Au cours des trois derniers siècles de l’empire romain, cinq tendances
reflètent la vitalité de traditions issues d’une grande civilisation
passée de la sagesse grecque à la foi chrétienne non sans apports de
l’une à l’autre. Elles sont suggérées en quelques touches :
Les stoïciens[38] proposent une « philosophie du bonheur », tout
comme les épicuriens. L’apatheia (absence de passions) est reprise par
des chrétiens grecs (Evagre[39], Climaque). L’influence de Cicéron sera
importante mais elle s’exerce au niveau de l’ascèse plutôt que chez les
mystiques [40]. Celle de Sénèque sera considérable chez tous et à toute
époque : « On n’est pas sage, on le devient » et son exhortation,
rédigée lorsque le péril le menace, émeut. L’influence d’Epictète,
mineure sur les Pères du désert contrairement à ce qui a été avancé,
s’exerce dans l’Occident chrétien lorsque les milieux
platoniciens de Florence, le prenant pour un disciple de Platon,
assurent sa traduction latine par Politien (1497) [41]. François de
Sales et Pascal l’apprécient, avec des réserves.
L’œuvre de Plotin [42] fut très influente dès le Moyen Age, ne
serait-ce que par l’intermédiaire d’Origène (~185 ~254), que l’on a cru
être son condisciple à Alexandrie auprès d’un maître commun, père du
néoplatonisme, Ammonios Saccas. Si cette thèse séduisante reste
incertaine, l’Origène disciple d’Ammonios (avec Herennios) pouvant
avoir été confondu à tort avec l’Origène chrétien, elle traduit bien
l’importance et une certaine confiance accordée à Plotin [43]. Au XIIe
siècle, Guillaume de Saint-Thierry connaît bien Origène, « le plus lu
de tous les anciens auteurs grecs » [44].
Le néoplatonisme ne s’arrête pas à l’œuvre de Plotin : la permanence de
l’école néo-platonicienne malgré la montée en puissance du
christianisme et une vie « en famille » probablement de nature
spirituelle propre au milieu de l’Ecole d’Athènes est heureusement
évoquée en introduction à la Théologie platonicienne de Proclus
(412-485) :
La tradition de la philosophie platonicienne, devenue le dernier
rempart de la religion païenne ... s’est conservée à l’intérieur de «
familles d’universitaires » comme une foi que l’on se transmettait de
père en fils[45].
L’apport des « païens » a été sous-estimé par suite de la destruction
systématique des sources écrites, combiné au désir d’attribuer une
valeur incomparable à des écrits chrétiens. Parmi les rares textes
antiques qui nous sont parvenus : à l’Hymne à Zeus stoïcien[46] répond
sept siècles plus tard l’Hymne à la transcendance de Dieu de Proclus,
attribué à Denys, qui témoigne de la piété personnelle des derniers
philosophes païens [47] :
Plotin aurait touché quatre fois mystiquement « le Premier ». Rappelons
l’universalité de sa voie « apophatique ». Damascius d’Alexandrie, le
dernier des maîtres « païens », célèbre l’Ineffable, « inaccessible à
tous », peu avant la fermeture en 529 de l’école d’Athènes. Elle semble
moins vivante chez les intermédiaires Porphyre (-305) et Jamblique.
Mais on la retrouve chez Proclus (-484).
Elle influença Denys [48] et par ce supposé disciple de
Jésus exerça d’innombrables influences indirectes. Le néoplatonisme
exerça aussi une grande influence par une autre voie, celle des
commentaires de Proclus aux dialogues de Platon repris au Moyen Age,
puis à la Renaissance par l’académie platonicienne de Florence
illustrée par Ficin ( ? -1499), enfin au XVIIe siècle par les
platoniciens de Cambridge.
Le commentaire sur le Parménide rassemble ainsi les thèmes de la
supériorité de l’amour et des conditions nécessaires à la contemplation
de l’Unique :
Enfin s’exercent par l’intermédiaire de Denys l’Aréopagite (v. section ci-dessous).
