cinquante-huit était capable de tout !
Elle ordonna que les chiots fussent immédiatement rendus au gardien, et nous passâmes quelques jours plus mortes que vives dans l’attente du châtiment : fini le travail facile, à nous la fenaison ou l’abattage des arbres. »
« Dans l’Extrême-Nord, là où la taïga rejoint la toundra, parmi les bouleaux nains, les buissons bas des sorbiers couverts de grosses baies jaune clair et aqueuses, parfaitement inattendues, et les mélèzes vieux de six cents ans qui n’arrivent à maturité qu’au bout de trois cents ans, il y a un arbre spécial : le pin nain. C’est un lointain parent du cèdre, un conifère : un arbuste à feuilles persistantes avec un tronc plus gros que le poing et long de deux ou trois mètres. I1 se contente de peu et pousse les racines accrochées dans la moindre fente du versant montagneux rocailleux. I1 est vaillant et têtu comme tous les arbres du Nord. I1 a une incroyable sensibilité.
L’automne s’attarde, la neige et l’hiver devraient déjà être là. Des nuages bas, bleu sombre, comme plein d’ecchymoses, défilent depuis de longues journées au bord de l’horizon tout blanc. Et aujourd’hui, au matin, le vent pénétrant de l’automne est devenu d’un calme menaçant. Est-ce un présage de neige ? Non, il ne neigera pas. Le pin nain ne s’est pas encore couché. Et les journées s’écoulent, il n’y a pas de neige, les nuages vagabondent quelque part derrière la montagne, un petit soleil pâle s’est levé dans le ciel immense et c’est toujours l’automne...
Mais le pin nain se recourbe. De plus en plus bas, comme sous un fardeau infini, sans cesse grandissant. I1 égratigne la pierre de son faîte et se presse contre terre en écartant ses pattes d’émeraude. Il s’aplatit. Il ressemble à une pieuvre avec des plumes vertes. Et, couché, il attend un jour ou deux ; le ciel blanc déverse enfin une neige poudreuse et le pin nain s’enfonce dans son hibernation comme un ours. La montagne blanche se couvre de grosses ampoules neigeuses : ce sont les arbustes de pin nain couchés pour l’hiver.
Et à la fin de l’hiver, quand la neige recouvre encore la terre sur une épaisseur de trois mètres, quand les tempêtes ont tassé dans les gorges une neige dure qui ne peut être entamée qu’au fer, les hommes attendent en vain les signes avant-coureurs du printemps, bien que c’en soit déjà l’époque selon le calendrier. Mais la journée ne se distingue en rien d’un jour d’hiver : l’air est coupant et sec et ne diffère en rien de celui de janvier. Heureusement, les sensations de l’homme sont trop faibles et sa perception trop simple ; d’ailleurs, il n’a pas beaucoup de sens, il n’en a que cinq, ce qui est tout à fait insuffisant pour la prédiction et la divination.
La nature est plus fine que l’homme dans ses sensations. Nous en savons quelque chose. Songez aux poissons de l’espèce des saumons qui ne viennent frayer que dans la rivière où a été pondu l’œuf qui leur a donné naissance. Songez aux routes mystérieuses des migrations d’oiseaux. Les plantes et les fleurs baromètres sont pléthore.
Mais voilà que dans la blancheur neigeuse infinie, dans l’entière désespérance, se dresse soudain le pin nain. Il secoue la neige de sa ramure, se redresse de toute sa hauteur et lève vers le ciel ses aiguilles vertes, givrées, à peine roussies. Il entend l’appel du printemps qui ne nous est pas perceptible et, lui faisant confiance, il se redresse, le premier de tous dans le Nord. L’hiver est terminé.
Il peut se produire autre chose : un feu de camp. Le pin nain est trop confiant. Il déteste tant l’hiver qu’il est prêt à croire en la chaleur d’un feu de camp. Si l’on en fait brûler un en hiver à proximité d’un buisson de pin nain recourbé, tordu pour son hibernation, il se redresse. Le feu s’éteint, et le conifère déçu se courbe à nouveau avec des larmes de dépit et se couche au même endroit. Et la neige l’ensevelit.
Non, il n’est pas seulement le prophète du temps. Le pin (83) nain est l’arbre de l’espoir : c’est l’unique arbre à feuilles persistantes de tout le Grand Nord. Dans la neige blanche étincelante, sa ramure d’aiguilles vert mat dit le Sud, la chaleur, la vie. L’été, il est modeste et passe inaperçu : tout fleurit aux alentours avec vélocité pour tâcher d’atteindre un plein épanouissement pendant le bref été du Nord. Les fleurs du printemps, de l’été et de l’automne se chassent les unes les autres en une impétueuse floraison. Mais l’automne approche, et tombent les petites aiguilles jaunies qui laissent les mélèzes à nu, l’herbe des champs se pelotonne et se dessèche, la forêt se dénude et on peut alors apercevoir sur l’herbe jaune pâle et sur la mousse grise le flamboiement des grandes torches vertes de pin nain.
J’ai toujours considéré le pin nain comme l’arbre russe le plus poétique, bien plus que le saule pleureur tant vanté, que le cyprès ou les platanes. Et ses bûches donnent davantage de chaleur. »
Arthur Koestler livre9 les dures conditions qui précèdent une remarquable description d’une « irruption mystique ». Elle est suivie d’un non moins remarquable commentaire.
Le vécu mystique n’est pas limité par l’innocence religieuse du sujet et ne demande aucune préparation volontaire. L’Inopinée survient par besoin extrême :
[…] J’avais pénétré par ruse dans le camp ennemi et j’avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour nuire à sa cause. Mon état était donc la conséquence logique d’un risque consciemment accepté ; la situation était nette, propre, équitable. […] On ne peut même pas dire, songeais-je en arpentant la cellule 40, que le châtiment soit hors de proportion avec le crime. Une guerre civile, comme une révolution, a des normes plus dures que le droit international. La ruse à laquelle j’avais eu recours à Lisbonne était particulièrement infâme. Dans L’Espagne ensanglantée, j’avais accusé l’adversaire de certaines atrocités tout en doutant de l’authenticité de la documentation employée ; il était normal que je fusse mis à même de contrôler mes dires par une expérience personnelle. […]
Mon journal de prison contient cette prière faite avec un demi-sérieux : « Accorde-moi, ô Seigneur, le droit de rouspéter, le droit de maudire mon travail, de ne pas répondre aux lettres, et d’être un poison pour mes amis. Vais-je jurer de devenir meilleur si ce calice s’écarte de moi ? Nous savons bien tous les deux, Seigneur, que ces promesses arrachées par la contrainte ne sont jamais tenues. Ne me fais pas chanter, Seigneur Dieu, et n’essaye pas de faire de moi un saint. Amen. »
Les réflexions que j’ai notées jusqu’ici étaient toutes sur le plan rationnel. Mais, à mesure que nous procéderons vers l’intérieur, nous en rencontrerons d’autres, de plus en plus gênantes et difficiles à réduire en mots. En outre, ils se contrediront l’un l’autre, car nous traversons ici des couches liées par le ciment de la contradiction.
Le jour où je fus arrêté, je crus trois fois mon exécution imminente : la première, dans la sala de la villa Santa Lucia, trois revolvers dirigés vers mes côtes ; pour la seconde, lorsque la voiture s’arrêta sur le terrain d’exécution improvisé du camino nuevo ; la troisième, quelques heures plus tard, lorsque, m’ayant annoncé que je serais fusillé dans la nuit, on me fit sortir du poste de police au crépuscule et monter dans un camion, avec cinq hommes derrière moi, le fusil sur les genoux, de sorte que je crus que nous roulions vers le cimetière alors que c’était seulement vers la prison.
Les trois fois, je bénéficiai du phénomène bien connu de la double conscience, un détachement qui tient du rêve et de l’étourdissement et sépare le moi conscient du moi agissant - le premier devenant un observateur détaché, le second un automate, tandis que l’air vous vibre aux oreilles comme au creux d’un coquillage. Cela n’est pas du tout désagréable ; ce qui le devient, c’est la réunion des deux parties séparées ramenant avec elle tout son poids de réalité.
Ces événements du même jour et des trois suivants avec leurs exécutions en masse, avaient apparemment provoqué un ébranlement et un déplacement des couches psychiques profondes, une diminution des résistances et [126] une nouvelle disposition de structure qui les laissa provisoirement ouvertes au nouveau type d’expériences dont je veux parler.
Ici commence la description du vécu précédant immédiatement l’état mystique, émerveillement indescriptible d’une libération. Soulignons « la légère gêne tapie » qui termine provisoirement la grande paix, surtout l’état « encore plus réel » et l’effet « tonique » qui s’ensuit :
Je le rencontrai pour la première fois, un jour ou deux après mon transfert à Séville. J’étais devant la fenêtre de la cellule 40 et, avec une tige de fer arrachée au ressort du matelas, je gravais des formules mathématiques sur le mur. Les mathématiques, la géométrie descriptive en particulier, avaient été le passe-temps favori de ma jeunesse, négligé par la suite pendant des années. J’essayai de me rappeler comment l’on établit la formule de l’hyperbole, et n’y parvins pas ; puis je recherchai celles de l’ellipse et de la parabole et, à ma grande joie, les trouvai. Enfin, je m’appliquai à la démonstration d’Euclide prouvant que la suite des nombres premiers est illimitée.
Les nombres premiers sont les nombres non divisibles, tels que 3, 13, 17, etc. On pourrait croire que, en s’élevant dans les séries numériques, les nombres premiers deviennent plus rares, chassés par les produits de plus en plus nombreux des petits nombres, et que l’on finirait par arriver à un nombre qui serait le nombre premier le plus élevé, la dernière vierge numérique. La démonstration d’Euclide prouve de façon simple et élégante qu’il n’en est rien, et que, à quelque région astronomique que l’on accède, on trouve toujours des nombres qui ne sont pas le produit de nombres plus petits, mais sont engendrés, pour ainsi dire, par immaculée conception 10. Depuis que j’avais fait connaissance à l’école avec la démonstration d’Euclide, celle-ci m’avait toujours rempli d’une satisfaction profonde, plus esthétique qu’intellectuelle. En retrouvant à présent la méthode et en gravant les symboles sur le mur, j’éprouvai le même enchantement.