La patristique grecque est restée influente en Orient mais ne peut
être négligée sous le prétexte que sa présence dans l’occident latin
est diffuse, car elle fut relayée par l’intermédiaire des Byzantins
[50]. Nous évoquerons par la suite Clément d’Alexandrie (- av. 215),
figure très importante pour un Fénelon émerveillé de trouver un frère
en expérience dans un passé si proche du Christ. Antoine (- 356) a une
grande influence sur le monachisme occidental ; Basile de Césarée
(- 379) parle de l'Esprit « incirconscriptible », qui n'est pas
l'esprit opposé au corps mais l'esprit indépendant de nos catégories
temporelles et spatiales : « l'Esprit ... émet suffisamment pour tous
la grâce en plénitude ». L’humilité est le remède et le moyen du salut.
L’initiative est divine, conformément à l’expérience de tous les
mystiques :
Faut-il lui reconnaître une première division devenue classique « des
trois voies » en voie purgative, voie illuminative, voie unitive ?
Par lui [l’Esprit] s’opère la montée des cœurs. Il conduit par la main
les faibles et rends parfaits les progressants. Illuminant ceux qui
sont purifiés de toute souillure, il les rends spirituels en se les
unissant [51].
Parmi les écrits des Pères grecs, La vie de Moïse ou traité de la
perfection en matière de vertu de Grégoire de Nysse [52] présente « une
doctrine toute centrée sur la perfection conçue comme progrès indéfini
», selon J. Danielou qui résume ainsi la doctrine : « Le but de la vie
spirituelle est de rendre l'âme à sa vraie nature. C'est l'idée commune
à toute la pensée antique, ... idée platonicienne, d'une divinité
immanente à l'âme que l'âme retrouve par un retour en elle-même. Mais
cette idée paraît difficilement conciliable avec la conception
chrétienne de la gratuité de la communication que Dieu fait de
lui-même. ... L'essence de l'âme est ... une « participation » toujours
croissante, mais jamais achevée, à Dieu. » [53].
Grégoire de Nysse présente le sens spirituel du récit de l’Exode. Il souligne la transcendance divine :
La « nuée » de la grâce est notre guide dans la quête du bien :
Entretenir sans cesse la disposition amoureuse est la condition requise pour contempler une beauté qui se découvre sans limite :
Saint Augustin est le plus influent des Pères latins. Dans la droite
ligne de saint Paul, il a été marqué par Cicéron, Mani, Plotin,
Ambroise. Dans son œuvre très ample, outre les célèbres Confessions, la
seconde partie de La Trinité traite, outre du Mystère - « Et
voici trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour même »
- de la transformation de l’âme sous l’influence de la grâce, qui
permet de retrouver à l’intérieur du cœur le Créateur [57].
Denys l’Aréopagite qui fut considéré comme un disciple de saint Paul
(d’où l’appellation à effet pervers de « pseudo-Denys »), est la plus
influente des sources de l’antiquité tardive reconnue par les mystiques
chrétiens. Il faut attendre le XIXe siècle pour établir la date
approximative d’apparition du corpus dionysien, postérieur à 482,
antérieur aux auteurs qui le citent au début du VIe siècle [58].
L’auteur est probablement un moine d’origine syrienne, au confluent du
courant chrétien et du courant néo-platonicien ; il aurait suivi les
cours de Damascius [59] à Athènes peu avant que l’Académie ne soit
fermée. Son œuvre complète est d’accès facile, vu sa relative brièveté
[60]. On y retrouve le thème, partagé avec Proclus, du beau qui attire
à lui l’âme dans le recueillement :
La puissance créatrice divine est la cause agissante cachée qui demeure
hors du domaine parcouru par le mouvement circulaire (parfait) de
l’âme, en quelque sorte un attracteur [62] de l’âme :
En conférant la ressemblance divine aux créatures, Elle les ordonne selon une hiérarchie qui répand la lumière céleste :
Cette vision hiérarchique est reprise chez des mystiques pour rendre
compte de la communication dans la prière. Le modèle néo-platonicien
des processions ou émanations s’accorde assez bien à l’expérience
intime propre aux grandes religions monothéistes. Elles l’adoptent sous
la condition que soit préservé le dynamisme d’une circulation de la
grâce ou énergie issue d’un Centre divin. Le modèle peut être présenté
analogiquement à l’aide de belles images empruntées à l’optique, telle
celle d’un cercle de miroirs reflétant les uns aux autres la lumière
unique issue d’une flamme (divine) située en son centre. L’analogie «
par réflexion » est proposée par un disciple d’Ibn Arabi [65].
L’influence de Denys est immense jusqu’à la fin du XVIIe siècle ;
madame Guyon, sensible à cette vision hiérarchique du monde, empruntant
l’analogie « par transmission », déclarera :