Et voici que je compris soudain pour la première fois la raison de cet enchantement : les symboles griffonnés sur le mur représentaient un des rares cas où la description d’une qualité significative de l’infini est atteinte par des moyens précis et finis. L’infini est une masse mystique environnée de brume : pourtant, il était possible d’en acquérir une certaine connaissance sans s’embourber dans des ambiguïtés louches. La signification de ceci m’envahit comme une onde. L’onde avait son origine dans une découverte verbale articulée, mais celle-ci s’évapora aussitôt, ne laissant dans son sillage qu’une essence ineffable, un parfum d’éternité, un frémissement de la flèche dans l’azur. Je dus rester ainsi quelques instants immobile, en transe, habité par une réalisation sans parole : « C’est parfait — parfait » ; jusqu’au moment où je m’avisai d’une légère gêne mentale tapie au fond de mon esprit, quelque détail trivial gâtant la perfection de l’instant. Puis, je me rappelai la nature de cette gêne irritante : j’étais en prison et pouvais être fusillé. Mais à cela répondit aussitôt un sentiment dont la traduction en mots serait : « Et alors ? Ce n’est que ça ? Tu n’as pas de préoccupation plus grave ? » - réponse aussi spontanée, vive, amusée, que si la gêne intruse avait été la perte d’un bouton de col. Puis, je me remis à flotter dans un fleuve de paix sous des ponts de silence. Il ne venait de nulle part et n’allait nulle part. Puis il n’y eut plus ni fleuve ni moi. Le moi avait cessé d’exister.
Il est très embarrassant d’écrire une telle phrase quand on a lu The Meaning of Meaning et grignoté du positivisme logique, quand on aspire à la précision verbale et déteste le vague et le nébuleux. Mais l’expérience « mystique », comme nous l’appelons de façon équivoque, n’est ni nébuleuse, ni vague, ni molle — elle ne le devient que lorsque nous l’avilissons par l’expression verbale. Cependant, pour communiquer ce qui est incommunicable par nature, il faut bien le traduire en mots, et l’on se trouve dans un cercle vicieux. Quand je dis : « le moi avait cessé d’exister », je rapporte une expérience concrète aussi incommunicable verbalement que le sentiment provoqué par un concerto de piano, mais tout aussi réel — encore plus réel. En fait, sa marque essentielle est la sensation que cet état est plus réel que tous ceux qu’on a éprouvés jusqu’alors, que, pour la première fois, le voile est tombé, et qu’on est en contact avec « la réalité réelle », l’ordre caché des choses, le tissu du monde révélé par les rayons X et obscurci, à l’état normal, par des couches opaques.
Ce qui distingue ce genre d’expérience du ravissement émotif causé par la musique, les paysages ou l’amour, est que le premier a un contenu nettement intellectuel ou plutôt nouménal. Il a un sens, bien que celui-ci ne s’exprime pas en termes de discours. Les transcriptions verbales les plus proches sont l’unité et l’interdépendance de tout ce qui existe, une interdépendance comme celle des champs de gravitation ou des vases communicants. Le « moi » cesse d’exister parce qu’il est, par une espèce d’osmose mentale, entré en communication avec le tout universel, et a été dissous en lui. C’est cet état de dissolution et d’expansion illimitée que l’on éprouve sous forme de « sentiment océanique », comme la disparition de toute tension, la sérénité absolue, la paix qui transcende toute intelligence.
Le retour au bas ordre de la réalité se fit pour moi peu à peu comme le réveil de l’anesthésie. Je retrouvai l’équation de la parabole gravée sur le mur sale, le lit de fer et la table de fer, la bande bleue de ciel andalou. Mais il ne me restait aucun arrière-goût pénible comme dans les autres modes d’intoxication. Au contraire, un effet tonique de sérénité, destructeur de la peur, se prolongea pendant des heures et des jours. On eût dit qu’une dose massive de vitamines m’avait été injectée dans les veines. Ou, pour changer de métaphore, je repris mon voyage autour de ma cellule comme une vieille voiture dont on vient de recharger les batteries.
Je ne sus jamais si l’expérience même avait duré quelques minutes ou une heure. Elle se reproduisit, au début, deux ou trois fois par semaine, puis les intervalles devinrent plus longs. Elle ne pouvait jamais être provoquée volontairement. Après ma libération, elle devint plus rare encore, ne revenant qu’une ou deux fois par an. Mais, à cette époque, les fondations d’un changement de personnalité étaient accomplies.
Je désignerai désormais ces expériences par « les heures à la fenêtre ».
Koestler sépare ici par un espace blanc son témoignage de son commentaire :
La conversion religieuse du lit de mort ou de la cellule du condamné est une tentation presque irrésistible. Cette tentation a deux côtés :
L’un joue sur la peur nue, sur l’espoir d’un salut individuel par une capitulation sans condition des facultés critiques à quelque forme archaïque de démonologie. L’autre est plus subtil. Face à l’Absolu, au suprême nada, l’esprit peut s’ouvrir à l’expérience mystique. Celle-ci peut être considérée comme « réelle », à la manière d’un élément subjectif indiquant une réalité objective qui échappe ipso facto à la compréhension. Mais, l’expérience étant sans expression verbale, sans forme sensorielle, couleur ni mots, se prête à toutes sortes de transcription, soit visions de la croix, soit déesse Kali ; celles-ci ressemblent aux rêves d’un aveugle-né et peuvent prendre l’intensité d’une révélation. Ainsi, une expérience mystique authentique peut amener une conversion de bonne foi à n’importe quelle religion : christianisme, bouddhisme ou adoration du feu.
Je livrai donc une guerre sur deux fronts : contre la façon de penser concise, rationnelle, matérialiste qui, en trente-deux ans d’entraînement à la netteté mentale, était devenue une habitude et une nécessité comme l’hygiène corporelle — et contre la tentation de céder et de rentrer dans le ventre chaud et protecteur de la foi. Avec ces nocturnes cris étouffés de madre et socorro dans l’oreille, la seconde solution paraissait aussi attirante et naturelle que de se mettre à couvert d’un tir dont on est la cible.
Les « heures à la fenêtre » qui avaient commencé par la réflexion rationnelle que les propositions finies sur l’infini étaient possibles — et qui, en fait, représentaient une série de ces propositions sur un plan non rationnel — m’avaient convaincu qu’il existe un ordre plus haut de réalité qui seul donnait un sens à la vie. J’en vins plus tard à l’appeler « la réalité du troisième ordre ». Le monde étroit de la perception sensorielle constituait le premier ordre ; ce monde sensoriel était enveloppé par le monde conceptuel qui contenait des phénomènes non directement perceptibles, tels que la gravitation, les champs électromagnétiques et l’espace courbe. Ce second ordre de réalité comblait les lacunes et donnait un sens au décousu absurde du monde sensible.
De même, le troisième ordre de la réalité enveloppait, pénétrait le second et lui donnait un sens. Il contenait des phénomènes « occultes » qui ne pouvaient être appréhendés ou expliqués ni au niveau sensoriel ni au niveau conceptuel, et pourtant les envahissaient parfois comme des météores spirituels perçant la voûte primitive des cieux. Tout comme le monde conceptuel révélait les illusions et les déformations des sens, le « troisième ordre » révélait que le temps, l’espace et la causalité, que l’isolement, 1 a séparation et les limitations spatio-temporelles du moi n’étaient que des illusions d’optique d’un niveau plus élevé. Si l’on s’en remettait aux illusions du premier type, le soleil se noyait chaque soir dans la mer, et un moucheron dans l’œil était plus grand que la lune ; si c’était l’ordre conceptuel que l’on prenait pour l’ultime réalité, le monde devenait un conte tout aussi absurde, conté par un idiot ou par des électrons idiots qui faisaient que des enfants étaient écrasés par des autos et que des petits paysans andalous recevaient des balles de fusil dans le cœur, la bouche, les yeux, sans rime ni raison. De même que l’on ne sent pas dans sa peau l’attirance de l’aimant, de même on ne pouvait espérer enfermer dans des termes connus la nature de la suprême réalité. C’était un texte écrit avec de l’encre invisible ; et, bien qu’on ne pût pas le lire, le fait qu’on savait qu’il existait suffisait à altérer la texture de notre existence et à faire se conformer nos actions au texte.
Je me plus à la métaphore suivante : le capitaine d’un bateau s’embarque, ayant en poche des instructions dans une enveloppe scellée qu’il n’aura le droit d’ouvrir qu’en pleine mer. Il attend avec impatience cet instant qui mettra fin à toute incertitude, mais, le moment venu, et l’enveloppe ouverte, il ne trouve qu’un texte invisible qui défie tous les efforts de la chimie. Par-ci par-là, un mot devient visible, ou le chiffre d’un méridien, puis s’efface de nouveau. Il ne connaîtra jamais d’instructions précises ; et ne saura pas s’il les a accomplies ou bien s’il a failli à sa mission. Mais la présence des instructions dans sa poche, même indéchiffrables, fait qu’il pense et agit différemment du capitaine d’un bateau de plaisance ou d’un navire de pirate.
J’aimais aussi à penser que les fondateurs de religion, prophètes, saints et mages avaient été par moments capables de lire un fragment du texte invisible ; après quoi, ils l’avaient tellement gonflé, dramatisé, orné, qu’ils n’auraient pu dire eux-mêmes quelles en étaient les parties authentiques.
Un testament espagnol ne contient que quelques allusions à tout cela ; en partie, comme je l’ai dit, parce qu’à l’époque où je l’écrivais la guerre d’Espagne n’était pas terminée, et je ne voulais pas m’abandonner à l’introspection, et en partie parce que j’étais encore trop bouleversé pour rendre clairement compte, fût-ce à moi-même, de ce qui s’était passé dans la cellule 40.
Quand je fus autorisé pour la première fois, au bout de soixante-quatre jours de cellule, à sortir pour la promenade et eus mes premiers contacts avec d’autres prisonniers, ils étaient trois dans le patio […]
§
Arthur Koestler, Hiéroglyphes (The invisible writing) traduit de l’anglais par Denise Van Moppès, Calman-Lévy, 1955.
[moins percutant que le Testament Espagnol mais profond dans sa fin]11
choix ? pour l’instant en caractères maigres
XXXIII
LES HEURES A LA FENÊTRE
L’ORDRE chronologique des événements au cours des quatre mois suivants fut celui-ci :
Je fus arrêté le 9 février, gardé quatre jours incommunicado à la prison de Malaga, puis transféré, le 13 février, à la prison centrale de Séville. Je fus au secret trois mois, au cours desquels je fis la grève de la faim pendant vingt-six jours. Durant les premiers soixante-quatre jours je resta iincommunicado dans ma cellule et n’eus pas droit à la promenade. Après cela, je demeurai au secret, mais fus autorisé à sortir deux heures par jour dans la cour, en compagnie, de trois autres prisonniers. Je fus échangé le 14 mai, après quatre-vingt-quinze jours de prison, contre un otage retenu par le gouvernement de Valence.
Je ne fus ni torturé ni battu, mais je fus témoin des sévices subis par mes codétenus et de leur exécution et, à part les quarante-huit dernières heures, je m’attendais constamment à partager leur sort.
Je ne fus jamais officiellement informé qu’une condamnation à mort eût été prononcée contre moi. Les autorités franquistes faisaient des déclarations équivoques et contradictoires avec l’intention apparente d’embrouiller la question. La seule information authentique que je fus en mesure d’obtenir par la suite est le rapport publié par le docteur Marcel Junod, délégué du Comité international de la Croix-Rouge, qui négocia mon échange et qui avait été officiellement informé de ma condamnation à mort par le général Franco12. D’autre part, quelques jours avant l’accord intervenu au sujet de l’échange, le consul britannique de Séville fut autorisé à venir me voir en prison et me dit que le Foreign Office avait demandé au général Franco l’assurance que je ne serais pas exécuté, assurance qui fut refusée sous prétexte que mon cas était toujours sub judice. Je ne fus interrogé qu’une fois, immédiatement avant ma libération, sous l’accusation capitale de « complicité dans une rébellion militaire », mais cet interrogatoire était une pure formalité.
La seule communication directe que je reçus concernant mon sort, alors que j’étais en prison, me fut faite onze jours après mon arrestation. Le 19 février, trois officiers de la Phalange, dont une jeune femme, visitèrent ma cellule et se présentèrent comme des membres du service de presse et de propagande du général Franco. Ils m’informèrent que j’étais ou serais (l’alternative était laissée dans le vague) condamné à mort pour espionnage, mais qu’il se pouvait que le général Franco, par un acte de clémence, commuât ma. peine en prison à perpétuité. Sur quoi je fus invité, à faire une déclaration sur mes sentiments pour le général Franco. Dans un accès de faiblesse, je dictai une déclaration disant que je croyais que le général Franco avait des sentiments humanitaires auxquels je savais pouvoir me fier, mais, lorsque vint le moment de signer cela, je m’étais suffisamment repris pour barrer ma déclaration et lui en substituer une autre disant que, si le général Franco m’accordait une commutation de peine, j’en conclurais qu’il agissait pour des motifs politiques et continuerais à croire la conception socialiste de l’avenir de l’humanité13. Selon une autre version que Burgos communiqua (à la News Chronicle ou à une délégation de parlementaires britanniques, je ne me souviens plus), une condamnation à mort pour espionnage avait déjà été prononcée contre moi par le tribunal militaire de Malaga avant mon transfert à Séville.
J’ai noté pour mémoire ces versions contradictoires, bien
que je n’en aie pas eu connaissance à l’époque ; si j’en avais su les détails, ils n’auraient fait que me confirmer dans ma
conviction qu’on allait, une nuit ou une autre, me sortir de ma cellule et me coller au mur du cimetière. Au cours des premiers jours qui suivirent la prise de Malaga, des prisonniers étaient cueillis par fournées et fusillés à n’importe quelle heure ; plus tard, à Séville, les choses s’ordonnèrent selon des habitudes plus régulières, et les exécutions avaient lieu trois ou quatre fois par semaine, entre minuit et deux heures du matin. Pendant le mois de mars, quarante-cinq hommes de notre prison furent tués. Pendant les treize premiers jours d’avril, il n’y eut pas d’exécutions, mais, au cours de six nuits, entre le mardi 13 avril et le lundi 19, cinquante hommes furent exécutés, le total le plus élevé pour une seule nuit (celle du 13 avril) étant de dix-sept. Après cela, je cessai de compter, ayant mis au point une technique pour dormir pendant les heures critiques.
Les choses se passaient, en général, assez doucement et silencieusement. Les victimes n’étaient pas averties, et la plupart étaient trop stupéfaites ou trop fières pour faire une scène lorsque les gardes les emmenaient, accompagnés par le prêtre, de leurs cellules au camion qui les attendait. Quelques-uns chantaient, d’autres pleuraient ; on entendait des cris étouffés Madre et Socorro. Parfois, je voyais toute la procession, le prêtre, les gardes et la victime, passer rapidement devant le judas de ma porte, mais, le plus souvent, je ne faisais que les entendre, l’oreille pressée contre le battant. On allait parfois chercher les victimes dans les cellules communes du second étage, ou dans une aile différente ; parfois chez les incommunicados de la rangée de mort où j’étais logé ; il était impossible de discerner une méthode. Une nuit, celle du mardi 15 avril, les habitants des cellules 39, 41 et 42, à droite et à gauche de la mienne, furent tous emmenés, la mienne seule, qui portait le no 40, étant épargnée après que le gardien eut enfoncé sa clef, par erreur sans doute, dans ma serrure puis l’en eut retirée.
La plupart des victimes étaient des miliciens capturés sur lesquels on avait trouvé la carte du parti anarchiste ou communiste, d’un syndicat ou tout autre papier compromettant. Ils avaient comparu quelques minutes devant un tribunal militaire et avaient été ramenés en prison avant que le jugement eût été prononcé. La sentence était le plus souvent le passage par les armes. Elle était parfois commuée en longues peines de prison, auquel cas le prisonnier en était officiellement informé et transféré dans un pénitencier. Si, d’autre part, la condamnation était maintenue, le prisonnier ne l’apprenait que lorsqu’on venait le chercher dans la nuit. Son incertitude pouvait se prolonger des semaines, des mois. Le record, détenu par un capitaine de la milice, était quatre mois et demi.
Une autre forme d’exécution que Franco avait remise en vigueur, comme Hitler la hache, était la vile garotte, la machine à étrangler, connue par les dessins de Goya. La victime, assise, liée à un poteau, était lentement étouffée à mort entre un collier de fer entourant son cou et une vis qu’on enfonçait en travers du poteau derrière sa nuque. L’homme qu’on appelle « le poitrinaire » dans Un Testament espagnol fut exécuté de la sorte quelques jours après ma mise en liberté. C’était un des trois prisonniers avec qui je faisais la promenade, ancien chef d’un groupe de vigilantes à Madrid, nommé Garcia Attadel. Je ne connais pas d’autre cas d’exécution par vile garotte. C’est Garcia qui me dit que le garrot avait été remis en usage, mais il affectait de croire que c’était pour la forme.
Personne ne fut torturé ni battu dans la prison de Séville pendant que je m’y trouvais : ces pratiques étaient confinées aux postes de police et aux casernes de la Phalange. Les gardes, dans l’ensemble, étaient humains, la nourriture suffisante et, à l’exception de ceux d’entre nous qui étaient incommunicados, les prisonniers étaient autorisés à se promener et à jouer presque toute la journée en plein air dans le patio,
C’est là, je crois, tout ce qu’il faut que je répète au sujet des conditions extérieures et des événements de la période dont traite Un Testament espagnol, et je puis, à présent, aborder l’évolution intérieure dont je n’ai pas parlé dans le premier ouvrage.
Pour commencer, pendant la première période de secret à Séville (mais pas les quatre jours précédents à Malaga), la névrose d’anxiété et le sentiment de culpabilité qui l’accompagnait furent suspendus. Certes, j’étais souvent rempli d’appréhension et de crainte, mais c’était là une peur rationnelle et saine, non pas obsessive ni morbide. Je dormais bien, sauf les nuits où j’entendais conduire au supplice mes camarades, et, même ces nuits-là, je dormais ensuite. J’eus tout le temps des rêves agréables, souvent de paysages grecs et de femmes très belles, mais insexuées, alors qu’en période normale j’ai des rêves pénibles jusqu’au cauchemar. Je connus des heures de désespoir intense, mais il s’agissait d’heures et, entre elles, des journées entières s’écoulaient dans une paix et un bonheur nouveaux.
Ce paradoxe s’explique peut-être par la satisfaction d’une faim de châtiment. La névrose d’anxiété est l’anticipation d’un châtiment inconnu pour un crime inconnu. La punition était venue à présent sous une forme tangible et concrète pour une faute concrète et tangible ; les cartes étaient abattues. Que je fusse techniquement coupable devant la loi, d’espionnage ou d’un autre crime, n’importait pas ; j’avais pénétré par ruse dans le camp ennemi et j’avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour nuire à sa cause. Mon état était donc la conséquence logique d’un risque consciemment accepté ; la situation était nette, propre, équitable.
Deux ans après l’Espagne, je fus interné pendant six mois dans un camp de concentration français et, un an après, passai plusieurs semaines dans une prison anglaise. Ces emprisonnements-là ne mettaient pas ma vie en danger et, du point de vue matériel, étaient moins durs que celui de Séville. Mais je savais que j’étais innocent, que ma détention était stupide et injuste, et cela rendait ces internements —, relativement confortables —, mentalement insupportables et spirituellement stériles. Au Vernet et à Pentonville, je savais que je finirais bien par sortir et reprendre ma vie. Dans la cellule 40 à Séville, ce que j’avais de mieux à espérer était une commutation de la peine de mort et une amnistie au bout de trois ou cinq ans ; pourtant, j’étais beaucoup plus heureux et en paix avec le monde et moi-même dans la cellule 40. J’insiste sur ce contraste parce qu’il semble indiquer que la soif de justice est autre chose et plus que le produit de considérations rationnelles ; qu’elle est enracinée dans des profondeurs de la psyché qu’une psychologie pragmatique ou hédoniste ne pénètre pas.
On ne peut même pas dire, songeais-je en arpentant la cellule 40, que le châtiment soit hors de proportion avec le crime. Une guerre civile, comme une révolution, a des normes plus dures que le droit international. La ruse à laquelle j’avais eu recours à Lisbonne était particulièrement infâme. Dans L’Espagne ensanglantée, j’avais accusé l’adversaire de certaines atrocités tout en doutant de l’authenticité de la documentation employée ; il était normal que je fusse mis à même de contrôler mes dires par une expérience personnelle. Le chapitre du livre consacré au général Queipo de Llano, fondé sur une interview obtenue par fraude, était un portrait tracé d’une plume empoisonnée. Il constituait à présent un élément du dossier qui se trouvait sur le bureau du général Queipo de Llano, de la juridiction de qui dépendait mon sort. Il y avait dans tout cela un dessin net et symétrique. Toutefois, un dessin ne présuppose pas nécessairement un dessinateur. La symétrie des cristaux est le produit de forces électrochimiques. La nature aime la symétrie, tend organiquement vers la symétrie. La justice est un concept de symétrie éthique et, par conséquent, un concept essentiellement naturel, tout comme le dessin d’un cristal.
Ainsi, la justice se mit à prendre dans mes songeries une double signification en tant que besoin biologique et absolu éthique fondé sur le concept de symétrie. Elle était indépendante de toute considération utilitaire, mais également indépendante des doctrines théologiques. La notion de « justice divine » en paraissait une lamentable caricature, avec sa carotte et son fouet — la source inconsciente suprême de toute peur. Je me félicitai de la disparition de l’anxiété et l’attribuai à ce concept de justice nouvellement découvert, considéré comme une dimension inhérente au contenu espace-temps. Certains meurent, les chaussures propres, d’autres la pensée nette ; je ne voulais pas qu’une boue mystique vînt souiller l’intégrité de ma pensée. Le souvenir de la maison sur le lac et de la fin de Maria n’était pas tentant. Moins tentante encore la pensée de la soudaine conversion de Dostoïevski en face du peloton d’exécution. Cet épisode classique me revenait naturellement souvent à l’esprit ; j’y voyais une lâche reddition de l’intelligence non à la grâce divine, mais à la peur qui fait trembler la chair, et j’y comparais mes propres réactions. Mon journal de prison contient cette prière faite avec un demi-sérieux :
« Accorde-moi, ô Seigneur, le droit de rouspéter, le droit de maudire mon travail, de ne pas répondre aux lettres, et d’être un poison pour mes amis. Vais-je jurer de devenir meilleur si cc calice s’écarte de moi ? Nous savons bien tous les deux, Seigneur, que ces promesses arrachées par la contrainte ne sont jamais tenues. Ne me fais pas chanter, Seigneur Dieu, et n’essaye pas de faire de moi un saint. Amen. »
Les réflexions que j’ai notées jusqu’ici étaient toutes sur le plan rationnel ; elles ne constituent qu’un aspect, le plus super
[saut de pages à partir de la précédente n° 421 à la 431]
431 … où c’est tous les jours le jour du jugement. Quand j’en sortis, l’élan continua. Il était né dans les fondations inconscientes de la personnalité, mais il fallut des années pour en changer progressivement la structure intellectuelle.
Je ne crois pas que personne, sauf un être très primitif, puisse renaître en une nuit, comme le prétendent tant de récits de conversions. Je crois que l’on peut soudain « voir la lumière » et subir un changement qui altérera complètement le cours de votre vie. Mais un changement de ce genre se produit au centre spirituel du sujet et mettra longtemps à gagner la périphérie jusqu’à ce qu’à la fin l’entière personnalité, les pensées et les actions conscientes en soient imprégnées. Une conversion qui, après la première crise authentique, s’épargne de nouveaux labeurs en achetant un paquet de croyances toutes faites et remplace une série de dogmes par une autre n’est pas un exemple fait pour inspirer ceux qui tiennent à un minimum d’honnêteté intellectuelle. Je ne crois pas non plus qu’une transformation spirituelle véritable puisse être le résultat de raisonnements conscients se propageant, pour ainsi dire, de haut en bas. La transformation commence au niveau où résident les axiomes inconscients de la foi, les prémices implicites de la pensée, les principes innés de valeur. Elle commence, en somme, dans la salle des machines, dans les boîtes de courant et les tuyaux à gaz qui règlent la vie de la maison ; le réaménagement intellectuel vient après. Certains convertis éminents d’aujourd’hui semblent avoir tout abandonné aux décorateurs, et l’amour chrétien qu’ils témoignent à leur prochain est à peu près aussi convaincant qu’une offensive de paix communiste.
Il était plus facile de rejeter le concept utilitaire de l’éthique que de lui trouver un substitut. La solution était peut-être dans un renversement de la maxime de Bentham : la moindre souffrance pour le plus petit nombre. C’était séduisant, jusqu’à un certain point. Mais, au-delà de ce point, il y avait le quiétisme, la stagnation et la résignation. Passer de Lénine à Gandhi était également séduisant, mais c’était encore un raccourci, une culbute d’un extrême à l’autre. Peut-être la solution résidait-elle dans une nouvelle forme de synthèse entre le saint et le révolutionnaire, entre la vie active et la vie contemplative ; ou peut-être vivions-nous une ère de transition comparable aux derniers siècles de l’Empire romain et pour laquelle il n’existait pas de solution.
« Allongée sur le sol, ou recroquevillée sur l’intense douleur qu’elle ressentait au plexus solaire depuis quelque temps, elle n’arrivait pas toujours à dormir. C’est au retour qu’elle m’a dit (car entre nous les effusions n’étaient pas de mise) qu’elle venait chercher des forces vitales auprès de moi, et qu’elle en recevait. Je l’ai crue : il y avait réellement des échanges extraordinaires entre ces êtres que le jeûne et les souffrances amenaient à des états inhabituels. Je me souviens d’un soir, sur la route du retour, où j’ai eu soudain la sensation que, marchant silencieusement à mon côté, elle était en train de mourir. Je l’ai comme prise en charge dans mon cœur, j’ai intensément prié pour elle, et je l’ai sentie lentement revenir à la vie. Sans un mot. Sans la toucher. Et ce lien mystérieux jouait dans les deux sens : je n’ai pas été pour elle plus qu’elle n’a été pour moi. Il est un verset de l’Écriture sainte qui dit « Un frère qui est aidé par son frère est comme une citadelle fortifiée » 14.
Table des matières
Témoins dans l'épreuve extrême 1
Témoignages de 1914 à 1953 issus des Enfers. 2
1943 Etty Hillesum (1914-1943). 7
1977 Evguénia Guinzbourg (1906-1977) 10
1982 Varlam Chalamov (1907 - 1982) 15
1983 Arthur Koestler (1905-1983). 17
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Garamond 10 et titres gras
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1Notre mémoire retient le bruit des sirènes et avions et notre être a bu l’angoisse parentale. Aussi nous avons lu de nombreux « témoignages extrêmes » qui constituent après tri un rayon de livres. Il ne s’agit pourtant que d’une infime fraction sur les dizaines de milliers de témoignages recueillis.
2E. Hillesum, Une vie bouleversée… Seuil, 1995. – Nombreuses rééditions dont l’intégrale des journaux.
3Evguenia S. Guinzbourg, Le Vertige, Seuil, 1967, & Le Ciel de la Kolyma, (= tome 2 du Vertige), Seuil, 1980, d’où provient ce “premier chapitre”.
4Une zone : un périmètre strictement gardé entouré d’une enceinte.
5Région de camps situés dans le nord-est sibérien et proche du pôle du froid. Mines d’or.
6Auteurs de contes en vers pour enfants.
7La kolyma est une « île » accessible par bateau ou avion…
8Varlam Chalamov, Récits de Kolyma, 1986. Réédité depuis.
9Arthur Koestler, La quête de l’absolu, Calmann-Lévy, Paris, 1981 124 sq.
10Voici cette démonstration, à l'intention des amateurs. Supposons que P est le plus grand nombre premier; puis supposons un nombre égal à l x 2 x 3 x 4 x … x P. Ce nombre est représenté par le symbole P ! Ajoutons-y 1 : (P ! +1). Ce nombre n'est évidemment pas divisible par P ni par aucun nombre plus petit que P, ceux-ci étant tous contenus dans P ! [note de l’auteur].
11Dossier L.S. des « instants » suite.
12Dr Junod, op. cit.
13Pour le texte de cette déclaration, voir Un Testament Espagnol. Elle ne fut jamais utilisée par le service de propagande de Franco.
14Eliane Jeannin-Garreau, Ombre parmi les ombres, Chronique d’une Résistance, 1941-1945, Paris, Muller, 1991.